Conclusion
p. 475-480
Texte intégral
1Dieu a toujours désigné le meilleur pour accéder à l’Empire, mais entre le xe et le xiiie siècle, il a manifesté une préférence quasi exclusive pour l’aristocratie - les Paphlagoniens constituèrent l’unique exception - et à partir du xiie siècle, il exigea en sus que l’élu ait du sang Comnène dans les veines, ce qui laissait encore un vaste choix. Il admit de plus en plus facilement que la fonction suprême restât dans la même famille de génération en génération. On l’aura compris, la compétition pour le pouvoir fut le monopole de l’aristocratie. Le mécontentement, souvent d’origine fiscale, qui pouvait s’exprimer à l’occasion en province, ne prit jamais la forme de mouvements authentiquement populaires. Jamais les paysans, le peuple des villes, les allogènes, n’osèrent s’engager dans une sédition ouverte sans s’être assurés au préalable le soutien de notables locaux.
2La structure de la société byzantine faisait donc de l’aristocratie l’intermédiaire obligé entre l’empereur, en principe issu de son sein, et le reste de la population. Cette élite fournissait à peu près exclusivement les cadres militaires et civils, les hommes nouveaux demeurant très minoritaires durant toute la période. Même les empereurs réputés hostiles à ce groupe, Basile II aussi bien qu’Andronic Comnène, ne se passèrent point de ses services, puisqu’aucune relève n’était disponible en dehors de ce milieu social, même si des nuances sensibles apparaissent dans la répartition interne : plus ou moins de parents de l’empereur, de civils ou d’eunuques.
3L’aristocratie elle-même, fortement hiérarchisée, influençait les couches sociales inférieures, tant à Constantinople qu’en province. À l’image de la cour impériale, se réunissaient autour d’un notable ses parents, ses familiers et ses serviteurs, à ce point nombreux que cela pouvait lui conférer parfois dans son lieu de résidence une autorité supérieure à celle des fonctionnaires impériaux.
4Toutefois l’empereur n’était pas le jouet de l’aristocratie ; outre le fait qu’il pouvait tirer parti de ses divisions, il en restait le grand pourvoyeur de richesses par les rogai des fonctions auxquelles il nommait, les dignités qu’il conférait et par les dôreai principalement constituées de biens fonciers, instrument dont les Comnènes usèrent avec prodigalité envers leurs proches parents et amis. La dépendance vis-à-vis des libéralités impériales s’accrut sans doute au cours des xie et xiie siècles ; la part des biens patrimoniaux détenus de longue date semble plus importante dans les fortunes foncières du xe siècle que dans celles du xiie siècle. De plus, les empereurs s’efforcèrent, dès la fin du xe siècle, de briser la solidarité la plus redoutable à leurs yeux pour leur pouvoir, celle qui unissait soldats et officiers d’un thème au stratège, grand propriétaire foncier de la même province et leur protecteur naturel.
5Ce groupe social très fermé évolua peu dans sa composition entre le xe et le xiiie siècle, malgré d’importants reclassements internes entre la partie supérieure de l’aristocratie et ses couches plus modestes. Sans doute des familles durent-elles s’éteindre ; peut-être quelques-unes disparurent-elles des sources, une fois appauvries, tandis que d’autres au contraire parvenaient à s’agréger aux élites, principalement par l’éclat des carrières militaires. Encore remarquons-nous que les nombreux étrangers promus par cette voie appartenaient eux-mêmes à l’aristocratie de leur pays d’origine. Cette fermeture du groupe social dominant était sans doute encore plus complète que nous ne l’estimons d’après l’état actuel de notre documentation, puisque l’apport sigillographique, riche d’informations encore inédites, augmente le nombre des représentants de chaque famille et réduit la liste des hommes qu’on avait crus nouveaux. Il est remarquable que le gonflement de la classe sénatoriale au xie siècle n’ait pas laissé de traces notables dans la prosopographie des élites, en dehors d’un accroissement passager de patronymes isolés à la fin de ce siècle, seulement connus par la sigillographie.
6Cette aristocratie n’était, ni socialement, ni politiquement, homogène, mais l’opposition entre le politikon et le stratiôtikon ne fut jamais pertinente, en dépit de l’existence incontestable de familles à tradition militaire et d’autres à tradition civile ; aucun conflit ne s’interprète exclusivement en termes d’opposition entre civils et militaires, pas même le mouvement d’Isaac Comnène, souvent présenté comme le modèle du coup d’État militaire, puisque l’appui d’un solide parti constantinopolitain décida de sa réussite. Le changement du statut d’une famille, de militaire à civil, ne traduisait pas nécessairement un abaissement de sa position, en particulier au cours du xie siècle.
7Les vraies divisions étaient régionales. Au xe siècle, nous distinguons fort bien plusieurs groupes provinciaux, tous installés en Asie Mineure : les Phocas et les Maléïnoi en Cappadoce, les Sklèroi en Petite Arménie, les Kourkouas en Paphlagonie... En Europe, seule l’aristocratie établie à Andrinople acquit quelque importance. L’assise foncière de ces lignées était provinciale, mais certains de leurs parents, établis dans la capitale dans les palais dont elles disposaient, se souciaient de maintenir auprès de l’empereur leur notoriété et leur influence mises au service de leurs intérêts économiques. Cette forte détermination géographique n’excluait pas les querelles de personnes. Ainsi, à l’intérieur du groupe macédonien, une fracture se décèle entre deux sous-groupes. Cependant leur rivalité n’altère pas notre conclusion selon laquelle les intérêts fonciers patrimoniaux justifient largement le comportement des groupes régionaux. Au xe siècle, contrairement à la fin du xiie siècle, le particularisme provincial ne nuisit pas à l’unité de l’Empire, car les institutions pouvaient intégrer de telles aspirations régionales en promouvant aux plus hauts postes, y compris la fonction suprême de basileus, les meilleurs représentants de la province.
8Pour analyser le jeu des factions politiques constantinopolitaines ou provinciales, l’analyse prosopographique des élites dirigeantes, militaires et civiles, constitue l’instrument le plus adéquat. Au xe siècle, nous observons en Asie Mineure la rivalité de deux groupes ; les Phocas-Maléïnoi, forts du soutien indéfectible de la dynastie macédonienne jusqu’au règne de Basile II partiellement inclus, s’opposaient à tout le reste de l’aristocratie micrasiatique. Leur confrontation débordait le cadre strict de l’Empire puisque les Phocas-Maléïnoi s’étaient constitué une clientèle ibère, et que les Sklèroi jouissaient de l’amitié arménienne. Il se pratiqua ainsi une véritable alternance politique : la présence du représentant de l’un des groupes comme co-empereur ou domestique des Scholes chassait les partisans de l’autre groupe des postes les plus élevés de l’armée.
9Sous Basile II, la politique impériale se modifia à la suite de la révolte menée par Bardas Phocas, car cette sédition brisa l’alliance des Phocas avec les Macédoniens. Sous le règne de cet empereur se mirent en place les tendances nouvelles, caractéristiques du siècle suivant. Basile II modifia le recrutement des stratèges de thèmes en nommant des stratèges d’origine occidentale, bulgare notamment, dans les provinces orientales, et réciproquement. L’empereur favorisa également les mariages entre Orientaux et Occidentaux, mariages jusqu’ici non attestés. Aussi prépara-t-il la délocalisation et l’unification de l’aristocratie foncière. Basile II développa l’armée des tagmata, accentuant une tendance décelable sous ses prédécesseurs qui appréciaient déjà la meilleure efficacité de ces troupes. Il préféra multiplier les tagmata étrangers, ceux des Varanges d’abord, moins sensibles, lui semblait-il, à l’influence des grands stratèges provinciaux, que les troupes locales, thémata ou même tagmata indigènes. Ces mesures de précaution prises à l’égard de l’aristocratie furent poursuivies par les successeurs de Basile II, sans que nous puissions distinguer entre empereurs “civils” et empereurs “militaires” ; parmi ces derniers, il faut inclure les Doukai. Deux règnes seulement se singularisèrent. Michel VI fut le seul empereur vraiment animé par la volonté de réduire le poids politique et financier du stratiôtikon. À l’opposé, Romain Diogénès, nostalgique des armées victorieuses du xe siècle, favorisa les militaires d’Asie Mineure.
10Plutôt qu’une opposition entre le politikon et le stratiôtikon, ou entre les aristocraties orientales et occidentales, la prosopographie révèle, au sein des équipes dirigeantes, une alternance, décelable, comme nous l’avons dit, dès le xe siècle, que ne recoupaient pas les divisions précédentes. La fortune politique des Phocas naquit sous Basile I, se renforça sous Léon VI, et connut son apogée sous Constantin VII et Romain II. Elle restait notable encore durant les premières années du règne de Basile II, alors qu’elle connut une éclipse sous Romain Lékapènos et Jean Tzimiskès qui accordèrent leur confiance aux Sklèroi, Doukas et Kourkouas, davantage négligés sous les empereurs Macédoniens. Au xie siècle, sous les Paphlagoniens, nous avons pu décrire un groupe dirigeant qui fut placé en retrait sous Constantin IX, avant de recouvrer sa prééminence sous Théodôra et Michel VI, tandis que le personnel au service de Constantin IX, mis à l’écart sous ses deux successeurs, retrouvait sa suprématie au temps d’Isaac Comnène et des Doukai. L’alternance affecte l’entourage immédiat des empereurs, composé d’hommes personnellement liés aux souverains, leurs anthrôpoi, oikeioi et serviteurs, beaucoup plus que la haute administration civile de la capitale que ses compétences rendaient indispensable. Ces hommes de l’empereur, à partir du règne de Michel VII en particulier, assumèrent plus fréquemment d’importantes missions de service public. Or comme les changements de règne entraînaient leur chute, la mobilité de ce groupe a pu conduire à des interprétations généralisées et hâtives sur l’instabilité du groupe dirigeant, qui ne se vérifient pas pour l’ensemble de la haute administration où entrèrent si peu d’hommes nouveaux, même au moment de la grande expansion du groupe des synklètikoi.
11Le xie siècle marque une évolution importante dans la géographie des influences régionales, car la puissance des Macédoniens établis à Andrinople s’affirma au point que plusieurs d’entre eux, Tornikios, Bryennios, briguèrent l’Empire. Ils échouèrent en raison de la méfiance permanente à leur égard des Constantinopolitains, et laissèrent la place libre à des militaires aux origines provinciales déjà lointaines qui, eux, avaient su se constituer de vastes clientèles dans la capitale : les Doukai et les Comnènes. Ces derniers l’emportèrent en pactisant avec leurs prédécesseurs Doukai, avec les Macédoniens qui formaient le groupe le plus puissant en Occident, et même avec une partie des Orientaux, attirés eux aussi par de généreuses dotations foncières qui compensaient au moins partiellement la perte de leurs biens d’Asie Mineure, tels les Maléïnoi, les Bourtzai ou les Botaneiatai.
12La compétition pour le pouvoir central, gaspilleuse de ressources fiscales et militaires, pesa sur le comportement des provinciaux. Si l’Italie tomba en raison de la force militaire supérieure des Normands plutôt que de la désaffection des populations locales, ailleurs les dissidences furent favorisées par le sentiment des autochtones que le pouvoir central n’assurait plus sa fonction essentielle de protection des biens et des personnes, contrepartie attendue des prélèvements fiscaux. Ce sentiment d’abandon, plus qu’une hypothétique trahison des populations “hérétiques”, rend raison de la dissidence des provinces orientales. Dans l’État constitué sous la direction de Philarète, l’encadrement était assuré par d’anciens officiers byzantins, Chalcédoniens en majorité. Ils ne mirent que rarement et tardivement en avant le particularisme religieux des populations qu’ils contrôlaient pour assurer une meilleure cohésion de leur État, et seulement lorsque tout espoir de secours venant de Constantinople était perdu. Alors que des mouvements séparatistes éclataient simultanément en Occident et en Orient, le gouvernement byzantin donna la priorité à la sauvegarde de l’Occident, abandonnant à leur sort de vieilles provinces attachées depuis toujours à l’Empire, la Chaldée, les Anatoliques, la Cappadoce.
13Les vrais perdants du changement dynastique de 1081 furent donc les Orientaux, notamment les Cappadociens qui avaient en fait commandé l’Empire durant la majeure partie du xe siècle, puis occupé de nouveau le trône pendant quelques années avec Romain Diogénès. Bien plus que l’attitude des populations allogènes, arméniennes et syriennes, l’échec et l’assassinat de Diogénès, l’attraction de l’aristocratie à Constantinople, le refus d’Alexis Comnène de défendre en priorité l’Asie Mineure privèrent dans une large mesure cette région de la structure sociale qui lui avait permis de résister autour de ses élites locales aux viiie et ixe siècles aux assauts arabes. Là où elles subsistaient encore, dans le Pont ou en Phrygie, autour de Gabras et de Bourtzès, une opposition à la progression turque s’organisa un temps. Les populations indigènes abandonnées traitèrent avec les Turcs qui leur étaient apparus sous divers statuts : envahisseurs certes, mais aussi alliés des différents compétiteurs byzantins à l’Empire. Or il semble, malgré l’obscurité de leur histoire faute de sources contemporaines, que les Turcs n’aient pas pratiqué d’oppression religieuse, ni exigé d’impôts plus élevés que les fonctionnaires du fisc byzantin auxquels ils s’étaient substitués. De plus, l’État turc qui s’établit progressivement autour d’Iconium se montra meilleur protecteur que l’Empire des populations sédentaires contre les pillards turcomans.
14Le règne d’Alexis Comnène marqua une transition entre une société dominée par l’aristocratie provinciale, et la société du xiie siècle, dominée par la seule famille impériale. Des réformes furent entreprises, non pas dès 1081, faute de temps et aussi probablement faute de projets, mais dans les années qui suivirent les victoires sur les Petchénègues et Tzachas. Certaines d’entre elles, à propos de l’armée (le mercenariat généralisé), de la monnaie et de la fiscalité (conséquences de la dévaluation du nomisma), constituaient l’aboutissement d’une évolution antérieure. La réforme la plus significative du changement progressif de la société fut la transformation de la hiérarchie des dignités, qui substitua à un ordre fondé sur l’importance des fonctions une hiérarchie dépendant du degré de parenté avec l’empereur. Le loyalisme envers la personne du souverain prit le pas sur le loyalisme envers la fonction impériale. Même en ce domaine Alexis Comnène ne fut pas totalement novateur, car ses prédécesseurs Doukai et même les empereurs Paphlagoniens avaient préparé cette transformation. À la fin de son règne, il avait réussi à unifier les aristocraties occidentales et orientales autour de sa famille, à les regrouper à Constantinople, et à les rendre dépendantes de sa générosité pour assurer leur fortune.
15L’apogée des Comnènes masqua les difficultés mal résorbées de l’époque précédente. La fiscalité en particulier, dont nous ignorons le poids réel, semble avoir été de plus en plus mal supportée par les provinces. Or ces dernières, à l’exception de la région d’Andrinople, n’étaient plus la résidence habituelle des familiers de l’empereur et avaient donc partiellement perdu le moyen de présenter leurs revendications. La régence de 1181-1183, durant la minorité d’Alexis II, démontra la fragilité du système politique mis en place, en brisant ce qui en avait fait le principal intérêt, la dévolution presque parfaite du pouvoir impérial. La victoire d’Andronic Comnène ne provoqua pas de réformes profondes, car il continua, comme ses prédécesseurs, à s’appuyer sur la même couche sociale, même s’il l’épura sévèrement de ses opposants. Les familles en position de se disputer le pouvoir sous les Anges se plaçaient déjà au sommet de l’aristocratie sous le premier Comnène et l’étaient encore au temps des Paléologues.
16Après l’assassinat d’Alexis II et plus encore après le massacre d’Andronic, n’importe quelle branche de la famille si étendue des Comnènes pouvait prétendre à l’Empire, renouvelant la compétition pour le pouvoir central, au moment même où les frontières byzantines se trouvaient de nouveau menacées de toutes parts sous la pression des Turcs, des Bulgares, des Valaques, des Coumans, des Occidentaux sur terre et sur mer.
17Les mêmes causes produisirent les mêmes effets qu’à la fin du xie siècle, en les aggravant encore : le territoire de l’Empire rétrécit sensiblement ; des provinces se détachèrent de l’obédience impériale, celles des Bulgares et des Valaques. La véritable nouveauté concerna des régions nullement menacées dans l’immédiat par des adversaires de l’Empire, où des magnats locaux, issus de familles anciennes, un Maggaphas, un Sgouros, s’efforcèrent de créer des principautés indépendantes de l’autorité centrale en s’appuyant sur des populations déçues par les empereurs. Ces dissidences, dont l’importance demeurait tout de même modeste, étaient en partie réduites avant 1203, lorsqu’une armée étrangère, quoique chrétienne, accompagnée d’un prétendant, campa devant Constantinople et imposa un empereur que la moitié de l’Empire se refusa à reconnaître, car son prédécesseur n’était ni décédé, ni captif, ni renversé, mais libre de ses mouvements hors de la capitale. Puis cette dernière tomba aux mains d’un ennemi qui prétendit en faire le centre d’un nouvel État. Après une explosion des particularismes et des égoïsmes provinciaux, le regroupement en nouveaux États s’effectua autour de membres de l’ancienne dynastie régnante, sans qu’aucun des chefs régionaux, limités à des horizons trop étroits et ne jouissant pas de l’indispensable apparentement au sang Comnène, ait pu s’imposer. La vitalité et le désir d’autonomie de certaines provinces, sources d’affaiblissement de l’Empire avant 1203-1204 en favorisant les dissidences, contribuèrent au contraire, après la catastrophe de 1204, à maintenir l’espérance d’un renouveau de l’Empire.
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