Suspension et stupéfaction
Comment devenir inapte ?
p. 81-92
Texte intégral
1Constituée à la fin du xviiie siècle, la notion de plasticité a fait l’objet d’études récentes qui lui ont conféré le statut de concept philosophique à partir duquel pouvait être envisagée l’aptitude à donner, à recevoir et à conserver une forme, c’est-à-dire à se former et à se transformer, tout en résistant à la déformation complète1. Dans un contexte spinoziste, l’idée de plasticité permet de penser le vecteur par lequel un individu se rend apte à penser, à agir et à être affecté d’une pluralité de manières. L’aptitude consiste ainsi à être capable d’augmenter sa puissance d’agir, de pâtir et de penser, c’est-à-dire d’augmenter sa puissance plastique dans les limites de la conservation de sa forme individuelle. La plasticité, ainsi que l’aptitude à la transformation qui en procède, s’oppose ainsi à toute espèce de rigidification et de fixation du corps et de l’esprit. Plutôt qu’une reconstruction d’un concept possible, mais nécessairement absent, de plasticité à partir des textes de Baruch Spinoza, il s’agit ici de considérer le problème de la plasticité à partir de son contraire : la fixation par laquelle un individu se rend inapte à se transformer. Une telle rigidité n’est ni un point de départ ni une finalité de la vie affective, mais seulement une forme de mise en échec de la vie psychique et affective.
2Or, la modalité paradigmatique que prend la fixation du corps et de l’esprit chez Spinoza, et ainsi l’inaptitude à penser, à agir et à être affecté, se rencontre dans une forme affective singulière définie sous le terme d’admiratio2.
3Loin d’être la condition passionnelle primitive de l’aptitude affective, épistémique et morale de l’homme3, comme c’est le cas dans Les passions de l’âme de René Descartes, l’admiration n’est même plus considérée dans l’Éthique de Spinoza comme un affect à part entière, mais d’abord comme une simple affection4, puis comme une imagination ou une distraction5, dont l’effet n’est plus d’inciter l’esprit à penser à des choses nouvelles encore inconnues, mais de le river à l’idée d’une chose imaginée singulière, empêchant ainsi la dynamique mentale fondée sur l’enchaînement des idées. L’admiration n’engage en effet aucune variation de la puissance d’agir, de penser ou d’être affecté, elle se contente de conduire à une rigidification de l’individu, à partir d’une occupation intégrale de l’esprit par une seule affection.
4Si l’admiration n’est pas en elle-même un affect, elle n’en demeure pas moins un vecteur affectif d’inaptitude susceptible de prendre un nombre indéfini de formes en se joignant à d’autres affects préexistants. Qu’est-ce qui, dans l’admiration, engendre une telle fixation sclérosante de l’esprit ? Parmi les différents éléments définitionnels proposés par Spinoza, on peut alors se demander si les notions de suspension et de stupéfaction peuvent permettre de déterminer au mieux ce qui, dans l’admiration, est vecteur d’inaptitude. Ces deux termes sont convoqués par Spinoza pour définir la nature spécifique de l’épouvante (consternatio), entendue comme admiration d’un mal. L’épouvante ne constitue-t-elle pas alors un sommet de l’inaptitude affective par l’extrême rigidification qu’elle engendre sur le corps et l’esprit ? La suspension ainsi produite peut-elle se penser comme un anéantissement de la forme individuelle, autrement dit comme une mort ?
5Dans la troisième partie de l’Éthique, le terme de suspension intervient pour qualifier la forme particulière de contemplation prolongée d’un mal imaginé comme singulier :
Cette affection de l’esprit [mentis affectio], ou imagination de chose singulière [sive rei singularis imaginatio], en tant qu’elle se trouve toute seule dans l’esprit [quatenus sola in Mente versatur], s’appelle admiration, et si elle est mise en mouvement par un objet qui nous fait peur, elle est dite épouvante [consternatio], parce que l’admiration d’un mal tient l’homme suspendu dans la seule contemplation de ce mal [quia mali admiration hominem suspensum in sola sui contemplatione ita tenet] au point qu’il en est incapable de penser à d’autres choses qui pourraient le lui éviter6.
6La phrase se présente, sous une allure dichotomique, comme une distinction entre deux espèces particulières de contemplation d’une chose imaginée comme singulière. Or la dichotomie n’est qu’apparente car dans le premier cas, c’est l’exclusivité de la présence de la contemplation qui fait la spécificité de l’admiration alors que dans le second, c’est la nature de l’affect déjà éprouvé à l’égard de l’objet contemplé – la peur – qui fait la spécificité de l’épouvante. Cette dernière n’est pas une forme de contemplation contraire à l’admiration mais une espèce d’admiration : elle est « l’admiration d’un mal » dont l’idée occupe seule l’esprit au point de le tenir tout entier « suspendu » dans sa seule contemplation, et de le rendre incapable de penser à autre chose. Le texte propose ainsi une identification entre l’admiration et la suspension de l’esprit dans une contemplation qui l’empêche de penser à d’autres choses.
7Davantage que le terme d’imagination, qui signale le caractère fictif de cette singularité, ou celui d’affection, qui suppose une modification du corps qui n’implique pas de variation de la puissance d’agir, la notion de suspension, présente sous une forme verbale ici, permet à Spinoza de rendre compte d’un double phénomène : la fixation de l’esprit sur une seule idée d’une part, et l’empêchement de penser à d’autres choses que cela implique d’autre part7.
8La définition 4 des affects fait explicitement usage du lexique de la fixation pour qualifier l’effet de l’admiration sur l’esprit : ce dernier « reste fixé [defixa manet] » sur l’imagination d’une chose singulière. Cette forme verbale est un hapax dans l’œuvre de Spinoza, tout comme le terme distractio, employé quelques lignes plus bas pour définir la nature de l’admiration. Tout se passe comme si, pour qualifier cet état affectif exceptionnel qui soustrait l’esprit à l’ordre des propriétés communes, Spinoza avait besoin de termes exceptionnels, eux-mêmes soustraits à l’ordre commun de son langage et aux variations dont il est susceptible. La fixation désigne ainsi l’effet d’immobilisation complète à la fois du corps et de l’esprit. Une telle rigidification peut se penser comme l’absence de plasticité portée à son comble, dans la mesure où elle constitue un blocage complet des mouvements psycho-affectifs.
9Cette assimilation de l’admiration à une forme de suspension et de fixation de l’âme reprend une qualification classique que l’on trouve notamment dans le cadre d’une analyse médicale de l’étiologie passionnelle et de ses effets pathologiques. À l’occasion d’une définition du rire, Jérôme Fracastor écrit dans le De sympathia et antipathia que « si quelque chose de nouveau [vero novum] se présente comme inconnu [ignotum], mais sans produire pour autant l’idée [phantasiam] d’un mal imminent [imminentis mali], il n’y a pas de peur [timor] mais seulement de l’admiration [admiratio sola]. L’admiration n’est rien d’autre qu’une suspension de l’âme [suspensio animae] ou une fixation et une application attentive [seu fixio et applicatio intenta]8 ».
10Dans l’Éthique, le terme de suspension était déjà apparu dans le deuxième point du scolie de la proposition 49 de la deuxième partie, relatif à la suspension du jugement9. Spinoza ne cherchait pas tant à nier la réalité de cet état de suspension du jugement, qu’à montrer qu’il n’est pas l’effet d’une action de la volonté10. Que la suspension du jugement ne soit pas un acte volontaire n’empêche pas de la penser comme un produit interne de l’idée : ainsi ce cheval ailé imaginé par l’enfant, idée qui occupe seule son esprit, et peut constituer un exemple d’imagination singulière. Cet état de suspension empêche de penser à autre chose – et plus particulièrement à toute idée qui supprimerait l’existence du cheval ailé –, ce qui conduit à ne pas douter de son existence. L’esprit suspendu dans la seule contemplation d’une chose se trouve incapable de relier son objet à d’autres idées et ne perçoit cette chose que de manière isolée et inadéquate.
11La suspension qualifie donc la manière dont une idée singulière occupe seule l’esprit, et laisse ce dernier dans l’incapacité de faire cesser de lui-même, par un acte supplémentaire de la volonté, cette considération fixe, en pensant à autre chose. Alors que la distraction qualifie la nature de cette inaptitude à être pensé et à affecter à partir du manque de causes de transitions entre les idées, la suspension se rapporte plutôt à l’effet de fixation mentale dont procède l’inaptitude à penser.
12Il faut alors remarquer que l’intensification de l’imagination d’une chose effrayante à laquelle procède l’admiration d’un mal engendre un changement qualitatif, en se présentant comme une contradiction du mouvement initié par le désir de fuir l’objet en question.
13La définition de l’épouvante comme suspension et stupéfaction fait apparaître le caractère finalement coercitif de l’admiration, presque inapparaissant quand il s’agit d’un bien, car inoffensif. Lorsqu’il s’agit d’un mal en revanche, c’est la survie même de l’individu qui est engagée par cette fixation, ce qui en rend d’autant plus manifeste le caractère contradictoire. La détermination de la suspension de l’esprit qu’est l’admiration comme contradiction du désir est explicitement présente dans la reprise de la définition de l’épouvante dans la définition 42 des affects :
L’épouvante se dit de celui dont le désir [cupiditas] d’éviter un mal est contrarié [coercetur] par l’admiration d’un mal [admiratione mali], qui lui fait peur11.
14Dans l’épouvante, l’admiration ne se contente plus de contrarier le mouvement de l’imagination fondée sur la liaison de traces mémorielles, elle contrarie aussi l’exercice même du désir, ici, celui de fuir le mal présent. Spinoza distingue alors dans l’explication deux modalités de contradiction du mouvement d’évitement du mal, selon qu’elle provient soit de la seule admiration du mal, soit de sa coprésence avec l’idée d’un autre mal :
L’épouvante est donc une espèce de lâcheté. Mais, comme l’épouvante naît d’une double peur, on peut donc la définir plus commodément comme la crainte qui retient l’homme stupéfait [stupefactum] ou flottant [fluctuantem] de telle sorte qu’il ne peut éloigner le mal. Je dis stupéfait [stupefactum], en tant que nous comprenons son désir [cupiditatem] d’éloigner le mal comme contrarié par l’admiration [admiratione coerceri]. Et je dis flottant, en tant que nous concevons ce même désir comme contrarié [cupiditatem coerceri] par la peur d’un autre mal qui également le tourmente : d’où il vient qu’il ne sait pas lequel écarter des deux12.
15Spinoza introduit le terme de stupéfaction pour qualifier particulièrement la contradiction du désir causée par l’admiration. Alors que le flottement est produit par la présence simultanée de l’idée de deux maux distincts, la stupéfaction est causée par la seule admiration d’un mal. À la différence de la suspension qui concerne la fixation de l’âme incapable de penser à autre chose, la stupéfaction ajoute la dimension corporelle de cet état de suspension et qualifie aussi l’immobilisation du corps, devenu incapable d’agir13.
16La stupéfaction apparaît comme la forme la plus intense de l’admiration, ou plutôt comme le degré maximal d’inaptitude qu’elle est susceptible de produire. Il ne s’agit plus seulement de rompre la liaison des idées, mais d’entraver le mouvement même à l’origine de la puissance d’agir et de penser. Or, suivant la définition 1 des affects, contrarier le désir revient à contrarier « l’essence même de l’homme, en tant qu’on la conçoit comme déterminée, par suite d’une quelconque affection d’elle-même, à faire quelque chose14 ».
17Le registre de la stupéfaction n’est pas strictement réservé à la seule considération d’un mal puisque l’appendice de la première partie de l’Éthique précisait déjà que les hommes ignorants des causes restent « stupéfaits [stupescunt] » à la vue de « la structure du corps humain » et que ceux qui se présentent comme les interprètes de la nature cherchent à maintenir cette « stupeur [stupor] » dans l’esprit des ignorants, pour maintenir leur autorité. L’état de stupeur est ici classiquement envisagé comme le corrélat affectif de l’ignorance causale, et souligne la passivité d’un esprit en proie aux idées fausses. La stupéfaction, décrite dans la troisième partie, insiste davantage sur l’aspect coercitif, à l’égard de la puissance d’agir et de penser, de cette contemplation imaginaire de l’esprit dénoncée dans l’appendice. Engourdissements du corps et de l’esprit, la stupor et la stupefactio constituent les deux formes supérieures de la perte de plasticité du conatus15.
18Tout se passe donc comme si, dans l’épouvante qui en est un dérivé, l’admiration révélait un aspect fondamental de sa nature, qui consiste à suspendre l’esprit de telle sorte qu’elle laisse l’homme stupéfait, rivé à son idée fixe, et contrarie ainsi le mouvement même du désir. Or, si l’admiration introduit bien une coercition à l’égard de la cupiditas, identifiée comme « l’essence même de l’homme », on peut se demander si elle n’a pas elle-même quelque chose d’épouvantable, en ce sens qu’elle produit un blocage de l’esprit qui contrarie l’essence humaine. Cette contradiction du mouvement désirant essentiel à l’homme peut-elle alors se comprendre comme une forme de mort ? Il ne s’agit pas seulement de dire que la stupéfaction engendre le risque de la mort dans la mesure où elle empêche de fuir un mal proche, mais de se demander si la suspension admirative elle-même, comme empêchement de penser, ne constitue pas une forme de mort temporaire de l’esprit.
19Dans le prologue du Traité de la réforme de l’entendement, Spinoza fait de la suspension le dernier degré de l’hébétude qui peut suivre du plaisir sexuel :
De fait, ce qui advient la plupart du temps dans la vie, et que les hommes, à en juger par leurs actes, estiment comme le bien suprême, se ramène à ces trois objets : la richesse, l’honneur et le plaisir. Tous trois distraient [distrahitur] tellement l’esprit qu’il ne peut à peine [ut minime] penser à quelque autre bien. En effet, pour ce qui est du plaisir, l’âme est tellement suspendue [suspenditur], comme si elle trouvait le repos [quiesceret] dans un bien, qu’elle est absolument empêchée de penser à un autre [quo maxime impeditur, ne de se alio cogitet] ; mais après la jouissance qu’il donne vient une tristesse extrême qui, si elle ne suspend pas l’esprit [si non suspendit mentem], le trouble en tout cas et l’engourdit [tamen perturbat, et haebetat]16.
20Le terme de suspension qualifie le plaisir sexuel à l’exclusion des deux autres biens recherchés par les hommes que sont les honneurs et la richesse. Spinoza procède à une distinction interne entre ces trois types de « distractions ». Lorsqu’il les considère toutes les trois ensemble, il signale que l’esprit peut « à peine » [ut minime] penser à autre chose. Mais dans la phrase d’après, il ajoute que, « suspendue » dans le plaisir sexuel, l’âme est « empêchée au plus haut point » [maxime impeditur] de penser à autre chose. Le parallélisme des deux formules incite à lire le maxime de la seconde phrase, relatif à l’esprit suspendu dans le plaisir sensuel, par opposition au minime relatif à l’effet sur l’esprit de ces trois faux biens dans leur ensemble. Le plaisir sexuel semble donc, au moins au départ, se différencier quantitativement des deux autres sortes de biens recherchés. Au départ seulement, car le texte procède plutôt à un rééquilibrage : la poursuite des honneurs et des richesses ne distrait pas moins l’esprit (non parum etiam distrahitur mens), surtout quand ces derniers sont recherchés pour eux-mêmes parce qu’ils sont supposés être le bien suprême, et sont ainsi imaginés comme des choses singulières17.
21La suspension liée au plaisir sexuel a pour effet de fixer l’esprit sur la seule idée du bien présent et de l’empêcher radicalement de penser à autre chose. Le moment de la jouissance sexuelle peut aller jusqu’à constituer un moment de pure déliaison des idées. Spinoza semble donc produire une hiérarchie des empêchements de penser. Le terme de suspension lui permet de faire une distinction interne aux trois types de biens recherchés, et de souligner que le plaisir sensuel engendre une forme d’interruption maximale du mouvement (impetus) de la pensée, en ce qu’il est supérieur à celle engendrée par le simple trouble ou même par l’hébétude. Cette dernière constituait pourtant déjà, dans la tradition scolastique de l’habetudo sensus18, une torpeur du corps et de l’esprit qui s’oppose à l’acuité des sens et de l’entendement. Mais, alors que l’esprit est seulement émoussé dans l’exercice des ses opérations mentales par l’hébétude, il est entièrement empêché de produire des liaisons d’idées lorsqu’il est suspendu. Il ne s’agit plus seulement d’une perte de vivacité, mais bien d’une perte de vitalité.
22La suspension de l’âme produit une discontinuité au sein de la durée. Si l’on s’appuie sur l’équivalence proposée par Spinoza entre durer et exister19, alors, lorsque l’âme est comme suspendue hors de la durée, c’est une manière pour elle de cesser d’exister. La suspension ne désigne donc pas seulement une forme générique de contradiction du désir constitutif de l’essence humaine, elle qualifie aussi un état semblable à un repos (quies) de l’âme dans un temps dépourvu de durée, mais qui inverse la valeur de cette sortie du temps. Il ne s’agit pas de quitter l’ordre de la durée par cette expérience de l’éternité fournie par la béatitude et la connaissance du troisième genre, mais plutôt par une expérience singulière comparable à une mort de l’esprit.
23Le repos de l’âme repue doit ici se comprendre comme une paralysie qui exclut le mouvement. L’homme dans la jouissance se trouve délié de tout rapport aux choses extérieures. Or, selon le corollaire du lemme 3 de l’abrégé de physique proposé dans la deuxième partie de l’Éthique, un corps « demeure en repos aussi longtemps qu’un autre corps ne le détermine pas au mouvement20 ». La suspension de l’âme conduit ainsi à une état de repos qui court donc le risque de se perpétuer indéfiniment puisque, dépourvue de relations aux choses extérieures, l’âme se détache par là-même de ce qui pourrait la déterminer à se mouvoir de nouveau. L’inaptitude à agir et à penser est donc momentanément insurmontable. La plasticité de l’esprit est réduite au minimum puisqu’il est incapable de former d’autres idées que celle qui l’occupe actuellement.
24On peut alors se demander si une telle suspension de tout mouvement de l’esprit ou de toute variation formelle possible ne conduit pas finalement à une altération de la forme constitutive de la nature de l’individu, justement définie comme un « rapport de mouvement et de repos [motus et quietis rationem]21 ». Supprimant tout mouvement et laissant l’homme fixé sur l’image d’une seule chose singulière, la suspension instaure une disproportion nette dans le rapport de mouvement et de repos constitutif de la forme de l’individu : la quantité de repos augmente à tel point qu’elle ne laisse presque plus aucune place au mouvement. Pour autant que son esprit est suspendu dans la seule contemplation d’une chose imaginée singulière, l’individu est à la fois au comble de l’inaptitude et au moment d’un changement de forme.
25Or, dans le scolie de la proposition 39 de la quatrième partie de l’Éthique, Spinoza explique que la mort n’est justement pas autre chose qu’un changement de forme :
La mort survient au corps, c’est ainsi que je l’entends, quand ses parties se trouvent ainsi disposées qu’elles entrent les unes par rapport aux autres dans un autre rapport de mouvement et de repos […]. Car aucune raison ne me force à penser que le corps ne meurt que s’il est changé en cadavre22.
26Parce qu’il déséquilibre le rapport de mouvement et de repos en immobilisant l’esprit et en rigidifiant sa plasticité, l’état de suspension admirative est comme une mort de l’individu. Pour mourir de la sorte, il n’est pas besoin d’être changé en cadavre, raide mort. Entendue en ce sens, il n’est pas dit que la forme défaite ne peut pas être refaite ultérieurement. Il est donc possible de revenir de la mort, c’est-à-dire soit de retrouver sa forme préalable, un moment défaite, soit d’en retrouver une nouvelle, fondée sur une autre proportion de mouvement et de repos.
27Cette possibilité d’une mort ponctuelle pourrait ainsi caractériser l’état dans lequel se trouve l’homme suspendu dans la petite mort de la jouissance sexuelle présentée dans le Traité de la réforme de l’entendement, ou l’homme stupéfait devant un mal épouvantable dans l’Éthique. Le sommet de l’inaptitude à penser et à agir est aussi une rupture de sa forme individuelle – rupture qui n’est pas nécessairement irréversible, mais qui impose au moins de penser que, pendant un certain temps, l’homme n’est plus lui-même. Plus précisément, l’individu avant et après la jouissance peut bien être le même, mais, au moment même de la jouissance (au moment précis de la suspensio animi comme telle), son rapport de mouvement et de repos est altéré par la disparition du mouvement : il meurt23.
28Dans la mesure où il n’est pas besoin d’être changé en cadavre pour mourir de la sorte, on peut se demander si les affects obsessionnels, dont Spinoza dit qu’ils sont de structure admirative24, ne sont pas aussi des manières de se rendre de plus en plus inapte à agir d’une pluralité de manières et à penser à une diversité de choses – de défaire sa plasticité en se polarisant sur certains affects exclusifs –, et donc des manières de mourir. Les affects obsessionnels qui adhèrent tenacement à l’individu finissent ainsi par avoir quelque chose de morbide, dans la mesure ils engagent une forme de devenir inapte qui déploie une sclérose affective progressive. Il faudrait considérer à cet égard les usages politiques de la suspension admirative, fondés sur l’imaginaire de la singularité25 et de l’exclusion, employés par certains prophètes et certains monarques pour conserver leur pouvoir en maintenant le peuple dans une ignorance superstitieuse qui débouche sur une obéissance craintive26. En plus de susciter une déliaison des idées, la suspension des esprits dans l’imagination d’une chose singulière procède à une déliaison des hommes : c’est la plasticité formelle constitutive du corps politique qui est alors défaite.
29L’analyse spinoziste de l’épouvante a permis de faire apparaître ce qui constituait le vecteur principal de la fixité mentale inhérente à l’admiration. La suspension et la stupéfaction se présentent ainsi comme les deux modalités les plus déterminées de l’inaptitude à penser, à agir et à être affecté. Le concept de suspension, dont dérive celui de stupéfaction, implique non seulement l’idée d’une interruption de la dynamique ordinaire des idées fondée sur les mécanismes d’associations imaginaires, mais aussi celle d’une fixation de l’esprit sur un unique objet qui exclut la considération d’autres choses. L’individu fait alors l’expérience d’une absence maximale de plasticité, il est comme tétanisé.
30Loin d’être la passion primitive qui inaugure la vie affective et marque la disponibilité de l’âme à l’existence des choses extérieures, comme c’était le cas chez Descartes, l’admiration spinoziste constitue au contraire un principe de fermeture de l’esprit qui engendre une indifférence à toute autre chose que l’objet de son idée fixe. Cette immobilisation de l’esprit rend excessifs les autres affects auxquels elle se joint et engendre une raideur psycho-affective identifiable à une expérience ordinaire de la mort, dont le chemin proposé par l’Éthique cherche à détourner autant que possible son lecteur.
Notes de bas de page
1 On pense en particulier aux travaux de Catherine Malabou qui a mis en évidence le caractère central du concept de plasticité chez Hegel, comme modalité subjective d’intégration des transformations temporelles (L’avenir de Hegel. Plasticité, temporalité, dialectique, Paris, Vrin, 1996), et en montre la puissance opératoire dans le champ scientifique pour expliquer les fonctionnements et les dysfonctionnements psychiques et cérébraux (Les nouveaux blessés. De Freud à la neurologie, penser les traumatismes contemporains, Paris, Bayard, 2007 ; Ontologie de l’accident. Essai sur la plasticité destructrice, Paris, Léo Scheer, 2009).
2 Le terme latin se présente comme la traduction du thaumazein grec, suivant les usages institués par Cicéron et Quintilien, repris par Thomas d’Aquin, puis dans la plupart des lexiques philosophiques de l’âge classique. Dans un ouvrage récent coécrit avec Adrian Johnston (Self and Emotional Life. Philosophy, Psychoanalysis, and Neuroscience, New York, Columbia University Press, 2013), Catherine Malabou s’appuie sur l’idée de Antonio Damasio, selon laquelle la détérioration du processus émotionnel produit une indifférence qui s’identifie avec une inaptitude à admirer, et trouve dans les conceptions classiques de l’admiration le moyen de penser le point d’articulation exact entre l’hétéro-affection et l’auto-affection – affection rapportée respectivement à quelque chose d’extérieur ou à elle-même seulement. Si l’analyse se concentre ensuite sur l’admiration cartésienne (ibid., p. 16-18), certaines formules de l’introduction tendent néanmoins à identifier les conceptions cartésienne et spinoziste de l’admiration (ibid., p. 9-10). Il s’agit plutôt de comprendre ici en quoi l’admiration constitue un vecteur d’aptitude affective chez René Descartes, mais qu’elle constitue en revanche un principe d’inaptitude chez Spinoza.
3 « Première de toutes la passions » selon la formule de l’article 53 des Passions de l’âme, l’admiration est la condition d’apparition d’objets pour les autres passions, elle incite spontanément la raison à faire considérer les choses qu’il lui est utile de connaître, et c’est de son mouvement particulier que dérive la générosité, qui est l’autre nom de la vertu pour Descartes.
4 E3p52sc.
5 E3déf4. Pascal Sévérac a déjà souligné les enjeux d’une telle requalification de l’admiration comme distraction, en tant que modalité particulière de l’occupation de l’esprit qui tend à s’opposer à la perception plurielle simultanée (Le devenir actif chez Spinoza, Paris, Honoré Champion, 2005, p. 247-301).
6 E3p52sc (trad. Bernard Pautrat, Paris, Seuil, 1999 [1988], p. 285).
7 Déjà en E2p49sc, Spinoza soulignait que la suspension du jugement doit se comprendre comme la perception d’une chose dont aucune autre perception dans l’esprit ne peut détruire l’existence.
8 Jérôme Fracastor, De Sympathia et antipathia rerum liber unus, éd. Concetta Pennuto, Rome, Edizioni di Storia e Letteratura, 2008 [1546], chap. 10, p. 138. Cette caractérisation conceptuelle fait débat à l’âge classique. Dans le Floretum philosophicum d’Antoine Le Roy, publié en 1649, soit la même année que Les passions de l’âme de Descartes, la suspension admirative est dynamique et s’oppose à la paralysie de la stupeur : « L’admiration est une suspension de l’âme alors que la stupeur est la crainte due à une représentation inhabituelle : l’une est le principe de la philosophie, alors que l’autre est un empêchement, qui dure un temps. » (Floretum philosophicum seu Meudonianus in terminos totius philosophiae, Paris, I. Dedin, 1649, p. 9) Le Roy semble donc opposer la nature motrice de la suspension admirative de l’âme à la dimension paralytique de la stupeur considérée comme une espèce de crainte devant un objet inaccoutumé. L’admiration est dynamique alors que la stupeur est statique.
9 « On peut deuxièmement nous objecter que, ce que l’expérience nous enseigne, semble-t-il, le plus clairement, c’est que nous pouvons suspendre notre jugement [nostrum judicium possumus suspendere], afin de ne pas adhérer à ce que nous percevons. » (E2p49sc, op. cit., p. 189)
10 « [J]e réponds en niant que nous ayons le libre pouvoir de suspendre le jugement. Car quand nous disons que quelqu’un suspend son jugement, nous ne disons rien d’autre, sinon qu’il ne perçoit pas la chose de manière adéquate. Et donc la suspension du jugement, en vérité, est une perception, et non une libre volonté. » (ibid., p. 193)
11 E3def42, op. cit., p. 327.
12 E3def42exp, op. cit., p. 329, nous soulignons.
13 On retrouverait ici une détermination de l’étonnement cartésien, qui rend l’homme semblable à une statue (Descartes, Les passions de l’âme, op. cit., art. 73), et dont la peur constitue justement une forme excessive (ibid., art. 176) qui n’engendre pas de mouvement en l’âme mais lui « ôte le pouvoir de résister aux maux qu’elle pense être proches » (ibid., art. 174).
14 E3déf1, op. cit., p. 305.
15 Les lexiques de la stupeur (stupeo, stupescunt) et de la stupéfaction (stupefactum), qui dérivent l’un et l’autre du verbe latin stupeo, n’apparaissent que dans ces deux passages de l’Éthique (E1app et E3def42).
16 TRE, § 3-5, trad. Michelle Beyssade (légèrement modifiée), dans Baruch Spinoza, Œuvres I. Premiers écrits, éd. Pierre-François Moreau (dir.), Paris, PUF, 2009, p. 65-67.
17 Ce qui justifie du statut particulier du plaisir sensuel comme suspensio à la différence des honneurs et des richesses, tient sans doute au fait qu’il y a un effet de seuil dans le premier et non dans les deux suivants : le plaisir sensuel peut parvenir à sa fin (au sens de but et d’achèvement), même si c’est pour être ensuite relancé, alors que l’inachèvement, au sens d’inassouvissement, est constitutif des honneurs et des richesses. En effet, seul le plaisir sensuel semble pouvoir connaître un « après » (post), que Spinoza évoque juste après l’empêchement absolu, pour caractériser l’état qui suit la jouissance laissant l’âme, non plus suspendue au sens fort, mais seulement « troublée et hébétée ». En effet, si la jouissance est bien le seuil, l’instant de rupture qui permet de dire que le plaisir sensuel est, à cet instant, satisfait, il est beaucoup plus délicat de discerner de tels seuils momentanés en ce qui concerne la recherche des richesses et des honneurs. On serait là à une pointe de l’inaptitude, au sens où la surcharge d’intensité de l’agir et du désir finit par déboucher sur l’inaptitude la plus complète. L’articulation proposée au début du TRE entre le plaisir sensuel et la suspension de l’âme préfigure une modalité de la tension freudienne entre la pulsion de vie et celle de mort.
18 Voir la définition thomiste de l’hébétude comme aveuglement de l’esprit (Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa, IIae, q. 15, art. 2).
19 La durée « est l’attribut sous lequel nous concevons l’existence des choses créées en tant qu’elles persévèrent dans leur existence actuelle. D’où il suit clairement qu’entre la durée et l’existence totale d’une chose quelconque il n’y a qu’une distinction de raison. Ce qu’on enlève à la durée d’une chose, on l’enlève nécessairement à son existence. » (Baruch Spinoza, Pensées métaphysiques, I, 4, trad. Roger Caillois, dans Id., Œuvres complètes, Paris, Gallimard [Bibliothèque de la Pléiade], 1954, p. 258) et Id., E2def5, op. cit., p. 95 : « La durée est la continuation indéfinie de l’exister. » Sur le concept de durée chez Spinoza, voir Chantal Jaquet, Sub specie æternitatis. Étude des concepts de temps, durée et éternité chez Spinoza, Paris, Classiques Garnier, 2015 [1997], « Nature et origine de la durée », p. 167-224.
20 E2p13lem3cor, op. cit., p. 121. Ce lemme conteste en outre l’idée selon laquelle le repos serait un état premier du corps et que seul le mouvement serait une modification qu’il faudrait expliquer. Le repos – tout autant que le mouvement – doit être expliqué car il faut autant de force pour produire le repos que le mouvement. Le repos n’est pas l’absence de tout mouvement, mais au contraire, le résultat de mouvements de forces égales qui exercent des pressions contraires sur un même corps, et qui donc se neutralisent.
21 E2p13lem5, op. cit., p. 127.
22 E4p39sc, op. cit., p. 405. Spinoza prend alors l’exemple d’un poète espagnol qui, après s’être remis d’une maladie, a néanmoins tout oublié de sa vie passée, jusqu’à la paternité de ses propres œuvres littéraires. Voir l’analyse de cet exemple par Pierre-François Moreau, « L’amnésie du poète espagnol », Klesis. Revue philosophique, 5.1, avril 2007 (en ligne : http://www.revue-klesis.org/numeros.html#d5p1).
23 Pour une mise au point sur le problème de la mort chez Spinoza, et sur la manière dont la pensée de la mort affecte l’homme en vie, voir Chantal Jaquet, « Le mal de mort chez Spinoza, et pourquoi il ne faut pas y songer », dans Chantal Jaquet, Pascal Sévérac, Ariel Suhamy (dir.), Fortitude et servitude. Lectures de l’Éthique IV de Spinoza, Paris, Kimé, 2003, p.147-162.
24 « Les affects auxquels nous sommes quotidiennement en proie se rapportent la plupart du temps à une certaine partie du corps, qui se trouve plus affectée que les autres, et partant les affects sont le plus souvent excessifs [excessum], et retiennent l’esprit dans la contemplation d’un seul objet au point qu’il ne peut penser aux autres [mentem in sola unius objecti contemplatione ita detinent, ut de aliis cogitare nequeat] ; et, encore que les hommes soient soumis à plusieurs affects, et qu’on en trouve donc peu qui soient toujours en proie à un seul et même affect, il n’en manque pourtant pas à qui adhère tenacement un seul et même affect. » (E4p44sc, op. cit., p. 411)
25 En E4app25, Spinoza oppose ainsi un usage unificateur de l’amour à un usage disjonctif de l’admiration : « qui désire aider les autres, en conseil et en acte, afin qu’ils jouissent ensemble du souverain bien, s’emploiera avant tout à se concilier leur amour ; et non à les jeter dans l’admiration pour avoir une discipline à son nom. » (ibid., p. 471)
26 Sur la manière de se présenter comme un être hors du commun, instrument général de domination politique, voir notamment : TPP, préface ; chap. 1, §26 ; chap. 6, § 13 ; chap. 7, §1, chap. 14, §12. Michael A. Rosenthal parle à ce titre d’une « anthropologie politique de l’admiration » (« Miracles, Wonder, and the State in Spinoza’s Theological-Political Treatise », dans Yitzhak Y. Melamed, Michael A. Rosenthal, Spinoza’s Theological-Political Treatise. A Critical Guide, Cambridge/New York, Cambridge University Press, 2010, p. 239).
Auteur
Thibault Barrier, agrégé et docteur en philosophie, a soutenu une thèse sur l’admiration à l’âge classique. Il est membre du Centre d’histoire des systèmes de pensée moderne (CHSPM) de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Outre des articles consacrés à l’histoire de la pensée moderne portant sur Descartes, Spinoza, Graciàn et Roger de Piles, il a publié une introduction à l’Entretien avec Burman de Descartes (Paris, Manucius, 2013) ainsi qu’une édition d’essais de Pierre Nicole, Œuvres morales (Paris, Manucius, 2015).
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