Préface
p. 7-10
Texte intégral
1Le concept d’essence a aujourd’hui mauvaise presse. Appliqué à l’homme, il paraît même suspect et entaché d’une forme de fixité et d’abstraction qui nie sa liberté singulière et empêche de saisir sa réalité toujours mouvante et sans cesse en devenir. L’essentialisme est souvent dénoncé comme une forme d’enfermement dans une nature immuable par opposition aux accidents contingents et aux modifications passagères, parce qu’il sert d’alibi aux conservatismes divers. C’est ainsi que l’existentialisme a fortement critiqué la thèse d’une essence préalable à l’existence humaine, ruineuse pour la liberté ; et que le constructivisme s’oppose vigoureusement à la théorie essentialiste d’une différence de nature entre homme et femme basée sur un substrat biologique et la confusion du sexe avec le genre.
2Dès lors, l’idée d’une essence plastique nichée au cœur de la philosophie de Baruch Spinoza a de quoi dérouter, tant elle résonne comme un oxymore et semble une contradiction dans les termes. Et pourtant, le concept d’essence, tel qu’il est redéfini dans l’Éthique, interdit toute conclusion hâtive à ce sujet et invite à regarder de plus près ce qu’il en est. Au cours de la définition 2 de la deuxième partie, Spinoza rompt en effet avec la logique traditionnelle en cessant de considérer les essences comme des formes ou des archétypes extérieurs et indépendants des choses. L’essence pose la chose, et réciproquement :
Je dis qu’appartient à l’essence de la chose ce qu’il suffit qu’il soit donné, pour que la chose soit posée nécessairement, et ce qu’il suffit qu’il soit ôté, pour que la chose soit ôtée nécessairement ; ou encore ce sans quoi la chose ne peut ni être ni être conçue, et qui vice versa ne peut sans la chose être ni être conçu1.
3Principe ontologique et gnoséologique des choses, l’essence leur est immanente ; elle agit en elles et n’occupe pas une position de surplomb, à la manière d’une entité séparée, d’un genre abstrait dont elles seraient les espèces. Pas de chose sans essence et pas d’essence sans chose. L’essence, par nature, est affirmation de la chose et de tout ce qui lui appartient. Elle est donc toujours active et exprime une puissance, un quantum d’être. Spinoza prend le contrepied des doctrines communément admises dans lesquelles l’essence est conçue de manière statique, à la manière d’un fonds immuable de l’être régissant les choses de façon rigide et intangible et réduisant ce qui leur advient à des accidents non substantiels. Si elles obéissent à des lois nécessaires, les essences ne sont pas pour autant inertes, elles sont en acte et conçues de manière dynamique. Cette activité des essences mérite dès lors d’être interrogée, car on peut se demander jusqu’où s’étend sa puissance, si elle se prête à des modulations, admet des variations et une certaine fluidité. Spinoza lui-même ne déclare-t-il pas dans le scolie de la proposition 2 de la troisième partie de l’Éthique que l’« on ne sait pas ce que peut le corps ou ce qui se peut tirer de la seule considération de sa nature propre » ? Il convient donc de méditer sur les aptitudes inhérentes à cette essence, qui sont parfois étonnantes, comme le montrent les prouesses des somnambules. Il faut ainsi saluer la belle initiative de Vincent Legeay, qui s’est intéressé au problème du caractère plastique de l’essence chez Spinoza et a ouvert les investigations à ce sujet2.
4Certes, le concept de plasticité, en tant que tel, ne figure pas dans le corpus spinoziste, et il n’y a nulle matière à penser un transformisme radical des essences. Spinoza remise au musée des chimères poétiques l’idée d’une métamorphose totale des êtres, telle que des hommes se changent en pierres ou en sources et des dieux en bêtes ou en hommes, pour reprendre les exemples donnés dans le Traité de la réforme de l’entendement. Il insiste sur le fait que l’aptitude à forger de pareilles fictions à propos des essences est proportionnelle au degré d’ignorance de la nature. Ainsi, « nous ne pouvons pas après avoir compris la nature du corps former la fiction d’une mouche infinie ; ou bien, après avoir compris la nature de l’âme, nous ne pouvons pas former la fiction qu’elle est carrée, bien que nous puissions énoncer tout cela en paroles3 ». La connaissance adéquate de l’essence bride donc l’imagination et empêche l’esprit de croire en un monde de formes si flexibles qu’elles se muent en leurs contraires. Si la substance produit une infinité de choses d’une infinité de manières, elle ne réalise pas tout ce qui peut sortir de la fantaisie d’une imagination infinie, à la manière des Métamorphoses d’Ovide, mais seulement « tout ce qui peut tomber sous un entendement infini », comme le formule la proposition 16 de la première partie de l’Éthique.
5Pour autant, l’idée d’une plasticité des essences chez Spinoza n’est pas réductible à un mode verbal et au pur flatus vocis d’une imagination trompeuse qui nie le principe d’identité et se rit des contradictions. S’il faut écarter le rêve d’une métamorphose complète brisant la loi des formes, il faut constater la réalité du changement et du passage d’une moindre à une plus grande perfection qui sont au cœur de l’ontologie modale. Si elles ne peuvent pas se transformer sous peine d’être détruites, les formes des choses admettent du changement à l’intérieur de certaines limites. Cela tient au fait qu’elles ne sont pas définies de manière statique comme constituées de parties consubstantielles, immuables et indissociables, mais de manière dynamique, comme des configurations qui se maintiennent à l’identique à l’intérieur des changements. Ainsi la forme d’un individu consiste dans une union de corps entretenant entre eux la même proportion de mouvement et de repos. Mais les parties de ce corps composé n’appartiennent pas à son essence et peuvent être séparées de lui sans qu’il soit détruit, à condition que d’autres de même nature les remplacent, comme le démontre le lemme 4 de l’abrégé de physique, exposé après la proposition 13 de la deuxième partie de l’Éthique. La forme se conserve donc en dépit du changement continuel du corps, à partir du moment où le même rapport de mouvement et de repos est maintenu entre les parties. L’ensemble des axiomes, lemmes et postulats, qui suit la proposition 13, pourrait être ainsi considéré comme un laboratoire explorant de manière programmatique la plasticité des corps et esquissant ses figures multiples, du changement de ses parties, de leur taille, de leur direction à la variété des affections et des aptitudes à agir et à pâtir d’un plus ou moins grand nombre de manières. Et que dire de la troisième partie de l’Éthique qui place l’homme tout entier sous le registre de la modification perpétuelle de ses états, du passage d’une moindre à une plus grande perfection et réciproquement, à travers le jeu indéfini des affects ? Les ballottements et fluctuations de l’homme qui doit s’adapter à la fortune, autant que la nature des choses l’exige, ses efforts pour s’accommoder aux autres, composer et convenir avec eux ne sont-ils pas la preuve d’une nécessaire plasticité inscrite au cœur de l’essence même des choses ?
6Si le terme de plasticité ne fait donc pas partie du lexique spinoziste et doit être introduit avec précaution et défini avec précision, on trouve cependant dans le corpus un certain nombre de vocables qui relèvent du même champ sémantique. Ils empruntent au registre du changement de la variation et du passage, comme celui de mutatio4, de transitio5, ou évoquent une forme de malléabilité, comme le fait pour un corps d’être plus ou moins apte (aptus) à un très grand nombre de choses, ou pour l’homme de s’accommoder (accommodare) à l’ordre commun de la nature6. Sans les recenser tous, il est clair que ces termes renvoient à l’idée de plasticité, peuvent en tenir lieu ou constituer l’une de ses modalités. Si les corps et les esprits ne sont pas des substances immuables mais des modes qui se modifient en raison de leur commerce, s’affectent les uns les autres, s’unissent et se séparent, il importe de penser la logique de l’essence à l’œuvre dans leurs échanges et de mesurer sa plasticité en mettant au jour les figures du changement et ses limites.
7C’est l’objet des études ici réunies qui livrent tour à tour leur interprétation au sujet de la nature et de l’extension des modifications comprises dans l’essence et abordent la question à partir des divers angles offerts par le corpus spinoziste pour penser les formes et leur déformation sans transformation. Nicolas Lema Habash s’intéresse préalablement aux œuvres de jeunesse de Spinoza et analyse la plasticité des termes de force et de vie dans les Pensées métaphysiques. Il s’agit ensuite de se pencher sur la formation des individus dans l’Éthique, d’étudier la composition des corps, leur maintien en équilibre avec Nicolas Bouteloup qui montre que « vivre est un effort de funambule », selon sa belle formule. Au-delà de leur constitution, c’est également le devenir des individus, qui doit être appréhendé à travers leurs changements de vie, qu’elle soit biologique ou intellectuelle. En se focalisant sur la plasticité de l’enfant chez Spinoza et Lev Vygotski, Pascal Sévérac éclaire le devenir adulte, tandis que Pierre Macherey se consacre au devenir philosophe en prenant appui sur un passage peu commenté du chapitre XIII du Traité théologico-politique.
8Aussi bien la formation des individus que leur évolution mettent en jeu leurs aptitudes à agir et à subir, à adapter les choses à leur usage ou à s’en accommoder. Être apte ou inapte, et en quelle proportion, telle est la question. Vincent Legeay s’interroge de manière centrale sur la faculté d’adaptation au contraire et au confus, tandis que Thibault Barrier médite en contrepoint sur le devenir inapte impliqué dans l’expérience de l’admiration. En prenant rigoureusement en compte le lexique de Spinoza, Ariel Suhamy attire l’attention sur la distinction fondamentale entre adaptation et accommodement. À son analyse des accommodements raisonnables de Spinoza fait pendant l’examen critique des adaptations illusoires par Charles Ramond qui recense l’ensemble des significations de l’adjectif aptus et délimite précisément le champ des aptitudes.
9Ces variations autour de la plasticité de l’essence s’inscrivent sur fond de distinction ontologique entre le fini et l’infini. Pour l’être infini, tout le possible est réel ; pour l’être fini, seul le réel est possible. En Dieu, l’essence est puissance et elle enveloppe l’existence d’une infinité de formes. En l’homme, l’essence en acte s’exprime autant qu’elle peut, à travers mutations, transitions et accommodements divers, épousant les configurations de la forme qui demeure une et la même, entre petits et grands changements.
Notes de bas de page
1 E2déf2 (trad. Charles Appuhn, Œuvres, III, Paris, Garnier-Flammarion, 1965).
2 Le présent volume rassemble les communications présentées à la journée d’études intitulée « L’essence plastique chez Spinoza », organisée le 5 novembre 2016 à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne par Vincent Legeay.
3 TRE, § 58 (trad. Alexandre Koyré, Paris, Vrin, 1979).
4 Voir par exemple E2p13lem.4, et suivant.
5 Voir E3p11sc.
6 Voir E4p4cor.
Auteur
Chantal Jaquet est professeure à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et directrice du Centre d’histoire des systèmes de pensée moderne (CHSPM). Ses travaux portent sur l’histoire de la philosophie moderne (Spinoza, Bacon), sur la philosophie du corps (l’odorat), sur la philosophie sociale (les transclasses). Elle dirige la collection Les Anciens et les Modernes aux éditions Classiques Garnier et elle a publié 23 livres, dont récemment Spinoza à l’œuvre, composition des corps et force des idées (Paris, Publications de la Sorbonne, 2017).
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Spinoza au XIXe siècle
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