Conclusion
p. 425-428
Texte intégral
1La géographie arabe du Moyen Âge ne se livre guère facilement, mais dans les interstices que laissent subsister les interrogations sur sa définition se trouve toute la richesse d’un savoir composite, prolixe, sans cesse renouvelé, mais jamais remis en cause. Nous avons choisi de l’aborder depuis plusieurs angles. À partir, tout d’abord, d’un lieu symbolique, al-Andalus, l’un des fleurons du dār al-islām, mais aussi une terre menacée dans son existence même et qui ne cesse de se rétracter tout au long de notre période. Car c’est sur plus de cinq siècles que nous avons choisi de suivre ce champ du savoir, depuis le tranquille inventaire du temps du califat omeyyade jusqu’à la disparition même de la plus grande partie de son objet d’étude, l’Espagne musulmane.
2Le discours géographique, dont l’objectif est de rendre compte d’un territoire, est ici confronté à d’épineuses difficultés qu’il doit surmonter en évoluant. Contraint de respecter les règles d’un genre illustré par les glorieux prédécesseurs orientaux des ixe-xe siècles, enfermé dans un système qui postule que tout savoir digne de ce nom est un savoir hérité, il doit néanmoins s’adapter sans cesse afin que l’écriture de la géographie puisse subsister dans cette partie du monde musulman.
3Le second angle consiste à privilégier, à l’instar d’André Miquel, l’étude d’un champ du savoir : s’attacher à découvrir la cohérence de chacun de ces ouvrages de géographie, sans jamais perdre de vue l’articulation entre tous. En faisant de ces œuvres autre chose qu’un réservoir de données, en laissant à d’autres l’étude de la recevabilité des informations qu’elles livrent, nous avons voulu les considérer comme objet d’histoire et non comme simples sources. Ces deux postulats de départ, étude simultanée de la perception d’un territoire menacé, mais aussi d’un champ du savoir, nous ont permis de nous frayer un chemin parmi ces quelques centaines de pages, déroutantes à plus d’une reprise.
4Notre première partie s’est attachée à mieux cerner la géographie et les géographes andalous. Nous nous sommes inscrite dans la démarche initiée par André Miquel et, en empruntant les voies qu’il avait tracées, nous avons constaté que la géographie écrite depuis al-Andalus à partir du xe siècle n’est pas une simple imitation des œuvres orientales de l’âge classique, mais qu’elle constitue bien l’autre versant d’une même écriture. Une écriture qui livre une vision du territoire, qui construit la carte mentale d’un espace construit à partir d’itinéraires, qui inventorie plus qu’elle ne décrit et qui reste fidèle aux normes de l’adab afin de ne pas lasser le lecteur. Ces exigences, en partie contradictoires puisqu’elles font coexister listes de productions et récits merveilleux, sont communes aux versants oriental et occidental de l’écriture de la géographie arabe. Deux versants qui sont aussi deux périodes de l’histoire de ce champ du savoir.
5Pour faire exister cependant l’Occident du monde musulman, les géographes andalous ont dû concilier fidélité à l’héritage de la géographie classique et innovations, lesquelles ne sont jamais pensées comme des ruptures, mais comme des ajouts qui viennent enrichir un champ du savoir déjà balisé. Ces auteurs puisent ainsi dans les œuvres de l’Antiquité tardive, principalement celles d’Orose et de saint Isidore, les matériaux destinés à dresser le portrait de la péninsule Ibérique. L’histoire même de la géographie arabe les y autorise : ils reproduisent la démarche de leurs prédécesseurs orientaux du ixe siècle qui s’étaient nourris en leur temps des visions grecque et persane du monde.
6Puisque l’emprunt est constitutif du savoir géographique, la compilation est dès lors bien plus qu’une simple pratique, c’est une exigence, le gage de l’insertion dans une chaîne intellectuelle. Le savoir évolue donc sur les marges, tout en reproduisant nombre de figures incontournables qui sont le socle même du discours. Ce sont ces permanences que nous avons voulu mettre en lumière dans la seconde partie de cet ouvrage. Au fil des siècles, les géographes retranscrivent les mêmes topoï concernant la forme du territoire d’al-Andalus, ses limites, la qualité de son climat ou la variété de ses productions. La répétition des mêmes motifs entre les xe et xive siècles contribue à postuler l’intemporalité d’une terre, à la soustraire à une évolution historique qui joue alors en défaveur de l’Islam dans cette partie du monde. Les compromis passés avec le réel visent à faire de la géographie l’exact contraire de l’histoire : une discipline postulant son objet d’étude comme hors du temps afin de continuer à faire exister dans le champ du savoir ce qui a été perdu par les armes. L’écran de ces topoï géographiques et historiques peut donner l’impression d’un discours immuable dont les nuances seules font figure de variations.
7Ce n’est là qu’une illusion. Le discours géographique traitant d’al-Andalus accomplit ce tour de force de livrer souvent les mêmes éléments, mais jamais de la même façon. Les motifs de cette écriture surviennent certes dans tous les ouvrages, mais ils trouvent place au sein de discours différents par leur agencement comme par ce qu’ils choisissent de privilégier. De l’impression d’une indéniable uniformité qui prévalait d’abord à la lecture de ces œuvres, nous en sommes arrivée à la conviction profonde d’une grande diversité. Il existe en fait des géographies traitant d’al-Andalus. Des géographies, mais aussi des auteurs. Notre regard a donc changé. Dans l’introduction, nous précisions que les textes nous intéressaient plus que leurs auteurs. Mais l’analyse de l’écriture a fait surgir les personnalités. Les hommes nous ont rattrapée, à notre insu, bien au-delà de ce que laissait entrevoir la pauvreté des notices biographiques les concernant.
8Ce n’est pas sans danger pour l’historien. Dans la succession des individualités, nous avons voulu voir l’évolution d’un genre. Des différences saillantes entre leurs écritures, nous avons fait des mutations structurelles, révélatrices des changements de contexte. Peut-être ne s’agit-il là que d’hypothèses séduisantes, élaborées à partir du mince canevas que constituent une dizaine de noms sur une trame de plus de cinq siècles. Nous avons cependant voulu prendre le risque de réunir ces hommes au sein d’une chaîne et de considérer que leurs œuvres permettent d’appréhender des pans de la pensée élaborée au fil du temps en al-Andalus. L’écriture géographique devient alors le support d’autres discours, ceux qu’une société compose sur elle-même, à différents moments de son histoire. La troisième partie de ce livre a donc consisté en la mise en perspective de ces grandes périodes de la géographie andalouse.
9Rāzī fonde la géographie andalouse à partir de renseignements puisés dans les textes antiques, afin de doter le califat omeyyade de Cordoue d’une pensée géographique. L’inventaire qu’il livre donne l’image d’un territoire maîtrisé et dominé, une réduction du dār al-islām, d’où le titre califal peut rayonner. Après le naufrage du califat et les bouleversements de la fitna, ʿUḏrī prétend sauver l’essentiel en témoignant de la profondeur de l’implantation des Arabes dans la Péninsule. La géographie de Bakrī constitue un tournant. En insistant sur l’identité rūm de cette terre, au moment même où s’amorce la Reconquista, il en fait une zone frontière dans son intégralité et recentre son analyse sur le Maghreb. Idrīsī écrit alors qu’al-Andalus est tronquée, affaiblie ; les Almoravides n’ont fait que retarder une chute qui se profile déjà et qu’annonce en partie le destin de la Sicile. Pour que la géographie puisse continuer à s’écrire, les indications d’ordre historique sont refoulées et les notices sont nourries d’indications économiques. Ḥimyarī enfin continue de décrire al-Andalus alors que celle-ci n’existe plus que dans le souvenir et le petit royaume de Grenade. Il s’agit de conserver le souvenir de lieux qui ne sont plus à l’Islam, de récapituler un savoir désormais inexorablement clos. L’histoire est réintroduite puisqu’elle est désormais le seul recours de la mémoire, et les lettrés sont les nouveaux jalons d’un territoire qui n’est plus que symbolique. L’histoire a pris sa revanche car, devant la disparition des terres, elle seule pouvait faire exister la géographie.
10Cette géographie nostalgique n’est pas un aveuglement ; elle contemple au contraire une dernière fois ce qui est en passe de disparaître, afin de le conserver et d’en transmettre la mémoire. Elle est le préalable nécessaire au travail de deuil. Al-Andalus s’efface donc, en ce début du xive siècle, mais les œuvres de la géographie perdurent et existent désormais indépendamment d’un sujet d’étude qu’elles se sont acharnées à faire exister. Ce discours est comme le cartographe que dépeint Borges dans Hacedor : « Un homme se propose la tâche de dessiner le monde. À mesure que les années passent, il peuple un espace d’images de provinces, de royaumes, de montagnes, de baies, de navires, d’îles, de poissons, de chambres, d’instruments, d’astres, de chevaux, de personnes. Un peu avant de mourir, il découvre que ce patient labyrinthe de lignes trace l’image de son propre visage. »
11Après l’ouvrage de Ḥimyarī, la géographie ne peut plus s’écrire, elle s’efface devant le mythe qu’elle a contribué à faire naître. On reproduira certes les pages de ce champ du savoir au sein de traités ultérieurs, mais aucun ne se donnera pour seul objectif de livrer une vision du territoire andalou. Plus que toutes les autres sciences héritées de la Grèce, la géographie s’est fondue dans la culture arabo-musulmane, car aucun discours ne pouvait affirmer avec tant de force la centralité de l’Islam et l’originalité de sa vision du monde. Ce discours n’est dès lors plus transposable et susceptible d’être utilisé par d’autres. Lorsque, aux xive et xve siècles, l’Occident latin éprouvera à son tour le besoin de formuler une pensée géographique, il ne pourra guère puiser à cette source. Nul traité de la géographie arabe ne sera traduit en latin, et c’est au texte de Ptolémée lui-même qu’il faudra alors se référer, tant la géographie, au contraire de la philosophie, restera imprégnée de l’identité et du rôle que lui a assigné l’Islam au Moyen Âge.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’Arabie marchande
État et commerce sous les sultans rasūlides du Yémen (626-858/1229-1454)
Éric Vallet
2010
Esclaves et maîtres
Les Mamelouks des Beys de Tunis du xviie siècle aux années 1880
M’hamed Oualdi
2011
Islamisation et arabisation de l’Occident musulman médiéval (viie-xiie siècle)
Dominique Valérian (dir.)
2011
L'invention du cadi
La justice des musulmans, des juifs et des chrétiens aux premiers siècles de l'Islam
Mathieu Tillier
2017
Gouverner en Islam (xe-xve siècle)
Textes et de documents
Anne-Marie Eddé et Sylvie Denoix (dir.)
2015
Une histoire du Proche-Orient au temps présent
Études en hommage à Nadine Picaudou
Philippe Pétriat et Pierre Vermeren (dir.)
2015
Frontières de sable, frontières de papier
Histoire de territoires et de frontières, du jihad de Sokoto à la colonisation française du Niger, xixe-xxe siècles
Camille Lefebvre
2015
Géographes d’al-Andalus
De l’inventaire d’un territoire à la construction d’une mémoire
Emmanuelle Tixier Du Mesnil
2014
Les maîtres du jeu
Pouvoir et violence politique à l'aube du sultanat mamlouk circassien (784-815/1382-1412)
Clément Onimus
2019