De la fiche US à la tablette numérique
Bilan de l’utilisation d’iDig© sur le site d’Akerentia (Calabre, Italie)
From the US File to the Digital Tablet: iDig© Usage Report on the Akerentia Site (Calabria, Italy)
Résumés
Dans le cadre de sa thèse de doctorat en archéologie portant sur le site d’Akerentia en Calabre, commencée en 2013 à l’université de Genève, Aurélie Terrier a choisi d’utiliser le programme iDig© lors des fouilles de l’un des bâtiments principaux. Ce dernier, développé par Bruce Hartzler pour l’école américaine d’Athènes est construit sur un modèle de base de données. Uniquement supporté par les iPad, iDig© a été utilisé par le reste de l’équipe d’Akerentia depuis la campagne 2016. Le bilan méthodologique dressé à l’issue des fouilles met en évidence l’apport novateur du logiciel autant qu’il pointe les limites financières et technologiques de ce système. Dans le cadre de la reprise de la fouille et du bâti par l’équipe dès 2019, une double réflexion méthodologique et épistémologique a été engagée visant à reconsidérer les données nécessaires et les protocoles d’enregistrement de celles-ci sur le terrain et dans le cadre de la post-fouille.
As part of her PhD on the site of Akerentia, in Calabria, which she started in 2013 at the University of Geneva, Aurélie Terrier chose to use iDig© program during the excavations of one of the main buildings. iDig©, developed by Bruce Hartzler for the American school in Athens, is built on a database model. Only supported by iPad, the software has been used by Akerentia team since the 2016 campaign. The methodological assessment drawn up at the end of the excavations highlights as the innovative contribution of the program as well as its technological and financial limits. As part of the excavations and study resumption by the team from 2019, a methodological and epistemological reflection has been initiated to reconsider the necessary data and their recording protocols on the field and during the post-search.
Entrées d’index
Mots-clés : fouilles archéologiques, enregistrement de terrain, base de données, humanités numériques, épistémologie
Keywords : archaeological excavation, field recording, data base, digital humanities, epistemology
Texte intégral
1L’étude archéologique réalisée par Aurélie Terrier dans le cadre de sa thèse sur le site d’Akerentia en Calabre porte sur l’analyse architecturale et archéologique du lieudit « Vescovado » (fig. 1). La recherche ambitionne de mieux cerner le rôle de cette cité dans le cadre de la transformation du territoire calabrais à partir de la fin du ixe siècle, soit depuis la reconquête byzantine.
2Le bâtiment étudié est l’un des trois complexes les plus importants de la ville (fig. 2) et l’étude d’un tel édifice nécessite en premier lieu d’acquérir toutes les données indispensables à l’analyse des structures.
3La variété des techniques – qui peuvent et doivent se combiner – offre aujourd’hui, grâce aux outils numériques, un vaste éventail de possibilités. Parmi celles-ci, le programme iDig© est employé dans le cadre de l’enregistrement et du traitement des données de terrain. Le bilan méthodologique dressé à l’issue des fouilles met en évidence l’apport novateur du logiciel autant qu’il pointe les limites méthodologiques et technologiques de ce système. Dans le cadre de la reprise de la fouille et du bâti par l’équipe dès 2019, une double réflexion méthodologique et épistémologique a été engagée visant à reconsidérer les données nécessaires et les protocoles d’enregistrement de celles-ci sur le terrain et dans le cadre de la post-fouille.
Fig. 1 : vue du promontoire d’Akerentia depuis l’ouest

Crédit : Aurélie Terrier, 2017.
Fig. 2 : plan topographique du promontoire d’Akerentia, en rouge le dit « Vescovado »

Crédit : Soprintendenza per i beni archeologici della Calabria.
Acquisition et traitement des données de terrain
4Considérant la complexité de mise en œuvre des maçonneries du site d’Akerentia, l’étude du bâti s’est rapidement orientée vers l’utilisation d’outils numériques permettant un gain de temps considérable dans le cadre de cinq années de thèse.
5Dans un premier temps, le scanner 3D réalisé en avril 2015 a permis d’établir un plan-masse et plusieurs coupes offrant ainsi un profil complet (fig. 3) en plus d’une sauvegarde numérique 3D de l’édifice (Terrier, 2016)1. Après l’acquisition des données pour le bâti grâce à la photogrammétrie, plusieurs campagnes de fouilles ont été réalisées afin de compléter le plan et d’apporter les éléments permettant de dater les différentes phases de réaménagement et de restructuration (Terrier, 2017 ; Terrier et al., 2017 ; Terrier et al., 2018).
Fig. 3 : Résultat du scanner laser sur la façade orientale du bâtiment dit « Vescovado »

Crédits : Aurélie Terrier, Anne Flammin et laboratoire CNRS-ArAr, 2016.
Limites de la fiche US et de l’enregistrement traditionnel
6Lors de la première campagne de fouille en 2015, l’équipe, dirigée par Aurélie Terrier, a utilisé la traditionnelle fiche US papier. Outre la difficulté pratique sur le terrain qui est ici très venteux, le temps de travail post-fouille était beaucoup trop important et réalisé hors du cadre de la campagne : retranscription dans une base de données, zoning photo, diagramme de Harris, en plus de la mise au propre des plans, des stratigraphies et de la rédaction du rapport de fouilles.
7La volonté de mettre en place une nouvelle méthode d’enregistrement, a donc orienté l’équipe, depuis 2016, vers le logiciel iDig© que les chercheurs suisses de l’ESAG (École suisse d’archéologie en Grèce) utilisent depuis plusieurs années2.
Fonctionnement d’iDig©
8Le programme iDig© est développé par Bruce Hartzler pour l’École américaine d’Athènes. Ce logiciel, uniquement supporté – pour l’heure – par les tablettes iPad (Apple), est construit sur un modèle de base de données et fonctionne comme une fiche US numérique dont il est facile de choisir et modifier une grande majorité des champs afin de les adapter aux méthodes de fouilles spécifiques à chaque site3.
9Dans le cadre des campagnes d’Akerentia, les champs et rubriques traditionnels de l’enregistrement des US ont été repris ; il s’agit des renseignements généraux (auteur, date…), de la localisation de l’US, sa description (nature, dimensions, altimétrie, mobilier), ses relations stratigraphiques (sur/sous, antérieur/postérieur, égal, équivalent) et l’interprétation voire la datation du niveau. À ces champs s’ajoutent des fonctions supplémentaires qui permettent d’apporter et grouper différents types d’informations sur le seul support de la fiche US numérique. Il est alors possible, sur iDig©, de zoner chaque US directement sur le plan ou la photogrammétrie de la zone concernée et d’en déterminer les altitudes ; l’utilisateur peut également prendre la couche en photo avec la tablette et travailler directement sur ce support (fig. 4). À l’échelle d’une zone ou d’un sondage, ces outils permettent de visualiser l’empilement stratigraphique schématique en 2D et 3D et donc de réaliser des profils (fig. 5). Enfin, le programme iDig© renferme un outil précieux, le traitement automatique des relations stratigraphiques : lorsqu’une relation est inscrite dans une fiche US, elle est automatiquement appliquée à l’autre US concernée par cette relation (si l’on inscrit dans la fiche 14002 que cette couche est sur 14003 alors sera indiqué automatiquement dans la fiche 14003 que cette US se trouve sous 14002). L’automatisation des relations permet également la construction progressive d’un diagramme stratigraphique par le programme : cette fonctionnalité apparaît toutefois dans sa version bêta et appelle des modifications propres aux caractéristiques de l’exercice du diagramme de Harris.
Fig. 4 : Capture d’écran d’iDig© pour le site d’Akerentia montrant une partie des rubriques disponibles pour chaque US

Crédit : Aurélie Terrier 2018.
Fig. 5 : capture d’écran d’iDig© pour le site d’Akerentia montrant l’empilement stratigraphique schématique par secteur ainsi que le menu déroulant permettant d’accéder à chaque US

Crédit : Aurélie Terrier, 2018.
Bilan utilisateur et pistes de réflexion épistémologique
10Le bilan utilisateur dressé à l’issue des fouilles met en évidence l’apport novateur du logiciel autant qu’il rappelle la difficulté à s’extraire des mécanismes et habitudes de terrain.
11Dans le cadre de la reprise de la fouille par l’équipe (formée d’Aurélie Terrier, Franck Chaléat et Émilie Comes-Trinidad) dès 2019, une double réflexion méthodologique et épistémologique a donc été engagée afin de répondre à cette question : faut-il adapter le support ou s’adapter au support ?
La question des méthodes d’enregistrement
12L’utilisation d’iDig©, renvoie à la question du choix des données à enregistrer sur le terrain et des critères retenus pour leur enregistrement. En effet, le mode d’utilisation d’iDig©, s’il peut se révéler pratique et rapide dans la saisie des données (menus déroulants, cases à cocher…), nécessite un travail préalable dans le but de définir les champs à remplir et la manière de les compléter, à l’instar des relations stratigraphiques (sur/sous ou antérieur/postérieur ?).
13Ce modèle, qui entend remplacer la fiche terrain et la base de données type Syslat ou Excel se révèle parfois un peu trop rigide. Il est alors à craindre que la volonté d’enregistrement systématique restreigne à des cases la pensée et les réflexions qui émergent lors de la prise de notes sur cahier ou fiches US. De même, le lissage inévitable des informations écrites lors de l’enregistrement informatique en post-fouille risquerait d’intervenir dès la phase de terrain et entraînerait alors une sécheresse de l’information et peut-être, une interprétation trop précoce ou hâtive.
14Dans ce cas de figure, le cahier de fouilles reste indispensable et complémentaire du logiciel puisqu’il permet de coucher sur papier les réflexions du fouilleur et leur évolution tout au long de la campagne. Il répond également à un besoin de rapidité et de commodité : le fouilleur peut réaliser rapidement des croquis, noter des altitudes (et conserver la trace, somme toute précieuse, de leur calcul) et tout autre donnée qu’il souhaite garder en mémoire. Puisqu’il est également question de cela sur le terrain : la volonté de garder en mémoire, d’enregistrer, d’emmagasiner l’information avant sa destruction.
Le problème du poids des données et de la conservation
15Cette volonté d’enregistrer et de compiler la donnée est facilitée depuis plusieurs dizaines d’années par la multiplication des supports et logiciels informatiques. Cette tendance au « tout informatique » (bases de données, numérisation de la documentation, SIG), à l’origine du changement, bénéfique, de paradigme scientifique, répond à des notions de praticité, de conservation, d’accessibilité et de partage de l’information (Feugère, 2015).
16Dans ce contexte, si iDig© s’est révélé être un formidable outil de stockage de données au sein d’un même support (altitudes, zonages sur photos, coordonnées GPS, tachéomètre, etc.), les essais sur le terrain ont démontré que le poids des données agrégées au sein du logiciel semblait difficilement gérable par la tablette. À l’ère des « big massive data » et des humanités numériques, il s’avère que peu de supports sont en mesure d’héberger et de traiter les quantités d’informations exponentielles issues de la fouille4.
17Dans le cas d’iDig©, plusieurs options peuvent alors être envisagées, mais elles demandent un investissement en temps et en moyens : il s’agirait de relier les tablettes à un serveur dans le but de synchroniser voire décharger une partie des données chaque soir5. La création d’une version du logiciel pour ordinateur qui laisse entrevoir la possibilité d’une synchronisation tablette/ordinateur semble aller dans ce sens. Cette amélioration pourrait alors permettre de conserver des données issues de plusieurs campagnes sur ordinateur, et de les modifier avant de les resynchroniser avec les tablettes. Actuellement, les modifications ne peuvent se faire que sur tablettes : ceci induit une entente entre les utilisateurs qui ne doivent pas employer, par exemple, les mêmes numéros d’US sur leur tablette sous peine d’écraser des données lors de la synchronisation entre appareils.
18Toutefois, les améliorations envisagées ne font que déplacer le problème : surgit ici la question de la conservation informatique pérenne sur serveur ou cloud, à laquelle est lié le questionnement sur l’impact écologique des serveurs perpétuellement alimentés et refroidis. Il est alors utile de se demander ce qu’il adviendra des serveurs ou CD-Rom dans plusieurs décennies et de leur compatibilité de lecture au regard de la trace papier, certes fragile et encombrante, mais, a priori, directement accessible. Dans le cadre d’iDig©, une exportation sous format Excel se révèle indispensable dans l’optique où le programme ne serait plus développé par son créateur.
Quel degré de confiance accorder à la technologie ?
19Enfin, l’utilisation des iPad et d’iDig© est également soumise à des facteurs non plus scientifiques et humains, mais purement technologiques qu’il est nécessaire de prendre en considération. Rappelons notamment la mauvaise résistance des batteries à la chaleur, les problèmes de versions de logiciel, les risques de plantage, mais également le coût engendré par l’achat de matériel Apple, seul support sur lequel est actuellement développé le programme6. Enfin, il faut évoquer le manque de maniabilité et de praticité de l’iPad sur le terrain, qui nécessite une coque et un verre trempé.
Conclusion
20L’utilisation d’iDig© dans le cadre des fouilles d’Akerentia constitue donc un véritable défi méthodologique que l’équipe entendra relever afin d’adapter cet outil au terrain et d’envisager l’intégration sur la même interface des données issues de l’analyse du bâti.
21Les contraintes autant que les avantages de ce support renvoient au changement de paradigme engendré par l’outil informatique et la naissance des humanités numériques (Feugère, 2015) et appellent de nouveaux questionnements épistémologiques sur les données, les protocoles d’enregistrement de ces données ainsi que leur poids exponentiel. Une réflexion de fond doit donc guider notre approche scientifique et méthodologique : quelles données enregistrer pour quels usages ?
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Feugère Michel, « Les bases de données en archéologie : de la révolution informatique au changement de paradigme », Cahiers philosophiques, 141, 2015, p. 139-147. DOI : 10.3917/caph.141.0139.
10.3917/caph.141.0139 :Terrier Aurélie, « Le dit ‘Vescovado’ d’Akerentia : rapport d’activité 2014-2015 », Antike Kunst, 59, 2016, p. 107-110.
Terrier Aurélie, « Le dit ‘Vescovado’ d’Akerentia : rapport d’activité 2016 », Antike Kunst, 60, 2017, p. 109-112.
Terrier Aurélie, Aquillon Camille, Gaillard Audrey, Roger Amélie, Saadi Justine, Rapport préliminaire des fouilles 2015-2016 sur le site du dit ‘Vescovado’ d’Akerentia, Genève/Reggio Calabria, université de Genève/Soprintendenza per i Beni Archeologici della Calabria, 2017, 180 p.
Terrier Aurélie, Aquillon Camille, Chaléat Franck, Comes-Trinidad Émilie, Gaillard Audrey, Rapport des fouilles 2017 sur le site du dit ‘Vescovado’ d’Akerentia, Genève/Reggio Calabria, Université de Genève/Soprintendenza per i Beni Archeologici della Calabria, 2018, 160 p.
Notes de bas de page
1 Le matériel a aimablement été prêté par le laboratoire d’archéologie et d’archéométrie du CNRS-UMR5138 ArAr. Le relevé et le traitement des données ont été réalisés par Anne Flammin (CNRS-UMR5138 ArAr) et Amélie Roger, doctorante (université Lyon 2).
2 Que soit chaleureusement remercié Thierry Theurillat (UNIL) pour son aide dans la mise en place de ce programme pour la mission d’Akerentia.
3 Pour plus de détails voir en ligne : http://idig.tips.
4 Cette question est également abordée pour les données spatiales dans le cadre du Labex Dynamite dont l’école thématique 2018 est consacrée aux « Massive Spatial Data: Challenges in Acquisition, Treatment and Use for Territories ». En ligne : http://labex-dynamite.com/fr/evenements-du-labex/ecoles-dete/ecole-dete-2018/.
5 Ce traitement est déjà opéré par l’ESAG mais ne peut pas encore être mis en place pour le projet Akerentia par manque de moyens financiers.
6 La création d’une interface pour d’autres marques de tablettes et d’autres systèmes d’exploitation est en cours.
Auteurs
université de Genève / université Lyon 2
unité d’Archéologie / Laboratoire ArAr – UMR 5138
Thèse sous la codirection de Jean Terrier et Nicolas Reveyron : « Le lieudit “Vescovado” dans l’ancienne ville d’Akerentia. Étude archéologique d’un ensemble monumental au cœur de la Calabre »
Université Nice Côte d’Azur
Laboratoire du Cepam - UMR 7264
Thèse sous la codirection de Philippe Jansen et Anne Baud : « Étude de la formation du territoire et de la morphogénèse de l’habitat de moyenne montagne : le bassin versant de l’Eyrieux (département de l’Ardèche) du xiie au xvie siècle »
Archéologue territorial – département de l’Allier (03)
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Appréhension et qualification des espaces au sein du site archéologique
Antoine Bourrouilh, Paris Pierre-Emmanuel et Nairusz Haidar Vela (dir.)
2016
Des vestiges aux sociétés
Regards croisés sur le passage des données archéologiques à la société sous-jacente
Jeanne Brancier, Caroline Rémeaud et Thibault Vallette (dir.)
2015
Matières premières et gestion des ressources
Sarra Ferjani, Amélie Le Bihan, Marylise Onfray et al. (dir.)
2014
Les images : regards sur les sociétés
Théophane Nicolas, Aurélie Salavert et Charlotte Leduc (dir.)
2011
Objets et symboles
De la culture matérielle à l’espace culturel
Laurent Dhennequin, Guillaume Gernez et Jessica Giraud (dir.)
2009
Révolutions
L’archéologie face aux renouvellements des sociétés
Clara Filet, Svenja Höltkemeier, Capucine Perriot et al. (dir.)
2017
Biais, hiatus et absences en archéologie
Elisa Caron-Laviolette, Nanouchka Matomou-Adzo, Clara Millot-Richard et al. (dir.)
2019