Chapitre VI. Le temps des incertitudes : la géographie contre l’histoire (xie–xiiie siècle)
p. 303-378
Texte intégral
1Alors que meurt le califat et que sur ses lambeaux s’élaborent tour à tour de nouvelles constructions politiques qui vont régir al-Andalus jusqu’à sa disparition, la civilisation de l’Espagne arabo-musulmane, conciliant l’assurance de l’identité que confère la fidélité à un héritage et l’inquiétude de temps nouveaux et incertains, livre ses plus beaux fleurons. Loin d’être un chant du cygne, cette longue période qui s’étend du xie au xiiie siècle, de la fitna aux empires berbères, d’Ibn Ḥazm à Averroès, voit s’épanouir les sciences rationnelles ou religieuses, la philosophie, la médecine, la littérature, le droit ou les mathématiques, et témoigne de la pérennité et de la grandeur de la culture de l’Espagne musulmane, par-delà l’éclatement politique et les menaces qui pèsent sur son existence même.
2Si la disparition de l’autorité centrale entraîne la fin de l’unité et ouvre la voie aux conflits fratricides et aux revers militaires, si l’histoire ne joue plus là en faveur de l’Islam, ou par intermittence seulement, la multiplication des cours princières et les réponses apportées aux nouvelles questions sont à l’origine d’une intense vie intellectuelle. La géographie donne ses œuvres les plus célèbres, celles qui confèrent à leurs seuls auteurs, bien que, a posteriori, le statut de « vrais géographes ». De ʿUḏrī à Idrīsī, en passant par Bakrī, l’évolution de la discipline atteste de la vivacité de l’antique science de la description de la terre.
3Deux évolutions principales caractérisent la géographie de ce temps. Parce que l’histoire est avant tout le récit des traditions touchant aux dynasties, à leur généalogie, leurs succès mais aussi leurs échecs, la géographie va jouer avec elle un étonnant pas de deux. Contrairement à Rāzī qui au sein d’une même œuvre consacrait deux parties distinctes à chacune de ces deux disciplines, la géographie des xie-xiiie siècles se réapproprie les anecdotes d’ordre historique en les intégrant dans son propre discours. Ce ne sont plus des introductions à caractère géographique visant à planter le décor dans lequel l’histoire va s’écrire, mais des œuvres de géographie dont le principe ordonnateur est l’inventaire des lieux. L’histoire est d’autant mieux contrôlée qu’elle est ici en position ancillaire, subordonnée à la description du sol. Elle est donc éclatée sous forme de brèves anecdotes qui sont rangées en compagnie d’autres types d’informations dans les notices consacrées aux villes et aux régions. N’étant plus linéaire et chronologique, l’histoire est en quelque sorte neutralisée, ce qui évite d’avoir à rendre compte des rebondissements dont nos géographes sont contemporains. L’enjeu essentiel du savoir géographique de ce temps semble être de contourner le présent et de constituer un adab visant à affirmer l’intemporalité de l’Espagne musulmane. C’est donc contre l’histoire que va se développer le discours géographique, comme le soulignait déjà Gabriel Martinez-Gros dans le chapitre de L’idéologie omeyyade consacré au géographe ʿUḏrī1. La seconde évolution fondamentale de la géographie des xie-xiiie siècles consiste enfin à renoncer au splendide isolement du temps du califat : la géographie andalouse renoue avec le genre oriental des masālik wa al-mamālik, dont elle reprend le titre des ouvrages et la démarche, et s’ouvre à la description du restant d’un dār al-islām dont elle se sent plus que jamais solidaire, alors que la chrétienté menace. Ce sont donc ces deux glissements majeurs que nous tenterons de mettre en lumière dans les ouvrages de ʿUḏrī, Bakrī et Idrīsī.
ʿUḎRĪ, LE GÉOGRAPHE DES ARABES
4Ahmad ibn ‘ Umar ibn Anas al-ʿUḏrī est un auteur essentiel dans la longue chaîne de la géographie andalouse, celui peut-être dont nous avons le plus à déplorer la perte de l’œuvre, tant elle est un maillon nécessaire, une articulation évidente entre la géographie califale de Rāzī et celle de Bakrī. C’est exagérer quelque peu que d’avancer que l’ouvrage de géographie de ʿUḏrī est perdu puisqu’il en subsiste quelques extraits, consacrés dans leur intégralité à… l’Espagne musulmane. S’il ne s’était agi que d’engranger plus d’informations sur la Péninsule, dans un souci de géographie historique, nous aurions eu matière à nous réjouir, mais parce que notre démarche est autre, nous ne pouvons que déplorer l’impossibilité de comparer les traitements réservés aux différentes terres du dār al-islām. Car c’est le monde musulman dans son intégralité que le géographe d’Almería se propose de décrire. Le titre de l’ouvrage est incertain : Niẓām al-marğān fī al-masālik wa al-mamālik selon Yāqūt2, Kitāb al-masālik wa al-mamālik al-šarqiyya wa kitāb al-masālik wa al-mamālik al-ġarbiyya pour Ibn al-Aṯīr3 ; le manuscrit de Jérusalem découvert par le docteur Al-Ahwānī au début des années 1960 s’intitule quant à lui Tarṣīʿ al-aḫbār wa-tanwīʿ al-aṯār al-bustān fī ġarāʾib al-buldān wa al-masālik ilā ğamīʿ al-mamālik, (« L’incrustation de l’histoire et la multiplicité des vestiges, le jardin des curiosités et les itinéraires vers tous les royaumes »). Tous ces titres ont en commun de reprendre l’ancien concept bagdadien des « routes et des royaumes », masālik wa al-mamālik, ce qui témoigne bien de la rupture radicale entre l’ouvrage de ʿUḏrī et celui, centré sur l’Espagne, de Rāzī. Les quarante-huit feuillets conservés à Jérusalem sont ceux consacrés à l’Espagne, car l’auteur n’avait rien à apprendre sur l’Orient aux lecteurs syriens qui ont dès lors tronqué le Tarṣīʿ. Or, comme le souligne Gabriel Martinez-Gros, « cette sélection n’en est pas moins regrettable parce qu’elle confine l’ouvrage dans le domaine étroit et subalterne de la géographie locale dont, précisément, ʿUḏrī est l’un des premiers Andalous à vouloir sortir4 ».
5C’est bien là, nous semble-t-il, que se situe l’évolution majeure de la géographie andalouse à partir du xie siècle. Et ce serait en bien minimiser la portée que de n’y voir qu’une simple reprise de canons orientaux, enfin parvenus en Occident. La géographie andalouse n’est pas imitation de la géographie arabe, elle est la géographie arabe, écrite désormais en un autre point du dār al-islām. L’imitation ou le décalque sont peut-être l’apanage de quelques pratiques de cour, à l’instar des nouveautés culinaires ou musicales importées par Ziryāb, elles ne sauraient suffire à expliquer l’évolution de tout un champ du savoir. Tout en restant fidèle à une pensée élaborée en Orient, la géographie de Rāzī a su se rendre imperméable à tout un pan de la géographie bagdadienne lorsqu’elle en a éprouvé le besoin. La géographie arabe était alors suffisamment riche et diverse pour que l’on pût faire le choix des démarches ou des informations. C’est donc à sa juste valeur qu’il faut apprécier l’option suivie par ʿUḏrī : faire, et non simplement reprendre, une géographie de l’ensemble du dār al-islām. La raison en est simple, ses intérêts sont les mêmes que ceux des grands géographes orientaux du xe siècle : insister sur la communauté de culture, de foi et de langue, pour mieux transcender l’éclatement politique. Très paradoxalement, l’Espagne est une fois encore la réduction à une autre échelle de l’ensemble du monde musulman puisque, en ce xie siècle où ʿUḏrī écrit, elle voit disparaître le califat et s’ériger sur ses décombres les multiples petits royaumes des Taïfas, à l’instar de ce qu’avait connu la mamlaka un siècle auparavant.
6Avant toutefois d’entrer plus avant dans le Tarṣīʿ, précisons les quelques informations dont nous disposons sur ʿUḏrī5. Il est né en 393/1003 à Almería et descend de la tribu yéménite des ‘Uḏra, dont l’histoire en al-Andalus est liée à celle des Omeyyades6. Notre auteur vit à Almería les soubresauts de la guerre civile, la fitna, qui déchire alors le pays. L’année 1016 ou 1017 est décisive dans son parcours : très jeune, il s’embarque avec des membres de sa famille, pour un long voyage qui les mène en Orient. Au Ḥiğāz, en Irak, en Iran, en Égypte, il écoute les plus grands maîtres en lectures coraniques et devient lui-même un spécialiste du ḥadīṯ. Il revient en al-Andalus vers 1025 où, selon Yāqūt, il rencontre Ibn Ḥazm7. Il suit l’enseignement du grand traditionniste que fut Abū ʿUmar b. ʿAbd al-Barr (368-463/978-1071), auteur d’un bref opuscule géographique qui ne nous est pas parvenu et que l’on ne cite guère. Ce lettré semble alors utiliser la géographie pour mieux élucider des problèmes juridiques. Peut-être cet exemple est-il à l’origine de l’intérêt de ‘Uḏrī pour cette discipline. Notre géographe participe à la vie politique d’Almería. Après l’échec des émirats esclavons de Ḫayrān (1014-1028) et de Zuhayr (1028-1038), la ville est placée sous la tutelle d’al-Mansūr de Valence. Ce souverain désigne alors comme gouverneur d’Almería un membre du clan arabe des Tujībīd, Abū al-Aḥwas Maʿn ibn Ṣumādiḥ, qui ne tarde pas à se rendre indépendant, dès 1041, et fonde la dynastie des Banū Ṣumādiḥ d’Almería. ʿUḏrī semble avoir accueilli avec enthousiasme ces changements et célèbre à l’envi les qualités du successeur d’Ibn Ṣumādiḥ, al-Muʿtaṣim, dont il est un proche8. C’est à Almería, ou peut-être à Valence, que s’éteint le géographe, en 1085, à l’âge de 82 ans. Les dictionnaires étant généralement peu prolixes à l’endroit des géographes, force est de constater que ʿUḏrī est l’un des rares auteurs à propos desquels nous disposons d’informations relativement sûres et abondantes.
7Le Tarṣīʿ, nous l’avons dit, est tronqué, mais il est assez logique de penser que les lecteurs syriens de ʿUḏrī ont conservé l’intégralité des pages consacrées à al-Andalus. ʿAbd al-Aziz al-Ahwanī, l’éditeur de l’ouvrage, avoue cependant sa perplexité9 devant l’agencement du chapitre et propose l’organisation suivante : le livre sept débute par une description des régions de Tudmir, Valence et de la Marche supérieure (al-ṯaġr al-aʿlā), qui constitue la moitié du texte. ʿUḏrī détaille ensuite les campagnes de l’Amiride al-Manṣūr en terre chrétienne et, enfin, revient au cœur d’al-Andalus en détaillant la zone d’Elvira et d’Almería, puis Séville, Carmona, Niebla, Algésiras et, last but not least, Cordoue. Gabriel Martinez-Gros a montré combien cette géographie prend acte de la disparition du califat et combien al-Andalus « n’est plus qu’un agrégat de provinces disparates dont les races et les rythmes dissonants amplifient le chaos10 ». Les « hiatus » sont nombreux et l’on est loin des fils que tissait entre les régions la géographie de l’époque califale, par le biais de l’indication des itinéraires et des distances qui séparent celles-ci de Cordoue.
8Attardons-nous quelque peu sur la longue description que fait ʿUḏrī de la Marche supérieure et qui ouvre le chapitre sur l’Espagne11. Force est de constater qu’il s’agit bien peu de géographie au sens où l’entendaient Muqaddasī et Ibn Ḥawqal, à savoir une lente et minutieuse énumération des provinces et des villes. ʿUḏrī fait à l’échelle d’une province ce que faisait Rāzī à l’échelle de la Péninsule : un court préambule de présentation géographique, puis la longue histoire de la région. Deux pages proprement géographiques et vingt pages d’énumération des personnages dont les hauts faits ont rythmé l’histoire de la Marche supérieure aux temps de l’émirat puis du califat omeyyades.
9Fernando de la Granja, le traducteur du chapitre que consacre ʿUḏrī à la Marche supérieure, précise en effet que, « du point de vue géographique », ces pages ont peu de valeur dans la mesure où elles sont une reprise de Rāzī et où elles ne livrent que quelques rares toponymes nouveaux ; mais elles sont infiniment précieuses pour qui veut faire l’histoire de cette zone puisqu’elles énumèrent les différents personnages qui y jouèrent un rôle de premier plan12. Gabriel Martinez-Gros se fonde également sur ces pages pour témoigner de la façon dont on écrit l’histoire au xie siècle. La moisson proprement géographique est en effet bien maigre et nous ignorons si l’auteur avait doté son ouvrage d’un préambule exposant sa démarche géographique. Le choix cependant de commencer l’étude géographique de l’Espagne par la description des régions de Tudmir13, Valence14, puis de la kūra de Saragosse revient à prendre acte de la disparition du rôle éminent joué par Cordoue ; c’est aussi souligner l’importance que revêtent désormais les zones frontières. Précisons que, en raison de son exceptionnelle longévité, ʿUḏrī a été le témoin des soubresauts de la guerre civile, de l’abolition du califat, du paiement des parias par les royaumes des Taïfas aux souverains chrétiens du Nord de la Péninsule, mais aussi des premiers pas de la Reconquista15. Il n’est donc pas anodin qu’il se penche en premier lieu sur la Marche supérieure, sur la zone frontière.
10Puisant dans Rāzī, et peut-être dans des sources mozarabes reprenant les ouvrages antiques, ʿUḏrī livre une longue description de la Marche supérieure et précise tout d’abord l’étymologie de Saragosse : le nom de la ville provient du César Auguste (Qayṣar Uġustus), son fondateur16. Il ajoute que la ville fut bâtie en forme de croix et dotée par ce souverain de quatre portes orientées de façon à ce que le soleil pénètre puis disparaisse par chacune d’entre elles aux solstices d’été et d’hiver17. Si Rāzī avait insisté à plusieurs reprises sur l’origine antique de différentes cités d’al-Andalus, afin de mieux mettre en valeur la profondeur de leur histoire, force est de constater que ces mêmes mots résonnent d’un tout autre écho sous la plume de ʿUḏrī : l’identité antique se fait plus précisément chrétienne, donc indigène. C’est certes un cliché que de lier Rome au christianisme, mais le géographe semble ici insister sur le caractère non arabe de cette terre. Peut-être pour mieux mettre en valeur par la suite, dans les pages plus historiques qu’il consacre à la région, la façon dont des familles et des clans arabes ont imprimé leur marque à ce sol étranger18.
11Après l’explication étymologique, ʿUḏrī s’évertue à indiquer les étapes situées sur l’itinéraire qui relie Cordoue à Saragosse, ultime concession à la géographie califale de l’époque précédente. En revanche, et c’est plus intéressant, le géographe livre, quelques pages plus loin, les distances qui séparent les différentes villes du district de leur capitale, Saragosse19. Il insiste également sur la centralité de la ville et en fait le lieu d’où partent les routes qui innervent ensuite toute la zone des Marches : « La ville de Saragosse qui occupe une position centrale au sein des villes de la Marche, est également le lieu de convergence de toutes les routes : de la ville de Saragosse à celle de Lérida, il y a vingt milles ; de la ville de Saragosse à Burğ al-Rumī, trente-cinq milles ; de Burğ al-Rumī à la ville de Huesca, quinze milles ; de Huesca à Taluniya, trente-cinq milles ; de Taluniya à la ville de Lérida, trente-cinq milles, et de Saragosse à la ville de Tortosa, au sud-est de Saragosse, cent vingt milles20. »
12ʿUḏrī fait ici à l’échelle de la province, érigée désormais en État indépendant21, ce que Rāzī faisait à celle de la Péninsule, ce qui témoigne bien du fait que le géographe rend compte des divisions politiques de son temps. Nulle part mieux qu’ici nous ne voyons combien l’espace de la géographie est toujours le territoire du pouvoir. La démarche géographique est toujours la même mais le choix de ce qu’elle se propose de décrire, l’ensemble d’un empire, un État ou une province, modifie en retour profondément la signification même du discours géographique et témoigne des enjeux qui le sous-tendent. Si, pour Rāzī, la Péninsule est la projection à une autre échelle du dār al-islām, pour le géographe d’Almería, la kūra de Saragosse est également une entité qui combine les particularités du tout et les caractéristiques qui lui sont propres. Il énumère même de façon très détaillée, comme le faisait Rāzī pour la Péninsule, les richesses en eau de la province et ne manque pas de consigner quelques anecdotes sur le caractère merveilleux et inexpliqué du débit de certaines sources, dont celle de Baltas22. Poursuivant son analyse, ʿUḏrī énumère ensuite les différents districts qui composent la Marche supérieure : districts de Qasr ʿAbbād, de Cutanda, de Zaydūn, de Baltas, de Funtus, du Jalón, celui de Balsar et celui de Gallego, traversé par le fleuve du même nom23. Il égrène ainsi ces lieux qui forment l’entité indépendante qu’est la kūra de Saragosse, zone stratégique entourée par les différents États chrétiens, sans même une seule fois préciser qu’il s’agit d’une taïfa indépendante. Tout l’art de la géographie est là : suggérer l’unité géographique d’une zone présentée comme une entité « naturellement » autonome, pourvue en suffisance d’avantages divers, sans être obligé de présenter par le menu l’échec que constituent la disparition de l’unité politique et l’éclatement des pouvoirs. Le « silence » est plus signifiant que la plate description. À y regarder de plus près, cette géographie n’est pas si intemporelle qu’elle le prétend et elle rend compte à sa manière du contexte qui l’a vu naître.
13Si la géographie a changé d’échelle, l’histoire est descendue d’un cran. Alors que les géographes bagdadiens du xe siècle évoquaient les passés romain, égyptien, grec, hébreu et persan du dār al-islām, et que Rāzī présentait essentiellement l’héritage romain de la Péninsule en faisant quelques détours par la mythologie grecque, ʿUḏrī ne dispose guère, pour retracer l’histoire de la Marche supérieure, que du récit des conflits qui opposèrent à l’époque émirale les différents clans arabes débarqués en Espagne24. On a l’histoire que l’on peut, mais il ne faut pas s’y tromper, elle est glorieuse aux yeux du géographe arabe25. Il n’empêche que cette histoire de révoltes, de batailles, de conflits résonne d’un écho surprenant au xie siècle. Ce n’est plus la tranquille description de l’époque califale, celle de Rāzī qui évoque, comme en passant, le rôle de zone stratégique de la Marche supérieure et l’enjeu que représente son contrôle. Il refoulait alors dans la partie historique de son ouvrage les turpitudes de la période émirale, sorte de préhistoire du califat. Lorsque ʿUḏrī rédige son traité, en revanche, l’histoire ne peut plus s’écrire de façon autonome car elle tourne alors en défaveur de l’Islam26. Elle vient donc se réfugier au cœur d’un discours géographique qu’elle contamine progressivement au point de ne lui laisser pour espace que ce pour quoi il la sert : il lui fournit un catalogue de lieux où elle peut exister sans avoir à se dérouler de façon chronologique27.
14L’histoire que retranscrit ʿUḏrī est donc celle des luttes de pouvoir de l’époque émirale. Les principaux acteurs sont les grandes familles arabes ou mawālī qui se sont opposées entre elles ou au pouvoir central pour le contrôle de la zone des Marches. C’est bien le problème de cette histoire « locale » : elle ne peut exister que dans son rapport à Cordoue et aux émirs omeyyades. Mais peut-être ces derniers sont-ils là un clan arabe parmi d’autres, les Tujībīdes, les Banū Salama, les Banū ʿUḏrā et au même titre que la géographie peut s’écrire par-delà la disparition de l’unité politique, à l’échelle de la province, l’histoire de la présence des Arabes en al-Andalus subsiste par-delà le naufrage des Omeyyades28. C’est donc une histoire dont les principaux acteurs sont des Arabes que nous expose ʿUḏrī29. Il met ainsi un soin notable à exposer la généalogie de la plupart des personnages : Husayn ibn Yaḥyā al-Anṣarī, gouverneur de la Marche dans les années 78030, est, précise-t-on, « descendant de Saʿd ibn ʿUbāda, selon Muhammad ibn Waḍḍāḥ31 ». Nous sommes là dans une histoire sérieuse, donc arabe, puisqu’elle est garantie par l’isnād. Et lorsque l’on précise la généalogie des mawālī, c’est pour mieux témoigner de leur origine indigène ; c’est le cas notamment de « Muḥammad ibn Lubb ibn Muḥammad ibn Lubb ibn Mūsā ibn Mūsā ibn Furtun ibn Garsiya32 ».
15On nous conte ainsi que l’histoire des révoltes est ancienne et que certaines familles arabes cherchèrent parfois à s’imposer par la force contre un pouvoir central appuyé souvent sur les mawali, notamment ʿAmrūš ibn Yūsuf, un muwallad originaire de Huesca, et surtout sur les Banū Qasī33. Il semblerait que ʿUḏrī tente de convaincre que les conflits furent récurrents dans ces zones et que le présent n’est que la continuation d’une histoire très ancienne, un peu à la manière de saint Augustin lorsqu’il voulait prouver aux païens que les malheurs du monde étaient immémoriaux. L’histoire est ici appelée à la rescousse pour minimiser la portée des événements dont le géographe est contemporain en cette seconde moitié du xie siècle. Par-delà la disparition des Omeyyades, les Arabes continuent à imprimer leur marque à l’histoire de la région ; c’est le cas en particulier des Tujībīdes qui, à l’époque où le géographe écrit, dominent sa région natale d’Almería. Contre la vision pessimiste d’Ibn Ḥazm, selon laquelle la disparition du califat entraîne une dégénérescence du pouvoir, ʿUḏrī utilise la géographie pour témoigner du fait que le changement d’échelle n’est que l’adoption d’un angle de vision différent et que sur la même terre se poursuit la même histoire, celle de la présence et de la domination arabes. Et c’est en s’appuyant sur la description de la plus fragile des zones, celle de la frontière, qu’il entend fonder sa vision de l’histoire et, partant, de la géographie. Il est ensuite plus simple de dérouler l’inventaire de ces autres régions qui constituent plus solidement al-Andalus.
16C’est donc par le tableau de la kūra d’Ilbīra/Elvira34 que ʿUḏrī poursuit sa description géographique de l’Espagne. Il est à noter que les itinéraires que tissait à l’échelle de la Péninsule l’énumération des districts contigus sont ici brutalement interrompus. De la même façon que le pouvoir central a fait long feu, l’unité géographique d’al-Andalus n’existe plus. Les provinces évoluent désormais de manière autonome. Pourquoi décrire la région d’Elvira (en fait, essentiellement Almería ; Grenade, comme nous le verrons plus loin, est reléguée) après celle de Saragosse, située aux antipodes du territoire ? Peut-être le fil conducteur est-il encore une fois les Arabes, notamment ces fameux Tujībīdes que sert ʿUḏrī à Almería, peut-être est-ce la volonté du géographe de mettre en valeur la zone qui l’a vu naître. Plus sûrement encore, c’est prendre acte du nouveau rapport de force du xie siècle, alors qu’Almería est l’une des plus puissantes Taïfas de la Péninsule.
17La démarche et les résultats géographiques sont sensiblement les mêmes que pour la Marche supérieure : on peut penser que le texte s’ouvrait par une succincte description d’Elvira, partie qui a hélas disparu, et il se poursuit sous la forme d’un long récit portant sur l’histoire de la kūra et relatant pour l’essentiel les événements survenus à Almería. Il est ainsi longuement fait mention des expéditions menées par la flotte omeyyade (ustūl) à partir des années 940 depuis cette ville et contre les royaumes chrétiens du Nord, contre la France (Ifranğa) et au Maghreb35. À Pechina comme à Almería, les chefs de la flotte sont accompagnés de marins et de combattants (ṣunūf min al-baḥrīyyīn wa al-muqātilīn)36. Et c’est ainsi qu’Almería, comme Saragosse, devient frontière : zone d’où partent les expéditions navales contre les chrétiens et contre les Fatimides. Encore une fois, les pages de ʿUḏrī résonnent de l’écho des batailles. Il décrit ainsi le rôle joué par le qāʾid al-baḥr Ibn Rumāḥis, sorte d’amiral de la flotte, sous les règnes de ʿAbd al-Raḥmān al-Nāṣir et d’al-Ḥakam II. ʿUḏrī relate les expéditions menées par ce personnage et notamment une campagne effectuée en Ifrīqiya en 334/945.
18Le texte étant à l’évidence tronqué, il se poursuit par un tableau assez précis de la vie politique à Almería entre 997 et 105537. 997 correspond au début du gouvernorat d’un certain Qāsim b. al-Qāsim b. ʿAbd al-Raḥmān. Suit la liste des gouverneurs de la ville jusqu’en 1010, date à laquelle les effets de la fitna se font sentir en Almería38. Le géographe expose alors les différents conflits qui se succédèrent et qui permirent la création de l’émirat esclavon, sous les règnes de Ḫayrān (1014-1028) puis de Zuhayr (1028-1038). Aucun auteur n’est aussi précis dans la peinture de la situation d’Almería à cette époque et ʿUḏrī est le seul à livrer certains renseignements, dont, par exemple, la date précise de la translation de la population de Pechina à Almería : 402/1011-101239. Le géographe enfin expose les circonstances de la prise du pouvoir par al-Manṣūr de Valence et la nomination par ce dernier d’un nouveau gouverneur d’Almería : un membre du clan arabe des Tujībīdes, Abū al-Aḥwas Maʿn ibn Ṣumādiḥ, qui ne tarde pas à se rendre indépendant, dès 1041, et fonde la dynastie des Banū Ṣumādiḥ d’Almería. C’est avec un soin extrême que ʿUḏrī livre la généalogie de son fils, le souverain dont il fut très proche à Almería :
« Lui succéda au gouvernement son fils, Abū Yaḥyā Muḥammad b. Maʿn b. Muhammad b. Ṣumādiḥ b. Ahmad b. Muhammad b. ʿAbd al-Rahmān b. Ṣumādiḥ b. ʿAbd al-Raḥmān b. ʿAbd Allāh b. al-Muhāğir b. ʿAmīra b. al-Muhāğir b. Nağwa b. Šurayḥ b. Harmala b. Yazīd b. ʿAbd Rabbihī b. Yazīd b. Saʿd b. ʿĀmir b. ʿAdī, qui est Tuyīb b. Ašras b. Šabt b. al-Sakūn b. Ašras b. Šīt b. Kinda, qui est Ṯawr b. Martaʿ b. Muʿāwiya b. Kindī b. ʿUfayr b. ʿAdī b. al-Ḥāriṯ b. Murra b. Udad b. Yāzid b. Mahsaʿ b. ʿAmr b. ʿArīb b. Yašyub b. Zayd b. Kaḥlān b. Sabaʾ b. Yašyub b. Yaʿrub b. Qaḥṭān, al-Muʿtaṣim bi-Allāh ?u-alriyāsatayn, en l’an 446 (1055)40. »
19A-t-on déjà vu pareille généalogie41, digne de celle d’un calife ? Gabriel Martinez-Gros parle d’une interminable nisba que ʿUḏrī fait remonter « jusqu’aux ancêtres mythiques des tribus arabes de l’anté-islam42 ». Les rapports de proximité qu’entretient ʿUḏrī avec la cour d’Almería n’expliquent pas tout. Le géographe renoue avec l’exercice qu’il préfère : écrire l’histoire des Arabes.
20Il arrête son analyse « chronologique » en 1055, à l’avènement d’al-Muʿtaṣim, mais c’est pour mieux dépeindre la splendeur des réalisations architecturales du souverain43. C’est là témoigner de l’existence d’un réel pouvoir souverain par le biais de l’évocation de l’une des attributions les plus importantes du pouvoir régalien. Il est même dit que l’une des salles de réception est dotée de portes décorées selon la tradition orientale mais avec une qualité d’ornementation supérieure à ce que l’on trouve en Orient44. ʿUḏrī, dont on connaît la familiarité avec l’ouvrage de Rāzī puisqu’il le recopie parfois littéralement45, précise également que le souverain tujībīde avait considérablement amélioré le système d’adduction d’eau de la ville, comme l’avait signalé Rāzī à propos de l’action des Omeyyades à Cordoue.
21D’une manière qui peut sembler étonnante, par un saut du coq à l’âne dont la géographie médiévale a le secret, ʿUḏrī revient ensuite à un propos plus géographique en décrivant les villes d’Almería et de Pechina46. Cet agencement semble beaucoup plus évident lorsque l’on considère les quelques mots d’introduction de sa description, que l’on peut résumer par cette formule : Almería ne fut rien sous l’Antiquité, c’est une création arabe47. C’est encore la même histoire que nous raconte ʿUḏrī, une histoire dont les Omeyyades ne sont pas les seuls acteurs même s’ils y occupent une place importante. Le géographe précise ainsi que l’émir des croyants al-Naṣīr dota le premier la ville d’une solide muraille de pierres de taille en 343/955 et, plus loin, que les actuels souverains d’Almería l’ont renforcée48. Les Tujībīdes en fait prolongent ici la présence des Omeyyades.
22Après plusieurs récits sur les « merveilles » de la région49, ʿUḏrī livre enfin les pages les plus intéressantes de sa description de la kūra d’Elvira : indication des itinéraires reliant les principaux centres entre eux, énumération des districts qui la composent. À l’instar de son tableau de la Marche supérieure qui faisait de cette province une réduction de la Péninsule, notre géographe réitère sa démarche et tend à faire de la région d’Almería une entité géographique complète et aboutie. Il épouse bien là les réalités géopolitiques de son temps qui ont fait des principales provinces de l’État califal des principautés indépendantes. Il les épouse cependant plus ou moins maladroitement, comme en témoigne le fait qu’il décrit essentiellement Almería là où il annonçait la peinture de la kūra d’Elvira50. Le portrait de cette ville, qui ouvrait le chapitre, est certes perdu, mais les tâtonnements méthodologiques n’en sont pas moins significatifs de la difficulté qu’a notre géographe de naviguer entre la fidélité à l’héritage de la géographie califale et la nécessité de rendre compte d’un territoire qui a évolué.
23Tout au plus évoque-t-il en quelques lignes, à la fin du texte, les soubresauts de la fitna, au début de l’année 400 (septembre 1009) qui ont eu pour principale conséquence le fractionnement de la kūra en deux entités : l’une, autour d’Elvira, bientôt supplantée par Grenade, laquelle est entre les mains des Berbères zirides (et, à ce titre, suprêmement ignorée par notre géographe), et l’autre, rattachée à Almería51. C’est donc un archaïsme que de continuer à décrire la « kūra d’Elvira ». Autre concession à la géographie de l’époque califale, il indique l’itinéraire qui mène « de Cordoue à Almería et Pechina, par Jaén », en prenant bien soin de préciser les jalons « arabes » : « De Cordoue à Qantīh52, vingt-cinq milles et de là à Jaén, vingt-cinq autres milles ; on poursuit après en direction de Munt Šaqir53, qui est l’un des châteaux situés sur le Río des Arabes (Nahr al-’Arab), puis jusqu’à Guadix (Wādī Āš), près de Madīna Banī Sāmī54 ; on fait ensuite trente milles pour arriver à ‘ Abla55, et de là trente-deux milles pour arriver à Pechina, elle-même située à six milles d’Almería56. »
24Il rompt en revanche avec la géographie d’époque califale lorsqu’il fait de chacune des provinces dont il traite une entité autonome, fonctionnant à son échelle comme un véritable territoire « à part ». C’est ainsi qu’il fait pour la kūra d’Elvira ce qu’il avait déjà fait pour la zone de la Marche : indication des distances qui séparent Elvira des différents lieux qui lui sont liés et des itinéraires qu’il faut emprunter, mais aussi énumération des districts qui la composent. Il s’agit d’un véritable État en réduction, qu’il détaille à la façon dont les géographes bagdadiens traitaient du dār al-islām, ou Rāzī de la Péninsule dans son intégralité. Lorsqu’il livre distances et itinéraires, il s’agit, une fois encore, d’une géographie symbolique : ʿUḏrī ne cite là que des lieux dont certains sont de second rang, sans indiquer les directions, et qui plus est dans leur relation à Elvira… ville qui n’existe pratiquement plus lorsque le géographe rédige son ouvrage : « De Ilbīra à Suḫayra Abī Ḥabīb, il y a six milles ; de Elvira à Ubbaḏa Mašīliya, vingt-cinq milles ; de Elvira à Ubbaḏa Qawra, dix milles ; de Elvira à Illyūra57, huit milles ; de Elvira à Qalʿat Yaḥsib58, trente milles ; de Elvira à Lawsha59, trente milles également ; de Elvira à Wašqa et Ašbīṭ60, trente-cinq milles ; de Elvira à al-Qibḏāq61, quarante milles ; de Elvira à Bīgū62, quarante milles63. »
25ʿUḏrī énumère enfin très minutieusement les districts de la province d’Elvira64, les iqlīm qui la composent et qui sont au nombre considérable de soixante-cinq65. Leur longue liste66 n’est interrompue qu’à quelques reprises par l’adjonction d’anecdotes merveilleuses attachées à certains lieux, par exemple à Loja où il est fait mention de la fameuse caverne abritant les « dormants de Loja67 ». La géographie fait donc la preuve, une fois de plus, de sa capacité à rendre compte des divisions géopolitiques de son temps, sans même à avoir à livrer le tableau de l’organisation des pouvoirs. Almería est ainsi un « État » et, du balcon de son palais décoré de pierres précieuses et de marbre blanc, le souverain peut balayer du regard la cité et ses environs, ainsi que le port d’où sortent les bateaux qui se rendent en Afrique du Nord et « dans les autres pays68 ».
26ʿUḏrī termine son tour d’Espagne par l’évocation des régions de Séville, Carmona, Niebla, Algésiras et Cordoue69, c’est-à-dire le cœur même d’al-Andalus, un cœur cependant dont la situation est paradoxale : la disparition du califat l’a fragilisé, mais il demeure entre des mains arabes, celles des souverains abbadides ou ḥammudides70. Comme le montre Gabriel Martinez-Gros, « la victoire des Arabes n’y est plus discutée », une victoire très ancienne puisque la récupération par les Omeyyades des trophées qu’Išbān, roi de Séville, avait rapportés de Jérusalem, la table de Salomon et le vase de perles, « sonne comme une revanche (de l’Orient)71 ». La longue description que fait ʿUḏrī de la révolte indigène survenue à Séville contre l’émir ʿAbd Allāh, qui se solde en 889 par une victoire des Arabes puis par l’écrasement des rebelles dans les années qui suivent, témoigne également de la profondeur de cette mainmise72. Le souverain omeyyade tergiverse pendant ces événements, soutient un temps les prétentions des muwalladūn et finit par se rallier à l’action impitoyable des Arabes. Une fois encore, ce sont les Arabes, en tant que groupe ethnique, qui incarnent l’islam et ses valeurs. La « géographie » de ʿUḏrī contribue puissamment à affirmer que ce sont eux qui ont fait l’histoire de la Péninsule, et non la seule dynastie omeyyade. La pièce par conséquent est loin d’être finie en ce xie siècle.
27La description que fait ʿUḏrī de Cordoue parachève cette vision. Il évoque certes les palais califiens et la profondeur de la trace que les Omeyyades ont imprimée à leur ville, mais il s’agit d’un discours historique au sens premier du terme, un discours qui s’attache essentiellement à relever les traces monumentales laissées dans la topographie urbaine par la glorieuse dynastie. La meilleure illustration de cette statufication des Omeyyades est le soin que met le géographe à décrire leur grande mosquée73. Il est le premier des géographes andalous à peindre dans le détail les splendeurs de l’édifice. Ce deviendra par la suite le plus puissant des clichés de la littérature géographique d’al-Andalus et, au fil du temps, la mention de leur mosquée remplacera l’évocation des Omeyyades. ʿUḏrī fait ici figure de pionnier car il signifie dès la fin du xie siècle que leur rôle politique est terminé et qu’ils n’agissent plus désormais qu’en tant que symboles d’une histoire révolue.
28Que déduire au final de la géographie de ʿUḏrī ? Le premier élément à souligner est la lucidité du géographe qui dissocie les anciennes provinces du califat les unes des autres et rend de ce fait compte de l’éclatement politique d’al-Andalus en plusieurs entités indépendantes. Il brise ainsi les liens tissés par la géographie de l’époque califale et prend acte du fait que désormais toute province est une frontière. Le second point consiste en le fait que, si la géographie désunit désormais, l’histoire prend, en partie seulement, le relais. Le tableau de la kūra de Tudmir est l’occasion d’évoquer la conquête de la Péninsule par les Arabes, celle de Saragosse permet de présenter les luttes de la période émirale, celle d’Elvira fait de la fitna et de la mise en place des Taïfas son élément central. Le plan géographique adopté par l’auteur permettrait presque de dérouler l’histoire de façon chronologique, si les derniers chapitres, consacrés à Séville et Cordoue, ne ramenaient pas sur le devant de la scène l’outrage fait par les païens d’Išbān à Jérusalem et la réparation que permit l’action de la dynastie omeyyade. Le plan choisi par ʿUḏrī rend compte de la difficulté qu’a le géographe à « caser » les Omeyyades au sein d’une histoire chronologique qui ne peut plus s’écrire. Le seul fil conducteur désormais, celui qui tisse encore des liens entre les provinces comme entre les époques, c’est celui que déroule de façon ininterrompue la présence des Arabes sur le sol de la Péninsule. C’est ainsi que le géographe n’évoque pas même les Taïfas esclavonnes ou berbères de Badajoz74, Dénia75, Tortosa76, Tolède77 ; et que dire de l’incroyable absence de Grenade !
29En dépit des cassures et des fractionnements, le géographe semble vouloir témoigner du fait que l’histoire des Arabes en al-Andalus se poursuit, par-delà la disparition de la dynastie omeyyade, sorte de primus inter pares. L’histoire de la Péninsule devient celle de la présence des Arabes, la géographie s’ouvre à la description du reste du dār al-islām : on mesure là le fossé qui sépare la géographie de ʿUḏrī de celle de Rāzī, lorsque celui-ci postulait le splendide isolement de l’Espagne et l’originalité intrinsèque du destin des Omeyyades. Le pas de deux que mènent l’histoire et la géographie se modifie constamment au gré de l’évolution du contexte. Quelle posture va dès lors adopter la géographie qui suit immédiatement celle de ʿUḏrī ? Va-t-elle rester figée dans la fidélité à la fiction califienne afin de mieux contourner l’histoire immédiate, ou, d’une façon tout aussi dangereuse pour l’avenir de la discipline, creuser la piste d’une histoire et d’une géographie ethniques ? La réponse qu’apporte Bakrī est en grande partie originale, ce qui témoigne bien de la multiplicité des voies qu’emprunte l’antique science de la description des lieux et de l’inventaire des territoires.
BAKRĪ, AL-ANDALUS ET LE MAGHREB
30ʿUbayd Allāh ibn ʿAbd al-ʿAzīz al-Bakrī est un autre de ces jalons essentiels qui constituent la longue lignée de la géographie arabe d’al-Andalus. Disciple direct et attesté de ʿUḏrī, il s’insère dans une chaîne intellectuelle garantie qui nous fait souvent défaut dans l’étude de ce champ du savoir andalou, constitué le plus souvent de quelques auteurs que ne rattache entre eux que la simple pratique de la compilation.
31Il livre, au tournant du xie siècle, une œuvre importante, complexe, fondatrice, qui contribue à faire de lui le plus intéressant de nos auteurs. Plus que pour tout autre, il faut tenter de saisir la cohérence de son propos et la nouveauté de son trait, et ne pas s’arrêter au jugement d’une historiographie traditionnelle qui en fait, au mieux, un honnête compilateur dont le mérite essentiel serait de nous avoir transmis quelques extraits d’ouvrages disparus78.
Une nouvelle illustration du genre des masālik wa al-mamālik
32Nous ne disposons que de bien peu de renseignements concernant sa vie : il serait né vers 405/1014 à Niebla dans une famille d’origine arabe qui, à la faveur de l’effondrement du califat de Cordoue, s’était imposée à la tête de la petite principauté de Saltès et Huelva. En 1051, le père du géographe, ʿIzz al-dawla ʿAbd al-ʿAzīz, dut abandonner ses terres à son puissant voisin, al-Muʿtaḍid b. ʿAbbād de Séville, et se réfugier avec sa famille à Cordoue. Abū ʿUbayd fait très tôt figure de lettré renommé et, selon Ibn Ḥayyān, se rend dans les différentes cours des royaumes des Taïfas pour dispenser son savoir. Il assiste à l’arrivée dans la Péninsule des Almoravides, et meurt très âgé à Cordoue en šawwāl 489/oct. -nov. 1094.
33À l’instar de nombre de savants de son temps, Bakrī s’illustre dans différents domaines du savoir, dont la botanique, la grammaire, la philologie et la géographie. S’il fut avant tout pour ses contemporains l’auteur du Kitāb Mu’ğam mā istaʿğam (un dictionnaire des toponymes douteux de la péninsule Arabique, relevés dans la poésie arabe antéislamique et dans les ḥadiths), c’est son Kitāb al-masālik wa al-mamālik (le « Livre des itinéraires et des États »), achevé selon les dires de l’auteur lui-même en 1068, qui en fait aussi un géographe. Cet ouvrage, par son titre comme par son contenu, prolonge et renouvelle tout à la fois la démarche initiée par ʿUḏrī, dans la mesure où il renoue avec la géographie arabe classique du xe siècle, celle de Muqaddasī et d’Ibn Ḥawqal, tout en se distinguant fortement du Tarṣīʿ.
34Bakrī, qui est un géographe en chambre, puise dans les archives cordouanes et les « livres de la grande bibliothèque79 », sans doute celle de Cordoue, ainsi que dans les œuvres de Rāzī, de Warrāq, de son maître ʿUḏrī, ainsi que dans celle de l’informateur juif Ibrāhīm b. Yaʿqūb al-Isrāʾīlī al-Ṭurtūšī80 dont l’ouvrage, datant du début du xe siècle, a été perdu. Ses principales sources cependant sont les grandes encyclopédies orientales du xe siècle : le Taʾrīḫ al-rusul wa al-mulūk de Ṭabarī (224/839-310/923), dont il s’inspire dans la première partie de son ouvrage, consacrée à la Création du monde et à l’histoire des prophètes, et Les prairies d’or (Kitāb Murūğ al-Ḏahab) de Masʿūdī (280/893-345/956). Bakrī est comme Ératosthène un « génie qui a trouvé une bibliothèque », selon l’heureuse formule de Paul Pédech81.
35Si son apport a toujours été à juste titre souligné à propos du Maghreb, la description qu’il nous a laissée de l’Espagne ne semblait pas avoir grand intérêt en ce sens qu’elle n’apprend rien qui ne soit déjà connu. Les toponymes qu’il livre sont identifiés depuis longtemps, les richesses qu’il énumère se retrouvent sous la plume d’Idrīsī, et il ne nous dit rien des péripéties de l’histoire locale.
36Il est pourtant à nos yeux le premier véritable géographe andalou tant il est vrai que Rāzī rédige essentiellement une introduction géographique à un ouvrage d’histoire et que ʿUḏrī fait sensiblement la même chose, même si le plan qu’il adopte s’articule autour de lieux. Le titre est explicite : il s’agit de l’« incrustation de l’histoire ».
37Bakrī en revanche se situe parfaitement dans la lignée des masālik wa al-mamālik, énumérant les États, leurs curiosités et leurs ressources, insérant aussi différentes anecdotes historiques dans le corps de son discours, instituant ainsi des rapports assez nouveaux, en al-Andalus, entre histoire et géographie.
38Le fait même que douze manuscrits soient parvenus jusqu’à nous et que ce soit le seul livre de géographie à figurer dans la liste des ouvrages arabes de l’Escorial, répertoriés notamment par Michael Casiri82 au xviiie siècle, suffirait à attester de l’importance de Bakrī. Ces pages d’ailleurs furent jugées dignes d’être retenues puisqu’elles se retrouvent pratiquement dans leur intégralité au sein du vaste dictionnaire géographique qu’élabora Ḥimyarī au début du xive siècle, le Kitāb al-Rawḍ al-miʿṭār, cet auxiliaire précieux qui nous permet de voir qui méritait d’être compilé.
39Examinons de plus près la structure de son ouvrage de géographie : la première partie est une longue réflexion sur la Création du monde, la succession des prophètes, ainsi que l’exposé des croyances religieuses des différents peuples. La seconde partie est plus géographique : c’est une patiente description des différents ensembles de l’œkoumène83. C’est donc une certaine histoire, celle, sacrée des origines, qui introduit là le discours géographique et non plus l’inverse84. L’agencement, qui épouse peu ou prou un déroulement géographique est-ouest, est le suivant : description de l’Inde, de la Chine, des terres des Turcs, du Sind et du Tibet ; viennent celle de la Syrie et un long chapitre central consacré à la Perse. Bakrī expose ensuite l’histoire d’Alexandre le Grand, celle des rois de Grèce, d’Égypte, de Syrie et de Byzance. Le propos se fait à nouveau plus géographique et l’on repart pour l’Afrique noire, le pays des Berbères, le Sahara et ses oasis. L’avant-dernier chapitre est consacré à la description de l’Europe, au sein de laquelle figure le tableau de l’Espagne, et ce n’est qu’à la fin de l’ouvrage que figure l’étude réservée à l’Arabie, plus détaillée que les précédentes85. Notre géographe a dû nourrir cette dernière partie des réflexions qui figuraient déjà dans un ouvrage antérieur, qui ne nous est pas parvenu, sur les toponymes douteux de la péninsule Arabique. L’Espagne se situe donc bien à l’extrême occident du monde habité, aux confins du dār al-islām, mais l’agencement du livre ne la relègue pas à une place subalterne, il la place juste avant l’Arabie, ce lieu affranchi par excellence des contingences géographiques.
40Il est malheureusement impossible de comparer cette œuvre avec celle de ʿUḏrī, qui appartient également au genre des masālik wa al-mamālik, puisque cette dernière est en grande partie perdue, mais il faut souligner l’ampleur des pages que Bakrī consacre à l’Occident, chrétien comme musulman. La géographie bagdadienne traitait certes de quelques territoires extérieurs au monde musulman, mais c’était en tant que marges, régions frontalières qui n’intéressaient pas tant pour leur originalité que parce qu’elles définissaient en retour les limites du dār al-islām.
41Bakrī, s’il ne renoue pas tout à fait avec le genre archaïque de la ṣūrat al-ard, la cartographie de la terre, n’en accorde pas moins une place considérable à l’Occident et/ou aux mondes chrétiens, décrivant avec soin les différents peuples qui s’y trouvent, c’est-à-dire, dans leur ordre d’apparition : les Slaves, les Francs, les Galiciens, les Bulgares, les Hongrois, les Rūm de Byzance et de Rome, les habitants de plusieurs territoires de la Méditerranée (Chypre, Crète, Sicile, Malte, Sardaigne, Macédoine, Thrace et Thessalie), les Hongrois à nouveau, les Russes, les habitants de l’Espagne, puis une fois encore les Francs, les Bretons et les Galiciens. Le tout est constitué de plus d’une centaine de pages. Ce n’est donc pas au seul Idrīsī que l’on doit cette résurgence de l’Occident chrétien. Alors que débute la Reconquista en Espagne, Bakrī prend acte du poids nouveau que ce dernier a désormais acquis.
Une brève description de l’Espagne
42La description de l’Espagne se trouve insérée dans la seconde section de l’ouvrage et clôt la présentation que fait le géographe de l’Europe. C’est la première fois qu’il nous est donné de localiser ainsi le « positionnement » de l’Espagne, dans la mesure où seuls les passages de ʿUḏrī relatifs à la Péninsule ont été conservés et où Rāzī ne décrivait pas le reste du monde. Elle se situe donc bien dans le domaine géographique des Rūm, ce que soulignait en son temps Ibn Ḥawqal, et Bakrī est le seul de tous nos géographes à ne pas préciser au cours de la présentation générale86 dans quel climat, le IVe ou le Ve, elle se trouve. L’éloignement de la Péninsule du vieux cœur oriental de l’Islam n’est plus perçu comme synonyme de splendide isolement, d’exil sacré et rédempteur, alors que le califat omeyyade a disparu et que celui de Bagdad est sous la tutelle des Turcs seljukides. Dans les faits cependant, le réveil de l’Occident chrétien dont Bakrī est contemporain est lourd de menaces, ce qui conduit notre géographe à regarder, avec plus d’attention que ses prédécesseurs, vers le nord, mais aussi vers le Maghreb.
43La principale curiosité de ce livre, relevée par nombre d’auteurs, est la brièveté de la description de l’Espagne, une terre natale que l’auteur n’a vraisemblablement jamais quittée, brièveté qu’il faut bien opposer à l’ampleur considérable des pages qu’il consacre à l’Afrique du Nord, lesquelles constituent la première et la principale de nos sources concernant le Maghreb médiéval87. Évariste Lévi-Provençal présente comme une évidence même l’idée que ces quelque trente pages traitant d’al-Andalus ne constitueraient que des fragments d’une plus vaste description, qui nous serait donc parvenue tronquée. Il ne faut certes pas maquiller en problématique ce qui peut-être n’est dû qu’aux lacunes des sources, mais le tableau très succinct que peint Bakrī de la Péninsule ne semble pas moins cohérent ou plus partiel que celui laissé par ʿUḏrī, dont on peut penser avec quelque argument qu’il est complet.
44La structure du chapitre relatif à l’Espagne musulmane est la suivante : introduction générale présentant les différents noms d’al-Andalus, le partage de Constantin, les montagnes de la Péninsule, sa forme triangulaire, l’exposé de ses ressources minérales, puis quelques récits concernant sa conquête par les Arabes. Suivent dix notices consacrées à des villes. L’éditeur du texte arabe, ʿAbd al-Raḥmān al-Ḥağğī, souligne le désordre des différents manuscrits que l’on peut consulter et propose l’agencement suivant : Tolède, Talavera, Tudèle, Barbastro, Barcelone, Cordoue, Séville, Algésiras, Mérida et Badajoz. Samia Bouamrane en revanche, en se fondant essentiellement sur les manuscrits conservés à Paris88, énumère l’ordre suivant : Cordoue, Séville, Algésiras, Mérida, Badajoz, Tolède, Talavera, Tudèle, Barbastro et Barcelone. Dans Identité andalouse, Gabriel Martinez-Gros a souligné combien la disposition proposée par Al-Ḥağğī était signifiante : il y a là « un étrange fil directeur des allitérations qui n’aura pas échappé au lecteur attentif, et qui est plus affirmé encore en arabe qu’en français : Tulaytala, Talabīra, Tutīla, Barbaštro, Baršlūna, Batalyus. Il semble que le hasard n’aurait pas si bien fait les choses89 ». La musicalité de la langue aurait-elle servi de fil directeur à l’agencement du discours géographique ? Ce n’est pas à exclure. Le plus important cependant à nos yeux reste l’existence d’un véritable prologue géographique, qui ouvre la description de l’Espagne, et qui a pour fonction essentielle de donner une image d’ensemble de ce territoire.
Une véritable conception du territoire
45Notre géographe, à l’instar de Rāzī, fait précéder sa description des villes d’Espagne d’une introduction générale, qui a pour but essentiel de doter à nouveau la Péninsule d’une unité géographique et historique, par-delà les divisions politiques du temps. Bakrī a donc une véritable vision du territoire andalou dans sa globalité90.
Une identité ancienne
46Le passage relatif aux noms successifs de la Péninsule témoigne d’une différence essentielle avec la géographie de ʿUḏrī : alors que ce dernier ne décrit l’Espagne que dans le but de montrer de quelle manière l’histoire des Arabes s’inscrit dans ce qui n’est qu’un cadre topographique, Bakrī réintroduit une histoire plus générale du territoire. Il écrit ainsi : « On rapporte que dans l’Antiquité son nom était Iberia, du nom du fleuve Èbre. Elle prit ensuite le nom de Baetica, du nom du Baetis, qui est le fleuve de Cordoue. Elle fut appelée ensuite Hispania, du nom de celui qui en fut le roi dans les temps anciens, Išbān. On rapporte aussi qu’elle doit son nom aux Išbān, populations qui habitèrent dans l’ancien temps les alentours du grand fleuve. Certains rapportent que son nom est en réalité Hesperia, qui vient de celui d’Hesperos, l’Astre rouge. Elle fut appelée ensuite al-Andalus, du nom des Andalīš qui la peuplèrent, selon l’information qui nous est parvenue91. »
47Nous avions déjà souligné, dans la seconde partie de cette étude, combien l’identité même de l’Espagne était déclinée à l’aide de ses fleuves, au sein de ce qui s’apparenterait presque à une longue généalogie de la Terre. C’est une identité ancienne (qadīma) et continue que Bakrī, renouant avec la démarche de Rāzī, emprunte aux textes antiques : Isidore de Séville écrivait déjà : Hispania prius ab Ibero amne Iberia nuncupata, postea ab Hispalo Hispania cognominata est. Ipsa est et vera Hesperia ab Hespero, stella occidentali dicta92. L’emprunt aux auteurs anciens est d’ailleurs parfois explicite ; Bakri cite nommément à plusieurs reprises Orose, le témoignage des Auctoritas donnant plus de poids au récit. Citer ces auteurs antiques contribue également à montrer l’ancienneté d’une terre désormais gagnée à l’Islam. Le lustre des civilisations passées n’oblitère en rien la grandeur du présent.
48Une identité ancienne, mais aussi une identité chrétienne. Bakrī se montre ici fidèle à l’enseignement de ʿUḏrī, respectant en cela l’un des grands lieux communs de la géographie arabe médiévale : le lien entre Antiquité et christianisme. C’est ainsi qu’il est le seul des géographes andalous à mentionner le partage attribué à Constantin dans son introduction93 :
« Al-Andalus fut délimitée par les Anciens de diverses manières. Constantin la divisa en six zones. Le premier district comprenait la ville de Narbonne, qui forme la limite entre le pays des Gaulois (Gāliyūš) et al-Andalus. Il rattacha à cette ville sept autres cités94 situées dans son voisinage : Béziers (Batarriš/Beterris), Toulouse (Tulyūša/Tolosa), Maguelonne (Maqalūna), Nîmes (Nūmshū/Nemauso), Carcassonne (Qarqašūna), ville dans laquelle se trouve l’église très vénérée par la population, Sainte-Marie-de-Grâce (Shant Marīya) : on y voit sept colonnes d’argent et, une fois par an, s’y déroule une fête religieuse à laquelle, de tous les pays, les chrétiens (ʿAğam) viennent participer ; entre Carcassonne et Barcelone, il y a une distance de vingt-cinq journées de marche95.
Le second avait pour centre Braga (Brāqara/Bracara) et comprenait les régions de Galice (Ǧilliqīya) et de Saldaña (Šaltāniya), c’est-à-dire le pays des fils de Gómez (Ibn Gūmiš). Constantin y adjoignit douze autres villes proches : Porto (Burtuqāl), Túy (Tūdā/Tude), Orense (Ūriya/Auria), Lugo (Lūqu/Luco), Britonia (Britāniya), Astorga (Ašturqa/Asturica), Saint-Jacques-de-Compostelle (Šānt Yāqūb), la ville dans laquelle se trouve l’église d’or où se déroule, une fois par an, une fête à laquelle on vient assister de France, de Rome et de tout le pays voisin. Ce district comprend aussi les villes d’Iria (Īriya), Bātaqa96, la Sierra (Šārra)97.
La troisième zone avait pour centre Tarragone et il y adjoignit les villes de Saragosse, Huesca (Ušqa/Osca), Lérida, Tortosa, Tudèle, toutes les provinces du pays du fils de Sancho (Ibn Šānjū), le pays de Pallars (Balyārish), Barcelone, Gérone (Jarunda/Gerunda), Ampurias (Anbūrish), Pampelune, Oca (Awqa/Auca), Calahorra, Tarazona et Amaya (Amāyā).
Le quatrième district a Tolède pour centre et se compose de vingt villes : Tolède, Oreto (Ūrit), Ségovie (Šaqūbiya), Ercávica (Arkabīqa), Guadalajara (Wādī al-ḥiğāra), Sigüenza (Šigūnsa), Osma (Ukšūma), Valence, Palencia (Balānziya), Orihuela, Elche, Játiva, Dénia, Baeza, Cazlona (Kastulūna/Castulona), Mentesa (Mantīša), Guadix, Baza, Huércal (de Almería) (Urš/Urci), qui est Pechina.
Le cinquième district avait pour chef-lieu Mérida, et comportait douze autres villes : Beja, Ocsonoba, Évora, Cintra, Santarem, Lisbonne, Coïmbre, Coria, Salamanque (Salmantiqa), Zamora (Sammūra), qui est une ville récente édifiée sur le chemin de Saint-Jacques98.
Le sixième district avait pour chef-lieu Séville, et comprenait en outre les villes de Niebla, Cordoue, Carmona, Morón, Marchena, Algésiras, Tākurunnā, Raiyo, Osuna, Ecija, Cabra et son territoire jusqu’à Pechina, Elvira, Jaén, M. ntīta99, Bāk. rta, Ubeda et Baeza100. »
49L’adoption par Bakrī de cette division attribuée à Constantin est étonnante à plus d’un titre. Elle ne figure pas dans la partie géographique de l’ouvrage de Rāzī, qui lui préfère la division classique en « deux Espagne », et ʿUḏrī ne l’évoque succinctement que dans la notice qu’il consacre à la région de Séville. Ḥimyarī, bien plus tard, n’y fera que quelques discrètes allusions.
50Ce partage attribué à Constantin reflète en réalité la délimitation territoriale qui prévalait en Espagne depuis le ive siècle et que reprirent les Wisigoths. Il s’agit là des six grandes provinces métropolitaines, la Narbonnaise ou Septimanie, la Gallecie ou Galice, la Tarraconaise, la Carthaginaise, la Lusitanie et la Bétique, chacune possédant ses cités et ses diocèses. Chaque province était gouvernée conjointement par un rector provinciae et un évêque métropolitain. Bakrī reprend donc fidèlement ce schéma lorsqu’il signale que la Bétique avait pour « capitale » Séville (il oublie cependant, ce qui est loin d’être anodin, que Cordoue jouait également un rôle important). La Carthaginaise était centrée autour de Carthagène (Tolède prend l’avantage sous les Wisigoths), la Lusitanie autour de Mérida, la Galice avait Braga, la Tarraconaise était administrée depuis Tarragone et la Septimanie depuis Narbonne. Ces provinces étaient elles-mêmes subdivisées en territoria, rassemblées autour de chaque centre urbain de quelque importance, qui correspondent aux villes citées par notre géographe. Bakrī cependant n’est pas le premier auteur andalou à ressusciter l’ancien partage attribué à Constantin ; celui-ci figure dans l’ouvrage de Rāzī, mais au sein de la partie historique, dans la notice consacrée au règne de cet empereur101. Bakrī pratique donc une compilation assez innovante en al-Andalus, qui consiste à nourrir le discours géographique de données puisées à de multiples sources, renouant ainsi avec la démarche initiée par les grands géographes orientaux du xe siècle. Le premier en al-Andalus, il élabore un véritable adab géographique.
51Pourquoi cependant recourir à une délimitation aussi périmée qu’anachronique ? Peut-être est-ce le plus sûr moyen de contourner les réalités géopolitiques de son temps. En 1068, alors que Bakrī rédige son ouvrage, les royaumes des Taïfas se sont partagé le territoire du califat. Rendre compte de cette multiplicité des pouvoirs, dans une description fidèle de ces différents États, serait prendre acte de la division de la Péninsule et de l’échec que celle-ci signifie.
52Reprendre la formule d’Orose et d’Isidore de Séville, que Rāzī a faite sienne dans le cadre de son introduction et selon laquelle il existe « deux Espagne », est tout aussi dangereux, alors que les avancées de la Reconquista posent de fait une Espagne chrétienne du Nord contre une Espagne musulmane, par-delà les divisions de chacun des camps. Le recours à l’antique est bien commode puisqu’il permet tout à la fois de transcender les aléas du temps et d’affirmer l’ancienneté de cette terre. L’allusion au partage de Constantin, mais aussi la généalogie des noms de l’Espagne sont révélatrices de ces paradoxes que nous rencontrons souvent : cette terre est très ancienne, fut païenne pendant très longtemps, coupable même de par sa participation au sac de Jérusalem, mais aussi chrétienne, comme en témoigne la référence au premier empereur chrétien ainsi qu’aux églises qui balisent certaines de ces zones. Elle n’est dès lors pas une terra incognita, à l’instar des pays de vieille culture sur lesquels s’épanouissent de nouvelles civilisations. Ce passé même permet à l’Histoire de se poursuivre.
53Comment ne pas comparer dès lors al-Andalus à cette autre très ancienne terre, dont le passé antéislamique est encore plus écrasant et d’où rayonne cependant le seul califat digne de ce nom en ce milieu du xie siècle : l’Égypte des Fatimides. Il semblerait que la seule notion capable de rivaliser avec celle, presque sacrée mais perdue, d’unité, soit celle d’ancienneté. Les éléments que nous avons jusque-là évoqués figurent dans l’introduction, mais l’introspection dans le long passé de la Péninsule se poursuit également tout au long des notices que Bakrī consacre à dix villes d’al-Andalus. Le géographe tente ainsi de préciser chaque fois qu’il le peut, avec un inégal bonheur, l’étymologie des noms de villes : « Cordoue » signifierait ainsi les « cœurs discordants » dans la langue des Goths, ou « cours l’habiter102 » ; « Séville » dérive d’Hispalis, mot latin qui peut se traduire par la « ville plate », ou la « ville étendue103 » ; le nom de Tolède proviendrait du latin « Tolato » qui signifie « ses habitants se réjouissent104 ».
54La référence au passé antique de certaines de ces cités ne s’arrête pas là et Bakrī introduit au cœur du discours géographique les multiples indications que Rāzī avait réservées à la partie historique de son ouvrage, inaugurant là un rapport nouveau entre histoire et géographie. Au sein de ces rubriques, l’Antiquité, païenne comme biblique, occupe une place prépondérante. Les notices consacrées à Séville, Mérida et Tolède sont à ce titre les plus édifiantes. Bakrī écrit ainsi à propos de Séville :
« C’est une ville ancienne de fondation antique. Les gens versés dans la langue latine disent que son nom d’Išbīliya provient du nom d’Išbālī (Hispalis), c’est-à-dire la “ville étendue”. On rapporte que son fondateur fut Jules César (Yulīš al-Qayṣar), et que ce personnage fut le premier à porter le titre de César. Voici ce qui l’incita à construire Séville : lorsqu’il entra dans al-Andalus et qu’il arriva sur ce qui allait être l’emplacement de la ville, il fut séduit par la beauté du site, la fertilité du sol et la montagne appelée Aljarafe (al-Šaraf). Il fit alors niveler au bord du Guadalquivir un espace sur lequel il bâtit la ville en la dotant de solides murailles de pierre. Au cœur de la ville, il édifia deux puissantes forteresses (qaṣaba) très solides et remarquables qui sont connues sous le nom d’al-Aḫawān (les “Deux Frères”). Il fit de sa fondation la métropole des chefs-lieux d’al-Andalus et lui imposa un nom dérivé à la fois du sien et de celui de Rome : celui de Rūmiyat Yūliš (Iulia Romula). Cette ville, depuis lors, demeura fort considérée chez les chrétiens (ʿAğam) : elle fut la patrie de grands personnages qui accédèrent à Rome. Ibn Waḍḍāḥ105 rapporte que la femme qui assassina Jean, fils de Zacharie (saint Jean-Baptiste), était de Séville, plus exactement du bourg d’Italica. D’après une autre tradition, la ville aurait été fondée par le César Octave106. »
55Le récit se poursuit par la longue évocation du destin d’Išbān107, dont Bakrī précise qu’il est fils de Titus, descendant de Tubal, fils de Japhet, et dont le principal fait d’arme fut la destruction de Jérusalem. Nous avons analysé, dans la seconde partie de cette étude, cet épisode et le lien qu’il implique entre l’Espagne et la Terre sainte. Rappelons qu’Išbān, qui incarne l’Espagne, a forcé les portes de la Ville sainte et a violenté les « héritiers des prophètes ». C’est la principale caractéristique de son identité. Bakrī précise même qu’Išbān a participé à la première destruction de Jérusalem avec Nabuchodonosor (en 586 av. J.-C. !) et à la seconde, en compagnie de Vespasien et d’Hadrien108 !
56Išbān en a rapporté un butin considérable au sein duquel se trouve la table de Salomon. Cet objet, hautement symbolique, est retrouvé des siècles plus tard par Tāriq b. Ziyād dans l’église de Tolède, et remis par les premiers conquérants de l’Espagne au calife de Damas. En rapportant la table de Salomon en Syrie, les musulmans effacent la forfaiture première accomplie par les païens. L’islam est le seul grand champion du monothéisme et la Péninsule, comme la table qui la représente, retrouve sa vraie place.
57Dans la notice consacrée à Mérida, Bakrī reprend une phrase de Rāzī stipulant que la ville fut l’« une des résidences des rois dans l’Antiquité109 ». Ce qui explique la présence de nombreux vestiges, et notamment des conduites d’eau qui parcourent encore la ville. Le géographe mentionne également une enceinte sur laquelle figure une inscription qui rattache, une fois encore, l’Espagne à la Terre sainte : « La ville était entourée d’un mur d’enceinte de douze coudées de largeur et de dix-huit coudées de hauteur. Sur la porte principale, on trouve l’inscription suivante : “En reconnaissance aux habitants d’Aelia (Jérusalem) qui participèrent à la construction de remparts de quinze coudées de largeur110”. »
58L’Espagne est donc liée aux lieux saints avant même l’arrivée des Arabes. C’est certes un cliché de la littérature arabe que de faire de l’anté-Islam le temps de l’Annonciation, mais c’est cependant à Bakrī, en al-Andalus, qu’il revient d’inscrire systématiquement ce genre de récit dans le discours de la géographie, au point de faire de certaines notices l’inventaire des traces du passé. Chaque lieu est ainsi solidement ancré dans une histoire, qui sert alors de fil directeur et de lien, qui rattache les villes les unes aux autres dans un destin commun, tout aussi sûrement que les routes et les itinéraires chez les autres géographes d’al-Andalus111. Nous mesurons là toute la distance qui sépare la géographie de Bakrī de celle de ʿUḏrī, laquelle n’avait pour seul but que de mettre en relief, au sens propre du terme, le cadre dans lequel l’histoire de la présence des Arabes s’était écrite. Devant le constat d’échec des Omeyyades, le géographe d’Almería minimisait les dégâts en mettant en avant la geste ininterrompue des Arabes.
59Bakrī va bien plus loin : il puise dans l’Antiquité les motifs qui servent à dresser une image de l’Espagne, enjambant sans vergogne ce qui n’est désormais plus que l’épisode omeyyade. L’adoption du partage de Constantin est alors le moyen le plus radical de rompre avec la très classique division du territoire qui prévalait au temps du califat et, partant, de gommer l’héritage des Omeyyades112. Il va sans dire que cette attitude est pour le moins étonnante, et ce d’autant plus lorsque l’on sait que les géographes postérieurs renoueront avec la sacralisation de la glorieuse dynastie113.
Bakrī et les Omeyyades
60Bakrī serait-il shiite, ou du moins de sensibilité shiite ? L’hypothèse est hasardeuse dès lors qu’elle s’applique à un lettré d’al-Andalus, mais séduisante dans la mesure où elle permet d’éclairer certains éléments de l’introduction. Le géographe fait ainsi référence à l’un des successeurs immédiats des compagnons du Prophète, qui prit part à la conquête de l’Espagne :
« Ḥanaš ibn ʿAbd Allāh ibn ʿAmr ibn Ḥanẓal ibn Nimr ibn Qīnān ibn Ṯaʿlaba ibn Tamīr al-Nisāʾī Abū Rāšid, originaire de Ṣanʿā en Syrie. On l’appelle Ḥanaš ibn ʿAlī, mais son vrai nom est ʿAbd Allāh. C’est lui qui a fondé la mosquée de Saragosse. Il était avec ʿAlī à Raqqa. Lorsque ce dernier fut assassiné, il se rendit en Égypte. L’emplacement de son miḥrāb ainsi que son tombeau, près de Saragosse, sont des lieux bien connus114. »
61Les principaux lieux de l’histoire sont ici déroulés : la Syrie, avec Ṣanʿā et al-Raqqa (Ṣiffīn), l’Égypte, puis l’Espagne. C’est faire de cette dernière terre l’ultime refuge. Ce ne sont cependant plus les Omeyyades qui viennent s’y mettre à l’abri, mais, très paradoxalement, leurs ennemis jurés, les partisans de ʿAlī. L’Espagne n’est donc plus intrinsèquement la terre des seuls Marwanides, même si elle conserve son statut d’asile. Elle s’oppose même parfois très clairement à eux, comme dans ce long passage sur Nuṣayr, le père du conquérant de l’Espagne, Mūsā115 : « Muʿāwiya avait nommé Nuṣayr, père de Mūsā, à la tête de sa garde. Nuṣayr refusa pourtant de combattre à ses côtés contre ʿAlī (Dieu l’agrée). Muʿāwiya lui demanda : “Pour quelles raisons ne m’as-tu point aidé à combattre ʿAlī ? Tu ne me remercies guère de mes bienfaits.” Nuṣayr répondit : “C’est que je sers un plus grand bienfaiteur que toi.” “Et qui donc ?” “Dieu Très-Haut”, répondit Nuṣayr116. »
62Bakrī prive même le récit de sa fin, celle qui voit Muʿāwiya courber la tête et reconnaître son erreur, et que nous compte Ḥimyarī117. Notre géographe n’exonère en rien la dynastie coupable. « Choisir contre le maître, vainqueur en Orient, l’affranchi, conquérant de l’Occident, ce n’est pas seulement rompre une fidélité “de clientèle” que la tradition arabe tenait pour sacrée, c’est aussi défaire l’unité d’une histoire que les générations précédentes, tout au service du califat, avaient laborieusement tissée, voire renoncer à l’essence singulière d’al-Andalus tant elle semblait liée à la singulière aventure des Omeyyades », écrit Gabriel Martinez-Gros118. Cette analyse éclairante sera notre fil directeur : pourquoi et comment Bakrī brise-t-il le lien entre al-Andalus et les Omeyyades ? Quelle autre « identité andalouse » cherche-t-il à édifier ? C’est au cœur des notices que consacre Bakrī à dix villes d’al-Andalus qu’il nous faut aller chercher la réponse.
63Les Omeyyades, selon la géographie d’époque califale, s’identifient avant tout à la maîtrise d’un territoire, contrôlé et balisé, conçu comme un tout dont les différentes parties, les provinces, sont reliées entre elles par des itinéraires et la mention des distances qui, dans ce cas présent, les réunissent plus qu’elles ne les séparent. Dans la géographie qu’élabore Rāzī, tout commence et finit à Cordoue, et les districts mis bout à bout dessinent un vaste cercle. Bakrī, en revanche, brise cette harmonie et, seul parmi tous les géographes andalous, n’indique jamais distances et itinéraires. La seule fois où il évoque la Péninsule dans son intégralité, c’est lorsqu’il mentionne le partage de Constantin.
64Les quelque dix villes qu’il cite sont présentées dans un désordre apparent qui ne doit rien à une quelconque logique de juxtaposition spatiale119. ʿUḏrī déjà avait opéré une rupture géographique en ne présentant que les principales des Taïfas « arabes », Bakrī est plus radical encore : il désarticule, démembre l’espace hérité du califat, en ne faisant émerger que quelques rares villes. Tout concourt donc à affirmer, comme l’ont fait É. Lévi-Provençal, Al-Ḥağğī et même, dans une certaine mesure, Gabriel Martinez-Gros, qu’il s’agit là d’une géographie tronquée ou absurde.
65Parmi ces dix villes, Cordoue. Bakrī commence sa description de la ville des Omeyyades en insistant sur l’origine non arabe de son nom : « On rapporte que Cordoue se prononce, dans la langue des Goths, « Corḏoba, avec un “ḏ” emphatique. Cela signifie les “cœurs discordants”. On rapporte aussi que son sens est “cours-y et habite-là”120. »
66On ne saurait signifier avec plus de clarté que l’identité de la ville ne se résume pas à l’évocation de la dynastie qui en fit sa capitale. Les Omeyyades ne sont pas pour autant écartés du portrait de la ville, mais ils sont neutralisés, statufiés dans les ors de leur grande mosquée. La quasi-totalité de la notice que consacre Bakrī à la ville est constituée de la description de cet édifice ; c’est alors l’occasion de dérouler la liste des souverains marwanides et de l’empreinte que chacun laissa : ʿAbd al-Raḥmān ibn Muḥammad a fait édifier, en 340/951, un nouveau minaret. Al-Ḥakam II (350/961-366/976) a agrandi la salle de prière de cent cinq coudées vers le sud, Muḥammad ibn Abī ‘ Amir, sur l’ordre de Hišām ibn al-Ḥakam (366/976-399/1009), a prolongé considérablement cette même salle de prière du côté est121. Bakrī reprend en partie les indications livrées par son maître, ʿUḏrī, mais il les enrichit et leur adjoint de nouvelles précisions. Ce tableau du monument phare des Omeyyades constituera par la suite l’un des plus puissants topoï de la géographie andalouse et tous nos auteurs reprendront après lui, avec force détails, ce morceau d’anthologie.
67Rāzī posait d’emblée Cordoue comme la ville du pouvoir122. Bakrī ne mentionne pas même l’existence de l’Alcazar et donne comme périmètre total de la ville (dawr fī kamālihā), le chiffre de trente mille coudées, ce même chiffre dont Rāzī assurait qu’il correspondait au développement des seules murailles du palais princier. C’est désormais à l’aune des dimensions de sa mosquée que Bakrī mesure la ville : « Le périmètre de la ville est de trente mille coudées. La longueur de la salle de prière de la grande mosquée mesurait au début deux cent vingt-cinq coudées, sa largeur d’est en ouest faisait cent cinq coudées123. »
68En remplaçant le palais par la mosquée, en évoquant non leurs règnes mais l’empreinte qu’ils laissèrent, Bakrī engage le long processus qui les fit oublier sans qu’ils ne cessent jamais d’être présents. Si la démarche initiée là devait s’avérer par la suite être une longue révérence à ce qui apparaît comme l’âge d’or, elle naît cependant d’une rupture radicale, presque iconoclaste. C’est cette rupture qu’incarne Bakrī.
69Une autre notice évoque les Omeyyades, celle consacrée à la ville de Badajoz : « Badajoz est de fondation moderne. Elle fut bâtie par ʿAbd al-Raḥmān b. Marwān al-Ǧillīqī, à la demande de l’émir Muḥammad, après l’avoir écarté d’Alanje. ʿAbd al-Raḥmān se réfugia alors en Galice dans la citadelle d’Arnedo. La paix fut conclue entre l’émir et ʿAbd al-Raḥmān, à la condition que ce dernier s’établisse définitivement à Badajoz. Cette ville était alors déserte ; ʿAbd al-Raḥmān la fit construire pour son compte. Après avoir consolidé son autorité sur la ville, il demanda au nouvel émir, ʿAbd Allāh, de doter la ville d’un statut légal et d’accorder à ses compagnons, les muwalladūn, leurs droits juridiques. L’émir accéda à sa demande. ʿAbd Allah signala enfin que sa ville manquait d’une grande mosquée, où l’on pouvait prier et invoquer son nom, mais aussi de bains publics pour garantir la propreté des nouveaux citadins. Les habitants étaient dans leur grande majorité d’origine rurale. Al-Ǧillīqī demanda à l’émir de lui envoyer des artisans pour construire la mosquée et les bains. Badajoz pourrait ainsi devenir l’égale des autres capitales de province. L’émir accorda tout ce qui lui avait été demandé124. »
70L’Omeyyade, Muḥammad Ier (852-886), puis ʿAbd Allāh (888-912), fait bien figure d’autorité suprême puisqu’il autorise, légifère, accorde. On prie en son nom et il va même jusqu’à envoyer les artisans nécessaires à l’édification d’une véritable ville musulmane, mais l’initiative revient au client, à l’indigène dont la famille s’est récemment convertie. Le bâtisseur est ici ʿAbd al-Raḥmān ibn Marwān le Galicien ; or nous avons vu qu’il s’agissait de l’une des prérogatives essentielles du pouvoir souverain. Ce n’est que sous la menace d’une perpétuelle rébellion que l’émir semble concéder, plus qu’il n’accorde pleinement, ces droits qui font du muwallad son obligé. Le rapport de force ne joue pas en faveur de l’Omeyyade. Celui-ci doit donc, pour consolider son pouvoir, déléguer la fonction du commandement, dans ce qui s’apparente à une véritable concession de fief, et s’appuyer sur ces grandes familles locales, indigènes, telles celles d’Al-Ǧillīqī ou d’Ibn Ḥafṣūn ; il doit même, du moins de manière symbolique, partager son identité arabe et musulmane. Gabriel Martinez-Gros a montré comment les Omeyyades cherchèrent à se protéger de l’accusation d’avoir épousé la terre d’Espagne et comment une part essentielle du socle sur lequel ils ont édifié leur légitimité repose sur l’idée qu’ils sont restés des exilés sur un sol étranger. En retour, tout un pan de la littérature andalouse, critique à l’égard des Omeyyades et représenté en géographie par ʿUḏrī, a montré comment le pouvoir central s’était appuyé sur les mawālī, et que les Arabes en furent victimes. Bakrī est trop original pour se situer exactement dans cette lignée. Il nous semble même que le sens de ce récit est sensiblement différent et que son propos n’est pas tant de stigmatiser la dynastie califale que de montrer qu’elle n’a pas l’initiative sur ce sol. Nous reviendrons sur ce point essentiel plus loin.
71C’est enfin, toujours aussi paradoxalement, grâce à un long récit consacré aux Omeyyades que l’on mesure leur absence : outre la mention des différents souverains à l’occasion de la description de la grande mosquée de Cordoue, Bakrī est soudainement prolixe lors de l’évocation du désastre de Simancas. On sait que cette défaite omeyyade, qui eut lieu en 327/939, fut particulièrement retentissante : les armées de ʿAbd al-Raḥmān III al-Nāṣir furent écrasées par Ramiro II, roi de León, et le calife lui-même n’échappa que de peu à la capture. Gabriel Martinez-Gros analyse longuement ce passage du récit de Bakrī et souligne à juste titre que, « s’il a, comme on peut l’en soupçonner, l’intention de flétrir la mémoire des Omeyyades, Bakrī touche juste en évoquant Simancas125 ». Non seulement Bakrī fait le choix de n’évoquer que ce désastre, parmi tous les événements qui firent l’histoire des Omeyyades en al-Andalus, mais l’endroit de son discours où il insère ce récit témoigne de la relégation qu’il réserve à la dynastie : Simancas est évoqué dans le très court chapitre consacré aux Galiciens126. Notre géographe semble donc faire fi des codes géographiques antérieurs et embrouiller comme à dessein le lecteur en « délocalisant » l’histoire des Omeyyades dans une Espagne résolument chrétienne. C’est une éclatante façon de signifier que, même au sein du discours de la géographie, les Omeyyades sont exilés. Ce n’est plus là une nouvelle hégire, tout juste une relégation dans les oubliettes de l’histoire. Que reste-t-il donc d’al-Andalus si Cordoue se résume à sa mosquée et si les califes ne sont évoqués que par le biais de leur défaite, dans le cadre d’un chapitre consacré aux Galiciens ? Il reste justement un territoire, dont l’identité forte et ancienne transcende ce qui n’apparaît guère plus que comme la parenthèse omeyyade.
Une description cohérente : le poids de la frontière
72Nous avons évoqué à plusieurs reprises le caractère déconcertant de la description que fait Bakrī d’al-Andalus : une trentaine de pages tout au plus, quelque dix villes décrites, dont certaines de peu d’importance, voire chrétiennes, comme Barcelone. É. Lévi-Provençal assure qu’elle est tronquée et Gabriel Martinez-Gros voit dans cette déconstruction du territoire l’indice de la négation des Omeyyades. Or, à y regarder de plus près, et il s’agit bien là d’un élément qui se donne à voir, le tableau élaboré par Bakrī est assez cohérent. Notre représentation de l’espace depuis le début de l’époque moderne est indissociable de la cartographie, alors qu’au Moyen Âge l’inventaire et la liste des noms de lieux remplissaient cet office127. Plaçons donc les villes citées par Bakrī sur une carte et observons le résultat. Al-Andalus est pour Bakrī un territoire où l’on combat pour la foi et un séjour en ribat128. Ce cliché, sans cesse repris depuis les grands traités de la géographie bagdadienne, trouve dans la géographie de Bakrī sa plus belle illustration. Si l’on reporte en effet ces dix villes sur une carte, leur agencement est loin d’être anodin : mises bout à bout, elles dessinent un arc de cercle, de Cordoue à Barcelone, ou plus justement d’Algésiras à Barcelone, qui se confond peu ou prou avec la frontière d’al-Andalus vers 1068, date de composition du Kitāb al-masālik wa al-mamālik.
73Si l’on exclut Cordoue et Séville, dont nous croyons comme Samia Bouamrane qu’elles figurent en tête de liste, incontournables références décrochées d’une quelconque logique spatiale, les lieux qui sont ensuite énumérés sont les suivants : Algésiras qui, comme Almería, est une borne maritime ; Badajoz et Mérida qui, depuis la chute de Coïmbre en 1064, sont les bastions avancés du quart nord-ouest d’al-Andalus ; Talavera et Tolède, dans la mesure où notre géographe rédige près de vingt ans avant la chute de l’ancienne capitale des Wisigoths entre les mains d’Alphonse VI de Castille (qui prend la ville en 1085) ; Tudèle, dont l’identité frontalière est très nette sous la plume du maître de Bakrī, ʿUḏrī ; Barbastro, dont la prise puis la perte par les chrétiens en l’espace de quelques mois préfigurent les grandes manœuvres de la Reconquista ; et enfin Barcelone, l’énigmatique car la chrétienne, seule ville nettement placée hors d’al-Andalus, sise de l’autre côté de la frontière, mais ville limitrophe par cela même.
74Si Dénia, Tortosa, Grenade, Valence ou Saragosse, les plus puissantes peut-être des villes de ce temps, ne figurent pas dans la description géographique de Bakrī, ce n’est donc peut-être pas en raison du caractère tronqué de l’ouvrage, mais tout simplement parce que ces villes se trouvent au creux du demi-cercle qui marque la limite d’al-Andalus. Le poids de la frontière est ainsi décisif dans la géographie de Bakrī. La très courte notice qu’il consacre à Talavera en témoigne : « Talavera est située à l’extrême limite de l’Espagne musulmane. C’est l’une des voies d’accès au pays des infidèles. C’est une ville ancienne construite sur le Tage129. » Il va de soi que ce portrait si bref ne vise pas à dresser le portrait d’une ville très secondaire, mais bien à baliser le territoire andalou sur ses marges, à en localiser les bornes. Le géographe insiste également sur le rôle frontalier de Tolède. Lui qui n’évoque jamais la situation d’al-Andalus par rapport à la géographie des climats, dans le cadre de son introduction, fait une exception majeure lorsqu’il précise que la ville « est située au commencement du cinquième des sept climats qui se répartissent sur le quart du monde habité. Elle est située à la limite de l’Espagne ; au-delà commence l’Espagne extrême (al-Andalus al-aqṣā)130 ». Tudèle se résume certes à sa femme à barbe et rien n’y est dit de son rôle stratégique, mais la mention de la ville est déjà signifiante au sein de cette géographie de la frontière.
75Quant au récit que notre géographe fait des différents sièges de Barbastro, il nous replonge de fait dans les péripéties des combats de cette zone de confrontation. Bakrī précise que la ville est l’une des villes principales (ummahāt) de la Marche par ses fortifications131. L’intégralité de la notice traite de l’un des premiers temps forts de la Reconquista : en 1064, quatre ans avant que Bakrī ne termine son ouvrage, la forteresse de Barbastro, située entre Huesca et Lérida, est prise par une armée chrétienne constituée de Francs et de Normands (Rudmānūn)132. Cette « croisade », impulsée par le pape Alexandre II, fait long feu puisque Barbastro est reprise quelques mois plus tard par le souverain de Saragosse, Ahmad b. Sulaimān Ibn Hūd. En dépit de cet épilogue heureux, le coup fut rude car il annonçait le basculement du rapport des forces entre les royaumes du Nord et al-Andalus. C’est ce qui fit dire à Ibn Ḥayyān, l’un des maîtres de Bakrī, que « la perte [de Barbastro] retentit comme un coup de tonnerre qui fit trembler la terre d’Espagne d’un bout à l’autre133 ». Bakrī fournit de nombreux détails sur le déroulement des opérations. Il précise ainsi que le siège dura quarante jours, que les assaillants étaient au nombre de quarante mille et que, parvenus dans la ville, « ils massacrèrent les hommes, emmenèrent en captivité un nombre considérable de femmes et d’enfants et choisirent parmi les captives cinq mille jeunes filles de grande beauté qu’ils offrirent au gouverneur de Constantinople134 ». Les chiffres sont bien sûr exagérés mais le symbole est fort. La situation est rapidement rétablie, grâce à une véritable mobilisation générale :
« Par la suite, Ahmad ibn Sulaymān ibn Hūd, gouverneur de Saragosse, reprit la ville avec l’aide des soldats des postes frontières et des alliés auxquels il fit appel, parmi les chefs andalous. Il s’empara d’un butin estimé à cinq mille esclaves environ, mille chevaux, mille boucliers ainsi que des vêtements de luxe et un riche butin. La prise de la ville se fit le 8 ğumādā I de l’an 457 (le 17 avril 1065). Après cette date, Ahmad ibn Sulaymān fut surnommé “le puissant, par la grâce de Dieu”135. »
76Les deux camps sont quittes, sommes-nous tentés d’écrire : la forteresse n’est pas perdue, le même nombre d’esclaves a été pris de part et d’autre, et l’importance du butin saisi par les musulmans répare en quelque sorte la férocité des chrétiens. Mais la menace de l’ennemi est désormais bien présente. S’il ne définit pas la frontière dans le cadre de l’introduction, Bakrī en fait donc l’élément central et ordonnateur de sa géographie. C’est faire preuve d’une grande lucidité politique : Bakrī est de tous nos géographes andalous le seul à regarder l’histoire en face. La réflexion géographique est ici indissociable de la conscience du présent, et Bakrī entretient moins que tout autre la fiction d’une géographie intemporelle. Il précise ainsi à la fin de son introduction : « La partie de l’Espagne occupée par les musulmans s’étend sur 300 parasanges de longueur entre Ocsonoba et Huesca, et 80 parasanges de largeur entre Carthagène d’Alfa et Fahmiyīn136 (Alfamin)137. » Ce qui correspond peu ou prou aux dimensions d’al-Andalus quelques années avant la chute de Tolède (1085), et juste après celle de Coïmbre (1064). Cette identité de la frontière ne se confond cependant pas ici avec la conception d’une île arabe, entre chrétienté et Maghreb, qui prévalait dans la géographie de Rāzī ou de ʿUḏrī.
Une autre identité andalouse
77L’absence des Omeyyades, la reconnaissance du poids acquis par la frontière, l’introduction fréquente de récits d’ordre historique dans le discours géographique, l’affirmation de l’ancienneté de l’Espagne concourent à donner une nouvelle vision de l’identité andalouse. Ce n’est plus seulement la terre des Omeyyades, ni même celle à laquelle les Arabes ont imprimé leur marque. L’Espagne est sous la plume de Bakrī un territoire à l’histoire et à la géographie complexes. Sur l’échelle du temps comme sur celle de l’espace, al-Andalus devient alors autre chose que l’île isolée, sise à l’extrême occident du dār al-islām, où les Omeyyades tentèrent de poursuivre une histoire initiée en Orient. C’est ce cadre jugé réducteur que Bakrī fait voler en éclats afin de lui substituer une tout autre profondeur spatiale et temporelle. Nous avons vu l’importance accordée à l’histoire ancienne de cette terre par Bakrī, reste à considérer la façon dont il tente de rattacher le territoire andalou à un espace géographique plus large.
La pièce d’un puzzle
78Il nous faut revenir aux prémices de ce chapitre, lorsque nous indiquions que l’ouvrage de Bakrī, tant par son titre que par son contenu, se rattache au genre des masālik wa al-mamālik. Il ne s’agit pas simplement d’une reprise d’un genre initié en Orient et enfin parvenu en al-Andalus après un décalage chronologique certain, mais d’une véritable vision de la place qu’occupe al-Andalus. Si ʿUḏrī avait déjà auparavant repris ce cadre d’une description de l’ensemble du dār al-islām, en rupture avec la seule description du territoire andalou qui prévalait au temps du califat, c’était pour mieux élargir le champ géographique et mettre en valeur la diversité des terres où évoluent les Arabes. Bakrī en revanche renoue littéralement avec la démarche des grands géographes orientaux du xe siècle, Muqaddasī et Ibn Ḥawqal, lesquels se proposaient surtout d’inventorier l’immensité des terres gagnées à l’Islam. Al-Andalus est alors la pièce d’un puzzle plus vaste. Sa frontière est nettement délimitée avec la chrétienté, par cet arc de cercle que dessinent les villes qu’il cite, mais ce n’est pas tant pour réaffirmer le caractère insulaire de la Péninsule, cette île arabe, que pour la rattacher peut-être à cet autre espace de l’Islam, le Maghreb, dont elle serait l’ultime prolongement.
79Bakrī en effet est essentiellement connu pour être le premier grand géographe à décrire dans le détail le Maghreb. Warrāq, certes, l’avait précédé dans cette voie, mais le but était alors de justifier les prétentions omeyyades sur cette terre que la dynastie andalouse disputait aux Fatimides138. Il y a avec Bakrī un basculement du rapport des forces entre l’Espagne musulmane et l’Afrique du Nord, que reflètent bien l’ordonnance de son ouvrage et le poids qu’il accorde à ce dernier espace. Le Maghreb n’est plus simplement le lieu où al-Andalus se prolonge en le dominant et en le disputant aux Fatimides, il devient le vivier de forces nouvelles ; une terre où l’islam domine nettement, un espace vaste dont désormais al-Andalus n’est plus, à son tour, que le prolongement. Un espace sûr et protégé au sud par les sables du Sahara qui forment comme un glacis139.
80C’est ainsi avec force détails que notre géographe décrit l’ensemble qui se déploie de l’Égypte jusqu’à l’océan Ténébreux. Notre propos n’est certes pas d’analyser les pages que Bakrī consacre à cet espace puisque seules les descriptions de l’Espagne retiennent pour l’heure notre attention. Il est cependant édifiant de comparer les différences de traitement que le géographe réserve à ces terres. Première constatation, la description que fait Bakrī de l’Afrique du Nord ressemble bien plus au portrait que dressait Rāzī de l’Espagne qu’à celui qu’il fait lui-même d’al-Andalus. Il suit des itinéraires, indique les distances, inventorie richesses et particularités.
81Un exemple, puisé parmi de nombreux autres, dans l’évocation de la zone frontalière entre l’Égypte et l’Ifrīqiya :
« De Qaṣr Abī-Ma’ād, on se rend à Al-Rimmada, petite ville située près de la mer et entourée d’une muraille. Elle possède une mosquée ğāmiʿ. Aux alentours se trouvent des jardins remplis d’arbres fruitiers de diverses espèces. Qaṣr al-shams, située à courte distance d’al-Rimmada, renferme une population peu nombreuse : on compte trentecinq milles entre Ḫarāʾib al-qawm et la ville d’al-Rimmada. De là on se rend à Ḫarāʾib abī Ḥalīma, forteresse encore habitée qui renferme un bazar et cinq puits. Il y a plusieurs citernes à quelque distance de la place. Ensuite vous arrivez à Qaṣr al-Rūm le “château des Romains”, édifice composé de plusieurs voûtes de briques et dominé par une montagne au pied de laquelle se trouvent quelques citernes. Le plus grand de ces réservoirs se nomme El-Muteffela. Arrivé ensuite à Wādī Maḫīl, la “rivière de Maḫīl”, vous trouvez un château qui renferme un ğāmiʿ et un marché bien fréquenté. Aux environs, on voit plusieurs citernes et étangs, mais pas une seule source d’eau. L’abondance règne dans cette localité et tout y est à bon marché. De là à Adjedabiya, on compte cinq journées140. »
82On jurerait qu’il s’agit là de quelque page d’Idrīsī ou de Rāzī : même souci du détail, mention des châteaux, des citernes, des productions agricoles et des marchés, et surtout description qui suit le fil d’un itinéraire. Force est de constater que cette manière d’écrire la géographie tranche avec celle adoptée lors de la description de l’Espagne. On mesure là la capacité de notre géographe à changer de registre lorsqu’il change d’objet d’étude : l’inventaire des particularités et des ressources d’une terre ayant déjà été dressé dans le cas de l’Espagne par Rāzī, il adapte son écriture et inaugure une nouvelle manière de faire de la géographie. Il reste en revanche plus « classique » lorsqu’il entreprend de décrire l’Afrique du Nord, car le champ des données la concernant n’est pas encore clos.
83Le portrait de l’Ifriqīya et du Maghreb ne se résume cependant pas à cette géographie presque descriptive et un peu sèche. Comme lors des pages consacrées à l’Espagne, le géographe ménage une place singulière à l’histoire et à ses traces. Il y est beaucoup question des premiers siècles de la présence de l’Islam et des dynasties qui se sont succédé. On ne saurait mieux signifier qu’il s’agit d’une terre où l’histoire de l’Islam se déploie, et l’on ne peut manquer d’établir une comparaison avec l’Espagne, enfermée dans son identité antique, espace des Rūm par excellence.
84Dans la description de l’Afrique du Nord, très peu de chose sur l’histoire antique, mais le long déroulement des péripéties qui voient l’Islam s’imposer. Le géographe mentionne ainsi les dures conditions imposées par ʿAmr ibn al-ʿAs, le conquérant de l’Égypte, aux habitants de Barca141 et de Tripoli142 : il exige des premiers qu’ils vendent leurs enfants pour s’acquitter de la capitation et réduit une partie des seconds en esclavage. ʿUqba ibn Nāfīʿ n’est pas plus magnanime : lorsqu’il conquiert la région de Waddān, il se saisit du roi de la contrée et lui coupe une oreille. « Pourquoi me traiter ainsi ? Les musulmans n’ont-ils pas fait avec moi un traité de paix ? » lui demande le roi. « C’est pour t’apprendre à vivre ; toutes les fois que tu porteras ta main à l’oreille, tu te souviendras et tu ne seras pas tenté de faire la guerre aux Arabes », lui répondit ʿUqba143. Il fait ensuite jeter à terre le roi de Ǧarma (l’ancienne Garama) et agit de même avec un autre souverain auquel il fait couper un doigt. À chaque fois la réponse est la même : il s’agit d’un avertissement pour étouffer toute révolte à venir.
85On se souvient que Bakrī n’évoque que rarement les épisodes de la conquête de la péninsule Ibérique, et l’on ne peut manquer d’établir une comparaison avec la façon dont il relate l’arrivée de l’Islam et des Arabes en Ifrīqiya et au Maghreb. Il s’agit, sur cette dernière terre, d’une politique autoritaire, de joug imposé, préalable essentiel à une implantation durable. Les conquérants arabes font ainsi table rase de tout passé et s’imposent, avec brutalité et en profondeur. En Espagne en revanche, l’identité ancienne, chrétienne et romaine, n’est jamais totalement masquée et resurgit dans chacune des pages de Bakrī. Au Maghreb, l’épisode de la résistance, vite évoquée, de la Kāhina et de Kusayla144 n’est que l’occasion de montrer que seuls les Berbères s’opposèrent aux Arabes. Il n’y a que quelques rares mentions de combats entre les conquérants et les Byzantins145 ; cette terre n’est pas, comme l’Espagne, partie intégrante du domaine historique des Rūm.
86Second élément, Bakrī reprend, en les garantissant par l’isnād, les traditions relatives à l’Ifrīqiya :
« Plusieurs docteurs rapportent la tradition suivante sous l’autorité de Sahnūn ibn Saīd146 et de Mūsā ibn Muʿāwiya, lesquels l’avaient reçue d’Ibn Wahb147, qui l’avait eue de Šoraḥbīl ibn Suwayd, qui l’avait entendue de la bouche d’Abū ʿAbd al-Raḥmān el-Djubbulī148 : “L’Envoyé, dit-il, fit partir une troupe de guerriers en expédition. Lorsqu’ils furent de retour, ils lui racontèrent que l’intensité du froid les avait beaucoup fait souffrir, et il leur répondit : ‘ Le froid est encore plus fort en Ifrīqiya, mais la récompense est plus forte aussi’.” […] ʿAbd al-Raḥmān ibn Ziyād ibn Anām rapporte cette parole : “La guerre sainte cessera partout et commencera de nouveau en Ifrīqiya ; les tribus de toutes les parties du monde se porteront en avant vers l’Ifrīqiya à cause de l’imam [qui y régnera] et du bas prix des vivres”149. »
87Nous sommes bien là en terre d’Islam ; l’histoire est garantie et le Prophète lui-même annonce le destin de ce territoire. L’Espagne ne peut se prévaloir d’une telle autorité : la seule tradition relative à la Péninsule que rapporte Bakrī est la suivante : « On rapporte que ʿUṯmān, ibn ʿAffān (Dieu l’agrée) écrivit à ceux qui allèrent conquérir l’Espagne : “Que la paix soit sur vous ! Quant à Constantinople, elle ne sera conquise qu’après l’Espagne. Si vous la prenez, alors vous serez associés à la récompense qui reviendra à ceux qui prendront Constantinople”150. » Point d’isnād, et l’auteur des propos est certes l’un des quatre premiers califes, mais il appartient au clan des Omeyyades. Le destin de l’Espagne reste, de plus, indéfectiblement lié à celui de Constantinople, dont elle n’est que l’avant-poste. L’Ifrīqiya en revanche est en elle-même une référence, et même le but ultime, au vrai sens du terme, puisque les peuples de l’Islam y convergeront.
88Troisième élément qui témoigne de la profondeur de l’empreinte que l’Islam a laissée sur ce sol : Bakrī dédie près de cinq pages à la grande mosquée de Kairouan. Comment ne pas les comparer à ce morceau d’anthologie qu’est l’évocation de la grande mosquée de Cordoue. Comme Ibn Ḥawqal avant lui, notre géographe met sur le même pied les deux villes, toutes deux capitales de l’Occident musulman, mais l’édifice de Kairouan fait plus que rivaliser avec celui de Cordoue, il semble, sous la plume de notre auteur, le surpasser en beauté et en prestige. Contrairement à ʿUḏrī, Idrīsī et Ḥimyarī, Bakrī est le seul des géographes andalous à ne pas faire de la grande mosquée de Cordoue le plus bel ornement du monde musulman ; il réserve cette appréciation à celle de Kairouan : « Toutes les personnes qui la voient n’hésitent pas à déclarer qu’il serait impossible de trouver ailleurs plus beau monument151. » Le jugement est d’autant plus piquant que Bakrī lui-même n’a jamais pu admirer de ses yeux l’édifice puisqu’il n’est jamais sorti d’Espagne. Le géographe insiste également sur l’ancienneté de cette mosquée, édifiée à l’origine par ʿUqbā ibn Nāfīʿ. La description du monument est, comme dans le cas de la mosquée de Cordoue, l’occasion de dérouler la liste des souverains qui contribuèrent à ses embellissements successifs. Il est intéressant de noter que, si l’édifice de Cordoue est l’œuvre des seuls Omeyyades, celui de Kairouan garde la trace de toutes les dynasties qui se sont succédées en Ifrīqiya. Loin de la continuité qui a prévalu lors des agrandissements de l’édifice emblématique de l’Espagne musulmane, c’est sous le signe de la rupture que fut transformée la mosquée de Kairouan. Bakrī précise ainsi que l’édifice élevé par Uqbā ibn Nāfīʿ fut détruit, à l’exception du mihrab, puis reconstruit par Hassan ibn al-Nu’mān152. Cette mosquée s’avéra vite trop petite et le calife de Damas, Hišām ibn ʿAbd al-Malik153, sur requête du gouverneur, fit agrandir l’édifice en permettant son extension dans un jardin que ses propriétaires durent alors vendre (Bakrī, qui n’omet jamais de critiquer les Omeyyades, précise que les gens très pieux refusent de prier en cet endroit de la mosquée, au motif que la vente fut obtenue sous contrainte).
89En 155/772, le nouveau gouverneur de la province, Yazīd ibn Ḥātim, nommé par les califes abbassides de Bagdad, fit raser l’édifice, toujours à l’exception du mihrab, et le remplaça par une nouvelle mosquée. Enfin, en 836, Ziyādat Allāh ibn Ibrāhīm, fils du fondateur de la dynastie aghlabide154, détruisit à son tour le lieu de culte. Il fallut toute la ruse d’un architecte pour conserver le mihrab édifié par ʿUqba ibn Nāfīʿ : il le dissimula dans un coffrage de marbre afin de le sauver de la destruction. « Jusqu’à nos jours, la mosquée de Kairouan est restée telle que Ziyādat Allāh l’avait laissée », écrit Bakrī155.
90Ces ruptures, ces perpétuelles reconstructions, qu’il faut bien opposer à la continuité architecturale de la grande mosquée de Cordoue, ne sont paradoxalement pas le simple signe d’une instabilité, mais bien celui de la richesse et de la profondeur de l’implantation de l’Islam en Ifrīqiya. L’Espagne, terre des Rūm où ne s’illustrèrent que les Omeyyades, n’est que la possession personnelle d’une famille et fait pâle figure aux yeux de Bakrī en comparaison de cette partie de l’Afrique du Nord où les reconstructions de mosquées sont comme la confirmation de l’implantation et de l’investissement des pouvoirs musulmans successifs. À chaque changement dynastique, l’Islam est encore plus fermement ancré, semble signifier Bakrī.
91Pour renforcer cette hypothèse, et ce sera le dernier élément de notre démonstration, signalons l’attention que prête notre géographe à la succession des dynasties musulmanes ainsi qu’à la diversité des pratiques de l’islam sur cette terre d’Afrique du Nord. Conquérants arabes, gouverneurs à la solde des Omeyyades de Damas puis des Abbassides de Bagdad, Aghlabides, Fatimides156 et Zirides à l’est, Idrissides à l’ouest sont les principaux héros de cette geste ancienne et ininterrompue que retrace Bakrī. Il n’hésite pas à narrer les principaux épisodes d’une histoire politique riche en événements. Kairouan, ainsi, ne se résume pas à sa mosquée, contrairement à Cordoue :
« Dans les temps anciens, la ville était entourée d’une muraille de briques, large de dix coudées, que Moḥammed ibn al-Ašʿaṯ ibn al-ʿUqba al-Ḫuzāʿī avait fait construire en 144 (761-762). Cet émir fut le premier général que les Abbassides envoyèrent en Ifrīqiya. […] En 209 (824-825), Ziyādat Allāh I, fils d’Ibrāhīm ibn al-Aġlab, abattit cette muraille parce que les habitants de la ville avaient pris part à une révolte. […] En 444 (1052-1053), al-Muʿizz le Ṣanhāğī157, fils de Bādīs et petit-fils d’al-Manṣūr, fit relever les murailles de Kairouan et leur donna une longueur de vingt-deux mille coudées158. »
92Les Fatimides sont également représentés en la personne de ʿUbayd Allāh, que Bakrī montre s’exclamant devant l’ingéniosité avec laquelle un réservoir de la ville avait été construit. Notre géographe, qui rédige son ouvrage en 1068, évoque même la ruine de la ville, survenue lors des invasions hilaliennes : « En l’an 452 (1060), la population de Kairouan fut emmenée en captivité, et la ville resta déserte ; on n’y laissa que les gens les plus pauvres159. » Il ne semble cependant pas s’appesantir sur le funeste sort de la ville et ne dit pas, comme pour Cordoue, que la ville est un champ de ruines où l’on n’entend désormais plus que les lamentations de ses habitants160. Kairouan n’est pas une exception et les descriptions des autres villes de l’Ifrīqiya et du Maghreb sont nourries de récits d’ordre historique mettant en scène la multiplicité des pouvoirs musulmans qui s’y sont déployés161. S’ils se succèdent parfois dans le fracas des armes, ils ne compromettent pas l’implantation de l’Islam. Face à la richesse du passé antique de la péninsule Ibérique, le géographe andalou oppose la profondeur de l’histoire musulmane du Maghreb.
93Or cette histoire, en Occident comme en Orient, est riche de controverses politico-religieuses, ce qui conduit Bakrī à s’intéresser de très près aux différentes sectes de l’islam. On mesure, une fois encore, son l’originalité : l’unité, notion tenue souvent pour sacrée et incarnée notamment en Espagne par les Omeyyades, semble parfois sous sa plume moins précieuse que la diversité. Celle-ci, loin de se confondre avec la division, peut témoigner de la richesse et de la pluralité des expériences qui mènent à la foi. Le concept d’unité, ou de consensus, est au centre de la pensée sunnite et l’on peut supposer que Bakri ait eu quelques sympathies shiites. Il signale ainsi, chaque fois qu’il le peut, les différentes interprétations de l’islam que l’on trouve au Maghreb et en Ifrīqiya. Il est ainsi question des kharidjites ibadites162, du soulèvement kharidjite commandé par Abū Yazīd, l’« homme à l’âne », en 332/336-943/947, lequel, peut-être en raison du soutien que lui apportèrent les Omeyyades de Cordoue, ne trouve cependant pas grâce aux yeux de Bakrī163.
94Le géographe évoque également le shiisme, incarné par les Fatimides, et même quelques sectes obscures, telle celle des Berbères barġawāṭa, dont la pensée complexe est nourrie de kharidjisme, de shiisme et d’éléments plus locaux. Ce mouvement voulut créer une nouvelle religion apte à fédérer les Berbères, sur une base confessionnelle plus qu’ethnique. Les Barġawāṭa eurent leur prophète, leur Coran en berbère, mais les emprunts qu’ils firent aux différents mouvements de l’islam témoignent, selon Bakrī, de ce que nous pouvons appeler leur acculturation. Il s’agit d’une volonté de se réapproprier l’islam tout en refusant de se soumettre aux prétentions dominatrices des Arabes. Ce ne peut être apparenté à une récusation de la religion musulmane164. Bakrī expose avec force détails ce foisonnement politico-religieux et l’on ne peut manquer de l’opposer au monolithisme d’une Espagne sunnite, trop longtemps identifiée aux seuls Omeyyades et contestée parce que fragilisée. Si notre auteur, qui signale cependant bien qu’il s’agit là d’une secte, expose avec tant de curiosité et d’intérêt ce qui s’apparente à des expérimentations locales de l’islam, comment ne pas s’interroger dès lors sur le regard qu’il porte sur les Arabes, tant au Maghreb qu’en al-Andalus ? Il semblerait que cette question soit l’une des clés qui permettent de mieux comprendre la pensée de Bakrī.
L’Islam contre les Arabes ?
95Rāzī avait édifié en son temps sa géographie sur l’existence d’un territoire unifié par la domination omeyyade. L’unité de l’espace était induite par le contrôle exercé par la dynastie califale, et l’Espagne faisait alors figure de réduction du dār al-islām. Qu’importait donc que cette terre fût éloignée du vieux cœur oriental de l’Islam, puisqu’elle était sous la coupe des plus purs d’entre les Arabes. ʿUḏrī avait remis en cause ce schéma et fait de l’Espagne musulmane une terre arabe, dont seuls quelques môles, détenus par des pouvoirs arabes, émergeaient. Bakrī se situe dans une autre perspective, comme l’a mis en valeur la comparaison des traitements réservés à al-Andalus et à l’Afrique du Nord. La succession des pouvoirs musulmans et la diversité des expériences de l’islam sur cette dernière terre semblent avoir aboli son identité ancienne et l’ont arrimée avec force au monde musulman. Al-Andalus, en revanche, reste ancrée dans son passé de terre des Rūm et l’on peut se demander si Bakrī n’en impute pas la responsabilité aux Omeyyades et, partant, aux Arabes.
96Son attitude à l’égard de ces derniers est pour le moins ambiguë : nulle fierté d’être arabe dans ses pages ; il ne nous dit rien des siens, qui régnèrent pourtant sur la petite principauté de Huelva-Saltès, attitude qui tranche avec celle de son maître, ʿUḏrī165. Au cours de la description de l’Afrique du Nord, il insiste sur la brutalité des conquérants, certes pour montrer qu’ils extirpèrent alors toute identité plus ancienne, mais sans passer sous silence les résistances berbères et les injustices commises par les nouveaux conquérants. ʿUqba ibn Nāfīʿ fait ainsi couper oreilles et doigts à des potentats locaux qui avaient pourtant embrassé l’islam. Notre auteur mentionne également avec une certaine minutie les zones peuplées par des Berbères, ainsi que celles où ces derniers coexistent avec des Arabes ; il réintroduit les populations au sein de cette géographie humaine sans hommes166.
97Il précise également que la ville de Waddān est sans cesse agitée par les troubles récurrents qui mettent aux prises deux tribus arabes, retranchées chacune dans un quartier bien distinct : l’une du Nord de la péninsule Arabique, et l’autre, originaire du Yémen167 : « La jalousie et l’inimitié que chacune de ces tribus ressent pour l’autre les portent très souvent à des actes de violence et de guerre168. » Il précise cependant qu’elles partagent une même grande mosquée, située entre les deux quartiers. Comment ne pas voir là une métaphore des Arabes, professant la même religion, mais incapables de s’unir ?
98Lorsqu’il décrit al-Andalus, une seule notice traite de la population locale, c’est celle consacrée à Badajoz. On y voit les mawālī demander l’autorisation à l’émir omeyyade d’édifier une mosquée et des bains, afin de transformer leur localité en une vraie ville musulmane C’est la seule construction de mosquée que mentionne Bakrī. Ont-ils l’initiative parce qu’il s’agit de leur sol, ou sont-ils plus à même de défendre l’islam que les Arabes, restés figés dans une identité de conquérants ?
99Bakrī, en ce sens, est bien un Andalou ; imprégné de l’appareil idéologique déployé par les Omeyyades, il ne peut s’empêcher de les identifier aux Arabes dans leur globalité. Poussé cependant par des sympathies peu « orthodoxes », il agrège à cette identification tout l’arsenal critique élaboré par les shiites et les Abbassides, et selon lequel les membres du clan d’Abū Sufyān, le puissant chef des Omeyyades au temps du Prophète, n’ont embrassé l’islam que bien tard, du bout des lèvres et par intérêt. Leur histoire est jalonnée des forfaitures qu’ils commirent contre la nouvelle religion, de l’hostilité manifestée à l’égard de Muḥammad, contraint dès lors de quitter La Mecque en 622, jusqu’au massacre de son petit-fils Husayn à Karbala en 680. Serait-il donc possible que Bakrī, tout à la fois dupe et pourfendeur de l’idéologie omeyyade, confonde Omeyyades et Arabes dans une même hostilité ? Il serait alors le seul de nos auteurs à adopter un tel point de vue.
100Comment interpréter cette attitude ? N’est-elle due qu’à une viscérale défiance à l’égard des Omeyyades ? Bakrī a en fait une réelle vision de l’histoire et une analyse lucide du monde de son temps. Le contexte est effectivement celui de l’émergence de peuples nouveaux dans les différents espaces du dār al-islām. Les Turcs seljukides, convertis à l’islam depuis peu, se font depuis 1055 les champions d’un califat abbasside bien affaibli. Chantres d’un sunnisme conquérant, ils font plier sous leur férule des pans entiers de l’Orient musulman. Lorsque Bakrī écrit, le sultan Alp Arslan (1063-1072) domine l’Irak et l’Iran.
101Dans l’occident du monde musulman, au Maghreb, apparaissent les Almoravides. Ce mouvement, qui affirme à la fois l’identité berbère et un fort rigorisme religieux malikite, s’impose progressivement aux tribus sahariennes, à partir de la prise de Sijilmassa en 1055, puis à l’ensemble du Maghreb extrême dans les années qui suivent. En 1068, date de rédaction du Kitāb al-masālik wa al-mamālik, leur chef, Yūsuf ibn Tašfīn, s’est imposé à la tête de la confédération almoravide, et la nouvelle de ses succès est certainement parvenue en al-Andalus, terre qu’il « annexe » à partir de 1090.
102Les Fatimides, à la tête du plus brillant califat du xie siècle, doivent en partie leurs succès aux Berbères kutāma, et ils traversent, en ce milieu du siècle, une grave crise : les différentes ethnies qui composent leurs armées se déchirent, les Zirides, en Ifrīqiya, rejettent leur tutelle et font proclamer la prière au nom du calife de Bagdad à partir de 1047, la Sicile est perdue en 1053 et une très grave crise de subsistance décime la population de l’Égypte pendant sept ans, de 1065 à 1072. La reprise en main du célèbre vizir Badr al-Ǧamālī n’intervient qu’à partir du 1073.
103Que dire enfin des Omeyyades, dont le califat est aboli en 1031 ? Sur tous les fronts, les Arabes sont relégués au second plan. La seule scène sur laquelle ils interviennent encore – et avec quels résultats ! –, c’est en Ifrīqiya, lorsque les Banū Hilāl et les Banū Sulaym déferlent, envoyés par les Fatimides pour punir les Zirides de leur défection. Si les historiens actuels tendent à minimiser les dégâts de cette « nuée de sauterelles » que stigmatisait Ibn Ḫaldūn, force est de constater que les équilibres anciens en furent bouleversés.
104La géographie de Bakrī, lorsqu’elle s’attache à la description d’al-Andalus ou de l’Afrique du Nord, n’accorde que rarement l’initiative aux Arabes. Mis à part les événements survenus lors de la conquête, ainsi que quelques allusions aux Fatimides, l’histoire que déroule Bakrī est celle des pouvoirs locaux : Aghlabides et Zirides en Ifrīqiya, Grecs et Romains, puis mawālī en al-Andalus. Les plus prestigieuses victimes de cette occultation sont les Omeyyades, auxquels Bakrī renvoie une dernière pique terriblement assassine lors de l’évocation des régions désertiques :
« Au-delà du désert des Zouila, et à quarante jours de marche de cette ville, est situé le pays des Kanem, race de Noirs idolâtres chez qui il est très difficile de se rendre. On assure qu’il existe dans cette contrée une peuplade descendue de quelques Omeyyades qui s’y réfugièrent à l’époque où leur famille fut en butte aux persécutions des Abbassides. Ils conservent encore l’habillement et l’usage des Arabes169. »
105Quand bien même il serait un peu forcé de voir en cette terre coupée du monde une métaphore d’al-Andalus, on peut toutefois constater que les Omeyyades sont éventuellement aptes à conserver les manières des Arabes, mais qu’ils ne sont guère les champions de l’islam !
106Bakrī est donc indéniablement le plus original de nos géographes, celui qui réussit à concilier les héritages de Rāzī et de ʿUḏrī, tout en étant foncièrement novateur et, de ce fait, lui-même abondamment recopié par la suite. Il a une véritable vision du territoire andalou et redonne à la Péninsule une identité géographique cohérente. Le plus intéressant reste la façon dont il mêle géographie et histoire. Celle-ci justement ne peut plus s’écrire de façon autonome, si ce n’est sous la forme désabusée d’un constat d’échec, à l’instar des Mémoires de ʿAbd Allāh de Grenade, mais Bakrī en fait la discipline reine de sa géographie car, le premier, il témoigne du fait qu’un sol est avant tout le lieu d’une histoire. Le passé, principalement, confère l’identité. L’Espagne est terre des Rūm, et elle n’est désormais plus que l’avant-poste de l’islam, d’où une identité essentiellement frontalière. Mais le passé antique de la Péninsule, en dépit de son poids, ne justifie pas tout. Les Arabes, incarnés par les Omeyyades qui se prétendirent toujours les plus nobles d’entre eux, portent la responsabilité de ce qui n’est pas encore un échec, en ce milieu du xie siècle, mais que Bakrī, en tournant résolument le dos à al-Andalus, pointe comme une altération. S’il ne fallait se fonder que sur sa description de l’Espagne, nous pourrions en conclure qu’il s’agit d’une géographie fondamentalement pessimiste, qui rejoint en ce sens certaines des grandes œuvres du xie siècle, dont celles d’Ibn Ḥazm. La géographie andalouse devra désormais tenir compte de ces intuitions funestes.
IDRĪSĪ, AL-ANDALUS ET L’OCCIDENT
« De Dyonisos à Apollonios, en passant par Alexandre et tous les récits grecs sur l’Inde depuis les Histoires d’Hérodote, une même bulle de savoir grec a recouvert ces espaces orientaux. […] Quand Apollonios, désireux de voir la marée de l’Océan, part pour l’extrême ouest de l’œkoumène, sur quoi tombe son regard, alors qu’il est dans la région de Gadès ? Sur un autel, en l’honneur d’Héraklès. Ce qui suffit à faire immédiatement surgir Géryon et ses bœufs. Dans cette direction, là aussi, le monde a été balisé par les Grecs. […] Tel est l’espace hétéroclite dans lequel Apollonios est censé se déplacer ! Il est composé tout à la fois de noms, villes ou contrées, bien réels, de morceaux d’espace d’époques différentes, visités ou traversés par des personnages, eux-mêmes de statuts et d’âges (héros mythiques, personnages historiques, contemporains) différents. Seul le parcours d’Apollonios peut, au moins le temps du récit, faire tenir ensemble ces fragments ou ces séquences hétérogènes qui, en bonne logique, ne sauraient s’emboîter les uns dans les autres. Comme Ulysse réunissait des espaces divers qu’il était seul à avoir parcouru tous170. »
107L’espace que décrit la géographie arabe ne se laisse pas découvrir au gré d’un parcours héroïque et mythique, celui d’Apollonios ou d’Ulysse, mais sa cohérence tient tout entière dans le fait que le récit relie les uns aux autres des espaces épars, des lieux divers, des civilisations distinctes, au sein d’un tableau global. Pour reprendre l’heureuse formule de François Hartog, une « même bulle de savoir », arabe désormais, recouvre ces espaces. Par le biais de l’écriture et de la description, le géographe s’approprie les territoires lointains et exotiques qui lui sont étrangers. Si Apollonios apprivoise ainsi le monde oriental, celui de la Perse et de l’Inde, la géographie arabe procède de la même démarche lorsqu’elle « dévoile » l’Occident. Le nom d’Idrīsī reste attaché à cette découverte, ou plutôt à cette redécouverte.
108Depuis le ixe siècle et les balbutiements de la discipline, les différents courants de la géographie arabe se sont tous intéressés à l’Occident latin, dans le cadre des premières descriptions du monde habité, puis dans celui plus restreint de la peinture du dār al-islām, dès lors qu’il faut en définir les limites et, partant, les adversaires. Le tableau qu’ils en dressent est cependant loin d’être exhaustif. C’est une zone peu connue, sans grand intérêt, moins merveilleuse que la Chine ou l’Inde, où l’on ne s’aventure guère. Les versants occidental et oriental de la chrétienté sont confondus en un vaste ensemble, celui des Rūm, héritier et prolongement de l’empire romain. L’Europe occidentale est plus spécifiquement décrite comme le territoire des Francs. C’est, sous la plume des géographes arabes, un pays de montagnes, de forêts et de fleuves, dont les habitants sont braves, habiles au commerce, sales et dépourvus de barbe. Leur pâleur excessive ainsi que la couleur délavée de leurs yeux, imputables au froid, sont caractéristiques des Ve et VIe climats où ils habitent171.
109Ces clichés, en l’absence d’informations plus complètes, sont repris par la plupart des auteurs depuis Ibn Rustah et Ibn Ḥawqal. Aucun cependant n’est capable de donner des sociétés européennes une vision cohérente et construite. Il s’agit tout au plus d’un exercice figé consistant en l’énumération de noms de peuples et de données, caduques pour la plupart. Ce désintérêt patent s’explique à la fois par un éloignement évident et par l’absence de voyages en Europe, alors que le commerce est le fait de marchands occidentaux, à la différence de ce qui se passe avec l’Inde ou la Chine. Unique exception : Rome, parce qu’elle est la métropole du christianisme, est abondamment décrite mais seules son histoire et ses merveilles sont dignes d’intérêt. Avec les croisades et la Reconquista espagnole, l’Europe occidentale acquiert une nouvelle place et, partant, suscite davantage de curiosité. En Orient, c’est aux chroniques, telle celle d’Usāma ibn Munqiḏ172, qu’il revient de décrire de façon minutieuse les Francs. Et quand, au détour d’un récit de voyage, ils sont évoqués, c’est parce qu’on ne peut les ignorer, comme dans la Relation de voyage d’Ibn Ǧubayr (1145-1217)173, un Andalou parti effectuer le pèlerinage en Orient à la fin du xiie siècle. Il est cependant fondamentalement différent de dresser un portrait des Francs installés en Orient et de décrire leurs terres originelles, sises de l’autre côté de la Méditerranée. C’est à la géographie arabe d’Occident qu’il reviendra d’esquisser ce nouveau tableau, d’inventer une géographie qui ne soit pas seulement une ethnographie sommaire, une liste de peuples. Idrīsī, bien plus que Bakrī, y joue un rôle déterminant.
110Abū ʿAbd Allāh Muḥammad b. Muḥammad b. Idrīs al-ʿAlī bi-amr Allāh al-Idrīsī est effectivement le premier géographe à décrire véritablement l’Occident174, lequel en a fait en retour son géographe arabe de prédilection, celui notamment dont l’œuvre a été la première traduite175. La vie de ce prince idrisside, que son ascendance rattache triplement au Prophète puisqu’il est dit Ṭālibī, ʿAlawī et Ḥasanī176, nous est toutefois mal connue. Il a certes fait l’objet d’une notice dans quelques dictionnaires biographiques177, mais force est de constater le relatif silence des textes à son égard. Celui-ci nous semble moins imputable, contrairement à ce que pensait Pons-Boigues178, au fait qu’il ait travaillé pour le compte de la monarchie normande de Sicile qu’à la très fréquente discrétion de ce type d’ouvrages à l’encontre des géographes.
111Les informations dont on dispose sont pour le moins confuses : Léon l’Africain179 le fait naître à Mazara, en Sicile, et précise qu’il serait mort en 516/1122-1123, ce que réfute Giovanni Oman180. Le baron Mac Guckin De Slane, traducteur des pages de Bakrī sur l’Afrique du Nord, avance une date de mort plus tardive : 1164-1165. On a longtemps pensé, à la suite de Michel Casiri, bibliothécaire de l’Escorial au xviiie siècle, qu’Idrīsī était né à Ceuta en 493/1100 et qu’il avait fait ses études à Cordoue, d’où le fait qu’il soit parfois appelé al-Qurṭubī181. Ṣafadī, qui composa un imposant dictionnaire biographique à Damas dans la première moitié du xive siècle, affirme lui que notre auteur serait le fils d’Idrīs b. Yaḥyā b. ʿAlī b. Ḥammūd et qu’il serait né en Sicile. César Dubler182 enfin propose comme date de naissance 1085 et pense qu’Idrīsī aurait quitté l’Espagne avant la prise de Saragosse par Alphonse Ier le Batailleur en 1118. Allaoua Amara et Annliese Nef ont fait récemment le bilan des informations dont nous disposons et s’appuient sur Ṣafadī pour avancer que le géographe serait né en Sicile183. Leurs arguments semblent particulièrement convaincants.
112Les seules dates attestées sont en fait celles fournies par Idrīsī lui-même : il affirme avoir été en Espagne en 510/1117, où il visite la fameuse caverne des sept dormants de Loja, et surtout il précise la date à laquelle il entreprend la composition de son ouvrage : en šawwāl 548/janvier 1154184. Il est alors établi à la cour du roi normand de Sicile, Roger II (1130-1154).
113Il est l’« homme d’un livre185 », le Kitāb Nuzhat al-muštāq fī-iḫtirāq al-āfāq, l’« Agrément de celui qui est passionné par la pérégrination à travers le monde », appelé également Kitāb Ruğār, le « Livre de Roger ». La collecte d’informations, dans les livres de ses prédécesseurs comme auprès de marins, de marchands et même d’envoyés spéciaux du roi Roger que le géographe aurait ensuite minutieusement interrogés, aurait nécessité une quinzaine d’années (1139-1154), et la rédaction se serait poursuivie sur près de trois ans. On ignore sa date de mort, peut-être intervient-elle vers 1167-1168. Si nous intégrons Idrīsī à notre corpus, en dépit des incertitudes portant sur sa biographie, c’est parce qu’il est à l’origine d’un véritable discours sur l’Espagne, écrit en Occident. Un discours moins original que celui de Rāzī, moins intéressant que celui de Bakrī, mais certainement plus complet, plus riche et plus exhaustif. Quelles sont donc les modalités de fonctionnement de ce discours ? Comment l’Espagne, dans sa diversité, s’insère-t-elle dans un Occident dépeint pour la première fois dans sa globalité ? Quelle est, dès lors, la perception du territoire andalou ?
Un livre et un corpus de cartes
114La grande originalité de cet ouvrage, si on le compare à ceux de Rāzī, ʿUḏrī, Bakrī ou Ḥimyarī, réside dans sa fonction : la Nuzhat al-muštāq se veut le complément ou, plus justement, l’accompagnement d’un support graphique, un planisphère en argent sur lequel aurait été gravée une carte du monde, dressée au préalable par le roi normand sur une tablette. Le prologue du livre explicite cette démarche :
« Roger [a voulu] connaître ses contrées suffisamment et exactement, en se fondant sur des connaissances certaines et éprouvées, alors que les dépendances de son royaume s’étaient étendues, que s’étaient multipliés les intérêts des gens relevant de son gouvernement et qu’étaient passés sous son autorité les pays italiens dont les habitants étaient soumis à son pouvoir et à sa puissance. Il a voulu connaître les limites de ces zones, leurs routes par terre et par mer, le climat dans lequel elles se situaient, les mers et les golfes qui s’y trouvaient. Cela, tout en prenant connaissance des autres contrées et pays des sept climats sur l’existence desquels ceux qui étudient ce sujet s’accordent et que les copistes et les auteurs fixent sur leurs ouvrages. Il a voulu savoir, pour chaque climat, la partie des contrées qu’il contient, qui lui revient et en relève. Il l’a fait en étudiant ce qui est dans les ouvrages concernant cette discipline et cette science, tels le Livre des merveilles d’al-Masʿūdī et les livres d’Abū Nasr Saʿīd al-Ǧayhānī, d’Abū al-Qāsim ʿUbayd Allāh b. Ḫurradāḏbih, d’Aḥmad b. ʿUmar al-ʿUḏrī, d’Abū al-Qāsim Muḥammad al-Ḥawqalī al-Baġdādī, de ḪānāḪ b. Ḫāqān al-Kīmākī, de Mūsā b. Qāsim al-Qaraḍī, d’Aḥmad b. Yaʿqūb, connu sous le nom d’al-Yaʿqūbī, d’Isḥāq b. al-Ḥasan al-Munağğim (l’“astronome”), de Qudāma al-Baṣrī, de Ptolémée al-Aqlūdī (Claudius) et d’Orose (Urusyūs) al-Anflākī (l’Antiochénien). Il n’y trouva pas tout clair, complet et détaillé, mais au contraire rapide. Il fit donc venir des gens versés dans cette discipline, il en discuta et commença à chercher avec eux. Mais il n’y trouva rien de plus que dans les livres cités. Constatant que la situation ne changeait pas, il chercha dans toutes ces localités et en fit venir des hommes expérimentés dans ce domaine et qui avaient l’habitude de s’y déplacer. Il les fit interroger par un intermédiaire ensemble, puis un à un. Ce qui lui paraissait établi par leurs dires et ce qui lui semblait vrai dans ce qu’ils rapportaient, il le considéra comme assuré et le retint. Il chercha ce en quoi ils différaient et le déclara nul. Il poursuivit ainsi pendant quinze ans environ, sans s’arrêter jamais d’étudier cette discipline, de faire des recherches et de vouloir établir la vérité à ce sujet, jusqu’à ce qu’il ait obtenu ce qu’il voulait. Ensuite, il désira s’assurer de l’exactitude des données sur lesquelles concordaient les individus susmentionnés à propos de la latitude et de la longitude des différents pays. Il se procura une tablette pour dresser une carte et il commença à vérifier, petit à petit, ces données à l’aide de compas en fer et en tenant compte des observations qu’il avait tirées des livres cités et des informations qu’il avait retenues lorsque les auteurs divergeaient. Il appliqua son attention à l’ensemble de ces données jusqu’à ce qu’il établisse la vérité. Il ordonna alors que l’on fondît pour lui une sphère précise, énorme et immense, en argent pur. Elle pesait quatre cents livres italiennes, chacune d’elle équivalant à cent douze dirhams. Quand ce fut fait, le roi ordonna aux artisans d’y graver une représentation des sept climats, avec leurs contrées et leurs pays, leurs côtes et leurs campagnes, leurs golfes et leurs mers, leurs cours d’eau et l’embouchure de leurs fleuves, les zones habitées et les zones désertes, toutes les routes fréquentées qui relient ces contrées entre elles, avec les distances en milles, les itinéraires fréquentés et les ancrages connus. Cela en suivant le modèle que Roger avait fourni aux artisans sur la tablette où il avait dressé une carte. Ils ne laissèrent rien de côté et ils menèrent à terme cette réalisation et cette représentation conformément à ce qu’il avait tracé pour eux. Ils composèrent également un livre qui suivait ces illustrations et figures, sauf que le roi y ajouta la description des conditions propres aux différentes contrées et terres, regardant leur nature organique et inorganique, les lieux, leur configuration, leurs mers et leurs montagnes, les distances, les espaces cultivés, les récoltes, les types de construction, les spécialités et les disciplines qu’on y pratique, les produits fabriqués qui s’y vendent, les marchandises qu’on y importe et qu’on en exporte, les merveilles qui sont relatées et qui sont attribuées à ces zones. Cela en mentionnant dans quel climat ces choses se trouvent et en décrivant les habitants, leur apparence, leurs mœurs, leurs coutumes, leurs costumes et habits et leur langue. Enfin, il ordonna que ce livre s’intitulât Divertissement pour celui qui désire parcourir le monde, ce qui fut fait au cours de la première décade de janvier, qui correspond au mois de šawwāl de l’année 548H (1154). J’obéis donc à ces ordres et suis les grandes lignes dégagées par le roi186. »
115Même si l’authenticité de ce texte est sujette à caution187, il faut en reprendre les principaux arguments car ils sont un témoignage irremplaçable sur les modalités d’élaboration du livre et les rapports qui lient celui-ci à la carte. La minutieuse collecte d’informations, menée sur près de quinze ans dans les livres de géographie comme auprès de voyageurs et de connaisseurs du terrain, le tri rigoureux entre l’improbable et le véridique donnent donc naissance dans un premier temps à une représentation graphique, celle que le roi Roger, ou le géographe, qu’importe, dresse sur une tablette. La carte est ainsi présentée comme le moyen par excellence de vérifier la recevabilité des renseignements rassemblés, grâce à ce « regard zénithal et froid188 » qu’elle pose sur le monde : si les coordonnées en latitude et en longitude concordent, si les différents lieux peuvent s’agencer de manière harmonieuse, on est alors dans l’établissement de l’authentique. Idrīsī pose donc que la carte est première et il justifie son existence en raison de l’impuissance des ouvrages antérieurs à rendre compte de la diversité et de la complexité du monde. À partir de cette carte, une sphère en argent fut exécutée par les meilleurs artisans189.
116Le livre vient dans un second temps. Il accompagne le globe terrestre et reprend en partie les renseignements que ce dernier présentait à la vue, en leur adjoignant quelques indications relatives aux activités et aux coutumes des différentes populations190. Il renforce même la prééminence du support graphique puisqu’il contient, à la fin de chaque chapitre, la carte correspondant à l’espace décrit. Ce sont ainsi quelque soixante-dix cartes qui viennent s’insérer au sein de l’ouvrage, illustrant les dix sections (ğuzʾ) que comporte chacun des sept climats du monde. Elles sont toutes de même format, donc d’échelles différentes puisque les climats ne sont pas d’égales dimensions191.
117Pourquoi cette double représentation graphique ? Pour quelles raisons adjoindre à la sphère des cartes ? Si la mappemonde offre au regard un monde étalé et maîtrisé, elle ne peut égaler les cartes à grande échelle dans leur capacité à rendre compte des détails et des particularités d’espaces plus restreints : « Entre un regard si aérien qu’il en perd le détail du monde et une myopie qui s’y plonge non sans délectation, l’opposition semble irréductible », écrit Christian Jacob192. Idrīsī combine les deux démarches en alliant la sphère et les cartes partielles, fragments d’une mappemonde qui témoignent, à leur échelle, d’une véritable vision globale même si l’on ne peut les mettre bout à bout193. Ces cartes cependant ne se laissent découvrir qu’au fil du livre, auquel elles rendent toute sa place.
118Celui-ci est bien plus que le catalogue de ce qui ne peut figurer sur le dessin194. À l’instar de ces prédécesseurs, c’est bien un ouvrage de géographie qu’écrit Idrīsī, un ouvrage qui livre une vision du monde, fragmentée comme les cartes qui y figurent, et qui se dévoile au rythme de l’écriture. Peut-être faut-il ajouter, pour justifier une fois encore l’existence du livre, la conscience que devait avoir notre géographe de la plus grande pérennité de l’ouvrage par rapport au support graphique. On sait que les cartes de Ptolémée furent très tôt perdues et qu’on ne put les reproduire, au cours de l’histoire, que grâce aux coordonnées qui figuraient dans le texte du géographe195. Il n’empêche que cette dualité, complémentarité sinon effective, du moins revendiquée, constitue une exception dans le champ d’un savoir géographique dont le propos n’est plus guère, depuis le ixe siècle, de cartographier l’information196.
Le quadrillage du monde
119Si le principe de la division du monde en sept climats, grossièrement parallèles à l’équateur, est une évidence pour tout géographe qui maîtrise ses classiques grecs et arabes, l’éternel problème posé par le calcul des longitudes, qui agitait déjà Ératosthène de Cyrène au iiie siècle avant notre ère ainsi que Ptolémée, cinq siècles plus tard, a amené une géographie arabe de moins en moins soucieuse d’astronomie à délaisser la segmentation Est/Ouest du monde.
120Muqaddasī et Ibn Ḥawqal décrivaient certes l’ensemble du dār al-islām, de la Transoxiane et du Sind à l’est jusqu’au Maghreb et à al-Andalus à l’ouest, mais tous deux suivaient des itinéraires, des routes qui s’interrompaient parfois brutalement, au sein d’un tableau d’ensemble qui ne s’apparentait guère à un quadrillage du monde197. Idrīsī, en dotant chacun des sept climats de dix sections ou compartiments, en fait pourtant l’un des principes ordonnateurs de son ouvrage. Cette compartimentation de l’espace selon des principes mathématiques est bien plus qu’une simple reprise du modèle de la ṣūrat al-ard, cartographie sommaire caractéristique du ixe siècle et encore fortement imprégnée de l’héritage de la géographie antique198. C’est une nouvelle vision de l’œkoumène qui combine division astronomique et volonté de coller aux réalités du terrain, ce que Christian Jacob nomme l’« exigence de l’ordre et la réalité du désordre199 ». Il s’agit selon lui de deux épistémologies à l’origine différentes, qui vont progressivement devenir compatibles, probablement sous l’influence du développement de la cartographie nautique : le marin doit pouvoir avoir une vision d’ensemble, mais aussi le détail du tracé des rivages, dans une véritable articulation entre le général et le particulier. La mutation est donc particulièrement nette en ce qui concerne la définition des limites entre terre et mer. Signalons à ce titre que les cartes d’Idrīsī retranscrivent essentiellement une géographie côtière et qu’elles sont légèrement antérieures aux portulans établis pour renseigner les navigateurs200. Les schémas géométriques et métaphoriques de la géographie antique, où « le tracé possible suppléait les lacunes du savoir201 », vont peu à peu évoluer vers un graphisme plus précis, rendant compte de la topographie et de la chorographie. Le rapport cependant entre ordre et désordre est dialectique : épouser les réalités du terrain exige plus de minutie que projeter simplement une image mentale symbolique. Le quadrillage est l’une de ces techniques qui permettent, par la segmentation de l’espace, de conjuguer vision d’ensemble et délimitation précise.
121Christian Jacob, qui laisse hors de son champ d’étude la cartographie arabe, situe chronologiquement ce « renversement » au cours de la Renaissance. Force est de constater qu’Idrīsī devance largement les mutations de la cartographie européenne, continuatrice d’un héritage grec découvert tardivement202. Son quadrillage exemplaire et systématique contribue à instaurer un ordre géographique, un principe ordonnateur qui permet d’envisager le monde. Il permet, comme les routiers, les masālik wa al-mamālik, d’engranger toujours plus de lieux et de toponymes, d’une façon cumulative, dans les cases qui constituent les différents tiroirs de la connaissance. Au sein de cette armature géométrique, les lieux deviennent des points solidement ancrés dans un cadre bien délimité : « Avant l’avènement de l’imprimerie, ce dispositif où des listes de positions accompagnaient un cadre géométrique abstrait était un moyen intelligent de stabiliser la carte et de la protéger des déformations qui pouvaient l’affecter au cours de la transmission manuscrite203. »
122Le principe du quadrillage est de mettre à égalité tous les espaces qu’il intègre et délimite, puisqu’il repose sur la répétition des mêmes segments, au sein d’un tableau homogène, uniforme et cohérent204. Cela n’en fait pas pour autant une construction « objective », tant il est vrai que toute réalisation cartographique reflète la vision dominante qui prévaut alors205. Nous retrouvons là l’épineux problème que pose la définition d’une zone centrale dans la géographie d’Idrīsī. Deux thèses s’affrontent : celle de la « centralité sicilienne », défendue par Henri Bresc et Annliese Nef206, et celle d’une division du monde qui privilégierait le dār al-islām, étalé sur les IIe, IIIe et IVe climats, et que propose Gabriel Martinez-Gros207.
123Dans l’introduction de leur ouvrage intitulé Idrīsī. La première géographie de l’Occident, Henri Bresc et Annliese Nef soulignent l’ampleur des pages consacrées à la Sicile, une terre où réside alors le géographe et où il rédige son traité dédié au roi normand Roger II. « Une carte de l’île sur laquelle on rapporterait les informations d’Idrīsī montrerait l’intensité de son savoir : il exprime une centralité politique qui n’a rien à voir avec la place de l’île dans la géométrie des climats. Il se fonde sur une connaissance parfaite des pays et concorde avec la documentation écrite du xiie siècle, pour la Sicile orientale particulièrement. Le texte exalte la fertilité des terres, l’abondance des eaux disciplinées, l’équilibre des religions et la paix, sous la discipline d’un roi sévère, l’ouverture aux commerces de toutes les parties du monde208. »
124L’argument essentiel est, on le voit, l’exceptionnel volume des connaissances rapportées à propos de la Sicile. C’est postuler que l’accumulation d’un savoir concernant un lieu équivaut à le rendre central. Les grands traités de la géographie arabe classique, ceux rédigés en Irak au xe siècle et qui font encore figure de modèles à l’époque où Idrīsī écrit, ignorent en grande partie cette argumentation. Il n’est qu’à voir la place qu’accordent Muqaddasī ou Ibn Ḥawqal à Bagdad, portion bien congrue en regard de l’histoire et de l’importance de cette capitale califale. Ces deux géographes, dont André Miquel pense qu’ils sont shiites, ne s’étendent guère plus sur la description du Caire. La seule exception est constituée par les villes saintes d’Arabie, en raison d’un poids religieux qui leur permet de transcender la classique division entre un Occident arabe et un Orient persan. C’est en règle générale l’ensemble du IVe climat, celui qui rassemble peu ou prou les plus importantes terres de l’Islam, qui fait figure de centre étiré.
125Lorsque Bakrī décrit longuement et minutieusement le Maghreb, ce n’est pas tant parce qu’il considère qu’il s’agit là d’un nouveau centre du monde que parce qu’il est attentif aux bouleversements géopolitiques dont il est contemporain. Il nous semble qu’Idrīsī agit de même : il compense le désintérêt patent de la géographie antérieure qui n’avait guère été prolixe sur la Sicile, à l’exception de celle d’Ibn Ḥawqal, tout en prenant acte de l’important rôle joué désormais par la monarchie normande en Méditerranée. Certes, la Sicile occupe une place importante dans la géographie d’Idrīsī, mais c’est parce qu’il comble une lacune, comme les géographes bagdadiens l’avaient fait pour l’Orient, comme Rāzī l’a fait pour l’Espagne, ou Bakrī pour le Maghreb.
126Gabriel Martinez-Gros se fonde sur le canevas que dessine le quadrillage pour refuser la centralité sicilienne : l’île se trouve effectivement dans la seconde section du IVe climat, c’est-à-dire hors d’un hypothétique centre, celui qui délimiterait un Orient d’un Occident, au cœur d’un climat médian. Car de centre, il n’y en a pas au sein de cette géographie qui détermine un nombre pair de sections méridiennes ; il n’existe qu’une ligne symbolique, celle qui sépare la cinquième section de la sixième. Gabriel Martinez-Gros en déduit qu’Idrīsī continue de se situer dans une géographie des climats, celle-là même dont le propos essentiel est de distinguer les zones où l’Islam est chez lui (IIe, IIIe, et en partie le IVe climat) des autres.
127Idrīsī cependant, toujours selon Gabriel Martinez-gros, est à l’origine d’une innovation importante : au sein de l’Occident qu’il délimite et qu’il dépeint le premier dans sa quasi-globalité, la division en sections met en évidence l’importance de la Méditerranée, mais aussi son caractère frontalier. Elle est ainsi un no man’s sea209, dont les rives séparent plus qu’elles ne réunissent puisque désormais le monde méditerranéen est divisé en quatre : rive nord et rive sud, Méditerranée orientale et occidentale. La division Nord/Sud distingue classiquement l’islam de la chrétienté, mais chacun de ces blocs est présenté dans sa diversité grâce à la segmentation méridienne : le Maghreb et l’Ifrīqiya se sont détachés de l’Égypte210, les Francs portent dorénavant plus haut le flambeau du christianisme que les Byzantins. Il s’agit là d’une très notable prise en compte des changements géopolitiques qui prévalent en ce milieu du xiie siècle.
128Ces deux interprétations de la géographie d’Idrīsī s’excluent donc puisque l’une, la première, fait de la Méditerranée le « lieu d’une synthèse entre deux mondes dominés par une monarchie sicilienne œcuménique211 », tandis que l’autre en fait au contraire un espace de confrontation. Il ne nous appartient guère de trancher en faveur de l’une ou de l’autre dans la mesure où nous n’étudions de ce texte que les seules pages traitant de la péninsule Ibérique. Il nous semble cependant que ces deux thèses convergent sur un point : elles veulent faire dire à l’auteur ce qu’il se garde bien de formuler212.
129Rien n’aurait été plus facile que d’écrire l’histoire et la géographie de la Sicile, et de faire connaître au roi Roger l’étendue de ses seules possessions, mais ce n’est pas ce que fait Idrīsī213. Il aurait également pu, pour défendre au mieux les intérêts de l’Islam, se cantonner dans une classique géographie des climats, en inventoriant ces terres qui sont ou qui ont été musulmanes, au nombre desquelles on trouve la Sicile, et en effleurant simplement de sa plume l’Occident latin, frontière incontournable. Ḥimyarī, au xive siècle, peut ainsi continuer à décrire une al-Andalus perdue. Une fois encore, ce n’est pas ce que fait Idrīsī. En faisant le choix d’adopter le principe de la grille, pourtant tombé en désuétude depuis bien longtemps, Idrīsī récuse l’idée même de centralité géométrique, tout autant qu’il prétend transcender la géographie des climats. « Le message explicitement produit par cette rhétorique de la grille [est] d’occulter les clivages qualitatifs au sein de l’ordre universel de la géométrie », écrit Christian Jacob214. Peut-être notre géographe n’y arrive-t-il pas, ce qui est fort possible, mais alors il faut préciser le hiatus qui sépare les intentions de la réalisation, afin de mieux comprendre le projet affiché dans lequel lui-même veut s’inscrire.
130Comment expliquer dès lors ce parti pris, archaïque ou novateur, de quadriller le monde, d’imposer un ordre rationnel et géométrique ? Nous pensons qu’il s’agit là d’une véritable grille de lecture du monde, permettant de dépasser les désordres de la toponymie, mais aussi de l’histoire. Idrīsī est contemporain d’un monde en mutation, dont les limites anciennes, celles que décrivait la géographie de l’âge d’or du califat, ont profondément évolué. De par ses origines familiales, de par ses études et sa maîtrise du savoir, il aurait dû être l’un de ces lettrés qui par leur présence illuminent la cour d’un grand prince musulman. Les aléas de l’histoire en ont décidé autrement. Il écrit à la cour d’un roi chrétien, mais le fil directeur qui le rattache à ses prédécesseurs bagdadiens, égyptiens, cordouans ou persans, c’est qu’il est le dépositaire d’un savoir dont il est essentiel qu’il continue à s’écrire. Voilà la plus grande fidélité d’Idrīsī ; elle est plus forte que celle que l’on témoigne à un roi, et peut-être à une religion. Les ouvrages qu’il cite dans son prologue sont tous de langue arabe, à l’exception de ceux de Ptolémée et d’Orose, digérés depuis bien longtemps par la science de l’Islam. Le kitāb a été rédigé en arabe, et Annliese Nef pense qu’il ne fut pas traduit en latin dans la mesure où il n’y a jamais eu de fusion linguistique entre les trois langues reconnues par l’administration royale normande215.
131La géographie arabe doit se perpétuer. Lorsque Muqaddasī ou Ibn Ḥawqal, au xe siècle, continuaient à dépeindre le monde musulman dans sa globalité, au moment même où l’unité politique avait fait long feu, c’était en partie pour insister sur l’unité de culture, de foi, de langue qui continuait à unir les morceaux épars du dār al-islām216.
132Idrīsī procède, deux siècles plus tard, d’une démarche analogue, à cette différence près que, dans cette partie du monde, après le naufrage des constructions politiques, du commerce et de la religion musulmane, c’est la science arabe seule qu’il reste encore à sauver. Il est impératif que cette « bulle de savoir » arabe continue à recouvrir ces espaces où l’Islām n’est plus prédominant. Qu’importe donc l’endroit d’où la géographie arabe s’écrit dorénavant puisque, comme le califat, elle est universelle, l’essentiel est qu’elle perdure, qu’elle continue à envisager le monde.
133Elle ne peut cependant plus s’écrire de la même manière car, pour lui conserver sa crédibilité, il faut l’adapter aux nouvelles réalités. C’est ce que fait Idrīsī lorsqu’il renoue avec l’antique démarche de la description de l’ensemble de la Terre habitée et qu’il ménage au sein de celle-ci une place de choix à l’Occident latin. Il lui faut cependant utiliser de nouveaux outils, afin de procéder à l’opération préalable à toute géographie, celle qui consiste en la délimitation des espaces. La grille lui permet d’établir une « relation mathématique à la réalité217 », par la grâce de lignes théoriques qui, comme les méridiens ou les lignes de rhumb218, ne correspondent à aucune délimitation héritée de l’histoire. Dans un monde, celui de la Méditerranée, où les repères politiques ont changé, l’astronomie est un recours pratique. Il va de soi que cette intention peut tout à fait rester lettre morte, mais il était nécessaire de la présenter au préalable. Délaissons maintenant la grille et les cartes et plongeons-nous dans les pages qu’Idrīsī consacre à la péninsule Ibérique afin de voir si la volonté affichée d’établir une « relation mathématique à la réalité » résiste à l’exercice infiniment plus délicat qu’est l’écriture.
La description de la péninsule Ibérique par Idrīsī
134La prose d’Idrīsī concernant l’Espagne semble à première vue un vaste catalogue, à la fois sec et détaillé, rassemblant des informations disparates, souvent déjà lues ailleurs. Il est à nouveau question de ces multiples topoï, recensés dans la seconde partie de notre étude, qui constituent le socle du discours géographique sur al-Andalus : splendeurs de la grande mosquée de Cordoue, abondance des oliviers dans la campagne de Séville, constructions navales de Tortosa, etc. Les informations livresques, glanées au gré de la compilation, sont cependant enrichies de renseignements techniques recueillis auprès d’informateurs divers, touchant à la présence de marchés ou de bains et concernant les principales productions agricoles ou artisanales des localités évoquées219.
135L’écriture évoque celle de Rāzī, sobre et sans fioritures, cantonnée à l’exercice ingrat de l’inventaire méthodique, à cette différence près que le géographe du califat réservait les récits proprement dits à la partie historique de son ouvrage. Nous sommes également loin des digressions historico-généalogiques de ʿUḏrī, ou des morceaux choisis mais trop rares que présentait Bakrī. Ce qui nous intéresse cependant n’est pas la qualité des informations, mais la cohérence et la logique interne d’un discours que l’on peut désormais comparer à ceux que nous avons auparavant analysés. Nous verrons donc sur quelles bases se bâtit le tableau de la péninsule Ibérique, afin de comprendre la perception qu’avait le géographe de cet espace, la façon dont il l’insère dans une fresque plus vaste, la place qu’il réserve à l’histoire et les éléments qu’il privilégie.
Al-Andalus écartelée entre IVe et Ve climat
136La description de l’Espagne figure à cheval sur les chapitres consacrés à la première section du IVe climat et à la première section du Ve climat. L’ambiguïté de la place qu’elle occupe est d’emblée posée. Comme nous le soulignions dans la seconde partie de cette étude, les différents géographes ne s’accordent guère sur la localisation exacte d’al-Andalus dans le cadre de la géographie des climats. Rāzī la place « à l’extrémité du quatrième climat, vers le Maghreb220 ». Le cadi Sa‘īd de Tolède précise quant à lui que « la plus grande partie d’al-Andalus se trouve dans le Ve climat ; un côté de ce pays s’étend sur le quatrième, ainsi, le territoire qui comprend Séville, Malaga, Cordoue, Grenade, Almería et Murcie221 ». Le caractère mouvant de cette délimitation témoigne du fait qu’il s’agit là d’une frontière plus géopolitique que physique.
137Idrīsī est tiraillé entre les exigences de son quadrillage et la fidélité à un héritage géographique composite. Il écrit ainsi, dans la rapide présentation générale qui ouvre la description de la première section du IVe climat : « Cette première section du quatrième climat commence à partir de l’extrême occident, baigné par l’océan Ténébreux dont émane la mer de Syrie, et s’étend vers l’Orient. Dans cette carte, on trouve al-Andalus, que les Grecs appellent Espagne (Išbāniya). On l’appelle aussi péninsule (ğazirat) d’al-Andalus car elle est de forme triangulaire et se rétrécit du côté de l’orient au point de ne laisser, entre la Méditerranée et l’océan Ténébreux qui l’entoure, qu’un intervalle de cinq jours, alors que son côté le plus large s’étend sur l’équivalent de dix-sept jours de marche. Ce dernier est à l’extrême occident, là où se termine la portion habitée ceinte par l’océan Ténébreux222. » Pas d’ambiguïté possible, c’est bien l’ensemble de la Péninsule qu’Idrīsī place dans le IVe climat.
138Cela ne l’empêche cependant pas de poursuivre, plusieurs chapitres plus loin :
« Cette première section du cinquième climat comprend une partie du Nord d’al-Andalus, où se trouve la Castille (Castilla la Vieja), de la Gascogne dans le pays des Francs. Du Portugal, elle contient les villes de Coïmbre, Montemor (Munt Mayūr), N. jāwu, Zaratan, Salamanque, Zamora et Avila223. »
139Le géographe réitère l’idée d’une partition de la Péninsule en la zébrant d’une chaîne de montagnes séparant deux entités distinctes, qui sont peu ou prou celles évoquées plus haut :
« La péninsule espagnole est séparée en deux sur toute sa longueur par une longue chaîne de montagnes qu’on appelle la Sierra et au midi de laquelle est située Tolède. […] La partie au-delà de la Sierra, au sud, se nomme Espagne ; celle qui est au nord porte le nom de Castille224. »
140Idrīsī est le premier des géographes arabes à nommer « Espagne » (Išbāniya) le Sud de la péninsule Ibérique, imitant en cela les auteurs chrétiens qui la désignaient sous le nom de Spania (Hispania en latin) et à utiliser le terme de « Castille », renouvelant par là même le discours de la géographie arabe sur l’Espagne.
141Il est également le premier, et l’innovation est de taille, à réaliser un véritable portrait de l’Espagne chrétienne, là où ses prédécesseurs ne déroulaient qu’une liste des peuples limitrophes d’al-Andalus225. Il présente ainsi treize « villes226 » dans la première section du Ve climat, ce qui confère à cette zone un poids certain, en dépit des cinquante-neuf « villes » énumérées dans le chapitre consacré à la première section du IVe climat. Il existe de plus de nombreux doublets qui viennent grossir artificiellement les rangs de ce second groupe227.
142Il conserve en revanche l’idée, affirmée par nombre de ses prédécesseurs, d’une frontière naturelle, ici une montagne courant de Médinacelli à Coïmbre et séparant de fait le IVe climat du Ve228. Comme nous l’avions souligné précédemment, cette chaîne de montagnes, étonnante car présentée comme unique au sein de ce qui est en fait un relief globalement tourmenté, est la limite du califat omeyyade, preuve s’il en est encore besoin du rôle fondateur que joua celui-ci dans la constitution de l’identité andalouse. Idrīsī « n’invente » donc pas une nouvelle ligne de démarcation, faussement naturelle, entre islam et chrétienté, qui épouserait les réalités de ce milieu du xiie siècle, il se contente de reprendre l’ancienne.
143Lorsqu’il énumère les différentes provinces (aqālīm) et différents districts (rasātīq) d’al-Andalus, le géographe du roi Roger recrée le territoire du califat. Ces provinces sont, dans l’ordre de leur présentation :
« Celle d’al-Baḥīra (le lac), autour de Tarifa, Algésiras et Cadix, celles de Sidonia (Šiḏūna), de l’Aljarafe (entre Séville, Niebla et l’océan Ténébreux, celle de Campiña (avec Cordoue, Ecija et Baena), celle d’Ossuna, celle de Reiyya (autour de Malaga, Archidona et Bobastro), puis la province d’Alpujarras (al-B.šārāt) avec Jaén, celle de Pechina229 (autour d’Almería et Berja), celle d’Elvira230, où sont Grenade, Guadix et Almuñecar, puis la province de Ferreira, où se trouve la ville de Baza, puis la circonscription (kūra) de Tudmir, avec Murcie, Orihuela et Carthagène, puis la kūra de Cuenca, la province d’Enguera (Arġīra) où sont Játiva et Dénia ; suit la province de Murviedro (M.r.bāfl.r), avec Valence et Buriana, puis celle d’al-Qawāflim, avec Alpuente et Santa Maria (Albarracin) ; celle d’al-W.l.ja, où sont Sorita et Calatrava, celle d’al-Balāliṭa (les chênes), autour de Pedroche, puis celle d’al-F.q.r, avec Santa Maria de l’Algarve, Mertola et Silves (Sh.l.b) ; celle d’Alcacer do Sal (al-Qasr, avec Évora, Badajoz, Mérida et Coria), puis vient la province d’al-Balāt, avec la ville de Medellin, puis la province de Balāta, où sont Santarem, Lisbonne et Cintra, puis celle de la Sierra (al-Šarāt), qui comprend Talavera, Tolède, Madrid, al-Fahmīn, Guadalajara et Ucles, puis celle d’Arnedo, où sont Calatayud, Saragosse, Huesca et Tudèle, puis celle d’al-Zaytūn (les oliviers), qui comprend Jaca, Lérida et Fraga, puis la province des Burtāt (les ports), où sont Tortosa, Tarragone et Barcelone, et enfin la province de Marmaria, qui contient notamment le bourg fortifié de Tiscar et la localité de Cutanda231. »
144Il s’agit là du territoire d’al-Andalus du temps du califat. Certaines de ces provinces sont perdues, à l’instar de celle de la Sierra, mais elles figurent encore au sein du tableau global que dresse Idrīsī. Notons que ces « provinces » prennent rarement le nom de leur plus importante ville, peut-être pour éviter de trop rappeler les principautés indépendantes de la seconde vague des Taïfas, dont Idrīsī est contemporain. Alors que les délimitations territoriales sont flottantes et les revers fréquents, le recours à la frontière pensée comme intangible du califat est expédient commode. Il est vrai que l’Espagne musulmane est dans une situation particulièrement délicate et que ses frontières sont mouvantes lorsque Idrīsī rédige le kitāb : les Almoravides (Mulaṯṯamūn), auxquels Idrīsī reconnaît quelques vertus dans le chapitre qu’il consacre au Maghreb, ne continrent qu’un temps l’avancée chrétienne ; en dépit de la brillante victoire de Zallāqa remportée sur les troupes d’Alphonse VI en 1086, ils reculent dès 1096232. Lorsque, en 1147, Marrakech tombe aux mains des Almohades, l’Espagne musulmane est déjà entrée en rébellion et de multiples potentats érigent des principautés plus ou moins indépendantes, la seconde vague de Taïfas que nous évoquions plus haut, accentuant par là même la fragilité du territoire face aux différents pouvoirs chrétiens. Quand Idrīsī écrit, les Almohades, qu’il n’aime guère peut-être en raison de leur dissidence religieuse, commencent à peine à unifier al-Andalus233. L’avancée chrétienne semble donc inexorable et le flou de la place qu’assigne le géographe à la Péninsule témoigne des incertitudes du temps.
145La géographie hésite : les terres chrétiennes ne sont pas nettement dissociées de celles qui sont encore à l’Islam car notre auteur répugne à reléguer définitivement aux oubliettes de la discipline les frontières héritées du califat. Des villes sont à la fois évoquées ou décrites conjointement dans le cadre du IVe climat et dans celui du Ve climat, comme Coïmbre234, Montemor235, Tudèle236, Huesca237, Jaca238, Calahorra239, Tarragone240, Tortosa241. Il tient néanmoins compte des changements récents en utilisant parfois une toponymie chrétienne (« Castille » ou « Espagne », par exemple), et en signalant de temps à autre que la localité qu’il décrit a été conquise par les chrétiens242. Ce type de mention est loin d’être systématique : Idrīsī ne dit par exemple rien de la reconquête de Saragosse par les chrétiens. Pour concilier une telle pluralité d’informations et de conceptions, le géographe multiplie les contradictions au sein d’une écriture qui s’en ressent peu, puisque le principe même de la compilation rend possible la juxtaposition d’informations différentes ou contraires. Il n’est donc pas contraint, dans la présentation qu’il fait du territoire de la Péninsule, de trancher en faveur d’une identité chrétienne ou musulmane de la Péninsule, puisque c’est de cela qu’il s’agit. Rappelons que Rāzī en faisait une réduction du dār al-islām, alors que Bakrī l’intégrait nettement au domaine historique des Rūm.
146Avec Idrīsī, les incertitudes de la géographie épousent celles de l’histoire. Un certain nombre d’indices cependant montent qu’il a fait son deuil d’une terre majoritairement acquise à l’Islam. Lorsqu’il dote à nouveau la Péninsule d’une identité globale, c’est pour lui assigner un centre, autour duquel l’espace se déploie de façon géométrique ; et ce centre, c’est Tolède : « Tolède est au centre de tout al-Andalus, car de Tolède à Cordoue, on compte neuf jours ; de Tolède à Lisbonne, à l’ouest, autant ; de Tolède à Saint-Jacques, sur la mer des Anglais, autant ; de Tolède à Valence, au sud-est, autant ; enfin de Tolède à Almería, sur la Méditerranée, autant243. » Le choix d’un tel centre est loin d’être anodin. S’il est justifié par la géographie et les distances, il ne l’est guère par l’histoire de la présence de l’Islam dans la Péninsule. Ce fut et c’est une capitale chrétienne, comme le souligne Idrīsī dans la phrase qui prolonge celle que nous venons de citer : elle fut la capitale des Wisigoths et, « à l’époque actuelle, le sultan chrétien des deux Castille244 [y] réside ». Au sein de cette « nouvelle géographie », la ville éclipse donc largement Cordoue, tête du califat. Tout autant que les longues digressions de Bakrī sur l’identité antique, donc romaine, de l’Espagne, ce passage témoigne de l’appartenance de la Péninsule au domaine des Rūm. De Tolède à Tolède, des Wisigoths aux rois de Castille, l’épisode musulman, symbolisé par Cordoue, semble une parenthèse. Autre allusion, beaucoup plus symbolique mais tout aussi forte pour les contemporains d’Idrīsī, familiers de ce puissant cliché : la fameuse table de Salomon qui symbolise l’Espagne dans la littérature andalouse, dérobée par Išbān à Jérusalem, retrouvée par Tāriq lors de la conquête et offerte par Mūsā au calife omeyyade de Damas, « est aujourd’hui à Rome245 ». Si Bakrī se fondait sur cette appartenance intrinsèque de l’Espagne au territoire des Rūm pour se détourner vers d’autres horizons, notamment vers le Maghreb, et délaisser quelque peu la description de l’Espagne, stigmatisée dans une identité essentiellement frontalière, Idrīsī fait exactement l’inverse. Parce que l’Espagne est en train d’échapper au dār al-islām, il importe de continuer à la décrire, ou mieux, de l’inventorier. Cette tâche cependant ne peut emprunter exactement les mêmes voies que celles tracées par les œuvres géographiques antérieures, tout en restant fidèle à un héritage puisqu’il est essentiel que ce savoir se poursuive.
Une géographie des étapes et des itinéraires
147La succession des lieux, la juxtaposition des territoires et des régions offrent autant de « cases » où consigner l’information. La démarche n’est pas nouvelle : des Périégèses de la Grèce antique246 ou de Rome247 à la géographie arabe des masālik wa al-mamālik, des « routes et des États »248, la science de la description de la terre a souvent fait du réseau des itinéraires le principe ordonnateur de ses ouvrages. En énumérant les provinces dans leur contiguïté, Rāzī reliait ainsi les différentes localités entre elles ainsi qu’à Cordoue, afin de dresser un tableau global et dynamique du territoire soumis au pouvoir du califat. ʿUḏrī, en revanche, avait rompu avec cette pratique : au sein d’un espace démembré, seuls les pôles contrôlés par un pouvoir arabe méritaient qu’on les mentionnât. Bakrī n’évoquait jamais distances et itinéraires car l’Espagne musulmane dans sa globalité devenait l’arc frontalier d’un espace plus vaste.
148Idrīsī en revanche renoue avec la démarche initiale : il présente en premier lieu les régions qu’il se propose de dépeindre, en égrenant la liste des villes qu’il va dans un second temps d’écrire, ainsi que les distances qui les séparent. Les titres de diverses études consacrées aux pages d’Idrīsī traitant de la péninsule Ibérique témoignent de l’importance des routes au sein de cette géographie : César Dubler analysait ainsi les « Probables itinerarios de Idrīsī por al-Andalus249 » et « Los Caminos a Compostella en la obra de Idrīsī250 » ; Félix Hernández Jiménez consacrait un article à « Los Caminos de Córdoba hacia Noroeste251 » ; Jassim Abid Mizal intitulait un ouvrage : Los Caminos de al-Andalus en el siglo xii252.
149Le récit s’organise au fil de l’énumération des lieux décrits. L’itinéraire fait figure de fil directeur ; il organise la démarche, au sens propre, du géographe. Le début de la description d’al-Andalus est un des multiples exemples de l’importance des routes dans la géographie d’Idrīsī :
« D’Algésiras à la ville de Séville, on compte cinq jours ; et à Malaga, cinq petites journées, c’est-à-dire cent milles. D’Algésiras à Séville, il y a deux routes, l’une par mer, l’autre par la terre. Voici la première. D’Algésiras aux bancs de sable dans la mer et à l’embouchure de la Barbate, vingt-huit milles. De là à l’embouchure du Guadabeca (B. kka), six milles ; de là au détroit de San Pedro, douze. De là à Puente de Gazo (al-Qanāṭir, “les ponts”), en face de la presqu’île de Cadix, douze milles. La distance entre ces deux points est de six milles. De là, on remonte le fleuve jusqu’à Rābiṭa Rūṭa, soit huit milles. De là à al-Masāğid (“les mosquées”, Sanlùcar), six milles ; à Trebujena (T. r. b. shāna) ; à al-ʿUṭūf (“les détours”) ; à Q. b. ṭūr et Q. b. ṭāl qui sont deux villages situés au milieu du fleuve, à l’île de Y. n. sh. tāla (Isla Menor) à Ḥiṣn al-Zāhir (Aznalfarache), puis on arrive à Séville. De cette ville à la mer, on compte soixante milles.
Quant à la route par terre, elle est comme suit. D’Algésiras, on se rend à al-Rutba, puis à la rivière Barbate, puis à Faysāna (Medina Sidonia) qui est une station et un grand village, très peuplé, doté d’un marché bien achalandé ; puis à Madīnat Ibn Salīm, à la montagne de Cerro del Monte (Munt), à ʿAslūka, village où est une station ; puis à al-Madāʾin, à Dhīr. d al-Ḥabāla ; enfin, de là à Séville, un jour. Cette dernière ville est grande et prospère, etc.253. »
150L’espace y est appréhendé sur le mode du parcours, et les itinéraires sont l’ossature de cette représentation du territoire ; ils sont le lien qui relie de manière dynamique les différentes parties d’un tout. Le réseau des routes intervient à plusieurs niveaux : il relie les régions entre elles, au fil d’un itinéraire, mais il tisse également un maillage autour de chaque ville, la rattachant ainsi aux autres localités. Évora, par exemple, est située par rapport à Alcacer do Sal, à Badajoz, à Séville, à Mérida et à Alcantara (Qanṭa al-Sayf)254.
151Quand Idrīsī rédige son ouvrage, cependant, l’unité andalouse a fait long feu : une seconde vague de Taïfas voient le jour, après l’effondrement du pouvoir almoravide et avant la reprise en main almohade (dans les années 1130-1160). La mention des itinéraires, comme l’écriture géographique, vise alors à donner d’un espace en fait éclaté une image globale, à construire le territoire, par-delà les aléas du temps et les revers politiques. Inventorier les villes selon leur succession spatiale, c’est aussi ne pas les énumérer dans le cadre de la présentation des principautés dont elles sont les capitales et, partant, éviter l’écueil d’avoir à rendre compte de l’échec que constitue l’éclatement des pouvoirs. Le discours géographique, et c’est là l’une de ses principales caractéristiques, tente sans cesse de contourner l’histoire.
152La géographie d’Idrīsī fait bien plus que témoigner de l’importance du réseau routier de la Péninsule255. Les routes sont autant de fils qui, mis ensemble, tissent une image générale du territoire, recréant des provinces là où il n’y a que des entités indépendantes, par la magie de leur présentation selon une contiguïté que crée le récit.
Productions agricoles, marchés et bains : l’absence de l’histoire
153De tous nos auteurs, Idrīsī est incontestablement celui qui fournit le plus grand nombre d’indications concernant les ressources agricoles, les productions artisanales, ainsi que certaines caractéristiques de la topographie urbaine, dont les marchés et les bains256. Rares sont les localités qu’il mentionne sans préciser qu’elles sont dotées de ces éléments. L’écriture accuse dès lors une certaine sécheresse, engendré par l’« effet catalogue » que crée l’énumération. Ainsi ce passage, représentatif de l’ensemble de la description d’al-Andalus :
« D’Archidona à Iznajar (Ḥiṣn Ašar, « bourg fortifié d’Ašar »), vingt milles. Il est beau et bien défendu, très prospère, peuplé et doté d’un marché bien fréquenté. De là à Priego (Bāġa), dix-huit milles. C’est une ville petite mais extrêmement agréable en raison de la quantité d’eau qui la traverse. Cette eau fait tourner des moulins à l’intérieur de la ville, dont le territoire, entièrement recouvert de vignobles, de vergers et de moulins, est très fertile. Elle confine, à l’est, avec le bourg fortifié d’Alcaudete, qui est à une petite journée de là et à même distance de Jaén. Il est grand, prospère, bâti au pied d’une montagne qui regarde vers l’occident et doté d’un marché bien fréquenté. De là au bourg fortifié de Baena (Bayāna), une petite journée. Il est grand, bâti sur une éminence de terre entourée d’oliveraies et de champs où l’on cultive du froment et de l’orge. De là au bourg fortifié de Cabra, une petite journée. Il est grand et ressemble à une ville. Il est doté d’un marché et de bains. C’est un lieu bien défendu, solidement construit, près d’une plaine couverte de cultures et de champs cultivés257. »
154On conviendra que les digressions habituelles de la géographie-adab sur les merveilles et les particularités, ainsi que sur l’histoire dont les différentes localités furent le théâtre sont réduites à la portion congrue. Productions, bains et marché reviennent en revanche de façon récurrente, même lorsqu’il n’est question que de bourgs fortifiés. Comme le principe de la grille, dont le but est de créer la fiction d’un espace uniforme divisé par les seules lignes, imaginaires, de la segmentation astronomique ou géométrique, le discours épuré et cantonné à des indications anodines de type économique ou topographique donne l’illusion d’une écriture neutre, capable de rendre compte de tous les espaces d’une façon uniforme. C’est une géographie qui privilégie le plus petit dénominateur commun entre tous les territoires, c’est-à-dire les productions agricoles et artisanales.
155Uniformiser l’espace mais aussi abolir le temps. C’est, nous semble-t-il encore une fois, l’un des moyens de contourner l’histoire immédiate, de privilégier ce qui constitue quasiment de tout temps les villes, indépendamment des soubresauts politiques ou des revers militaires qui ont pu les affecter. Le cas de Tortosa est à cet égard édifiant ; Idrīsī décrit la ville à la fois dans le chapitre qu’il consacre aux terres du IVe climat, donc au territoire « historique » de l’Espagne musulmane, et dans celui dépeignant celles du Ve climat, celui des Rūm :
« Cette ville est fortifiée au pied d’une montagne et elle est entourée d’une enceinte bien défendue. Elle est dotée de marchés, d’édifices, d’artisanats et d’activités diverses. On y construit de grands vaisseaux avec le bois des montagnes qui l’environnent et qui sont couvertes de pins d’une grosseur et d’une hauteur sans équivalents. Ce bois est employé pour les mâts et les vergues des navires ; il est de couleur rouge, son écorce est brillante, son étanchéité ne s’altère pas vite, et il n’est pas, comme les autres bois, sujet à la détérioration par les insectes. Il est connu et renommé258. » (IVe climat.)
« Cette jolie ville est sur les bords de l’Èbre, à vingt milles de la mer Méditerranée ; elle est défendue par une forteresse solide. Les montagnes qui l’environnent produisent des pins dont le bois n’a pas d’égal en beauté, en éclat, en épaisseur et en longueur dans le monde habité. On en exporte vers les zones lointaines et proches, pour la construction des édifices royaux et des trésors, pour fabriquer des bateaux et des mâts, pour la fabrication de machines de guerre, telles que tours de siège, grues, échelles259. » (Cinquième climat.)
156Plusieurs siècles plus tard, Ḥimyarī retient encore de Tortosa, outre sa citadelle construite par les Omeyyades et la science de quelques-uns de ses savants, la qualité exceptionnelle du bois de ses pins et l’intense activité de construction navale qui s’y déploie260. Toute la ville disparaît derrière sa production navale, dont l’évocation suffit à en résumer l’identité. L’indication est certes importante, mais sa répétition même, au sein des deux notices consacrées à cette même ville, témoigne de la façon dont Idrīsī « nourrit » ses notices : cela permet d’omettre d’autres précisions, notamment le fait que la ville, dernière place musulmane de la région de l’Èbre avec Lérida, est tombée lors de la terrible campagne menée par les chrétiens contre al-Andalus en 1147-1149. Pour que la géographie puisse continuer à s’écrire, il convient de contourner l’histoire et de retranscrire les informations les plus neutres qui soient, celles qui transcendent les revers politiques, et au nombre desquelles la mention des productions, des marchés et des hôtelleries occupe une place de choix et constitue un recours bien pratique.
157De fait, les récits de type historique sont significativement peu représentés au sein de cette écriture de la géographie. Alors que ʿUḏrī en fait l’élément essentiel de sa « description » d’al-Andalus, et que Bakrī ne répugne jamais à plonger dans le passé pour témoigner de l’antiquité de cette terre, Idrīsī n’est guère prolixe. Si l’on procède à l’inventaire : quelques mentions de ruines antiques, deux allusions aux Wisigoths et à la table de Salomon261, deux évocations à la conquête de l’Espagne par Tāriq et Mūsā dans la notice consacrée à Algésiras262, une courte description du palais de la reine Mérida263, un portrait des Aventuriers (al-Mugharrirūn) qui s’égarèrent aux confins de l’océan Ténébreux264, rien sur les dormants (asḥāb al-raqīm) de Loja265, et une allusion très dubitative aux légendes courant sur les dix corbeaux qui veillent en permanence sur l’église du Corbeau (Kanīsa al-Ġurāb), au cap Saint-Vincent266. Quelques allusions en revanche aux villes qui eurent à pâtir des troubles survenus pendant la fitna ou dont la prospérité prit fin lors de leur reconquête par les chrétiens267. Ces mentions sont cependant loin d’être exhaustives et Idrīsī ne se risque pas à l’exercice délicat de la comptabilité de ce qui est à l’Islam et ce qui ne l’est plus.
Une écriture qui varie selon les terres qu’elle se propose de décrire
158Que l’on ne s’y trompe pas, cette géographie faussement descriptive et illusoirement neutre se révèle être une vision du monde très lucide. Car, par-delà les intentions affichées par le principe du quadrillage et l’homogénéité du discours général, l’écriture varie considérablement selon les espaces décrits. Certes, la mention des productions est récurrente, mais il convient d’affiner la lecture, d’envisager les informations qui figurent au second plan et qui constituent un élément principal de différenciation.
159Quelques exemples parmi d’autres : lorsqu’il décrit par exemple le pays des Lamlam, en Afrique noire, il insiste sur les coutumes étranges, la scarification du visage des jeunes hommes pubères, l’ingéniosité des artisans qui confectionnent des armes en roseau ou des bijoux de verre et de « bave de vieillard » (luʿāb al-šayḫ)268. Il s’agit là d’une ethnographie, pour l’essentiel, et ce n’est qu’à la fin du chapitre que notre géographe relègue les informations concernant les productions agricoles269.
160Quand il dresse le tableau de la Nubie, c’est l’occasion d’un long récit sur les lacs qui sont à l’origine du Nil et dans lesquels se trouvent des animaux plus ou moins fabuleux, toujours étonnants, du poisson dont la tête est plus grosse que celle du buffle jusqu’au « cheval aquatique » (faras al-māʾ) qui est affublé de pattes de canard, en passant bien sûr par les fameux crocodiles du Nil. Le merveilleux, mais aussi le tableau de la faune et de la flore se taillent ici la part du lion, et quatre lignes suffisent à décrire le souverain de cette contrée, sa capitale et les peuples qui lui obéissent270.
161Les différents chapitres consacrés au Maghreb occidental et central consistent en une longue énumération des tribus berbères ainsi que de leurs ancêtres éponymes271. En dépit de l’avalanche d’informations concernant les productions agricoles (dattes, fruits de toutes sortes, céréales, dattes encore), le Maghreb reste essentiellement une terre des tribus. Les Almohades sont ainsi systématiquement stigmatisés dans leur identité de Maṣmūda ; seuls les Almoravides, dont Idrīsī reconnaît les qualités de bâtisseurs, semblent échapper à la détermination de leurs origines.
162Un dernier exemple enfin, celui de la Sicile, qu’Idrīsī connaît bien sûr particulièrement bien puisqu’il y réside et qu’il sert le roi normand Roger II. Les villes y sont, comme en Espagne, bien peuplées, prospères, dotées de campagnes regorgeant de denrées abondantes et multiples, mais ce n’est pas tout. Le portrait se fait plus précis, dans l’espace comme dans le temps, et le géographe commence par rappeler que l’île fut conquise par la glorieuse dynastie des souverains normands, et que, « à l’époque où [il écrit], cette île est sous le règne du grand roi Roger ; elle comprend cent trente localités, villes ou forteresses, sans compter les domaines agricoles, les villages et autres lieux272 ». Palerme est la capitale d’un royaume maîtrisé par la royauté : « Elle se trouve au centre d’une toile d’araignée au fin maillage, qui couvre à la fois les villes, les bourgs fortifiés, ḥuṣūn, et même un petit nombre de domaines ruraux. Les pôles de ce réseau sont d’abord Palerme, Messine et Syracuse, mais aussi Lentini, Girgenti, Castrogiovanni, c’est-à-dire les “terres” du Domaine royal, qui tiennent toutes les routes que l’on peut qualifier de “militaires”273. » Il n’est ensuite question que de palais, jamais d’églises, et les marchés sont à nouveau omniprésents.
163Il est assez évident qu’Idrīsī adapte son écriture et les motifs qu’il choisit de présenter à la situation réelle ou supposée du lieu qu’il décrit. L’ethnographie est l’angle d’étude principal lorsqu’il est question des peuples lointains et étranges, stigmatisés dans une semi-barbarie, et que l’exposé de leurs mœurs et de leurs particularités suffit à résumer. Le Maghreb est une terre des tribus. La Sicile est étroitement contrôlée par un pouvoir fort, mais rien n’est dit de sa situation religieuse ou de ses populations, etc.
164Il faut, à cette étape de notre étude, revenir sur les a priori qui furent les nôtres au début. Idrīsī semblait le moins intéressant de nos auteurs : moins original que Rāzī, père de la littérature géographique andalouse, moins « historien » que ʿUḏrī, moins puissant que Bakrī, moins complet que Ḥimyarī. Or il s’avère que le géographe du roi Roger révèle une très fine conscience historique de son temps et du monde dont il est contemporain : il dit de chaque contrée ce qui lui semble essentiel, et il s’agit souvent de ce que nous, lointains historiens d’aujourd’hui, considérons encore comme le trait le plus saillant de chacun de ces espaces274.
165Revenons donc à ce qu’il choisit de dire de l’Espagne : des marchés, des bains, des hôtelleries, quelques rares mosquées, une seule mention de palais, des productions agricoles abondantes, une multitude de sources, fleuves et cours d’eau. Le tableau semble à première vue assez similaire à celui de la Sicile du point de vue des ressources et des éléments physiques, hydrographiques pour l’essentiel. On serait à même d’espérer que les destins de ces deux terres soient liés au sein de cette écriture de la géographie : toutes deux furent l’islam et sont désormais soit perdue, comme la Sicile, soit en passe de l’être, comme l’Espagne.
166Or les deux descriptions s’opposent presque point par point. La Sicile a des palais, symboles d’un pouvoir royal fort, mais pas de mosquées ; l’Espagne a quelques mosquées, mais pas, ou plus, de palais. Notre géographe écrit ainsi à propos de Palerme :
« Palerme se compose de deux parties : la partie dite du Cassaro (al-Qaṣr), et le Faubourg (al-Rabaḍ). […] Le Cassaro […] est parmi les villes fortifiées les mieux défendues et les plus élevées ; il peut résister aux attaques et est tout à fait imprenable. À son sommet est un fort (ḥiṣn), bâti récemment pour le grand roi Roger et constitué d’énormes blocs de pierre de taille recouverts de mosaïques. Les murs du Cassaro sont bien alignés et élevés, ses tours de guet et ses postes de garde sont d’une composition fort solide, de même que les différents palais et salles qu’il abrite. Ces derniers sont ornés des motifs calligraphiques les plus merveilleux et couverts de peintures remarquables. Tous les voyageurs attestent de la splendeur de Palerme et en font une description hyperbolique. Ils affirment clairement qu’il n’y a point hors de Palerme d’édifices plus magnifiques que les siens, de demeures plus nobles, de palais plus imposants et de maisons plus agréables. Le faubourg qui environne l’ancienne ville forte est très vaste, il contient un grand nombre de maisons d’hôtelleries, de bains, de boutiques et de marchés. Il est entouré d’une enceinte, d’un fossé et d’un espace vide. À l’intérieur, il y a beaucoup de jardins, de parcs splendides, de canaux d’eau fraîche courante provenant des montagnes qui entourent cette plaine. À l’extérieur, au sud, coule la rivière de ʿAbbās (Oreto), qui fait tourner des moulins en assez grand nombre pour suffire aux besoins de la ville275. »
167Une allusion plus qu’ambiguë à la cathédrale de Palerme : « C’est là [dans le Cassaro] qu’est située la grande mosquée, ou du moins le bâtiment qui en tenait lieu dans le passé et qui est aujourd’hui redevenu ce qu’il était auparavant276 », c’est-à-dire une église ! Le contraste est saisissant avec le tableau qui est donné de Cordoue : la ville s’efface derrière sa grande mosquée. Celle-ci est présentée dans toute sa splendeur, mais Idrīsī termine sa description de la ville par la phrase suivante : « À l’époque où nous rédigeons le présent ouvrage, la ville de Cordoue a été broyée sous la meule du moulin de la division, les vicissitudes du sort et des malheurs ont éprouvé ses habitants, qui ne sont plus aujourd’hui qu’un petit nombre, même s’il n’est pas de nom plus célèbre en al-Andalus277. »
168Aucun palais de Cordoue n’est mentionné, et la ville du pouvoir califal, Madīnat al-Zahrāʾ, est effectivement dépeinte comme le lieu du pouvoir, mais d’un pouvoir révolu, celui des Omeyyades, dont il ne reste plus que quelques vestiges qui achèvent de disparaître : « C’est une ville immense, à étages, bâtie de telle façon que la base de la ville haute correspond à la partie supérieure de la ville médiane, dont la base correspond à la partie supérieure de la ville basse. Toutes sont entourées d’une enceinte. Dans la partie supérieure, il y avait des palais qui dépassaient toute possibilité de description. Dans la partie médiane, il y avait des jardins et des parcs. Dans la troisième partie, il y avait des demeures et une mosquée du vendredi qui sont aujourd’hui en ruines et ont presque disparu278. »
169Le pouvoir des califes a déserté Cordoue alors que celui des rois normands se déploie dans toute sa puissance à Palerme ; la religion musulmane a perdu dans cette dernière ville ses lustres et ses fastes, puisque la grande mosquée est redevenue église, alors que celle de Cordoue demeure la plus belle de tout le monde musulman. On pourrait en déduire que l’Espagne est dans une situation privilégiée par rapport à la Sicile, aux yeux du lettré musulman qu’est Idrīsī. Il devrait dès lors insister sur la puissante implantation de l’islam dans ce qui reste d’al-Andalus. Ce n’est pas ce qu’il fait ; tout au plus cite-t-il quelques mosquées : outre celle de Cordoue et celle, détruite, de Madīnat al-Zahrāʾ, il ne fait allusion qu’aux édifices de culte de Santa Maria d’Algarve, Évora, Madrid, al-Fahmīn, Alicante, Almería, Berja, Dalias, Jaen, Algésiras, celle du faubourg musulman de la ville juive de Lucena.
170Six d’entre elles sont situées dans des villes conquises par les chrétiens : Santa Maria d’Algarve, Madrid, al-Fahmīn, Almería279, Berja, Dalias280. La description de la grande mosquée de Cordoue est obligatoire car elle constitue un motif incontournable de la littérature géographique sur al-Andalus. L’édifice d’Algésiras est un symbole fort puisqu’il est situé dans la « première ville conquise par les musulmans en al-Andalus durant les premiers temps de l’Islam, en l’an 90 de l’hégire (711) » et qu’il s’agit de la fameuse « mosquée des Drapeaux » (masğid al-rāyāt)281. Restent Jaén, Évora et Alicante, édifices dont on ne sait pourquoi ils sont cités. Il n’y a donc pas de volonté très nette, de la part de notre auteur, d’insister sur la profonde implantation de l’islam en al-Andalus.
171La Sicile et l’Espagne ne s’opposent pourtant pas. Peut-être le destin de la première préfigure-t-il même celui de la seconde. La reprise en main par un pouvoir chrétien fort et l’effacement de l’islam sont rendus possibles par la déliquescence politique des États musulmans et la faiblesse de l’implantation du message de Mohammed. Les incertitudes de la situation d’al-Andalus, éclatée politiquement en une seconde vague de Taïfas, principautés dont l’existence s’explique par l’échec des Almoravides, sont peut-être, pour le « Sicilien » qu’est Idrīsī, les prémices d’une déroute annoncée. De la même façon que la grande mosquée de Palerme « est redevenu[e] aujourd’hui ce qu’[elle] était auparavant », Tolède est déjà en train de supplanter Cordoue comme centre de la Péninsule et redevient la capitale de l’Espagne. Idrīsī cependant ne veut être le témoin de cet échec prévisible, il refuse d’être celui qui rend compte, par le biais du discours géographique, de l’inexorable recul d’un territoire.
172Idrīsī livre donc un tableau bien plus original de l’Espagne qu’il n’y paraissait à première vue. Il est certes l’héritier de Rāzī, de ʿUḏrī et de Bakrī, dans la mesure où, comme eux, il reprend un certain nombre de clichés géographiques, mais il est aussi à l’origine d’une autre vision d’al-Andalus. Cette terre, écartelée entre les IVe et Ve climats, présentée comme vierge de tout passé, se résume à une longue liste de productions locales, ainsi qu’à une multitude de localités, placées dans des provinces fictives qui n’existent que par la grâce de quelques itinéraires et qui tiennent ensemble grâce à l’écriture. Il n’y a plus de cohérence territoriale, mais seulement la cohésion d’un discours qui continue à s’écrire. Idrīsī se cantonne donc à une géographie descriptive, neutre, presque à l’usage des voyageurs pressés de trouver, sur les routes qu’ils parcourent et qu’il énumère, une étape ou un port où s’abriter. L’adoption du principe de la grille donne l’illusion d’une vision mathématique de l’espace, et le fait de privilégier les indications d’ordre économique ou hydrographique offre la possibilité commode de nourrir les notices, d’indiquer les particularités des lieux et leur individualité au sein d’un catalogue qui se doit d’être global. Il faut donc présenter le plus de localités possible, sans s’appesantir aucunement et en refoulant autant qu’il est possible hors du champ géographique l’histoire, cette discipline trop dangereuse lorsqu’elle donne à comparer l’apogée et la décadence, les succès et les revers, dans leur implacable alternance. Or il est essentiel que la géographie arabe subsiste. La neutralité, presque la sécheresse, de l’écriture est la condition de sa survie, dès lors qu’elle veut continuer à décrire l’Espagne.
173Entre Occident latin et dār al-islām, al-Andalus occupe donc une place ambiguë, que le géographe s’abstient bien de définir, alors qu’à cause de l’histoire la géographie se fait incertaine. Avec l’Occident, ce n’est donc pas tant un nouveau monde qui s’impose à la géographie arabe et que celle-ci se voit contrainte de décrire, mais peut-être l’ultime tentative de rétablir l’équilibre des forces en faveur de l’Islam, en s’appropriant par le biais du discours scientifique le monopole de la description de l’autre. Certes la monarchie sicilienne est auréolée de ce prestige que confère toute entreprise intellectuelle, tout essor scientifique, dès lors qu’il apparaît comme l’ornement de la royauté. Mais en retour, la géographie arabe perdure, poursuit l’entreprise initiée en Orient quelques siècles plus tôt.
174Il s’agit là d’une étape décisive dans la distance que prend la géographie à l’égard du pouvoir. En ce milieu du xiie siècle, le projet califal a failli : le pouvoir de Bagdad n’est plus qu’une machine à légitimer les chefs de guerre qui s’en réclament mais qui ne lui laissent plus aucune prérogative ; celui des Omeyyades de Cordoue a sombré corps et biens, et celui des Fatimides d’Égypte vit ses dernières heures. La géographie arabe, « fille du califat », doit se détacher du pouvoir pour subsister. Qu’importe donc celui qu’elle sert et le lieu d’où elle s’écrit désormais, puisque l’ancien monde n’est plus. Avec Idrīsī, le savoir géographique accomplit un premier pas sur le chemin de sa dissociation d’avec le pouvoir, la rupture est consommée deux siècles plus tard avec Ḥimyarī, lorsque l’écriture nostalgique aura pour seul but de faire subsister ce qui n’existe plus.
Notes de bas de page
1 G. Martinez-Gros, L’idéologie omeyyade…, op. cit., p. 229-251.
2 Yāqūt, Muʿğam al-buldān, Von Wüstenfeld (éd.), Leipzig, 1866, II, p. 517-518, cité dans M. Sánchez Martínez, « Rāzī, fuente de al-ʿUḏrī para la España preislámica », Cuadernos de Historia del Islam, III, 1971, p. 14.
3 Cité dans ibid., p. 15.
4 G. Martinez-Gros, L’idéologie omeyyade…, op. cit., p. 230.
5 Les biographes de ‘ Uḏrī sont : Al-Ḍabbī, Buġyat al-multamis, Bibliotheca Arabico-Hispana, III, Madrid, 1885, no 446, p. 182-184 ; Ibn Baškuwāl, al-Sila, Bibliotheco Arabico-Hispana, II, Madrid, 1883, no 139, p. 69-70 ; Yāqūt, Mu‘ ğam al-buldān, op. cit., II, p. 517-518 et 582. Diverses informations se trouvent dans les études suivantes : F. Pons-Boigues, Ensayo biobibliografico sobre los historiadores y geógrafos arábigo-españoles, Madrid, 1898, no 120, p. 158-159 ; I. Kratchkovsky, « Les géographes arabes des xie et xiie siècles en Occident », Annales de l’Institut d’études orientales, XVIII-XIX, 1960-1961, p. 13-14 ; H. Mu’nis, « Al-ǧuġrāfiya wa al-ğuġrāfiyyūn fī-al-Andalus », art. cité, p. 291-292 ; voir également les introductions aux traductions partielles de ʿUḏrī : F. de la Granja, « La Marca superior en la obra de Al-ʿUḏrī », Estudios de Edad media de la Corona de Aragón, VIII, 1966, p. 4-99 ; M. Sánchez Martínez, « Rāzī, fuente de al-ʿUḏrī para la España preislámica », art. cité, p. 8-49 ; du même, « La Cora de Ilbīra (Granada y Almería) en los siglos x y xi, segun Al-ʿUḏrī (1003-1085), traducción y notas », Cuadernos de Historia del Islam, VII, 1975-1976, p. 5-82 ; E. Molina López, « La cora de Tudmir según al-ʿUḏrī, Cuadernos de Historia del Islam, 4, 1972, p. 7-113 ; R. Valencia, « La cora de Sevilla en el Tarṣīʿ al-aḫbār de Ahmad ibn ʿUmar al-ʿUḏrī, Andalucía islamicá. Textos y Estudios, 4-5, 1986, p. 107-143.
6 Cf. G. Martinez-Gros, L’idéologie omeyyade…, op. cit., p. 233 et suiv. ‘Uḏrī livre lui-même quelques pans de sa généalogie dans le chapitre qu’il consacre à la kūra d’Elvira, texte, p. 90.
7 ʿAbd al-ʿAziz al-Ahwanī, édition du Tarsīʿ al-aḫbār wa-tanwīʿ al-aṯār wa al-bustān fī ġarāʾib al-buldān wa al-masālik ilā ğamīʿ al-mamālik, Madrid, IEEI, 1965.
8 Le règne d’al-Muʿtaṣim fut paisible et long : de 443/1052 à 484/1091.
9 Tarsīʿ, introduction, p. « th ».
10 G. Martinez-Gros, L’idéologie omeyyade…, op. cit., p. 251.
11 Sur la Marche supérieure, voir La Marche supérieure d’al-Andalus et l’Occident chrétien…, op. cit.
12 F. de la Granja, « La Marca superior en la obra de Al-ʿUḏrī », art. cité, p. 5-6.
13 La description de la région de Tudmir est relativement courte : seize pages consacrées pour l’essentiel au siège d’Orihuela par les armées arabes, lors de la conquête de la Péninsule, et à la ruse du duc Tudmir qui déguisa les femmes de la ville en soldats afin de mieux négocier sa reddition (cf. l’analyse de G. Martinez-Gros, L’idéologie omeyyade…, op. cit., p. 235).
14 Quatre pages seulement sont consacrées à Valence, les p. 16 à 20 de l’édition du texte arabe.
15 Chute de Lamego en 1057, Viseu en 1058, Coïmbre en 1064, et sac de Barbastro la même année ; ʿUḏrī meurt quelques semaines avant la chute de Tolède en 1085.
16 Ces indications seront reprises par la suite par la plupart des auteurs, dont Maqqarī qui transforme Qayṣar Uġustus en qaṣr al-sayyid, « forteresse du seigneur » (Nafḥ al-ṭīb, I, 143).
17 Tarṣīʿ, p. 21, trad. F. de la Granja, p. 11.
18 Voir à ce propos les analyses de G. Martinez-Gros sur les caractères arabes et indigènes de cette région selonʿUḏrī, L’idéologie omeyyade…, op. cit., p. 234 et suiv.
19 ʿUḏrī, p. 24 ; trad., p. 16.
20 ʿUḏrī, p. 24-25 ; trad., p. 16-17.
21 Avec Séville et Tolède, Saragosse est l’une des plus puissantes Taïfas, sous la souveraineté des Tujībīdes, puis des Banū Hūd, à partir de 1039. Les Almoravides ne prendront la ville qu’en 1110, huit ans avant sa reprise définitive par Alphonse le Batailleur qui en fera la capitale de l’Aragon.
22 ʿUḏrī, p. 24 ; trad., p. 15.
23 ʿUḏrī, p. 24 ; trad., p. 16.
24 Sur l’histoire mouvementée de cette zone, cf. M. J. Viguera, Aragón Musulmán, Saragosse, 1980, et É. Lévi-Provençal, Histoire de l'Espagne musulmane, op. cit., t. I, p. 154 et suiv., mais aussi, du même, « Le rôle de la Marche supérieure dans l’histoire politique de l’Espagne califienne », Pirineos, XV, 1950, p. 35-50.
25 Après une brève introduction descriptive, la « géographie » que fait ʿUḏrī de la Marche supérieure est essentiellement constituée des récits de batailles qui opposèrent partisans et opposants de la suzeraineté omeyyade à l’époque émirale et aux premiers temps du califat. Les différents « chapitres » présentent ainsi les révoltes qui ont éclaté dans la région ainsi que les personnages suivants : Sulaymān ibn Yaqẓān al-Kalbī, Ḥusayn ibn Yaḥyā al-Anṣārī, Maṭrūš ibn Sulaymān al-ʿArabī, Mūsā ibn Furtūn, ʿAmrūš ibn Yūsūf, les Banū Qasī, les Tujībīdes qui ont combattu ces derniers, puis les gouverneurs de Huesca, les Banū ‘ Amrūš, les Banū Sabrit (p. 25-73 ; trad., p. 17 à 87).
26 Le géographe d’Almería meurt juste avant la prise de Tolède en 1085 ; il est donc le témoin de la perte puis de la reprise de Barbastro en 1064-1065, ainsi que des premiers temps de la Reconquista militaire.
27 Quand l’histoire s’écrit encore, elle est un aveu d’impuissance, comme en témoignent les « Mémoires de ʿAbd Allāh », cf. G. Martinez-Gros, L’idéologie omeyyade…, op. cit., p. 253-310.
28 ʿUḏrī montre bien les liens étroits quoique turbulents que les clans arabes entretiennent avec les émirs puis les califes ; c’est ainsi qu’il précise qu’en 320/931, au retour d’une tournée effectuée à Tolède, « le prince des croyants ʿAbd al-Raḥmān était accompagné de ses cousins et des Tujībīdes », texte, p. 68 ; trad., p. 80.
29 Cf. G. Martinez-Gros, L’idéologie omeyyade…, op. cit., p. 233-251. Tout le chapitre consacré à ʿUḏrī témoigne de la place occupée par les Arabes dans cette écriture de la géographie.
30 Sur ce personnage, cf. É. Lévi-Provençal, Histoire de l'Espagne musulmane, op. cit., t. I, p. 123.
31 ʿUḏrī, texte, p. 26 ; trad., p. 18.
32 ʿUḏrī, p. texte, p. 66 ; trad., p. 77.
33 ʿUḏrī, p. texte, p. 29 à 40 ; trad., p. 24-43. C’est donc près de vingt pages que ʿUḏrī consacre aux Banū Qasī. Le géographe raconte notamment comment Mūsā ibn Fortun ibn Qasī reprit pour le compte d’Hisham Ier la région ralliée à Saʿid ibn al-Ḥusayn al-Anṣārī en 788-789 (cf. É. Lévi-Provençal, Histoire de l'Espagne musulmane, op. cit., t. I, p. 141).
34 Il s’agit des pages 81-93 du texte arabe édité par le docteur Al-Ahwānī ; ce passage a été traduit en espagnol par M. Sánchez Martínez, « La Cora de Ilbīra (Granada y Almería) en los siglos x y xi… », art. cité, p. 5-82. C’est à ces deux textes que nous ferons toujours référence. Voir, sur l’identification des toponymes, l’article de M. Méouak, « Toponymie, peuplement et division du territoire dans la province d’Almería à l’époque médiévale : l’apport des textes arabes », Mélanges de la Casa de Velázquez, XXVII-1, 1991, p. 173-221.
35 ʿUḏrī, texte, p. 81-82 ; trad., p. 29-34. Sur ces événements, cf. É. Lévi-Provençal, L’Espagne musulmane au xe siècle…, op. cit., p. 153-155 ; P. Chalmeta, « La Méditerranée occidentale et al-Andalus, de 934 à 941 », dans Congreso de Estudios sobre las culturas del Mediterráneo occidental, Barcelone, 1975, et J. Vernet, « Un texto nuevo e importante para la Historia de la España musulmana basta el siglo xi », RIEEI, XIII, 1965-1966, p. 17-24 ; J. Lirola Delgado, El poder naval de al-Andalus en la época del califato omeya, université de Grenade, 1993, p. 174 et suiv ; Ch. Picard, La mer et les musulmans d’Occident au Moyen Âge ( viiie -xiiie siècle), Paris, PUF, 1997, p. 25 et suiv.
36 ʿUḏrī, texte p. 81.
37 Manuel Sánchez Martínez, le traducteur de ces pages, précise que ʿUḏrī livre là des dates et des renseignements totalement nouveaux sur la grande cité maritime, et plus précisément sur ses palais, art. cité.
38 ʿUḏrī, texte, p. 82 ; trad., p. 34-35.
39 ʿUḏrī, texte, p. 82-84 ; trad., p. 35-40.
40 ʿUḏrī, texte, p. 84 ; trad., p. 42-43.
41 Cf. à ce sujet J. Vernet, « Un texto nuevo e importante para la Historia de la España musulmana basta el siglo xi », art. cité, p. 17.
42 G. Martinez-Gros, L’idéologie omeyyade…, op. cit., p. 237.
43 ʿUḏrī, texte, p. 85-86 ; trad., p. 43-45. Cf. sur ce sujet L. Seco de Lucena, « Los palacios del taifa almeriense al-Muʿtaṣim », Cuadernos de la Alhambra, III, 1967, p. 15-26.
44 ʿUḏrī, texte, p. 85 ; trad., p. 44.
45 Essentiellement lorsqu’il s’agit de donner des précisions sur le passé antéislamique de la Péninsule.
46 ʿUḏrī, texte, p. 86-87 ; trad., p. 45-49.
47 ʿUḏrī, texte, p. 86 ; trad., p. 45.
48 ʿUḏrī, texte, p. 86 ; trad., p. 45-46.
49 ʿUḏrī, texte, p. 87-89 ; trad., p. 49-52.
50 La kūra d’Elvira est l’une des circonscriptions de l’époque califale. La ville cependant est ruinée par la fitna, et les Berbères zirides, qui en ont le contrôle par délégation de Sulaymān al-Mustaʿīn, le calife du moment, en déplacent la population à Grenade (Ġarnāṭa al-yahūd, « Grenade des Juifs »), plus facile à défendre. Ces événements eurent lieu en 1013.
51 ʿUḏrī, texte, p. 94 ; trad., p. 68.
52 Il s’agit, selon ʿAbd al-ʿAzīz al-Awhānī, de Cañete de las Torres, près de Cordoue.
53 Montejícar.
54 Selon F. Simonet, la tribu des Banū Sām ou Sāmī s’était établie à proximité de Guadix, Descripción del reino de Granada sacada de los autores arábigos, Grenade, 1872, repris par M. Sánchez Martínez, art. cité, p. 53, n. 89.
55 L’antique Alba.
56 ʿUḏrī, texte, p. 89 ; trad., p. 52-53.
57 Illora, selon Al-Ahwānī.
58 Alcalá la Real.
59 Loja.
60 Deux localités situées entre Priego et Alcalá, selon M. Sánchez Martinez, art. cité, p. 54, n. 98.
61 Alcaudete.
62 Priego.
63 ʿUḏrī, texte, p. 89 ; trad., p. 54-55.
64 ʿUḏrī, texte, p. 89 ; trad., p. 53-54.
65 Le terme d’iqlīm est particulièrement adapté au discours géographique et à la propension qu’a celui-ci à changer d’échelle : il sert à désigner presque toutes les entités géographiques, de la plus grande (le climat au sens ptoléméen du terme), à la plus petite (l’obscur district agricole d’une région perdue), en passant par la province du dār al-islām au sens où l’entend Muqaddasī (comme l’Égypte ou le Maghreb par exemple).
66 ʿUḏrī, texte, p. 90-94 ; trad., p. 55-68. Le traducteur de ʿUḏrī, M. Sánchez Martínez, précise que ce nombre des districts de la kūra d’Elvira est bien plus élevé que celui que le géographe livre dans ses études consacrées aux autres régions d’Espagne : 17 pour Tudmir, 24 pour Valence, 9 pour Saragosse, 12 pour Séville, 8 pour Niebla, 11 pour Algésiras et 12 pour Cordoue, art. cité, p. 17.
67 ʿUḏrī, texte, p. 92-93 ; trad., p. 65-66.
68 ʿUḏrī, texte, p. 85 ; trad., p. 44. Cet « appel du grand large » est, selon G. Martinez-Gros, synonyme d’authenticité arabe et de ğihād, L’idéologie omeyyade…, op. cit., p. 237.
69 ʿUḏrī, texte p. 95-127. Traduction partielle par R. Valencia, « La cora de Sevilla en el Tarsī al-ajbār de Ahmad ibn ʿUmar al-ʿUḏrī, Andalucía islamicá. Textos y Estudios, 4-5, 1986, p. 107-143 ; voir également l’analyse de E. Galvez Vazquez, « De nuevo sobre Talyāta », dans Congreso de Historia de Andalucía, op. cit., p. 15-20.
70 De ces villes, seule Carmona fut un temps entre des mains berbères, celles des Banū Birzāl, mais elle est ensuite rattachée à la puissante taïfa de Séville lorsque celle-ci annexe les petits États zénètes dans les années 1060. Carmona de plus est l’un des jalons essentiels dans l’histoire de la présence des Arabes en Espagne : c’est de là que vient la cavalerie arabe qui va contribuer à l’écrasement de la révolte indigène de Séville en 889.
71 G. Martinez-Gros, L’idéologie omeyyade…, op. cit., p. 246 et suiv.
72 ʿUḏrī, texte, p. 102-105. Cf. sur ces événements É. Lévi-Provençal, Histoire de l’Espagne musulmane, op. cit., p. 252-258 ; G. Martinez-Gros, L’idéologie omeyyade…, op. cit., p. 246-247.
73 ʿUḏrī, texte, p. 101-102.
74 Badajoz est entre les mains du gouverneur esclavon Sābūr jusqu’en 1022, puis entre celles d’un officier d’origine berbère de celui-ci : ‘ Abd Allāh ibn Aftas, qui fonde la dynastie aftaside.
75 Dénia est le plus important des émirats esclavons ; il fut dirigé par le célèbre Mujāhid, qui encouragea l’une des seules manifestations que nous connaissons en Al-Andalus de la shu‘ ūbiya, puis par son fils qui est déposé en 1076 par al-Muqtadir de Saragosse.
76 Tortosa fut dirigée par un pouvoir esclavon jusqu’en 1060, date à laquelle elle fut annexée par Saragosse.
77 Tolède, l’une des plus puissantes Taïfas de l’intérieur, est entre les mains de la grande famille d’origine berbère des Banū Ḏī al-Nūn, de 1020 jusqu’à sa chute, en 1085. Al-Maʾmūn de Tolède (1043-1075) fut l’un des plus prestigieux princes de son temps.
78 R. Blachère écrit à son propos qu’il est « moins intelligent que consciencieux », Extrait des principaux géographes arabes du Moyen Âge, op. cit., p. 184. Kratchkovsky considère que l’ouvrage de Bakrī est une « sèche description du monde connu à son époque », Taʾrīḫ al-adab al-Ǧuġrāfī al-adabī, trad. du russe Uthmān Hāchim, Le Caire, 1967, p. 275.
79 Bakrī, texte, p. 527 ; trad., p. 300.
80 Cf. H. Mu’nis, « Al-Ǧuġrāfiya wa al-Ǧuġrāfiyūn fī-al-Andalus », art. cité, p. 274.
81 P. Pédech, La géographie des Grecs, Paris, PUF, 1976, p. 100.
82 M. Casiri, Bibliotheca Arabico-Hispanica Escurialensis, Madrid, II, 1770.
83 Des douze manuscrits qui nous sont parvenus des masālik wa al-mamālik de Bakrī, aucun n’est véritablement complet. Le travail de reconstitution le plus minutieux est celui mené par M. Van Leuwen, Kitāb al-masālik wa al-mamālik, thèse de doctorat, Paris, 1971, 3 t. Quelques éditions partielles ont été réalisées depuis déjà fort longtemps : A. Jaubert a traduit les pages relatives au Ghana dans Recueil des mémoires et voyages, édité par la Société de géographie de Paris en 1825 ; De Slane a publié et traduit les pages relatives à l’Afrique du Nord, « Description de l’Afrique septentrionale », dans le Journal asiatique, 1857-1858, 2e éd. à Alger en 1910, et 3e éd. à Paris en 1965 ; J. Cuoq d’Ansson, Recueil des sources arabes relatives à l’Afrique Noire, du viiie au xvie siècle, Paris, 1975 ; V. Monteil a traduit des extraits relatifs à l’Afrique, « Al-Bakrī, routier de l’Afrique noire et blanche », Bulletin de l’IFAN, t. XXX, série B, no 1, 1968 ; Defremery a édité les passages relatifs aux Pétchénègues, aux Khazars, aux Bulgares et au pays de Sérîr, avec une traduction française dans le Journal asiatique, no 13, en 1849 ; A. Seippel a édité les textes relatifs aux Normands dans Rerum Normanicarum Fontes Arabici, Paris, 1898-1926. Concernant l’Espagne, H. Mu’nis a publié quelques extraits des textes de Bakrī dans la Revue de l’Institut d’études islamiques de Madrid, VII-VIII, 1959, et IX-X, 1961. Le texte arabe de la partie relative à l’Occident a été établi par S. Bouamrane dans le cadre d’une thèse soutenue en 1993 à l’université Paris 1, sous la direction de J. Devisse, non publiée, intitulée : « Kitāb al-masālik wa al-mamālik » de Abū ʿUbayd al-Bakrī ( xie siècle). Édition critique partielle avec introduction, traduction et notes », et par Abdurrahman Ali al-Hajjī, dans un ouvrage intitulé Ǧuġrāfiyat ‘ Urūba wa al-Andalus mīn Kitāb al-Masālik wa al-mamālik li Abī ʿUbayd Al-Bakrī, Beyrouth, 1968. Les extraits relatifs à l’Espagne ont été traduits et édités par E. Vidal Beltran dans un ouvrage intitulé Geografia de España (kitāb al-Masālik wa al-Mamālik), Saragosse, 1982. Les passages relatifs à certaines régions de l’Orient ont été également édités : Y. Ghanîm, Miṣr fī Kitāb al-masālik wa al-mamālik li Abī ʿUbayd al-Bakrī, Koweït, 1977 et, du même, Ǧazīrat al-ʿArab fī Kitāb al-masālik wa al-mamālik lī Abī ʿUbayd al-Bakrī, Koweït, 1980. C’est le texte et la traduction établis par S. Bouamrane que nous utilisons.
84 Bakrī reprend là le plan suivi par Masʿūdī.
85 Cf. l’introduction de S. Bouamrane, « Kitāb al-masālik wa al-mamālik » de Abū ʿUbayd al-Bakrī, op. cit., p. 41-42.
86 Il indique en revanche dans la notice consacrée à Tolède que la ville se trouve dans le Ve climat, ce qu’affirme également son contemporain, le cadi Saʿīd de Tolède.
87 L’intérêt de ces pages fut très tôt compris et a donné lieu à la première traduction en français d’une partie de l’ouvrage : celle du baron De Slane, intitulée « Description de l’Afrique septentrionale », art. cité (éd. d’Alger, 1857).
88 Manuscrits nos 2218 et 5905, conservés dans les fonds arabes de la Bibliothèque nationale.
89 G. Martinez-Gros, Identité andalouse, version manuscrite non publiée, p. 99.
90 ʿUḏrī faisait également allusion au partage de Constantin, mais il insérait cette indication dans le passage consacré à Séville, Tarṣīʿ, texte, p. 20.
91 Yuḏkaru anna ismahā fī-al-qadīm, Ibāria, min wādī Ibruh ; ṯumma summiyat baʿda ḏālik Bātiqah min wādī Bītī, wa-huwa nahr Qurtuba ; ṯumma summiyat Išbāniya min ism rağul malakahā fī-al-qadīm, kāna ismuhu Išbān ; wa-qīla innamā summiyat bi-al-Išbān (lammā) sakanāhā fī awwal al-zamān ‘ ala ḥurmati-al-nahr (wa-mā wālāhu) wa-qāla qawm : inna ismahā innamā huwa fī-al-ḥaqīqa Išbāriya, musammāt min Ašbaruš, wa-huwa al-Kawkab al-maʿrūf bi-al-aḥmar, wa-summiyat baʿda ḏālik bi-al-Andalus min asmāʾ al-Andalīš allaḏīna sakanūhā ʿala mā yaʾtī ḏikruhu. Bakrī, texte, p. 517 ; trad., p. 275.
92 Etymologiae, XIV, 4, 28.
93 Rāzī mentionne le partage de Constantin, mais dans la partie historique de son ouvrage ; ʿUḏrī l’insère dans la description de la kurā de Séville (Tarsīʿ, texte, p. 20) ; Idrīsī ne l’évoque pas et Himyarī morcelle le propos en précisant pour quelques rares localités dans quelle partie du partage de Constantin elles figurent (c’est le cas d’Oreto, texte, p. 33, Baza, p. 45, Valence, p. 47, que Bakrī ne mentionne pourtant pas). Ce passage a été reproduit dans son intégralité en arabe et traduit par É. Lévi-Provençal et figure dans les annexes de l’édition du Rawḍ d’Ḥimyarī, p. 246-249.
94 Bakrī cependant ne cite que cinq d’entre elles.
95 C’est-à-dire environ 625 km si l’on considère qu’une journée de marche correspond à 25 km.
96 Toponyme non identifié. F. J. Simonet signale cependant qu’un Beteke fut l’un des sièges épiscopaux de Galice, F. J. Simonet, Historia de los Mozárabes…, op. cit, p. 808.
97 Bakrī ne cite là que dix villes.
98 Bakrī ne mentionne que dix villes.
99 É. Lévi-Provençal n’identifie pas ces deux toponymes (p. 249) ; S. Bouamrane en revanche retranscrit Mentesa et Porcuna (p. 281).
100 Bakrī, texte, p. 518 ; trad., p. 277.
101 D. Catalan, M. S. de Andres, La Cronica del moro Rasis…, op. cit., p. 198-201.
102 Bakrī, texte, p. 529 ; trad., p. 302. Comme le souligne G. Martinez-Gros, cette « langue gothe » est en fait le latin (Cor dubium ? Corda dubia ?), G. Martinez-Gros, Identité andalouse, op. cit., version manuscrite, p. 102.
103 Bakrī, texte, p. 533 ; trad., p. 307.
104 Tu laeto ? Bakrī, texte, p. 541 ; trad., p. 320.
105 Célèbre traditionniste cordouan mort en 286 ou 287 (899-900).
106 Bakrī, texte, p. 533-534 ; trad., p. 307-308. Ce passage est entièrement repris par Ḥimyarī et nous avons fait figurer ici la traduction donnée par É. Lévi-Provençal, Rawḍ, texte, p. 18-19 ; trad., p. 25.
107 « Selon certains récits, Išbān, fils de Titus, descendant de Tubal, fils de Japhet, fils de Noé (paix sur lui), fut un roi espagnol qui possédait l’un des plus grands royaumes du monde. Il inaugura son règne à Séville. Sa puissance s’agrandit et sa réputation s’étendit fort loin. Son autorité s’exerça sur toutes les régions. Après avoir achevé la conquête de l’Espagne, Išbān s’embarqua de Séville pour Jérusalem. Il détruisit cette ville et saisit un butin considérable. Il mit à mort cent mille Juifs, en fit cent mille autres prisonniers et en dispersa cent mille à travers la Terre. Il fit transporter des marbres de Jérusalem à Séville, Mérida et Beja. On dit que c’est à lui qu’appartenaient la table découverte à Tolède, la pierre et l’amphore renfermant des perles trouvées à Mérida. Ces faits sont rapportés dans les ouvrages traitant de la conquête de l’Espagne. On rapporte aussi qu’Išbān avait participé à la première destruction de Jérusalem avec Nabuchodonosor et à la seconde avec Vespasien et Hadrien. » Bakrī, texte, p. 534-536 ; trad., p. 308-310.
108 Bakrī, texte, p. 535 ; trad., p. 309. C’est en 70, sous le règne de Vespasien et alors que son fils Titus était général en chef des armées, que le temple de Jérusalem fut dévasté par un incendie lors de la répression de la grande révolte juive de 66. En 132, Hadrien dut faire face à un nouveau soulèvement de la Judée lorsqu’il décida d’édifier sur les ruines de Jérusalem la colonie romaine d’Aelia Capitolina, placée sous le double patronage de l’empereur (Aelius Hadrianus) et de Jupiter Capitolin. C’était une provocation insupportable pour les populations juives, alors que la situation était explosive depuis déjà plusieurs années. La révolte menée par Bar Kokhba prétend explicitement délivrer la ville du joug des païens. Elle fut finalement écrasée en septembre 135 par le plus brillant des généraux romains, Iulius Severus, et la répression fut particulièrement féroce (Dion Cassius avance les chiffres très exagérés de 985 villages détruits et de 580 000 juifs morts au combat, mais l’archéologie confirme que la Judée devint pratiquement désertique pendant près de deux siècles). La province changea même de nom : la Iudaea devint la Syria-Palaestina et l’accès d’Aelia Capitolina fut interdit aux juifs (M. Sartre, D’Alexandre à Zénobie…, op. cit.).
109 Bakrī, texte, p. 539 ; trad., p. 316 ; Rāzī, p. 72.
110 Bakrī, texte, p. 539 ; trad., p. 316. Il est intéressant de relever que les versions de cette même inscription diffèrent selon les géographes. Rāzī donne un récit plus long, où un vieux clerc versé dans la langue latine et en pleurs finit par traduire l’énigmatique inscription de la manière suivante : « Je vais vous dire ce qui est inscrit sur cette dalle ; on y trouve comment les gens de Mérida ordonnèrent à ceux d’Īliyā de bâtir le rempart de leur ville en lui donnant une hauteur de quinze coudées » ; Rāzī, p. 85. Ḥimyarī reprend ce récit et lui donne un sens un peu différent : le même vieillard en pleurs donne la version suivante : « C’est un acte qui concède le droit de piller librement les gens d’Īliyā’à celui qui aura bâti quinze coudées du présent rempart » ; Ḥimyarī, texte, p. 177 ; trad., p. 213.
111 Précisons, une fois encore, que Bakrī ne mentionne presque jamais les routes qui relient les villes entre elles ou les distances qui les séparent.
112 La révérence à l’égard de l’Antiquité n’est jamais formulée aussi clairement que sous la plume de Bakrī. Il écrit ainsi à propos de la Grèce : « L’Espagne possède d’importants vestiges, hérités des Grecs, gens adeptes de la sagesse et de la philosophie. Parmi les rois, il y eut Hercule qui construisit les idoles de Cadix, de Galice et celle de Tarragone qui n’a nulle part ailleurs sa pareille. » Ces quelques phrases sont un remarquable condensé de ce qui est, aux yeux de nos auteurs, l’essence même de la civilisation grecque, non dans ce qu’elle fut mais au travers de ce qu’elle a légué : des monuments imposants dont subsistent des ruines qu’il convient d’admirer ; des héros mythiques qui, à l’instar d’Hercule ou d’Alexandre, représentent des figures intemporelles du pouvoir ; un savoir philosophique qui s’est intégré au corpus des sciences et à la source duquel les Arabes ont puisé.
113 Idrīsī, par exemple, reprendra en d’autres termes la division en deux Espagne.
114 Bakrī, texte, p. 527 ; trad., p. 299.
115 Comme le souligne à plusieurs reprises G. Martinez-Gros, l’Espagne est communément identifiée à son conquérant, Mūsā.
116 Bakrī, texte, p. 528 ; trad., de G. Martinez-Gros, Identité andalouse, op. cit., version manuscrite, p. 103. Celui-ci précise que cette anecdote se retrouve dans l’anonyme Fath al-Andalus, rédigé à la fin du xie ou au début du xiie siècle.
117 Fin que relate l’anonyme Fath al-Andalus (rédigé vers 1080-1106) ; cf. G. Martinez-Gros, Identité andalouse, op. cit., p. 124.
118 G. Martinez-Gros, Identité andalouse, op. cit., p. 91.
119 Les agencements proposés par al-Ḥağğī comme par S. Bouamrane ne sont guère fidèles à celui élaboré par Rāzī.
120 Bakrī, texte, p. 529 ; trad., p. 302.
121 Bakrī, texte, p. 529 ; trad., p. 303.
122 « Cordoue a été la résidence des grands princes et la demeure des rois ; de toutes parts on y venait à bon escient. Cordoue possède en elle-même maints avantages. Jamais elle n’a été maltraitée par quelque guerre, car ceux qui la fondèrent l’établirent pour l’éternité et la dotèrent de tous les bienfaits », Rāzī, p. 64.
123 Bakrī, texte, p. 529 ; trad., p. 302.
124 Bakrī, texte, p. 539-540 ; trad., p. 318-319.
125 G. Martinez-Gros, Identité andalouse, op. cit, version manuscrite, p. 104.
126 Bakrī, texte, p. 553 ; trad., p. 334-335.
127 Ch. Jacob, L’empire des cartes, approche théorique de la cartographie à travers l’histoire, op. cit., p. 51.
128 Bakrī, texte, p. 526 ; trad., p. 297.
129 Bakrī, texte, p. 543 ; trad., p. 323.
130 Bakrī, texte, p. 541 ; trad., p. 320.
131 Bakrī, texte, p. 545-546 ; trad., p. 325-326. Ce récit est repris dans son intégralité par Ḥimyarī, texte, p. 39-41 ; trad., p. 50-52.
132 Bakrī précise que le chef de l’expédition était un certain Albītuš. Il s’agit peut-être d’une confusion entre le véritable chef de l’expédition, Guillaume de Montreuil, un Normand, et l’évêque de Léon, Alvitus, que Ferdinand Ier de Castille et de Léon avait envoyé en ambassade auprès d’al-Muʿtaḍid de Séville afin de récupérer les restes de la martyre sainte Juste. Ce prélat pourtant mourut au cours de cette ambassade en 1063, un an avant la prise de Barbastro. Cf. É. Lévi-Provençal, La péninsule Ibérique…, op. cit., p. 51 ; R. Dozy, Recherches sur l’histoire et la littérature de l’Espagne, op. cit., p. 335 et suiv. ; R. Menéndez Pidal, La España del Cid, op. cit., I, p. 163-167.
133 Ibn Ḥayyān, Al-Muqtabis, V, cité dans l’ouvrage d’Ibn ʿIḍarī, al-Bayān al-muġrib fī aḫbār mulūk al-Andalus wa al-Maġrib, É. Lévi-Provençal (éd.), Paris, 1930, III, p. 254.
134 Bakrī, texte, p. 546 ; trad., p. 326.
135 « Al-Muqtadir bi-Allah », Bakrī, texte, p. 546 ; trad., p. 326.
136 Près de Tolède.
137 Bakrī, texte, p. 501 ; trad., p. 328.
138 Géographe andalou, né à Guadalajara en 292/904, qui séjourna longtemps à Kairouan avant de revenir vivre à Cordoue, sous le règne d’al-Hakam II, où il mourut en 363/973. Il est l’auteur d’un Kitāb al-masālik wa al-mamālik, traitant essentiellement de l’Ifriqīya. Seules les pages qu’il a consacrées à la description de l’Afrique du Nord nous sont parvenues, mais le titre de l’ouvrage indique qu’il s’agissait d’une géographie universelle. Il constitue l’une des sources essentielles de Bakrī.
139 Dans les pages qu’il consacre à l’Afrique du Nord, Bakrī écrit ainsi : « Cette oasis, dernière limite du pays musulman, est séparée de la Nubie par un désert large de dix journées », De Slane, « Description de l’Afrique septentrionale », art. cité, p. 38.
140 Nous avons repris la traduction, un peu vieillie, du baron Mac Guckin De Slane, ibid., p. 13.
141 Ibid., p. 14 et 28.
142 Ibid., p. 25.
143 Ibid., p. 33.
144 Ibid., p. 22. La Kāhina, une devineresse berbère zénète, peut-être juive ou chrétienne, s’opposa avec succès à l’avancée des troupes arabes lors de la conquête du Maghreb. En 683, le chef berbère Kusayla écrasa à Biskra l’armée arabe dont le chef, ʿUqba ibn Nāfīʿ, trouva la mort. Les troupes omeyyades durent alors évacuer l’Ifrīqiya et la Tripolitaine. À partir de 695, les Arabes reprirent l’avantage ; ils fondèrent Tunis en 698 et atteignirent l’Atlantique en 705, après avoir gagné à l’islam une grande partie des populations berbères. Les disparitions de Kusayla en 686 et de la Kahina en 702 facilitèrent ces conversions. En 709, les Arabes prirent Ceuta, dernière forteresse byzantine du Maghreb.
145 Ceux-ci étaient certes peu présents dans le pays, mais ils ne sont pas évoqués par notre géographe, même à titre symbolique.
146 Cadi malikite de Kairouan, mort en 240/854.
147 Disciple de Mālik qui mourut au Caire en 197/813.
148 Traditionniste qui participa à la conquête de l’Espagne.
149 De Slane, « Description de l’Afrique septentrionale », art. cité, p. 49-52.
150 Bakrī, texte, p. 526 ; trad., p. 297.
151 De Slane, « Description de l’Afrique septentrionale », art. cité, p. 56.
152 Ce fut l’un des successeurs d’Uqbā ibn Nāfī au poste de gouverneur d’Ifrīqiya ; il fut ensuite remplacé par Mūsā ibn Nuṣayr.
153 Dixième calife omeyyade, il régna depuis Damas de 724 à 743.
154 Aux alentours de 800, les califes de Bagdad déléguèrent le gouvernorat de l’Ifriqiya à titre héréditaire à Ibrāhīm ibn al-Aġlab. Une brillante dynastie se mit en place et régna sur la région jusqu’en 909, date à laquelle elle fut remplacée par les Fatimides shiites.
155 De Slane, « Description de l’Afrique septentrionale », art. cité, p. 52-56. Nous entrapercevons là les modalités du travail de compilateur qu’effectue Bakrī : il réussit ainsi à décrire les édifices antérieurs aux Aghlabides et dont il ne reste rien au moment où il rédige son ouvrage.
156 Ibid., p. 16, 22.
157 Muʿizz b. Bādīs (460/1016-454/1062) appartient à la dynastie ziride à laquelle les Fatimides confièrent le gouvernement de l’Ifrīqiya lorsqu’ils se transposèrent au Caire, à partir de 969. Parce qu’il rompit avec eux, Muʿizz dut faire face aux invasions hilaliennes à partir de 442/1051. C’est certainement à l’occasion de ces troubles que le souverain ziride releva les murailles de Kairouan.
158 De Slane, « Description de l’Afrique septentrionale », art. cité, p. 57.
159 Ibid., p. 61. Muʿizz b. Bādīs, pour échapper aux Hilaliens, se replia sur Mahdiya, où il demeura jusqu’à sa mort, en 454/1062. Kairouan fut alors pillée et détruite par les Arabes hilaliens.
160 Bakrī, texte, p. 532 ; trad., p. 305. L’auteur fait ici allusion à la guerre civile, la fitna, qui a déchiré al-Andalus lors de la longue agonie du califat (1009-1031).
161 La notice consacrée à la ville de Mahdiya est l’occasion d’insister sur l’empreinte fatimide, p. 66-68.
162 De Slane, « Description de l’Afrique septentrionale », art. cité, p. 22. Bakrī précise qu’il y eut une grande bataille en 142 (759-760) qui tourna à l’avantage des Ibadites. Le ton est parfois un peu méprisant : « Il n’y a point de ğāmiʿ dans Cherous ni dans les bourgs qui l’entourent, bourgs dont le nombre dépasse trois cents, tous bien peuplés. Ces gens n’ont jamais pu s’accorder sur le choix d’un imam capable de présider à la prière publique », p. 26.
163 Ibid., p. 69-70. Bakrī rapporte un proverbe local : « Malheur aux gens du Souad, par le fait de Maḫlid ibn Kaydād » ; plus loin, il reproduit les vers suivants : « Les schismatiques ont été repoussés de devant Souça par nos lances et notre bravoure/Et par des coups de sabre qui firent voler dans la poussière les têtes des guerriers qui combattaient sous les yeux de leurs femmes », p. 76.
164 Ibid., p. 265. Bakrī utilise le récit d’un ambassadeur des Barġawāṭa, Abū Ṣalīh Zammūr, auprès du calife omeyyade al-Ḥakam II al-Mustanṣir (961-976), mais aussi la description laissée par un auteur arabe non identifié. On voit ici comment travaille Bakrī : les multiples sources diplomatiques et littéraires de la grande bibliothèque de Cordoue lui fournissent les matériaux nécessaires à la rédaction de son ouvrage.
165 Cf. supra, chapitre consacré à ʿUḏrī.
166 De Slane, « Description de l’Afrique septentrionale », art. cité, p. 15, 22, 28, 41, 42.
167 Il s’agit là d’une allusion à la très classique division entre Arabes du nord et Arabes du sud de la péninsule Arabique.
168 De Slane, « Description de l’Afrique septentrionale », art. cité, p. 29.
169 De Slane, « Description de l’Afrique septentrionale », art. cité, p. 29.
170 F. Hartog, Mémoire d’Ulysse…, op. cit., p. 217.
171 Sur ce topos de la littérature géographique arabe, vieux comme la discipline elle-même et dont la diffusion est imputable en partie au grand Ǧāḥiẓ, cf. A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman…, op. cit., t. I, p. 57 et suiv.
172 A. Miquel, Usāma Ibn Munqiḏ. Des enseignements de la vie (Souvenirs d’un gentilhomme syrien du temps des croisades), Paris, 1983.
173 Ibn Ǧubayr, Taḏkira bi-aḫbār ‘ an ittifāqāt al-asfār, trad. dans Voyageurs arabes, P. Charles-Dominique, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1995, p. 71-368.
174 Pour paraphraser le titre de la reprise de la traduction de Jaubert faite par A. Nef et H. Bresc, Idrīsī. La première géographie de l’Occident, Paris, Flammarion (GF), 1999.
175 Le texte réduit du Livre de Roger a été imprimé en arabe pour la première fois à Rome (Imprimerie médicéenne) en 1592, sous le titre de Kitāb Nuzhat al-muštāq fī ḏikr al-amṣār wa al-aqtār wa al-buldān wa al-ğuzur wa al-mdāʾin wa al-āfāq, traduit en italien en 1600, puis en latin en 1619 sous le titre de Geographia Nubiensis, id est accuratissima totius orbis in septem climata divisi descriptio continens praesertim exactam universiae Asiae et Africae, rerumque in iis hactenus incognitarum explicatione. Entre 1836 et 1840, le chevalier Jaubert publia une traduction complète du Livre de Roger : Géographie d’Edrisi traduite de l’arabe en français d’après deux manuscrits de la Bibliothèque du Roi et accompagnée de notes (Paris, 2 vol.).
176 C’est-à-dire à la fois descendant d’Abū Ṭālib, oncle du Prophète, mais aussi de ʿAlī et de Hassan, le fils que ce dernier eut avec Fatima, fille du Prophète ; A. Nef, H. Bresc, Idrīsī…, op. cit., p. 13.
177 Il est mentionné par six auteurs arabes : Ibn Abī Uṣaybiʿa (596-688/1200-1270), Abū al-Fidāʾ (m. 732/1331), Ibn Saʿīd (m. 685/1286), al-Ṣafadī (m. 764/1363), Ibn Ḫaldūn (752-808/1332-1406) et Ḥāğğī Ḫalīfa (M. Hadj-Sadok, Le Maġrib au vie siècle de l’Hégire ( xiie siècle après J.-C.), texte établi et traduit en français d’après la Nuzhat al-muštāq, p. 13-14). Il est également mentionné par Léon l’Africain.
178 F. Pons-Boigues, Ensayo biobibliográfico sobre los historiadores y geografos arábigos españoles, Madrid, 1898, p. 233.
179 Jean-Léon l’Africain, Description de l’Afrique, trad. de l’italien A. Epaulard, Paris, 1956 [nouvelle éd.] ; R. Mauny, « Notes sur les “grands voyages” de Léon l’Africain », Hesperis, XLI, 1954, p. 379-394.
180 G. Oman, « Notizie bibliografiche sul geografo arabo al-Idrisi (xii secolo) e sulle sue opere », Annali dell’Istituto Universitario Orientale di Napoli, n. s. XI, 1961, p. 25-61 ; « Addenda », Annali dell’Istituto Universitario Orientale di Napoli, 1962, p. 193-194 ; « Addenda II », Annali dell’Istituto Universitario Orientale di Napoli, 1966, p. 101-103 ; « Addenda III », Annali dell’Istituto Universitario Orientale di Napoli, 1969, p. 55-65 ; EI, 2, III, p. 1058-1059.
181 M. Casiri, Bibliotheca Arabico-Hispano Escurialensis, Madrid, 1770, vol. II, p. 13.
182 C. Dubler, « Idrisiana Hispanica. I. Probables itinerarios de Idrīsī por al-Andalus », Al-Andalus, XXX, 1965, p. 89-137.
183 A. Amara, A. Nef, « Al-Idrīsī et les Ḥammūdides de Sicile : nouvelles données biographiques sur l’auteur du Livre de Roger », Arabica, XLVIII, 2001, p. 121-127. Voir également d’A. Nef, « Du nouveau sur Idrīsī », dans H. Bresc, E. Tixier du Mesnil (dir.), Géographes et voyageurs au Moyen Âge, Nanterre, Presses universitaires de Paris-Ouest, 2010.
184 Idrīsī, texte, p. 8 ; trad., p. 62.
185 A. Nef, H. Bresc, Idrīsī…, op. cit., p. 13.
186 Idrīsī, texte, p. 8-10 ; trad., p. 60-62.
187 A. Nef, H. Bresc, Idrīsī…, op. cit., p. 27, n. 2.
188 F. Farinelli, « Pour une théorie générale de la géographie », Géorythmes, 5, 1989, p. 10.
189 Cette sphère fut effectivement réalisée, mais l’on pense qu’elle fut perdue à Palerme dès 1161.
190 À titre d’exemple, le premier ouvrage de ce type composé dans l’Occident chrétien est le Theatrum Orbis Terrarum, composé aux Pays-Bas par Ortellius, en 1578. C’est un atlas comportant 53 cartes accompagnées de notices géographiques et historiques imprimées sur le revers des dessins : « Les cartes ne se suffisent donc plus à elles-mêmes. La finalité intellectuelle de l’ouvrage demande la complémentarité de la description et de la carte, et un mode de consultation particulier, où la lecture du texte accompagne le regard porté sur les images » (Ch. Jacob, L’empire des cartes…, op. cit., p. 102-103).
191 « Plus un climat est central, plus il est réduit en latitude : le premier climat mesure environ 18° en latitude, le second 9°, le troisième 7°30, le quatrième 5°30, le cinquième 5°, le sixième 8° et le septième 11° ; ces dimensions sont légèrement différentes de celles qu’assigne Ptolémée au monde », A. Nef, H. Bresc, Idrīsī…, op. cit., p. 23.
192 Ch. Jacob, L’empire des cartes…, op. cit., p. 97.
193 Lorsque K. Miller, grand spécialiste des cartes du monde arabo-musulman, réunit les soixante-dix cartes, qui sont toutes d’échelle différente, en une mappemonde unique, il outrepasse les intentions d’Idrīsī (K. Miller, Weltkarte des Arabers Idrisi vom Jahre 1154 mit Erläuterungen, Stuttgart, 1928).
194 Un livre n’est que rarement la simple légende de la carte ; l’exemple le plus fameux est celui des livres-catalogues qui accompagnaient les deux globes représentant la Terre et le Ciel, effectués par le père Coronelli et offerts à Louis XIV. Le gigantisme de ces derniers (3,9 m de diam.) rendait impossibles la lecture des multiples inscriptions et la vision de la riche iconographie ; les livres, établis par François Le Large, reproduisent donc ces éléments, mais en les assortissant de commentaires et d’explications. Ils sont donc plus que des médiateurs (Ch. Jacob, L’empire des cartes…, op. cit., p. 79-80 et 216-231).
195 Nous n’ouvrirons pas ici l’épineux dossier des tables ptoléméennes, conservées uniquement dans des manuscrits byzantins bien postérieurs.
196 Les traités du type masālik wa al-mamālik sont parfois enrichis d’une carte, mais celle-ci est secondaire, pour justement se différencier du genre antérieur, celui de la ṣūrat al-arḍ, la cartographie de la Terre. Le voyage relègue paradoxalement la carte au second plan puisqu’il refuse la schématisation de l’image du monde et lui préfère l’autopsie (H. Touati, Islam et voyage au Moyen Âge, op. cit., p. 160).
197 Cf. G. Martinez-Gros, « La division du monde selon Idrīsī », art. cité, p. 318-327.
198 Cf. supra, 1re partie ; A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman…, op. cit., t. I, p. 69-85.
199 Ch. Jacob, L’empire des cartes…, op. cit., p. 188.
200 Cf. P. Gautier-Dalché, « La Desciptio Mappe Mundi de Hughes de Saint-Victor… », art. cité
201 Ch. Jacob, L’empire des cartes…, op. cit., p. 192.
202 La bible géographique de la Renaissance est l’Astronomie de Ptolémée, connue sous son nom arabe d’Almageste. L’ouvrage est connu en Occident depuis le xiie siècle et la traduction qu’en a donnée Gérard de Crémone. En revanche, la Géographie n’est traduite en latin qu’au xve siècle, Numa Broc, La géographie de la Renaissance, 1420-1620, Paris, Éditions du CTHS (Format, 1), 1986, p. 9-10.
203 Ibid., p. 162.
204 C’est cette même utopie isonomique, démocratique de la grille qui explique le plan en damiers des cités grecques de l’Antiquité comme celui des villes américaines.
205 La projection de Mercator par exemple place l’Europe au centre de son dispositif linéaire, témoignant ainsi de ses prétentions hégémoniques, Ch. Jacob, L’empire des cartes…, op. cit., p. 163-164.
206 A. Nef, H. Bresc, Idrīsī…, op. cit.
207 G. Martinez-Gros, « La division du monde selon Idrīsī », art. cité, p. 315-334.
208 A. Nef, H. Bresc, Idrīsī…, op. cit., p. 43-44.
209 G. Martinez-Gros, « La division du monde selon Idrīsī », art. cité, p. 333.
210 Alors qu’Idrīsī compose son ouvrage, les Zirides d’Ifrīqiya ont effectivement rompu avec les Fatimides d’Égypte depuis près d’un siècle, et les Almoravides, puis les Almohades, à partir du Maghreb extrême, ont connu un destin exceptionnel.
211 A. Nef, H. Bresc, Idrīsī…, op. cit., p. 24.
212 « De là l’affirmation d’une radicale séparation entre l’objet de la connaissance historique et la conscience subjective des auteurs », R. Chartier, Au bord de la falaise…, op. cit., p. 88.
213 A. Nef et H. Bresc signalent ainsi de graves lacunes concernant le Sud de l’Italie, pourtant sous domination normande, Idrīsī…, op. cit., p. 44.
214 Ch. Jacob, L’empire des cartes…, op. cit., p. 163.
215 Le latin est plus spécifiquement utilisé dans les chroniques et pour exalter les vertus du peuple normand, le grec est réservé à la théologie et à l’hagiographie, et l’arabe reste la langue de culture (géographie, poésie, etc.).
216 Cette appellation se substitue alors à celle, périmée, de mamlakat al-islām, d’empire (A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman…, op. cit., t. I).
217 F. Farinelli, « Pour une théorie générale de la géographie », art. cité, p. 36.
218 Les lignes de rhumb sont ces tracés qui figurent sur les marteloires et qui indiquent les directions des vents (Ch. Jacob, L’empire des cartes…, op. cit., p. 166).
219 Pour C. Dubler, il dut y avoir quatre informateurs sur la péninsule Ibérique : un arabophone de la frontière, qui prononce en arabe le nom des villes, un navigateur portugais, un Castillan connaissant les chemins de Saint-Jacques et un Gascon de Bayonne (A. Nef, H. Bresc, Idrīsī…, op. cit., p. 39).
220 Rāzī, p. 59.
221 Tabaqāt al-umam, « Catégories des nations », Cheikho (éd.), Beyrouth, 1912, p. 63 ; trad. R. Blachère, Paris, 1935, p. 122.
222 Idrīsī, texte, p. 525 ; trad., p. 245.
223 Idrīsī, texte, p. 725 ; trad., p. 352.
224 Idrīsī, texte, p. 536 ; trad., p. 255.
225 Au xixe siècle, dans un contexte d’élaboration d’une histoire « nationale » de l’Espagne, un ingénieur qui fut aussi le découvreur du site de Numance, Eduardo Saavedra, traduisit les pages consacrées par Idrīsī à l’Espagne chrétienne, dans un ouvrage dont le titre est révélateur : il est intitulé La Geografia de España del Edrisi (Madrid, 1881).
226 Certaines « villes » ne sont que des localités à caractère urbain (mutaḥaḍḍar).
227 Ce sont toutes des localités reprises par les chrétiens.
228 Sur l’invention d’une chaîne de montagnes centrale, cf. l’article de F. Hernández Jiménez, « El convencional espinazo montañoso de orientación Este-Oeste que los geógrafos árabes atribuyen a la Península ibérica », Al-Andalus, XXX, 1965, p. 201-275.
229 Idrīsī choisit l’ancien nom, Pechina, au détriment du nouveau, Almería.
230 Même remarque, Elvira est préférée à Grenade.
231 Idrīsī, texte, p. 536-539 ; trad., p. 256-258.
232 Huesca tombe en 1096, Saragosse en 1118, et en 1120, Alphonse le Batailleur, roi d’Aragon, inflige une terrible défaite aux Almoravides à Cutanda. En 1126, ce souverain va même aux portes de Cordoue et de Grenade. Malgré la revanche de Fraga (1134), les Almoravides ne purent maîtriser à nouveau le territoire andalou.
233 Dès 1150-1151, ʿAbd al-Muʾmin envoie des hommes soumettre les potentats andalous ; Grenade est occupée en 1154, Almería est reprise aux Castillans en 1157, ce dont Idrīsī ne se fait pas l’écho.
234 Idrīsī, texte, p. 547, 725-726, 731 ; trad., p. 266, 352-353 et 357-358.
235 Idrīsī, texte, p. 547, 725-726 ; trad., p. 266 et 352-353.
236 Idrīsī, texte, p. 538, 554, 725, 733 ; trad., p. 258, 274, 352 et 359.
237 Idrīsī, texte, p. 538, 554, 725, 733 ; trad., p. 257, 274, 352 et 359-360.
238 Idrīsī, texte, p. 536, 725, 733 ; trad., p. 255-256, 352 et 360.
239 Idrīsī, texte, p. 554 et 725 ; trad., p. 274 et 352.
240 Idrīsī, texte, p. 538, 555, 733 ; trad., p. 258, 275 et 360.
241 Idrīsī, texte, p. 538, 555, 575-576, 733 ; trad., p. 258, 274-275, 294 et 360.
242 C’est le cas notamment pour Coria (texte, p. 547 ; trad., p. 266), Madrid (texte, p. 553 ; trad., p. 272), Al-Fahmīn (idem), Albarracin et Alpuente (texte, p. 554 ; trad., p. 273), Almería (texte, p. 561-562 ; trad., p. 281 ; Idrīsī ne signale pas sa reconquête par les Almohades en 1157).
243 Idrīsī, texte, p. 536 ; trad., p. 255.
244 Alphonse VII (m. 1157).
245 Idrīsī, texte, p. 552 ; trad., p. 271.
246 La Périégèse d’Hécatée de Milet, fin vie -début ve siècle, ou celle d’Eudoxe de Cnide, ive siècle, ainsi que le long poème géographique de Denys d’Alexandrie.
247 Strabon, dans les dix-sept livres de sa Géographie, s’inscrit également dans cette voie.
248 Le Kitāb al-buldān de Yaʿqūbī, le Kitāb al-masālik wa al-mamālik d’Istaḫrī, le Kitāb sūrat al-arḍ d’Ibn Ḥawqal, le Kitāb al-masālik wa al-mamālik de Muḥallabī, et le Kitāb aḥsan al-taqāsīm fī maʿrifat al-aqālīm de Muqaddasī.
249 C. Dubler, « Idrisiana Hispanica. I. Probables itinerarios de Idrīsī por al-Andalus », art. cité, p. 89-137.
250 C. Dubler, « Los caminos a Compostella en la obra de Idrīsī », Al-Andalus, XIV, 1949, p. 59-122.
251 F. Hernández Jiménez, « Los caminos de Córdoba hacia Noroeste », Al-Andalus, XXXII, 1967, p. 37-123, 277-358.
252 J. A. Mizal, Los caminos de al-Andalus en el siglo xii, Madrid, 1989.
253 Idrīsī, texte, p. 540-541 ; trad., p. 259-260.
254 Idrīsī, texte, p. 545-547 ; trad., p. 264-266.
255 Este gran número de itinerarios principales y secundarios facilitaban los transportes a viajeros y comerciantes, así como a los ejércitos, y demuestran el gran desarrollo económico y social que había alcanzado la Península Ibérica en los siglos xi y xii , J. A. Mizal, Los caminos de al-Andalus en el siglo xii , op. cit., p. 22.
256 Cf. notre tableau des villes d’al-Andalus selon Idrīsī dans la 2e partie.
257 Idrīsī, texte, p. 571 ; trad., p. 290.
258 Idrīsī, texte, p. 555 ; trad., p. 274-275.
259 Idrīsī, texte, p. 733 ; trad., p. 360.
260 Himyarī, texte, p. 124-125 ; trad., p. 151-153.
261 Idrīsī, texte, p. 536 et 552 ; trad., p. 255 et 271.
262 Idrīsī, texte, p. 528 et 539-540 ; trad., p. 247 et 259.
263 Idrīsī, texte, p. 545-546 ; trad., p. 264-265.
264 Idrīsī, texte, p 548-549 ; trad., p. 267-268.
265 Idrīsī précise que les habitants d’al-Andalus se trompent lorsqu’ils pensent que les sept dormants sont les martyrs de la ville de Loja, alors que tout le monde sait que la grotte qui abrite leurs corps se trouve entre Nicée et Amorion (et non à Éphèse), texte, p. 690 ; trad., p. 412.
266 Idrīsī, texte, p. 544 ; trad., p. 263.
267 Ruine d’un faubourg de Badajoz (texte, p. 545 ; trad., p. 264), d’Almería (texte, p. 562 ; trad., p. 281-283), d’Archidona et d’Antequera (texte, p. 570 ; trad., p. 290), et bien sûr de Cordoue (texte, p. 579 ; trad., p. 298).
268 Idrīsī, trad., p. 71-73.
269 « Ce que nous venons de dire sur leurs coutumes et leur situation, concernant la nourriture, les boissons, les vêtements et les bijoux, s’applique à la majeure partie du territoire des Noirs car c’est un pays aride et brûlant. Quant à l’agriculture, ceux qui habitent les villes [encore un exemple de l’équivalence entre ville et sédentarité] cultivent l’oignon, la courge et la pastèque, qui atteignent une grosseur énorme. Le sorgho, dont ils extraient une boisson, est la céréale qu’ils cultivent le plus. L’essentiel de leur viande consiste en poisson et en chair de chameau coupée en morceaux et séchée au soleil » (trad., p. 73).
270 Idrīsī, trad., p. 85-87.
271 Idrīsī, trad., p. 130-133, 136-137, 144, 148-149, 151-153, 156, 160-161, 163, 170, 173-175.
272 Idrīsī, texte, p. 588 ; trad., p. 307.
273 A. Nef, H. Bresc, Idrīsī…, op. cit., p. 43.
274 Un dernier exemple, il prend soin de donner la liste des grands vassaux du roi de France (treize au total), ce qui témoigne de la conscience qu’il avait de l’importance des relations féodo-vassaliques (trad., p. 431).
275 Idrīsī, texte, p. 590-591 ; trad., p. 308-309.
276 Idrīsī, texte, p. 590 ; trad., p. 308.
277 Idrīsī, texte, p. 579 ; trad., p. 298.
278 Idrīsī, texte, p. 579 ; trad., p. 298.
279 Almería fut conquise par une flotte génoise en 1147-1149. Elle fut reprise par les Almohades en 1157, l’année peut-être où Idrīsī terminait son ouvrage ; il ne tient de fait pas compte de cet événement et écrit : « À l’époque où nous écrivons le présent ouvrage, Almería est tombée au pouvoir des chrétiens. Ses beautés se sont altérées, sa population a été faite prisonnière, ses demeures sont en ruine et ses bâtiments ont été détruits. Il n’en reste rien » (p. 283).
280 Idrīsī précise qu’à Berja et Dalias se trouvent des chaires de prédication qui dépendent d’Almería (texte, p. 563 ; trad., p. 283).
281 Idrīsī, texte, p. 540 ; trad., p. 259.
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