Chapitre V. La géographie de l’époque califale : la revendication de l’existence et la constitution d’un adab géographique sur l’Espagne
p. 261-302
Texte intégral
1Au xe siècle, al-Andalus accède au statut de siège du pouvoir califal. Les Omeyyades qui avaient présidé aux destinées du dār al-islām depuis Damas entre 661 et 750 retrouvent alors la place due à leur rang. C’est depuis Cordoue désormais que rayonnent leurs prétentions universelles. En cette terre occidentale, l’histoire comme la géographie peuvent s’écrire puisqu’une dynastie les y incite, afin de renouer les fils d’une histoire initiée en Orient. Chroniqueurs et historiens s’appliquent dès lors à présenter, ou à réfuter, la continuité historique de la dynastie. L’exil rédempteur, le refus de la compromission avec les mawalī, mais aussi d’autres arguments sont sollicités afin d’expliquer le hiatus du temps. Pour la géographie cependant, la tâche s’avère plus délicate : de Damas à Cordoue, du cœur oriental à une terre sise à l’extrême occident du monde, l’évidence des distances et la réalité des différences devraient inciter le discours géographique à s’opposer à l’idéologie califale. Mais ce serait aller à l’encontre de la pente naturelle que suit la discipline depuis son éclosion à l’ombre du califat abbasside au ixe siècle. La géographie, parce qu’elle est avant tout l’inventaire d’un territoire, ne peut que servir un pouvoir.
2C’est à un lettré d’origine persane, Rāzī, que revient l’honneur d’avoir fondé la géographie en al-Andalus et d’avoir fait de cette écriture l’un des fondements idéologiques du pouvoir omeyyade. Cet auteur, vraisemblablement antérieur à Muqaddasī et Ibn Ḥawqal, dote l’Espagne, selon les dires de son propre fils, d’une histoire et d’une géographie. Les deux disciplines sont de fait intimement liées par leur complémentarité : la présentation géographique d’une terre est préalable au récit de l’histoire qui va s’y dérouler. Elles peuvent servir le même maître. Cet ouvrage, dont aucun exemplaire ne nous est hélas parvenu, est constitué de quarante pages à caractère proprement géographique, que suivent de longs développements sur l’histoire de l’Espagne. Ces quarante pages se présentent de la sorte : l’exposé de considérations générales sur al-Andalus, sa situation par rapport au monde habité et à la division en climats, introduit la description particulière des trente-cinq districts qui composent al-Andalus ; la partie géographique se clôt par l’énumération des fleuves et montagnes de la Péninsule.
3La démarche n’est pas neuve : des Orientaux, comme Masʿudī dans les Prairies d’or, ainsi que de nombreux auteurs antiques ont adopté ce plan et ainsi doté leurs ouvrages d’histoire d’un préambule géographique plus ou moins fourni. Ils ont été d’emblée écartés de la liste des géographes par les historiens de la discipline, dans la mesure où leur démarche n’était pas régie par les lois de la géographie, selon lesquelles le propos doit être centré sur l’analyse des lieux et toponymes. Nous ne pouvons cependant réserver le même sort à Rāzī, tant il est vrai qu’il est, de façon chronologique, le premier de nos auteurs, celui dont le discours fut constamment repris par la suite. Il a bâti le socle de la géographie andalouse, énuméré la plupart de ces lieux communs que nous retrouvons, inchangés, au fil des siècles. Comme nous le précisions dans la première partie de cette étude, Rāzī se doit d’être notre premier « géographe andalou ». Ses successeurs, qui sont pour certains d’authentiques géographes, ont décliné à l’envi les motifs qu’il avait ébauchés. Il se distingue de fait par son originalité, mais aussi par son exemplarité.
UN PERSAN AU SERVICE DES OMEYYADES
4Ahmad b. Muhammad al-Rāzī est né en Espagne le 10 du mois de ḏū al-ḥiğğa 274 (26 avril 888) et mort le 12 rağab 344 (1er novembre 955). Il appartient à une famille persane, originaire de Rayy, venue s’installer en al-Andalus vers le milieu du iiie/ ixe siècle. Mi-négociant, mi-espion, son père était assez proche des émirs omeyyades pour le compte desquels il accomplit différentes missions au Maghreb et en Orient. Selon le fils de notre géographe, ‘ Isa b. Ahmad b. Muhammad b. Mūsā al-Rāzī, lui-même historiographe officiel de la dynastie omeyyade, Ahmad al-Rāzī étudia en al-Andalus les sciences religieuses mais « l’amour de l’histoire et de l’enquête historique l’emporta chez lui ; ce n’était pas alors une discipline à laquelle les Andalous s’adonnaient. Il se mit à recueillir des informations auprès des vieillards et des transmetteurs de nouvelles qu’il put rencontrer et harmonisa cette documentation sous la forme d’une histoire. Il fut ainsi le premier à codifier les règles de la composition historique en Espagne. Cela le rapprocha du souverain et lui permit de rehausser sa propre condition et celle de son fils après lui. À eux deux, ils dotèrent les Andalous d’une science que ceux-ci n’avaient pas jusque-là pratiquée avec bonheur1 ».
5Rāzī, parce qu’il est le premier des historiens/géographes et qu’il est oriental, incarne la passation d’un savoir entre l’Orient et al-Andalus. Comme Ziryāb venu apprendre le raffinement de la cour abbasside aux Andalous, il transmet à l’Occident du monde musulman les sciences jusque-là peu pratiquées de l’histoire et de la géographie, indéfectiblement liées dans cet extrait comme dans son œuvre. Al-Andalus, terre bien éloignée du cœur oriental du dār al-islām, n’avait alors dans l’espace et dans le temps que la place que voulait bien lui concéder l’Orient. Au xe siècle, alors que se constitue le califat de Cordoue, la périphérie se prétend centre et l’histoire semble se répéter pour le clan des Omeyyades. L’histoire et la géographie peuvent désormais s’écrire aussi depuis ce lieu. C’est paradoxalement à un Persan, l’un de ces mawāli auxquels les Abbassides doivent leur victoire en Orient, que reviendra la tâche de consigner la description et le récit du passé de cette terre qui accueille les Omeyyades en leur exil. Peut-être est-ce à chercher du côté même de la proximité de ces deux disciplines avec le pouvoir ; à l’instar de la poésie, l’histoire et la géographie, lorsqu’elles se constituent, émanent de clients soumis. Rāzī le Persan, puisant dans les livres des auteurs indigènes de l’Antiquité, œuvre pour la plus grande gloire de la dynastie omeyyade.
6C’est donc dans le cadre de la constitution de l’idéologie omeyyade que vient prendre place la toute jeune géographie andalouse. Rejeton d’une discipline élaborée en Orient sur la base de divers héritages, elle rejaillit en al-Andalus en s’enrichissant de traditions locales. Comme la géographie bagdadienne, elle fait feu de tout bois et puise ses matériaux dans les différents domaines d’un savoir accumulé au cours de diverses époques. Le résultat est unique : l’œuvre de Rāzī, livre d’histoire précédé d’une conséquente introduction géographique, fait sortir tout armée la géographie andalouse de la cuisse du califat. Cet ouvrage sera tout à la fois le canevas, le socle et le modèle de tous les traités décrivant le territoire andalou jusqu’au xive siècle et au-delà.
L’INTRODUCTION GÉOGRAPHIQUE D’UN OUVRAGE RETRAÇANT L’HISTOIRE DE L’ESPAGNE
7La géographie de Rāzī présente une originalité de taille : elle ne décrit que l’Espagne. Il s’agit certes d’une introduction géographique à un ouvrage d’histoire, mais celui-ci affiche la même particularité de ne traiter que de l’Espagne. C’est une exception en ce xe siècle où l’histoire comme la géographie, dans le monde arabo-musulman, embrassent un large champ d’étude et se font volontiers universelles. Avec l’assurance que procure l’évidence de l’identité, on décrit l’ensemble du dār al-islām et ses marges, et l’on brosse à grands traits l’histoire du monde depuis sa Création. L’Islam est alors le maître d’un immense espace et l’héritier d’un prestigieux passé qu’il importe d’appréhender dans leur globalité, pour mieux cerner les limites géographiques et temporelles auxquelles il est arrivé. Il existe certes des monographies régionales, ḫitat, recueils de particularités (ḫaṣāʾiṣ) et d’avantages (faḍāʾil), mais l’essentiel de ces œuvres, célébrant dans leur grande majorité l’Égypte2 et l’Iran, se cantonnent au domaine du merveilleux et sont bien éloignées d’une géographie véritablement humaine. Les lieux ne sont évoqués que pour servir de cadre spatial au merveilleux, à l’anecdote historique ou au récit rapporté (ḫabar).
8Hormis celle qu’écrit Rāzī, la seule géographie digne de ce nom au xe siècle qui ne décrit qu’un lieu et qui s’en contente parce qu’il est unique, c’est celle qui se donne pour objet d’étude l’Arabie. La discipline s’apparente alors à la lexicographie tant il est vrai que décrire le berceau originel des Arabes, c’est aussi énumérer les lieux qui le constituent et qui résonnent du poids que leur confère leur appartenance à la langue sacrée de la révélation. Plus que les réalités du paysage ou des réalisations humaines, ce sont les mots et les désignations qui importent au sein de cette géographie bien particulière. Le plus célèbre de ces auteurs qui ne s’intéressent qu’à la seule description de la péninsule Arabique est certainement Ḥamdānī3. Si nous nous arrêtons quelque peu sur cet auteur, que tout éloigne de l’Espagne, c’est que sa démarche nous semble particulièrement proche de celle de Rāzī, dont il est l’exact contemporain.
9Tous deux mêlent l’écriture de la géographie à celle de l’histoire : Rāzī fait se côtoyer les deux disciplines au sein d’un même ouvrage car l’une annonce l’autre. Ḥamdānī rédige deux ouvrages distincts, mais qui se complètent : le Diadème des généalogies (al-Iklīl fī ansāb) et la Description de l’Arabie (Ṣifat ğazīrat al-ʿArab). Les registres abordés sont différents et la Description s’éclaire par la référence à l’Iklīl. André Miquel souligne que, en plus d’un passage, « Ḥamdānī récuse dans la Description tout le domaine des traditions (aḫbār), qu’il déclare réserver, expressément et exclusivement, à l’Iklīl. Il entend du reste le mot aḫbār en un sens très large, puisqu’il dépouille la Description non seulement de tout ce qui est tradition historique, mais aussi, bien souvent, des données littéraires de convention : il y a au sens propre, dans la Description, une manière allusive de traiter l’adab qui n’est pas un des traits les moins originaux de l’œuvre, un peu comme si l’auteur, supposant connus ces thèmes, entendait réserver son livre à des renseignements plus intéressants et surtout moins rebattus. Ainsi débarrassée de l’histoire et de l’adab, la Description sera celle des lieux habités, des routes, des eaux, des montagnes, des pâturages et des vallées4 ».
10Comment ne pas penser à Rāzī et à l’originalité de sa démarche au sein de la littérature géographique andalouse : il ne surcharge pas l’évocation d’un lieu par l’énoncé des anecdotes le concernant. L’histoire est presque absente de la partie géographique. Elle n’a pas lieu d’y figurer, non point parce qu’elle est niée, mais parce qu’elle sera ultérieurement présentée, de façon chronologique, selon sa propre cohérence et non selon celle que lui impose la démarche géographique. Le résultat est parfois bien peu complaisant à l’égard d’un lecteur que l’on ne semble pas craindre de lasser, comme en témoigne la longue énumération de ressources naturelles et sites fortifiés dont regorgent les différentes notices consacrées aux districts d’al-Andalus, et qui constitue près des deux tiers de la géographie de Rāzī. Il n’est qu’à reproduire, presque au hasard, un paragraphe de cet ouvrage pour s’en convaincre :
« […] Un autre château est celui de Loja. Le château de Loja est situé à l’ouest d’Elvira et au sud de Cordoue. De Loja dépendent plusieurs localités et beaucoup de jardins. Cette ville se trouve sur le Genil. Un autre château est celui de Priego. Priego se trouve au nord-ouest d’Elvira et au sud de Cordoue. Dans le district de Priego, il y a beaucoup de céréales, de nombreuses fontaines ; son eau a la vertu fort curieuse d’être pétrifiante. Un autre château est celui de Pechina. Un autre château est celui d’Almería. Almería se trouve à l’est : c’est une clé de bénéfices et c’est la résidence d’habiles maîtres d’œuvre ; on y construit d’excellentes galères. On y fabrique également de beaux tissus de soie brochée d’or. Son château se trouve au bord de la mer. Un autre château est celui de Berja. Un autre est celui de Juviles5. »
11Une large partie de l’ouvrage est en tous points similaire à cet extrait. Le premier des géographes andalous énumère dans une sobriété qui confine à la sécheresse les châteaux qui balisent le territoire andalou et les productions caractéristiques de chacun des lieux. Difficile donc d’y retrouver ce que nous exposions en première partie quant à la volonté recréatrice de l’adab, lequel se doit de mêler différents registres afin de ne point lasser et d’embrasser un large faisceau de connaissances. L’histoire est ici volontairement écartée du discours géographique auquel elle ne se superpose pas. Le but de cette géographie d’époque califale n’est pas de contourner l’histoire en la « noyant » dans un substrat topographique visant à abolir les effets du temps. Les événements ne jouent pas encore en la défaveur de l’Islam.
12La célébration des richesses et des mérites de l’Espagne, exercice classique s’il en est, illustre également à quel point Rāzī réserve le commentaire d’ordre historique à la seconde partie de son ouvrage. Ces Laudes Hispaniae sont un pur exemple d’un discours géographique qui ne s’embarrasse pas encore des considérations de l’adab. Ou, plus justement, qui crée son propre adab géographique, énumération de semi-vérités et de concepts trop généraux pour être précis et scientifiques : de la même façon qu’une culture géographique superficielle peut prendre place au sein d’une culture générale, un adab régional vient ici se substituer à l’adab plus général. C’est ainsi que Rāzī dote l’Espagne d’un adab qui lui est propre, d’un discours géographique qui la décrit et dont elle ne disposait guère lorsque les seuls Orientaux écrivaient des ouvrages de géographie.
13Al-Andalus devient donc objet d’étude, et plus précisément seul objet d’étude d’une géographie qui, comme lorsqu’elle s’attache à décrire l’Arabie, néglige de présenter l’ensemble du dār al-islām. Rāzī ne s’est certainement pas inspiré d’Ḥamdānī, ils sont exactement contemporains l’un de l’autre et il n’y a pas le décalage chronologique nécessaire à toute reprise, mais le genre de la Description des lieux saints est suffisamment ancien pour que notre auteur en ait eu connaissance. C’est plus sûrement en cet illustre modèle qu’il faut chercher un précédent qu’en une quelconque exemplarité hispanique remontant à l’Antiquité. Pour réparer les lacunes de la géographie orientale, le premier des « géographes andalous » s’inspire de la plus noble des références. L’ambiguïté d’al-Andalus est ici de fait posée.
14L’évocation des lieux-dits et des toponymes, répétés en une litanie qui sature le texte, contribue à la construction d’une représentation mentale du territoire, afin d’en conserver le souvenir et de les inscrire résolument au sein d’un discours, bien plus qu’à la description des réalités d’une terre. Chez Rāzī comme chez Ḥamdānī, ce n’est pas tant les villes qui sont présentées que des jalons qui sont évoqués6. Pour le géographe/lexicographe arabe, les villes s’effacent au bénéfice du désert et de la tradition prophétique qui lui est attachée7, pour l’auteur andalou, l’enjeu est de montrer que les maîtres qu’il sert contrôlent l’ensemble du territoire. L’énumération des lieux revient à affirmer leur possession. S’il reprend la démarche initiée pour la description de la péninsule Arabique, Rāzī cependant doit puiser ses matériaux ailleurs que dans la géographie orientale pour mener à bien ce travail d’inventaire. Afin de présenter de façon générale le territoire andalou, sa situation par rapport au reste de l’œkoumène, mais aussi afin de localiser et de nommer les provinces, force lui est de s’inspirer d’ouvrages antérieurs. Comme nous l’avons montré dans la première partie de cette étude, le savoir géographique se constitue de façon cumulative et l’écriture est indissociable de l’établissement d’un corpus de connaissances.
L’ARCHÉOLOGIE D’UN SAVOIR
15Les données orientales concernant al-Andalus étant indigentes, Rāzī a imité ses prédécesseurs bagdadiens : il est allé puiser dans ce formidable réservoir qu’est la géographie antique. Ce qui apparaissait aux yeux de Sanchez Albornoz et de ses émules comme la continuation d’une vaste œuvre géographique proprement espagnole et initiée depuis l’Antiquité est en fait caractéristique de la géographie arabe, laquelle s’est constituée sur la base de l’emprunt. Rāzī cependant, suivant en cela l’exemple des géographes orientaux, ne nous éclaire guère sur ses sources. L’absence d’un manuscrit original ajoute à la confusion, et il nous faut nous contenter en la matière des rares mentions de la copie portugaise du xive siècle. Dans les considérations générales qui ouvrent la partie géographique, il est ainsi fait allusion à l’« avis des savants8 », aux « Anciens qui peuplèrent les premiers [l’Espagne] et qui l’estimèrent beaucoup pour les qualités qu’ils y découvrirent9 ». Il est précisé, de façon très floue, que « certains la comparèrent au paradis de Dieu10 ». Voilà la faible moisson dont nous disposons.
16Pas une seule fois ne figurent dans le texte les noms d’Orose et d’Isidore de Séville. Ils sont pourtant à l’origine de certaines des pages de Rāzī. Rien d’étonnant à cela, la géographie arabe est une formidable machine à digérer les données. Ces dernières sont vierges de tout passé par le fait même de figurer au sein d’un discours qui se fonde sur la compilation, qui reconnaît l’« informateur », mais qui ignore le concept d’auteur. Les emprunts effectués par le géographe « andalou » à la littérature de l’Antiquité tardive ont été mis en valeur par les chercheurs espagnols depuis plus d’un demi-siècle déjà11. L’étude la plus globale est celle de Diego Catalan et de Maria Soledad de Andres qui ont adjoint à l’édition de la traduction médiévale en castillan de l’ouvrage de Rāzī tout un appareil critique12. La parenté avec l’œuvre d’Orose est indubitable dans le chapitre d’introduction à la partie géographique de l’ouvrage de Rāzī. Ce sont des pans entiers des célèbres Histoires (Contre les païens) que l’on retrouve dans la description générale que fait le géographe andalou de la Péninsule. La partie historique, que nous avons laissée de côté dans le cadre de cette étude, est également tributaire d’Orose mais aussi d’Isidore de Séville et du Chronicon d’Eusèbe de Césarée.
17Nous ne disposons que de peu d’informations concernant Paul Orose13 : il serait né vers 385 et mort vers 417. Originaire de la péninsule Ibérique, peut-être de Brigantia14, il aurait fui la Galice lors de l’arrivée des Barbares et se serait réfugié en Afrique du Nord où il aurait rencontré saint Augustin. Il se serait fait une spécialisation de la réfutation des hérésies qui se multiplient alors, en ces temps de fixation du dogme chrétien. Il aurait ainsi décrit et combattu l’hérésie priscillienne et le pélagianisme (il se serait alors rendu en Palestine et aurait rencontré Jérôme).
18C’est sur la demande de saint Augustin qu’il aurait rédigé son Historiae adversus paganos. Vers 417, quittant l’Afrique du Nord pour se rendre en Espagne, il serait mort, peut-être dans un naufrage après avoir fait escale à Mahon. Les Histoires d’Orose n’ont, semble-t-il, pas trouvé grâce aux yeux de saint Augustin, leur dédicataire. L’ouvrage cependant connut un important succès dès le ve siècle et pendant tout le Moyen Âge, comme en témoigne le grand nombre de manuscrits qui nous sont parvenus15. Il constitue un abrégé commode de diverses histoires universelles antérieures et fut à cet égard l’une des principales sources des compilateurs médiévaux. Ce livre, qui devait être à l’origine un simple bréviaire des malheurs du monde16, conformément au souhait d’Augustin, est une grande fresque composée de sept livres : le Praeceptum expose d’abord, non sans une certaine insolence, la volonté de se conformer aux directives de saint Augustin, puis viennent une description des trois parties de l’œkoumène et enfin l’exposé de l’histoire du monde depuis la Création jusqu’au règne d’Honorius (qui débute en 394). Ses sources principales sont la Bible, l’Histoire romaine de Tite-Live, le De bello Gallico de César, l’abrégé des Histoires philippiques de Trogue Pompée composé par Justin, la Chronique d’Eusèbe de Césarée et sa continuation par Jérôme, le Breviarium ab urbe condita d’Eutrope et, dans une moindre mesure, Pline, Suétone et Tacite. Le second chapitre du livre I est « un long excursus géographique, chorographie en forme de périégèse scolaire17 », au sein duquel se trouve la description de l’Espagne dont s’est inspiré Rāzī.
19Quelle est la proportion de l’emprunt et comment Rāzī a-t-il pris connaissance de l’ouvrage d’Orose ? La partie géographique de l’ouvrage de Rāzī débute par l’exposé de considérations générales sur l’Espagne et de Laudes Hispaniae ; suivent trente-sept notices consacrées aux différents districts d’al-Andalus. Ce sont indéniablement les premières pages qui doivent le plus à l’œuvre d’Orose, dont Rāzī n’a peut-être pas consulté la version latine. D. Catalan, qui a édité et commenté la version castillane du xive siècle du livre de Rāzī, avance l’hypothèse de l’existence d’une chronique mozarabe, datée peut-être du ixe siècle et qui ne nous est pas parvenue, reprenant l’essentiel des écrits d’Orose18. Il ne s’agit pas de la très fameuse Cronica Gothorum Pseudo-Isidoriana, qui présente pourtant de grandes similarités avec les ouvrages d’Orose et de Rāzī, dans la mesure où les historiens s’accordent à la dater du xie siècle19. Sa présence atteste cependant de la circulation continue de la prose héritée de l’Antiquité et de la familiarité des auteurs andalous, mozarabes ou musulmans avec l’œuvre d’Orose.
20Le fameux chaînon manquant serait peut-être l’« Orose arabe », l’Hurūšiyūš, cité notamment par Ibn Ḫaldūn. C’est en 1931 que I. Kratchkovsky dévoile l’existence d’un « Orose arabe », conservé dans la bibliothèque de l’université de Columbia20. L’Hurūšiyūš est une traduction assez fidèle de l’original, enrichie de rajouts (l’histoire est racontée jusqu’à la conquête de la Péninsule par les Arabes) et d’interpolations (puisées le plus souvent chez Isidore de Séville). Selon Ibn Ḫaldūn, la traduction arabe aurait été le fait de Qasim b. Asbaġ et du juge des chrétiens (qādī al-naṣārā)21.
21Outre la courte mention d’Ibn Ḫaldūn, une source arabe médiévale permet de mieux cerner l’ouvrage. C’est le témoignage d’un médecin cordouan du xe siècle, Ibn Ǧulğul, rapporté par Ibn Abū Uṣaybiʿa, médecin lui-même et auteur d’un célèbre dictionnaire biographique des médecins (xiiie siècle). Ibn Ǧulğul signalerait ainsi que le calife omeyyade ʿAbd al-Raḥmān III al-Nāṣir aurait reçu de l’empereur de Constantinople « Armāniyūs », en 337 (948-949), de nombreux et riches présents, au nombre desquels un exemplaire de l’œuvre médicale de Dioscoride et l’ouvrage d’Orose, « qui est une magnifique chronique retraçant l’histoire des Rūm et comportant des notices relatives à d’autres époques sur les rois anciens22 ». Ces quelques lignes sont à l’origine d’une glose infinie, depuis Levi Della Vida, sur la recevabilité de telles informations. Le but d’un certain nombre d’historiens espagnols, dont Luis Molina23, est de prouver que l’œuvre était connue en Espagne bien avant cette date. Les analyses les plus récentes et les plus fines ont été formulées par Cyrille Aillet dans son remarquable ouvrage sur les Mozarabes24. Le plus intéressant à nos yeux reste le fait que cet ouvrage, parce que retraçant l’histoire des Rūm, se devait de provenir de Constantinople. On ne puise pas dans les matériaux indigènes de quoi écrire la géographie et l’histoire de l’Espagne, on emprunte à Byzance, donc quasiment à leur source, les textes de l’Antiquité, comme la géographie bagdadienne l’avait fait au ixe siècle. Cette pseudo-redécouverte est une caution scientifique, plus que les balbutiements d’une précoce Renaissance. La science est une chose trop sérieuse pour être exclusivement locale ; l’Empire (le califat) n’emprunte qu’à l’Empire.
22Le second avantage de l’origine constantinopolitaine de l’ouvrage d’Orose consiste à signifier que l’Espagne, désormais entre les mains des souverains omeyyades, a fait table rase d’une partie de son passé. C’est l’indice d’un décrochage entre l’histoire et la géographie : le passé rūm est réintroduit par le truchement de Byzance, tandis que l’Espagne omeyyade se cherche des origines dans le vieux cœur oriental du dār al-islām. Ces va-et-vient de références témoignent principalement du fait que l’on n’écrit pas l’histoire d’une terre et du peuple qui y évolue, en un mot l’histoire d’une nation, mais celle du territoire où s’inscrivent des pouvoirs successifs. Lorsque Rāzī convoque ainsi Orose, c’est pour mettre en valeur la maîtrise du territoire andalou par les souverains omeyyades. Précisons, au risque de nous répéter, que la géographie bagdadienne ne faisait pas autre chose et qu’il ne s’agit guère d’une hypothétique originalité « espagnole ».
23Selon L. Molina et D. Catalan, Rāzī s’est vraisemblablement inspiré de cet « Orose arabe », probablement rédigé avant 940, plus qu’il n’aurait directement adapté l’original latin25. Le fait est que sa prose géographique, lorsqu’elle expose les considérations générales sur l’Espagne, est en grande partie le décalque de Histoires (Contre les païens). Voici les différentes versions que nous possédons du fameux passage sur la forme triangulaire de la Péninsule :
24– Orose :
Hispania universa terrarum situ trigona et circumfusione oceani Tyrrhenique pelagi paene insula efficitur. […] Huius angulus prior, spectans ad orientem, a dextris Aquitanica provincia, a sinistris Balearico mari coartatus, Narbonensium finibus inseritur. Secundus angulus circium intendit ubi Brigantia Gallaeciae civitas sita altissimam pharum et inter pauca memorandi operis ad speculam Britanniae erigit. […] Tertius angulus eius est qua Gades insulae, intentae in africum, Athlantem montem interiecto sinu oceani prospiciunt26.
25– Rāzī (texte reconstitué par Lévi-Provençal) :
« Sa forme est triangulaire ; elle s’appuie en effet sur trois angles. Le premier de ces angles correspond à l’emplacement du temple de Cadix, célèbre dans le pays : c’est là que débouche la mer Moyenne Syrienne qui baigne le Sud de la Péninsule. Le second angle se trouve dans la partie orientale d’al-Andalus, entre la ville de Narbonne et celle de Bordeaux27, dans une région aujourd’hui au pouvoir des Francs, à hauteur des îles Majorque et Minorque, là où les deux mers, Océan et Méditerranée, sont les plus proches. Le troisième angle se trouve au nord-ouest, dans le pays de Galice, là où se trouve la montagne qui surplombe la mer et sur laquelle se dresse le temple élevé qui ressemble au temple de Cadix. Ce troisième angle marque le point à partir duquel la côte remonte en direction du pays de Bretagne28. »
26– Pseudo-Isidoriana :
Primus igitur angulus ad orientem se extendit, habens Aquitaniam ad sinistram partem29, Narbonam vero ad dextram iuxta mare meditraneum cuilibet ad orientem spectanti ; ad occidentem vero aspicienti Narbona est illi e converso ad sinistram, Aquitania ad dextram. Secundus angulus occidentem circumplectit et septentrionem versus Gallitiam, ubi altum petron dicitur, quod auctores Gades Herculis vocant, Britanniam advergens. Tercius angulus contra insulam Cadix ad oceanum, ubi antiquitus erat idolum quod a tepido vulgo colebatur, terram super Africanam eminens, quae ex aliqua sui parte ab occeano circumducitur30.
27– Version médiévale de la Cronica del moro Rasis :
E la tierra de España es fecha en tres cantos : el primero es do esta el conalio de Calid e do sale el mar Merediano, la qual llaman Xemi, contra oriente de España. E el canto segundo es en oriente, entre Narbona et la villa de Bardolaen, en derecho de la insola de Mallorca e de Menorca, entre las dos mares : el uno es el que çerca todo el mundo, e el otro es el que demedia la tierra. E entre ellos ha una carrera que llaman de los Penines e agora llaman los Trechos, e esta es la entrada de España por la mar. E la mar Mediana cata la villa de Çepta et de Bardila, e cata la mar Rredonda. E el canto terçero es setrention e oeinte, en Galizia, asi como […], e y esta un conalio que semeja el de Calid, e es tierra de Bretaña. E este canto terçero es a par de una villa que agora llaman la Curuna31.
28Ces quelques extraits permettent d’entrapercevoir l’archéologie d’un savoir et les mécanismes de sa transmission. L’indéniable parenté qui rattache ces textes les uns aux autres sur un fil long de près de mille ans (ive-xive siècle) leur confère une immuabilité que ne remettent en cause que quelques infimes mais significatives variations. La plus importante d’entre elles, que nous avions relevée dans la seconde partie de cette étude, consiste en un changement dans l’ordre de la présentation des trois angles de la Péninsule. Orose, l’« Orose arabe » et la Cronica Pseudo-Isidoriana privilégient, en en faisant l’angulus prior, celui qui regarde en direction de l’Aquitaine. Rāzī en revanche, suivi en cela par la Cronica qui lui reste fidèle, commence sa présentation par l’angle de Cadix. Notons le parallélisme des constructions : ces deux angles, tour à tour éminents, tendent vers un ailleurs : l’angle oriental regarde du côté de la riche et très chrétienne province d’Aquitaine, selon Orose et ses continuateurs mozarabes ; l’angle de Cadix pointe, sous la plume de Rāzī, vers le sud, le détroit d’où sont venus les Arabes, mais aussi le Maghreb où les Omeyyades étendent alors leur influence pour constituer un pré carré et contrer leurs adversaires fatimides. La Cronica del moro Rasis, bien que rédigée pour un roi chrétien (le souverain du Portugal), ne change pas l’ordre de présentation privilégié par Rāzī. Les enjeux ne sont plus les mêmes au xive siècle, et les traducteurs n’ont pas dû relever cette subtile distinction qu’avait pourtant rectifiée au xie siècle la Cronica Pseudo-Isidoriana en rétablissant l’ordre voulu par Orose.
29La seconde évolution consiste en la mention de ces bornes symboliques que constituent les temples et idoles hérités de l’Antiquité païenne. L’« Orose arabe » reste très fidèle au texte primitif de l’auteur latin et ne signale que le phare du troisième angle. Rāzī cependant, et après lui toutes les versions qui en découlent, relève l’existence de l’idole de Cadix. Il semblerait sur ce point que les chroniques mozarabes aient repris les ajouts de Rāzī et ne se soient pas contentées de recopier l’« Orose arabe ».
30En raison de la formidable continuité entre ces œuvres, ce sont cependant les points communs qui dominent de façon écrasante. Le canevas principal fut élaboré par Orose, et toutes les versions postérieures découlent de ce premier ouvrage. Bien qu’agrémentées parfois de citations puisées dans Isidore de Séville ou Eusèbe de Césarée, elles restent fidèles à l’original et au choix des connaissances effectué par Orose, lui-même compilateur hors pair. Compilateur cependant sélectif : certaines des grandes œuvres proprement géographiques de l’Antiquité sont ignorées. Strabon n’est ainsi jamais cité et l’image, classique, qu’il reprend d’un territoire qui ressemblerait à une peau de bœuf déployée ne figure pas ici. De la même façon, les informations de la géographie orientale, notamment celles données dans l’ouvrage d’Ibn Ḥawqal, sont totalement ignorées.
31Depuis Orose, par le truchement de Rāzī et jusqu’à la Cronica del moro Rasis, en passant par toutes les œuvres de la géographie andalouse, c’est l’ensemble physique que forme la Péninsule qui est décrit et non une portion du territoire. L’étonnante permanence du discours géographique trouve peut-être ici sa principale explication : aucun auteur ne zèbre l’Espagne de ces frontières mouvantes que créent les contingences historiques. Alors qu’Ibn Ḥawqal détaille la limite entre Islam et chrétienté, les auteurs antiques puis leurs homologues andalous mettent en valeur l’individualité morphologique de la Péninsule et ne distinguent en son sein que des provinces. Lorsque, dans le premier chapitre, constitué de considérations générales sur l’Espagne, sur la douceur et l’harmonie de son climat, sur l’abondance des récoltes et des ressources du littoral, Rāzī opère une distinction entre deux Espagne, il s’agit de la délimitation physique qu’induit la ligne de partage des eaux :
« Al-Andalus consiste en deux Andalus, sous le rapport des différences qui marquent le régime des vents, la chute de ses pluies et le cours de ses fleuves : une occidentale et une orientale. L’Espagne occidentale est celle dont les cours d’eau coulent vers l’Atlantique et dont les pluies sont commandées par les vents d’ouest. Cette zone commence à l’est avec le territoire qui descend du nord en direction de la région de Santaver pour rejoindre Agrīta, au voisinage de Tolède, et s’infléchit ensuite d’une part vers l’Algarve, d’autre part en direction d’un point du littoral de la Méditerranée situé près de Carthagène du Sparte (Qartāğinat al-halfā) sur le territoire de Lorca. Quant à l’Espagne orientale, connue sous le nom d’al-Andalus al-aqṣā, elle est pourvue de cours d’eau qui coulent vers l’Orient, et d’un régime de pluies commandé par les vents d’est. Elle s’étend à partir des confins de la montagne des Vascons et descend le long de la vallée de l’Èbre jusqu’au pays de Santaver : au nord et à l’ouest de cette région se trouve l’Atlantique, au sud, la mer Arabe, de laquelle s’épand la mer Moyenne qui va baigner le pays de Syrie : c’est la mer qu’on appelle Tyrrhénienne (baḥr Tīrān), ce qui veut dire la “mer qui traverse [sic] le tour de la Terre”32. »
32Il s’agit là d’une reprise assez subtile du texte d’Orose, agrémentée cependant d’un certain nombre de variations :
Hispaniam citeriorem ab oriente incipientem Pyrenaei saltus a parte septentrionis usque ad Cantabros Asturesque deducit, atque inde per Vaccaeos et Oretanos, quos ab occasu habet, posita in Nostri maris litore Carthago determinat. Hispania ulterior habeat ab oriente Vaccaeos, Celtiberos et Oretanos, a septentrione oceanum, ab occasu oceanum, a meridie Gaditanum oceani fretum ; unde mare Nostrum, quod Tyrrhenum vocatur, inmittitur33.
33La trame est la même, présentation de « deux Espagne », ultérieure et citérieure. Nos deux auteurs ignorent de concert les clivages géopolitiques de leur temps : Orose évoque une division antérieure au règne d’Auguste dans la mesure où l’Espagne de son temps est totalement désorganisée par les invasions barbares ; Rāzī ne divise la Péninsule que selon des critères climatologiques et physiques. La géographie est bien, par-delà les différences de contexte, le moyen par excellence de contourner l’histoire immédiate. Le propos de Rāzī est sensiblement plus géographique, la dissociation est celle qu’implique la ligne de partage des eaux, mais celui d’Orose est cependant plus cohérent du point de vue topographique. Les deux espaces délimités par le géographe andalou sont bien difficiles à localiser, et l’Andalus al-aqṣā qu’il présente est particulièrement réduite et fantaisiste : le long de la vallée de l’Èbre jusqu’à Santaver. De plus, il gomme soigneusement l’énumération des populations, énumération qui pourrait donner l’image d’une mosaïque de peuples.
34Rāzī enfin reprend les allusions aux bornes naturelles que constituent la mer Méditerranée et l’Océan. Le parallèle est même poussé jusque dans l’appropriation de la Méditerranée : là où Orose faisait allusion au Mare Nostrum, Rāzī évoque la « mer Arabe », la mer de Syrie. Ce dernier exemple témoigne du fait que l’on aurait tort de faire de Rāzī le simple compilateur d’Orose. Le volume même de l’emprunt est à considérer avec attention : quelques passages de considérations générales sur l’Espagne sur le total des quelque cinquante pages qui constituent la partie géographique de l’ouvrage de Rāzī34. Dans le cœur des notices que Rāzī consacre aux trente-sept districts d’al-Andalus, le géographe andalou a été contraint d’innover, et les descriptions qu’il nous livre ne figurent dans aucun ouvrage antérieur. Au sein même des Laudes Hispaniae, inspirées en grande partie d’Isidore de Séville, l’essentiel n’est pas un décalque des textes antiques ; les informations puisées çà et là sont amalgamées au sein d’un discours original qui garde dès lors toute sa cohérence. Rāzī ne perd jamais de vue son but : redonner toute sa place à l’Espagne au sein du dār al-islām afin d’étayer le projet idéologique des souverains omeyyades. Toute l’ambiguïté de sa géographie est ici pointée : présenter la singularité de l’Espagne, non pour l’individualiser dans un prétendu destin qui lui serait propre, mais pour mieux témoigner qu’elle est un des fleurons du monde musulman et que, depuis son sol, le message universel de ses souverains peut rayonner.
UNE RÉDUCTION DU DĀR AL-ISLĀM
35La géographie de Rāzī ne présente pas l’immuabilité d’une terre « espagnole » qui a vu se succéder sur son sol différent pouvoirs, mais précise le cadre topographique où s’inscrit le pouvoir omeyyade. De la même façon que la géographie arabe élaborée à Bagdad aux viiie et ixe siècles reprenait les matériaux fournis par les textes antiques tout en servant le projet abbasside, Rāzī puise les données là où elles se trouvent35. Il y a là une utilisation intéressée des Auctoritates de l’Antiquité, comme contenu et non comme démarche qu’il faut poursuivre. Al-Andalus n’est donc pas simplement la projection actualisée de l’antique Hispania, mais un territoire qui s’inscrit dans l’immense espace que constitue le monde musulman. En dépit de l’éloignement du vieux cœur oriental, al-Andalus est pensée comme un centre. Dans L’idéologie omeyyade, Gabriel Martinez-Gros a montré combien le thème de l’exil des Omeyyades en une terre lointaine était central dans la construction de leur légitimité. Parce qu’ils ne l’avaient épousée qu’avec regret, parce que, en la dominant par la force, ils témoignaient qu’en Arabes véritables ils s’en méfiaient, l’exil devenait une nouvelle hégire, le signe d’un recommencement « ailleurs » qui légitimait toutes les prétentions à illustrer à nouveau un destin exceptionnel. Les chroniqueurs et les historiens du xe siècle, al-Ḫušanī, Ibn al-Qūtiya, les Aḫbār Mağmūʿa, la Chronique anonyme de ʿAbd al-Raḥmān III, ʿĪsā al-Rāzī, le fils de notre géographe, se sont attachés, par le biais de l’écriture, à jeter un pont entre l’histoire des Omeyyades initiée en Orient et leur résurrection en al-Andalus. Il s’agissait alors de « nouer les fils de l’histoire36 ».
36Tout en concourant au même projet idéologique, celui de servir les Omeyyades et leur vocation califale, Rāzī emprunte des voies différentes, imposées par l’essence même du discours géographique. Les fils de la géographie, distincts de ceux que dévide l’histoire, sont ces itinéraires que nous évoquions dans la première partie de cette étude. Dans le cadre de la géographie bagdadienne du xe siècle, ils servaient à relier entre elles les différentes provinces d’un monde musulman disloqué politiquement. Patiemment, des géographes comme Muqaddasī ou Ibn Ḥawqal ont tissé ces liens, au sein de cette trame générale que constituaient leurs ouvrages. Si Rāzī avait suivi la même voie, s’il avait dépeint l’ensemble du monde musulman, et nous aurions pu penser naïvement que c’était là le meilleur moyen d’illustrer les ambitions universelles de ses maîtres, il aurait abouti à un résultat strictement inverse de celui qu’il voulait atteindre. Présenter l’Espagne dans le cadre d’une description générale du dār al-islām aurait immanquablement contribué à mettre en valeur son éloignement, son implantation au cœur du territoire des Rūm, et, partant, l’échec des Omeyyades qui ne surent se maintenir en Orient.
37Faire en revanche de l’Espagne l’unique objet d’étude ne la marginalise pas, au contraire, mais met en valeur, comme dans le cas de l’Arabie, son « splendide isolement ». Si l’histoire renoue les fils du passé, c’est que celui-ci constitue la principale source de légitimité des Omeyyades. Par ces liens que tisse l’histoire, al-Andalus est reliée solidement à l’Orient. Pour les servir tout aussi fidèlement, la géographie se doit en revanche de couper ces fils que sont les itinéraires, car les fondements mêmes de la discipline (chorographie et topographie) sont les meilleurs moyens de mettre en lumière cet incommensurable fossé et ce handicap que constitue l’éloignement d’al-Andalus du vieux cœur oriental de l’Islam. Rāzī insiste ainsi sur le fait qu’al-Andalus est « complètement fermée et entourée de toutes parts : de l’une par la grande mer Océane, d’une autre par la Méditerranée, d’une autre enfin par les montagnes des Pyrénées37 ».
38L’« isolement presque sacré du refuge espagnol38 », pour reprendre la formule de Gabriel Martinez-Gros, est l’un des postulats de la géographie de Rāzī car, « sous le couvert de tels princes, l’Espagne n’avait pas à disputer sa place au cœur de l’umma ». Être séparée du reste du dār al-islām ne signifie pas pour autant s’en distinguer. Il faut, au contraire, témoigner de l’orthodoxie d’al-Andalus, de sa conformité aux canons orientaux. Une île certes, mais une île arabe, entre Maghreb et chrétienté. C’est donc à l’intérieur même d’al-Andalus que les fils géographiques vont être renoués, et Rāzī fait de la Péninsule la réduction du dār al-islām, le résumé en miniature de la diversité du monde musulman, comme en témoignent les Laudes Hispaniae39 que nous avons voulu reproduire ici :
« L’Espagne est pourvue de si nombreux avantages qu’ils ne sauraient être énumérés complètement40 ; c’est pourquoi les Anciens qui la peuplèrent les premiers l’estimèrent beaucoup pour les qualités qu’ils y découvrirent. Elle se distingue par ses nombreux fleuves et la quantité de ses sources ; elle possède un climat très sain, grâce à la qualité de son air. Il y a en Espagne de hautes montagnes, de grandes chaînes, de larges vallées et des forêts de grand rapport. On y trouve des étendues planes et de vastes campagnes, qui produisent en grande quantité toutes sortes de fruits précoces ou tardifs. Tout ce dont on a besoin pour subsister se trouve dans ce pays.
Tous ces avantages ont fait dire à certains que l’Espagne ressemble au paradis de Dieu41. Elle est arrosée par neuf fleuves abondants42, qui vont se jeter dans la mer, à savoir l’Èbre, le Miño, le Duero, le Mondego, le Tage, le Lima, le Guadiana, le Guadalquivir, le río Segura qui prend naissance dans la Sierra du même nom. Il y a en plus maints autres cours d’eau […]. Une partie de ces fleuves courent vers l’Océan, les autres vers la Méditerranée (mer Tyrrhénienne), qui baigne Carthagène et Algésiras. Entre les vallées de ces fleuves s’élèvent de grandes chaînes de montagnes ; on y trouve des plaines et des endroits emplis d’arbres fruitiers, car l’humidité des cours en favorise la croissance et la production43. La plus grande partie des Espagne, celle du Levant comme celle de l’Ouest, est arrosée par ces fleuves, par d’autres cours d’eau et par des sources, ainsi qu’au moyen de barrages et autres systèmes d’irrigation.
L’Espagne abonde en poissons de mer, de rivière et de lacs. Elle produit de bonnes céréales, des fruits savoureux, des poissons, du lait et de tous les laitages qu’on en tire. Elle est couverte de bétail et de juments, bien pourvue de chevreuils et de gibier, dotée de bons chevaux, bien approvisionnée en mulets ; elle jouit de sécurité grâce à ses nombreux châteaux forts.
[…] L’Espagne possède de bons vins qui portent à la joie et est pourvue d’aliments en grande abondance. Elle est riche en métaux : plomb, étain, vif-argent, fer, or et argent ; cela grâce au grand nombre de gisements qui s’y trouvent, spécialement dans les régions de l’Occident. Il y a également en Espagne de nombreux gisements de pierres précieuses, telles que saphirs, rubis, hyacinthes, cristaux de roche, calcédoines et autres de diverses sortes, de même du marbre blanc et noir. De même, l’Espagne possède en abondance du sel marin, des salines et du sel gemme. On y trouve aussi de nombreux gisements d’azur, d’ocre, d’argile, d’alun, bref, pour dire le vrai, tous les métaux et toutes les pierres précieuses ; de même, les sels et tous les produits qui viennent d’être mentionnés et qui, ailleurs, ne se trouvent que partiellement se trouvent au contraire tous ensemble dans les Espagne, en grande quantité44.
L’Espagne est bien lotie en soie et en tissus et ouvrages faits dans cette matière. Elle possède en abondance du miel, du sucre, de la cire, de l’huile et du safran45.
L’Espagne dépasse tous les autres pays par l’ingéniosité de ses habitants, leur audace, leur vaillance au combat, leur propension et leur force à l’effort, leur loyauté à leurs seigneurs, leur ardeur à l’étude, leur vivacité de parole, leurs qualités accomplies. Aucune terre au monde ne peut lui être comparée sous le rapport des avantages46, aucune ne l’égale pour la solidité de ses forteresses.
L’Espagne possède de nombreux et remarquables ports de mer, aussi bien sur l’Océan que sur la Méditerranée ; ils sont fréquentés par beaucoup de navires qui y apportent des marchandises de l’extérieur et en emportent. Il n’en est que peu au monde qui soient aussi grands, aussi puissants et aussi bien approvisionnés47. »
39Que manque-t-il à un tel pays ? On aurait tort de penser qu’un panégyrique de ce type soit chose courante dans la littérature géographique orientale. Ces avantages et qualités sont le plus souvent attribués à différentes terres, et aucune d’entre elles ne peut se glorifier de les posséder tous. Alors qu’Ibn Ḥawqal ou Muqaddasī insistent sur la complémentarité des provinces et de leurs ressources, climats et paysages, Rāzī concentre ces attributs divers sur le seul sol andalou.
40Plus que le fameux passage attribué à Bakrī, qui compare al-Andalus explicitement à différentes terres du dār al-islām48, ces Laudes Hispaniae témoignent de la volonté de faire de l’Espagne le concentré d’un tout, la somme de la diversité49, tout en évitant l’écueil qui consisterait à égrener les noms ces terres que l’on prétend résumer et égaler, mais qui ne sont pas en la possession des souverains andalous. Tout dans ce tableau vise à faire d’al-Andalus, que dominent effectivement les Omeyyades, une réduction du dār al-islām dans sa globalité, une projection en miniature de cet immense empire sur lequel la glorieuse dynastie devrait régner en raison de ses droits historiques.
41Dans les citations éparses empruntées par Ḥimyarī à Rāzī, qui ont l’avantage d’être en arabe, on retrouve sous la plume du géographe du califat l’utilisation du terme d’iqlīm pour désigner les provinces de la Péninsule. C’est une notion que les géographes orientaux réservent aux provinces ou aux États du monde musulman, et non aux districts qui constituent chacun d’eux : sous la plume de Muqaddasī, l’iqlīm est le « pays ressortissant à un même pouvoir dynastique », écrit André Miquel50. L’originalité de la géographie écrite depuis al-Andalus est d’en faire une circonscription territoriale propre à cette dernière terre. La plupart des œuvres postérieures de la géographie andalouse reprendront cette même classification de la Péninsule en « climats ». Yāqūt lui-même, bien qu’écrivant en Orient, utilisera la même terminologie lorsqu’il retranscrira des passages entiers de Rāzī. Al-Andalus sera alors la seule terre à détenir un tel privilège.
42Rāzī fait donc plus que doter al-Andalus d’une géographie. Il transcende les réalités du terrain, afin de dépasser la macule originelle d’une terre située bien loin du berceau oriental de l’Islam. Al-Andalus n’est plus là un morceau de territoire des Rūm gagné à l’Islam de haute lutte, c’est un monde à part entière, dans sa diversité et dans la complémentarité de ses attributs. Un monde contrôlé, balisé, maîtrisé. La peinture du pouvoir omeyyade, de sa puissance et de la légitimité de son titre califal passe par la description minutieuse, détaillée de cette terre qui devient, par la vertu de l’emprise qui s’y exerce, le territoire sinon idéal, du moins réel de la dynastie.
UN TERRITOIRE BALISE, DONC MAITRISE
43On ne peut manquer de relever que, dans notre longue citation, le passage consacré aux habitants de la Péninsule est, presque mot pour mot, l’inverse du tableau que dressera Ibn Ḥawqal quelques années plus tard, ce qui s’explique par le fait que les intentions des deux géographes sont diamétralement opposées et que leurs points de vue divergent fondamentalement. Ses forteresses sont également inexpugnables ; elles sont solides comme le pouvoir qui les contrôle. L’essentiel de la géographie de Rāzī consiste donc en un inventaire minutieux, et un brin rébarbatif, de ce qui constitue al-Andalus. Une ville (la métropole) puis trente-six districts sont ainsi répertoriés : Cordoue, le district de Cabra, ceux d’Elvira, de Jaen, de Tudmir, de Valence, de Tortosa, de Tarragone, le district de Lérida, ceux de Barbitania/Boltaña, de Huesca, de Tudèle, de Saragosse, de Calatayud, de Bārūša, de Medinaceli et Santaver, de Racupel et de Zorita, de Guadalajara, de Tolède, le district du Faḥṣ al-ballūt, ceux de Firrīš, de Mérida, de Badajoz, de Beja, de Santarem, de Coïmbre, d’Exitania, de Lisbonne, d’Ocsonoba, de Niebla, de Séville, de Carmona, de Morón, de Jerez, d’Algésiras, de Reyyo et enfin celui d’Écija.
Cordoue
44Le traitement réservé à la ville de Cordoue témoigne de son importance ; elle résume l’Espagne puisqu’elle est la ville des Omeyyades, comme l’Espagne résume le monde musulman, et les quelques phrases qui introduisent la notice qui lui est consacrée forment un prologue à la peinture des différents districts :
« Des avantages de la ville de Cordoue.
Il y a en Espagne beaucoup de belles villes et cités, dont nous voulons énumérer les noms, ainsi que ceux des districts auxquelles elles appartiennent ; de même ceux des montagnes et des cours d’eau situés dans ces districts. Nous commencerons tout d’abord par Cordoue, qui est la métropole de toutes les cités d’Espagne, etc.51. »
45Si Rāzī ne consacre qu’une page et demie à la ville des Omeyyades, c’est qu’il lui a déjà dédié… tout un ouvrage, hélas perdu aujourd’hui. De l’avis d’Ibn Ḥazm, que citent Maqqarī52 et Ḍabbī53, notre auteur aurait rédigé une description de Cordoue (Kitāb fī ṣifat Qurṭuba) sur le modèle de celle de Bagdad écrite par Abu al-Faḍl Ibn Abī Tāhir. La démarche suivie par l’auteur illustre bien le rôle qu’il s’assigne : faire pour les Omeyyades ce que ses homologues orientaux ont fait, ou font, pour les Abbassides.
46De la même façon que le géographe andalou renvoie l’histoire à sa place véritable, dans la seconde partie de cet ouvrage, il ne livre ici que l’essentiel sur Cordoue. C’est ce qui rend ce passage si intéressant à nos yeux : s’y trouvent les éléments qui doivent figurer absolument au sein d’un court portrait de la ville. Rāzī pose d’emblée Cordoue comme la ville du pouvoir : « Cordoue a été la résidence des grands princes et la demeure des rois ; de toutes parts on y venait à bon escient. Cordoue possède en elle-même maints avantages. Jamais elle n’a été maltraitée par quelque guerre, car ceux qui la fondèrent l’établirent pour l’éternité et la dotèrent de tous les bienfaits54. »
47Le géographe andalou précise ensuite, après avoir présenté la beauté et l’abondance des vergers qui entourent la ville, que « les murailles de l’Alcazar royal ont une longueur de 33 000 coudées ; 3 000 coudées équivalant à un quart de lieue, ils ont donc un développement de deux lieues trois quarts55 ». Si 30 000 coudées équivalent à 14,200 km (une coudée vaut 0,47 m), ce chiffre paraît difficilement crédible. Les traducteurs médiévaux ont peut-être confondu le développement des murailles et la dimension totale de la ville : Bakrī précise ainsi que le périmètre de Cordoue dans son entier (fī kamālihā) est précisément de 30 000 coudées56 ; Ibn al-Ḫatīb signale, au début du xie siècle, que le fossé construit tout autour de la ville pour la défendre avait une longueur de 47 000 coudées, c’est-à-dire environs 22 km57. S’il ne s’agit pas d’une confusion effectuée par les traducteurs du xive siècle, alors cette exagération est révélatrice du fait que le géographe identifie la ville à son palais, ce qui est particulièrement significatif.
48Rāzī fait une seconde allusion à l’édifice quelques lignes plus loin : « C’est à partir de cette chaîne de montagnes qu’on amène l’eau à l’Alcazar royal par une canalisation en plomb ; de l’Alcazar, l’eau est conduite à la ville et à d’autres endroits, où l’on vient se ravitailler58. » Le palais royal est bien au sens propre le centre de la ville, le lieu qui réceptionne l’eau qui innerve ensuite l’ensemble du tissu urbain. Le calife est au cœur de la ville, de sa ville, d’où il gouverne l’ensemble d’al-Andalus. Soulignons que Rāzī ne fait nulle allusion à la ville royale de Madīnat al-Zahrā où ʿAbd al-Raḥmān III s’installe à partir de 336/948. Le géographe rédige peut-être son ouvrage avant cette date ; il ne faut cependant pas en tirer d’hasardeuses hypothèses ; nous sommes là dans une géographie symbolique et la capitale ne peut être que Cordoue tant il est vrai que son destin et sa place se confondent avec ceux de la dynastie omeyyade.
49La notice consacrée à la ville de Cordoue se poursuit par l’évocation des ouvrages d’art et des réalisations techniques qui « ont fait sa renommée » ; une fois encore, la trace des Omeyyades est prégnante : « ʿUmar ibn ʿAbd al-ʿAzīz – que Dieu lui fasse miséricorde ! – fit installer sur ce fleuve des moulins à manège qui moulent très bien et très fin ; ces moulins sont face à la porte de la forteresse, et ils sont si nombreux qu’ils cachent la vue du fleuve59. » L’eau et le blé, ces deux éléments essentiels, sont donc abondants en cette ville opulente et bien aménagée. La prospérité est patente, comme en témoignent la liste des productions agricoles et artisanales notables de Cordoue, ainsi que la mention de la frappe de pièces d’or, attribut califal par excellence, d’une « excellente qualité ».
50L’allusion au calife omeyyade de Syrie Umar ibn ʿAbd al-ʿAzīz est intéressante : l’histoire de la dynastie qui règne en Espagne fut initiée en Orient et les califes de Damas se souciaient déjà de cette terre éloignée60. Ce souverain est d’ailleurs le seul Omeyyade indiscuté, car loué à l’unanimité pour sa piété et notamment pour le ğihād qu’il mena contre Constantinople. C’est donc le portrait d’une ville prospère car bien gouvernée que Rāzī dresse là, par le biais d’une géographie du pouvoir qui permet de rendre compte de la physionomie urbaine61. Le fait mérite d’être souligné dans la mesure où Rāzī est, de tous les géographes andalous, le seul à évoquer ce lieu du pouvoir qu’est le palais du prince. L’autre grande originalité est de ne pas décrire dans le détail la grande mosquée. En ces temps où les Marwanides tiennent encore d’une main ferme les rênes du pouvoir, point n’est besoin de les résumer par l’évocation de cet édifice et de les statufier dans les ors de leur somptueuse réalisation. C’est dans la façon dont ils « tiennent » le territoire andalou depuis leur capitale de Cordoue que se lisent la réalité et la profondeur de leur pouvoir. Rāzī détaille donc les différentes régions d’al-Andalus, ce que ne faisaient ni Orose ni Isidore de Séville. Renouant avec la géographie orientale, il divise la Péninsule en districts qui constituent autant de provinces. La démarche est exactement la même que celle suivie par les géographes orientaux lorsqu’ils s’appliquaient à rendre compte de la diversité et de l’immensité du dār al-islām dans son intégralité.
Les districts d’al-Andalus
51À lire Lévi-Provençal, le découpage en trente-sept ou quarante et un districts (certains sont doubles) que détaille Rāzī ne correspond à aucune réalité administrative de l’époque du califat62. On ne sait d’ailleurs s’il s’agit de ʿamal (district administratif), de nāḥiya (région), de kūra (circonscription territoriale), ou même d’iqlīm63. Aucun auteur andalou, écrit Lévi-Provençal, n’a pris la peine de nous laisser une liste complète, précise et détaillée des entités administratives de l’époque califale, « le voyageur oriental al-Maqdisī en fournit une qui, de son propre aveu, est incomplète et sujette à caution : elle comporte dix-huit noms ». La liste établie par Rāzī serait donc trop fournie. Selon Lévi-Provençal, seul le dépouillement des chroniques et des répertoires biographiques permet de dresser un inventaire de vingt et une provinces64.
52Seule Cordoue bénéficie d’une notice qui lui est propre. Les autres villes d’al-Andalus sont décrites dans le cadre plus général du district (iqlīm ou kūra, on ne sait) dont elles sont les chefs-lieux ou les cités secondaires. Tous ces districts sont mis sur un certain pied d’égalité, il ne semble pas qu’il y ait de hiérarchie entre eux. Jamais le géographe ne fait par exemple allusion à ce statut spécial dont continuaient à bénéficier à l’époque califale les neuf circonscriptions provinciales qui avaient été concédées aux ğunūd syriens de Balğ (on leur attribuait le qualificatif de muğannada)65. Al-Andalus est dans son intégralité soumise au pouvoir central, celui du souverain, et le géographe andalou refuse d’opérer une distinction entre les provinces qui la constituent. Nous les avons réunies au sein d’un même tableau qui privilégie quatre types principaux d’informations : la situation du district par rapport à la capitale et aux régions environnantes, les villes et châteaux qui sont soumis à l’autorité du chef-lieu de district, l’énumération des ressources et productions locales les plus notables, et enfin les particularités ou les renseignements de type historique66.
Tableau : Les districts d’al-Andalus d’après Rāzī
Nom du district | Situation | Chef-lieu, villes secondaires et châteaux | Ressources et productions notables | Anecdotes historiques, particularité |
Cabra | Contigu à celui de Cordoue ; situé au sud de Cordoue ; à trente milles de Cordoue |
| Excellentes plantes grâce à la terre très blanche ; le sol est couvert d’arbres grâce à l’abondance de l’eau ; l’herbe n’est jamais desséchée ; de nombreuses herbes médicinales dans la montagne de Selba |
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Elvira/Grenade | District contigu à celui de Cabra ; au sud-est de Cordoue ; de Cordoue à Elvira, il y a 60 milles, de Baena à Elvira, 10 milles, de Cordoue à Baena, 60 milles, et de Cordoue à Priego, 50 milles | Qastīlīya est le chef-lieu du district d’Elvira. La ville la plus antique du district d’Elvira est Grenade, la « ville des juifs ». Un autre château est celui de Loja, à l’ouest d’Elvira et au sud de Cordoue, dont dépendent plusieurs localités et jardins ; un autre château est celui de Priego (nord-ouest d’Elvira, sud de Cordoue) ; un autre château est celui de Pechina, un autre, celui d’Almería. Un autre château est celui de Berja, un autre celui de Juviles, un autre celui de Salobreña ; un autre château est celui d’Almuñecar | Abondance de l’eau. Nombreux noyers, noisetiers et cannes à sucre. Mines d’or, d’argent, de plomb, de cuivre, de fer et de vif-argent. Beaucoup d’herbes médicinales dans une montagne où la neige est permanente : la Sierra Nevada. Excellentes carrières de marbre. Dans la région de Priego, nombreuses fontaines, beaucoup de céréales. À Almería, excellentes galères, beaux tissus de soie brochée d’or. À Salobreña, nombreux bananiers et cannes à sucre ; on y produit assez de cumin pour ravitailler toute l’Espagne. À Almuñecar sont produites de nombreuses choses, dont les meilleurs fruits du monde. Le district d’Elvira possède du lin très prisé et les meilleures toiles de soi du monde ; on en exporte dans toute l’Espagne | Territoire aussi fertile que la Gūta de Damas. L’eau de Priego a la particularité très curieuse d’être pétrifiante. C’est à Almuñecar qu’aborda le bateau de ʿAbd al-Raḥmān, fils de Muʿāwiya en 138/764 |
Jaen | Contigu au district d’Elvira. Au nord d’Elvira et à l’est de Cordoue. De Jaen à Cordoue, 50 milles | Du district de Jaen dépendent des châteaux et des villes, dont Awraba, que l’on appelle aujourd’hui al-Ḫādira, Mentesa, qui est une ville antique, Ubeda, qui s’appelait auparavant « Ubeda des Arabes » ; on trouve Baeza, qui compte parmi les bonnes villes, Raymiyya, qui est un lieu de passage très fréquenté ; cette localité possède de nombreux endroits fortifiés dans les montagnes, dont un château appelé Tíscar ; on ne connaît pas la hauteur exacte de son mur. Dans cette chaîne de montagnes se trouvent les châteaux de Margarita, Exno et Muto [toponymes nonidentifiés]. Tucci (Martos), dans la Sierra, fut une cité des Anciens | Excellent terroir, semblable à celui d’Elvira. Beza se trouve dans une belle vega emplie d’arbres et de nombreuses cultures. On y fabrique beaucoup de tapis ; de son territoire, on tire suffisamment de bois pour ravitailler toute l’Espagne. À Raymiyya pousse du pyrèthre | On trouve des édifices antiques à Tucci (Martos) |
Tudmīr | Contigu à celui de Jaen. À l’est de Jaen et à l’ouest de Cordoue. De Tudmīr à Cordoue, il y a une distance de sept jours de marche à cheval et de quatorze pour une colonne d’armée | Tudmir possède de bonnes villes et localités bien défendues, ainsi la ville de Lorca, celles de Murcie, d’Orihuela, d’Alicante, Carthagène, appelée aussi par les musulmans al-Qayrawān, et le port de Dénia | Le territoire de Tudmīr est bien irrigué, comme l’Égypte l’est par le Nil. Beaucoup d’arbres ; nombreuses mines où l’on extrait l’argent en quantité. On fabrique de bonnes étoffes de soie dans la région d’Alicante | Orihuela est une localité de l’Antiquité où les Anciens séjournèrent longtemps. Les habitants d’Alicante étaient d’un mauvais naturel, mais fort habiles dans leurs fabrications |
Valence | Contigu à celui de Tudmīr. À l’est de Tudmīr et à l’est de Cordoue | Ce district a sous sa dépendance un grand territoire et de nombreuses villes. Un territoire de plaines, mais aussi de vastes montagnes ; des châteaux forts, comme celui d’Alcira et celui de Játiva, près de la mer et très ancien. Un autre château est celui de Murviedro | Les habitants de ce district jouissent de nombreux profits. Il réunit les avantages terrestres et maritimes. Le sol du canton de Burriana est fertile et irrigable. Sur le territoire de Valence, il y a d’abondantes cultures de safran qui sont exportées dans le monde entier | Le château de Murviedro contient les vestiges d’une ancienne ville ; on y trouve un palais qui surplombe la mer, d’une facture si admirable qu’elle dépasse l’imagination |
Tortosa | Le district de Valence touche celui de Tortosa. Situé à l’est de Valence et à l’est de Cordoue. Il y a de Valence à Tortosa 150 milles ; si l’on emprunte la chaussée antique dite des Banū Darrāy, la distance est plus longue | Le château de Tortosa est très bien construit et se trouve sur l’Èbre, non loin de l’embouchure du fleuve | Tortosa bénéficie d’un bon port fréquenté par les marchands ; elle est sur le chemin de ceux qui se rendent en France. Célèbre production de buis et surtout de pins |
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Tarragone | Contigu à celui de Tortosa. Tarragone se trouve dans le Levant d'al-Andalus, à l’est de Tortosa. Elle est située entre Tortosa et Barcelone, à 50 milles de chacune de ces villes. De Tarragone à Saragosse, 150 milles |
| Excellent terroir, bien irrigué, produisant beaucoup de fruits | Tarragone est une ville ancienne. On y trouve des vestiges admirables. Les monuments anciens étaient si solides que Mūsā b. Nuṣayr ne put les démolir |
Lérida | Le district de Tarragone touche celui de Lérida. Lérida se trouve au nord de Tarragone et à l’est de Cordoue. De Lérida à Saragosse, 100 milles ; 100 autres de Lérida à Barcelone | Sur ce territoire, des villes et des châteaux. L’un d’eux est Carabinas, un autre Balaguer, un autre le château de Fraga, un autre d’Alcolea de Cinca, un autre Monzón, un autre Tamarite ; il y a aussi celui de Pedro, celui d’al-Baydāʾ, qui est une très belle forteresse, celui d’Almotaxon. Également les châteaux de Belicana, Loribas, Lasegi, Ayrash, Destiben [toponymes non identifiés] | On trouve dans le fleuve Segre des paillettes d’or. Nombreux arbres et vignobles | Lérida possède des vestiges antiques. Quand les musulmans entrèrent en Espagne, ils conclurent des pactes avec les habitants de Belicana, Loribas et Lasegi qui demeurèrent dans leurs châteaux avec les musulmans |
Barbitania/Boltaña | Contigu à celui de Lérida. Boltaña se trouve au nord de Lérida et à l’est de Cordoue. De Boltaña, à Lérida, 80 milles | Ce district comprend de nombreuses villes et des châteaux forts, dont ceux de Barbastro, Maqueones, Castellar et Jumar | Boltaña est une ville belle et bien ravitaillée | Les musulmans eurent beaucoup de mal à s’en rendre maîtres ; ils en firent ensuite un barrage contre les chrétiens |
Huesca | Contigu à celui de Boltaña. Huesca est à l’est de Saragosse et à l’est de Cordoue. De Huesca à Saragosse, 50 milles | Sur son territoire se trouvent des endroits bien fortifiés : Pedroelg, Ayrash, Zanata, Ribas, Tolia [toponymes non identifiés]. Dans la Sierra d’Aragon, les châteaux de Sen et de Men, très réputés parmi les chrétiens. Sous la domination de Huesca se trouvent les châteaux de Labeça et de Bastiz [toponymes non identifiés] |
| Huesca est une ville ancienne |
Tudèle | Ce district touche celui de Huesca. Tudèle se trouve au nord de Huesca et à l’est de Cordoue. De Tudèle à Saragosse, 50 milles ; de Calatayud à Tudèle, 25 milles ; de Calahorra à Tudèle, 12 milles ; de Nájera à Tudèle, 50 milles ; de Viguera à Tudèle, 33 milles ; d’Arnedo à Saragosse, 80 milles ; de Tarragone à Tudèle, 12 milles | Tarazona était la résidence des gouverneurs de la zone des Marches. Elle devint par la suite l’une des villes (villes secondaires) de Tudèle lorsque les gens vinrent s’y installer en raison de son excellent terroir. De nombreuses villes et des châteaux dont Arnedo (bouclier contre les chrétiens). Il y a aussi les villes de Calahorra, Nájera, Viguera, qui possède un château très solide | Territoire remarquablement fertile qui produit des céréales sans pareilles. Excellents terrains pour l’élevage du bétail. La saveur de ses fruits est incomparable | Un pont remarquable avec arches, sous lequel se trouvent des moulins à manège. Cette ville fut bâtie sur l’ordre d’al-Hakam I par ʿAmrūs, fils de Yūsuf, lequel était gouverneur de Saragosse. C’est depuis Tarazona que Abū ʿUṯmān ʿUbayd Allāh ibn ʿUṯmān percevait les dîmes payées par Narbonne et Barcelone |
Saragosse | Le district de Tudèle touche celui de Saragosse. Saragosse est à l’est de Cordoue | Dans le district de Saragosse se trouvent des villes et des châteaux, ainsi le château de Rota (Rueda), très fort et très facile à défendre, ou celui d’Orosa. De même, d’autres châteaux forts qu’il serait trop long d’énumérer | Son terroir est excellent ; il y a beaucoup d’arbres et de fruits, ainsi que des produits savoureux. Sa fertilité est universellement réputée. Nombreuses plaines irriguées. Les habitants sont très habiles dans la fabrication des tissus précieux réputés dans le monde entier. Tout ce qu’ils fabriquent dure très longtemps Il y a dans la région une mine de sel gemme très blanc et très brillant, sans égal en Espagne | |
Calatayud | Ce district touche celui de Saragosse. De Daroca à Saragosse, 25 milles ; d’Oreja à Saragosse, 50 milles, de Somet à Calatayud, 20 milles, de Somet à Saragosse, 70 milles | Il y a les châteaux de Maluenda, Daroca et Somet | Calatayud est à proximité d’une ville antique nommée Novella (Bibilis) où se trouvent de remarquables souterrains bâtis en voûtes | |
Bārūša | À l’est de Saragosse. Près de Santaver, au milieu d’une zone dépeuplée. De Molina à Saragosse, 100 milles | D’excellents châteaux forts, dont ceux de Pedro et de Molina |
| Le site du château de Molina correspond à celui d’une ancienne ville appelée Ercavica |
Medinaceli | Le district de Medinaceli touche celui de Bārūša | Excellent terroir, endroit très sain | À Medinaceli se trouvent des édifices et des vestiges antiques très solidement construits. La ville fut trouvée en ruine par Ṭāriq ; les musulmans, après un certain temps, la repeuplèrent. Il y a des constructions remarquables | |
Santaver | Le district de Santaver se trouve à l’est de Cordoue | Ce district réunit tous les avantages puisqu’il possède d’excellents terrains d’élevage et de pâture, et des terres à céréales ; au pied des montagnes, de belles vegas plantées d’arbres, surtout des noyers et noisetiers | ||
Racupel | Racupel se trouve entre Santaver et Zorita. Le district de Racupel est contigu à celui de Zorita | Excellentes carrières de pierre | Racupel fut fondée par Léovigild, élu roi des Goths en l’an 609 de César, pour son fils qui s’appelait Racupel. | |
Zorita | Zorita se trouve à l’est de Cordoue, avec une légère inclinaison vers le nord | Territoire très fertile, abondantes productions ; nombreux arbres fruitiers | Zorita fut construite avec la pierre de la région de Racupel | |
Guadalajara | Madīnat al-Farağ se trouve au nord-est de Cordoue | Sur ce territoire, beaucoup de châteaux et de villes, dont le château de Madrid, celui de Castejon, celui d’Atienza, qui est le plus fort du district. C’est une sentinelle contre les chrétiens | Arbres nombreux, terrains de chasse excellents, campagnes irrigables | Son territoire est limité par la chaîne de montagnes qui sépare les deux Espagne |
Tolède | Contigu à celui de Guadalajara. Tolède est à l’ouest de la Marche supérieure et au nord de Cordoue | Tolède fut la capitale des rois goths ; c’est l’une des quatre villes que César choisit pour résidence. C’est une ville bien défendue. Elle a sous sa dépendance villes et châteaux forts, dont Talavera, sur le Tage, il sert de tampon entre musulmans et chrétiens. Une autre ville est Calatrava, au sud de Tolède et au nord-est de Cordoue. Un autre château est Oreto, un autre est Caracuel | C’est la meilleure terre à grains qui soit. L’air y est excellent et le grain ne s’altère pas : on peut emmagasiner du blé pendant soixante-dix ans sans dégât. Le safran de Tolède est le meilleur de l’Espagne. Abondance du bétail et des céréales à Calatrava et à Caracuel | Un pont remarquable sur le Tage, détruit sous le règne de l’émir Muhammad en 244. Les musulmans y trouvèrent la table de Salomon. En 325, l’émir des croyants fit construire une citadelle à Talavera |
Faḥṣ al-ballūt (plaine des Chênes) | Contigu au territoire d’Oreto, au sud-ouest de cette localité, et au nord de Cordoue | Sur ce territoire se trouve aussi la ville très ancienne de Luque | On y extrait de la galène, du vermillon. Pas d’autres arbres que des chênes, d’où le nom de ce district. Ces chênes produisent les glands les plus doux d’Espagne | Il est habité par des Berbères |
Firrīš | À l’ouest dufaḥṣ al-ballūt. Firrīš est au nord-ouest de Cordoue | Beaucoup de terres à céréales, nombreuses variétés d’arbres, surtout des cerisiers, des châtaigniers et des noisetiers. Des carrières d’un marbre très brillant et des mines de fer | ||
Mérida | Ce district touche celui de Firrīš. Il se situe au nord-ouest de Cordoue | Mérida fut l’une des capitales choisies par César et les rois chrétiens. Sur son territoire se trouvent Badajoz, grande et belle ville, Elvas, Amaya et Coria | Elle fut fondée par le premier César. Tous les rois qui y résidèrent y firent bâtir de belles constructions. Elle fut ainsi édifiée de façon excellente. Ses monuments sont indestructibles. Mérida est réputée partout, et personne ne peut décrire complètement ses merveilles. [Long récit sur l’inscription trouvée sur un des remparts de la ville, précisant qu’ils avaient été édifiés par les habitants de Jérusalem, et que traduisit un vieillard chrétien; autre anecdote sur une inscription évoquant la conquête de l’Espagne par les musulmans] | |
Badajoz | Contigu au district de Mérida. À l’ouest de Cordoue ; à 102 milles de Cordoue | Territoire très favorable aux céréales, à la vigne, l’élevage, la chasse et la pêche |
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Beja | Limitrophe de celui de Mérida. Beja se trouve au sud-ouest de Mérida et au sud-ouest de Cordoue. De Beja à Cordoue, 300 milles | Des villes et des châteaux ; l’un d’eux est Mertola, la plus solide forteresse du district, un autre est Arūn, un autre Ourique, un autre Totalica. Sur son territoire se trouve une ville que les Anciens appelaient Ebris et qui se nomme aujourd’hui Évora et dont dépendent des cantons | Territoire favorable à la culture et à l’élevage. Nombreuses ruches ; eau qui se prête bien au tannage du cuir. À Totalica, il y a une mine d’argent pur que les habitants tiennent cachée et exploitent | Ville antique fondée par César. Beaucoup de rues belles et larges. Mertola est un château ancien avec des constructions antiques |
Santarem | District limitrophe de celui de Beja. À l’ouest de Beja et à l’ouest de Cordoue. De Beja à Santarem, 120 milles ; de Santarem à Cordoue, 399 milles | Le château de Santarem est situé sur une grande montagne ; on ne peut l’attaquer | Territoire excellent et fertile ; en plaine, parfois deux récoltes par an grâce à la crue du Tage | |
Coïmbre | Touche celui de Santarem. De Coïmbre à Santarem, 70 milles | Excellente forteresse | Nombreux poissons dans le Mondego ; excellente vega près du fleuve qui ne nécessite pas d’irrigation grâce à la crue ; nombreux vergers et oliveraies, qui donnent une huile excellente | Coïmbre est une localité très ancienne |
Exitania | Contigue à celui de Coïmbre. Exitania est à l’est de Coïmbre et à l’ouest de Cordoue. D’Exitania à Cordoue, 380 milles | Des châteaux forts : ceux de Monsanto, d’Arronches, de Montalvão, d’Alcántara | Territoire bien pourvu en grains, vignes, gibier, poisson ; le sol y est fertile. Le territoire d’Alcántara est propice à l’élevage, à la chasse, à l’apiculture | Une ville très ancienne |
Lisbonne | Ce district touche celui de Santarem. Lisbonne est à l’ouest de Beja et à l’ouest de Cordoue. De Santarem à Lisbonne, 42 milles | De Lisbonne dépendent plusieurs localités : Almada, Ossumo (?) et Cintra | Toutes sortes d’avantages : fruits excellents, pêche et chasse fructueuses ; on y élève des faucons exceptionnels ; un miel remarquable. À Almada, on extrait de l’or fin ; sur le littoral de Lisbonne, la mer rejette de l’ambre excellent, qui n’est pas inférieur à l’ambre indien |
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Ocsonoba | Ce district touche celui de Lisbonne. Ocsonoba est à l’est de Lisbonne et à l’ouest de Cordoue | Sous sa dépendance, des villes et des châteaux, ainsi Silves, qui est la plus grande ville de l’Algarve | Son territoire, très plat, est excellent. Beaucoup d’arbres et de cultures ; montagnes favorables à l’élevage et à la chasse. De beaux jardins irrigués et de nombreuses pinèdes. Sur son littoral, on trouve de l’ambre |
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Niebla | Contigu à celui d’Ocsonoba. Niebla est à l’est d’Ocsonoba et à l’ouest de Cordoue. Gibraleón est à égale distance de Beja, d’Ocsonoba et de Badajoz. De Gibraleón à Cordoue, il y a 150 milles, autant de Gibraleón à Beja, ou à Ocsonoba, ou à Badajoz | Des villes et des châteaux : une ville est Aracena, démolie par les Anciens, une autre est Gibraleón | Elle est sur un territoire excellent, ravitaillé par mer comme par terre. Ce territoire se prête à l’élevage, et la culture des oliviers et de la vigne. On y trouve du carthame en quantité. On pêche sur son littoral un poisson appelé al-farīda [chien de mer] que l’on ne pêche en nul autre lieu | Niebla est une ville ancienne avec des vestiges antiques |
Séville | Ce district touche celui de Niebla. Séville se trouve à l’est de Niebla et à l’ouest de Cordoue. De Séville à Cordoue, il y a 70 milles | L’une des villes que les rois chrétiens d’Espagne choisirent pour leur résidence | L’un des meilleurs ports d’Espagne ; les grands navires peuvent y mouiller. L’Aljarafe est un vaste territoire planté d’oliviers produisant une huile excellente, en quantité abondante, que l’on exporte vers l’Orient. Du miel très bon, des figues délicieuses, du coton que l’on exporte. Tout ce que l’on plante ou sème y pousse très bien. Ce district est donc très peuplé et très visité par les étrangers. On y trouve des marécages et des prairies qui ne dessèchent jamais ; le bétail donne donc beaucoup de lait. Dans la plaine poussent des cannes à sucre en quantité | Il est raconté dans les livres de divination qu’Hercule a planté à Séville deux piliers dans le sol ; si on les enlève, la ville sera détruite. On dit aussi qu’Hercule fonda Séville et qu’il la fit bâtir sur pilotis et lui donna le nom d’Hispalis [confusion entre Hispalis et isla de Palos dans la traduction castillane]. Séville veut dire « divination » car celui qui la fonda était le meilleur connaisseur des événements à venir |
Carmona | Contigu à celui de Séville. Carmona se situe à l’est de Séville et à l’ouest de Cordoue. Carmona est située sur la voie romaine qui va de Cadiz à Narbonne. De Carmona à Narbonne, 1 000 milles. Cette voie est un chemin large tout entier maçonné pour que l’on puisse y voyager en hiver | Beaucoup de villes et de châteaux ; l’un d’eux est Marchena, qui est une ville bien peuplée ; autres villes : Paradas, Tabubera (?), Caniles | Son territoire est l’un des plus fertiles d’Espagne ; tout ce qu’on y plante y pousse bien | C’est une ville ancienne, belle et forte, fondée dans l’Antiquité, avec des remparts bien construits et de belles maisons. C’était une ville bien défendue, jusqu’à ce que l’émir des croyants [ʿAbd al-Rahmān III] vînt l’assiéger et l’incendier ; elle avait auparavant toujours résisté aux assaillants |
Morón | Le district de Carmona confine à celui de Morón. Ce district se trouve au sud-ouest de Cordoue et au sud de Carmona. De Morón à Cordoue, 100 milles | Il y a dans ce district des châteaux forts ; l’un d’eux est Coripe (?) ; il est si bien fortifié qu’un seul défenseur peut tenir tête à cent assaillants | Beaucoup d’oliviers et d’arbres fruitiers | |
Jerez/Sidona | Limitrophe de celui de Morón. District situé au sud-ouest de Cordoue et de Morón | Jerez (Sidona) réunit avantages maritimes et terrestres. On ne peut trouver de meilleur district en Espagne. Ce district est plein d’oliviers et de figuiers ; on y pêche de l’ambre excellent | En 125, il y eut une crue exceptionnelle du roi Barbate alors qu’il n’avait pas plu depuis six ans ; on appelle cette année-là l’« année de Barbate ». Il y a dans le district de Sidona de nombreux vestiges antiques qu’on ne pourrait démolir, notamment des vestiges de voies qui conduisent à la ville de Cadiz. C’est dans cette dernière ville qu’Hercule éleva une colonne merveilleuse. Il y a sur la côte une ville nommée Šaluqa (San Lucar de Barrameda) où débarquèrent ces gens que les chrétiens nomment « hérétiques » et qui firent beaucoup de mal en Espagne [les Normands] | |
Algésiras | Le district d’Algésiras touche celui de Sidona. Algésiras est située à l’est de Sidona et au sud de Cordoue | Avantages terrestres et maritimes. Son port est très favorable pour ceux qui veulent passer le détroit. C’est une région favorable à la culture et à l’élevage. Beaucoup d’arbres très beaux | En face d’elle se trouve Ceuta, au pays des Berbères | |
Reyyo | Contigu au district d’Algésiras. Reyyo est au nord d’Algésiras et au sud de Cordoue | On trouve dès le district de Reyyo des villes et des châteaux ; ainsi Archidona, qui est sa capitale, et Malaga. Une autre ville est Torrecilla, une autre, al-Mariya, sur le rivage. Une autre est Bobastro, château fort inaccessible. D’autres châteaux sont ceux d’Ardales, de Bunayra (Casarabonela), de San Pedro, de Comares, de Jotrón, de Librón et de Monte Mayor. Ce dernier château est le plus élevé de tous ceux du district de Reyyo et c’est là que commença la révolte en Espagne (celle d’Ibn Ḥafsūn). Un autre château est Suhayl (la Fuengirola) : c’est une tour-vigie sur la mer | Son territoire est irrigable et arrosé par d’abondantes sources. On y trouve de grandes plaines avec des champs de céréales, des vignes et des arbres variés. Le territoire de Malaga est riche en cultures variées. On y prépare les meilleurs raisins secs du monde, qui se conservent très longtemps. Beaucoup d’habitants vivent là à leur aise | La ville de Reyyo fut construite dans l’Antiquité. Malaga est une ville ancienne, située sur la mer |
Écija | Son district est contigu à celui de Reyyo. Il est situé au nord de Reyyo et au sud-ouest de Cordoue | Il y a des villes de ce ditrtict qui sont situées dans les montagnes et sont inexpugnables, ainsi Ronda et Locastre (?) | Écija est une ville pourvue d’un vaste territoire, avec de grandes plaines fertiles |
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53Le principe du tableau nous donne à voir, autant qu’une carte, la complexité de la géographie de Rāzī et permet de contourner la linéarité de l’écriture en mettant en lumière les rubriques que le géographe a privilégiées. Notons l’importance de la notification des ressources : les plaines à blé, les vignes et surtout les arbres, toujours abondants, sont systématiquement mentionnés. Rāzī cependant n’est pas suffisamment explicite ou précis pour que ces informations d’ordre technique servent à autre chose qu’à notifier la richesse agricole d’al-Andalus. L’absence des campagnes, que nous avions soulignée dans la seconde partie de cet ouvrage, est bien ambiguë : sous la forme de l’énumération des productions, elles sont parfois plus présentes que les villes sous la plume de Rāzī ; elles n’existent cependant pas au sens où elles sont subordonnées aux villes ; elles ne sont qu’un ornement qui témoigne essentiellement des ressources dont dispose un district. Aucun village n’est mentionné, aucune précision n’est donnée sur les pratiques agricoles ou les techniques de culture.
54Les châteaux et les villes en revanche sont les points d’ancrage incontournables du discours géographique. À cet égard, le tableau illustre assez bien la sobriété de l’écriture qui livre de façon très sèche les noms de ces lieux, en les mêlant au sein d’une énumération qui les confond, tant il est vrai que les villes comme les châteaux ne sont pas mentionnés pour eux-mêmes mais parce qu’ils attestent de la maîtrise du territoire. Impossible, surtout en l’absence du texte originel, d’imaginer différencier les cités des forteresses au sein d’une hypothétique hiérarchie urbaine. La seule ville importante que l’on décrit quelque peu est celle de Cordoue. Les autres ne sont que des chefs-lieux de district, dont le principal intérêt est d’être à la tête de ces régions qui, mises bout à bout, constituent le territoire.
55Le propos du géographe est clair : il nous livre là une géographie qui ne se veut pas de « terrain » mais, au contraire, symbolique, dont le principal objectif est de témoigner du contrôle d’al-Andalus par les souverains omeyyades. Rāzī ne livre pas, comme le feront les géographes andalous postérieurs, tout ce qu’il sait sur l’Espagne, il construit une représentation de l’espace en l’ordonnant autour de Cordoue et en épousant très précisément les limites de l’État califal. En dépit d’une présentation globale de l’ensemble que constitue la péninsule Ibérique dans l’introduction, il ne détaille en fait, dans le cadre des notices sur les districts d’al-Andalus, que les terres qui sont à l’Islam. Les régions limitrophes qu’il évoque sont celles de Tarragone, de Lérida, de Barbitania, de Huesca, de Tudèle, de Saragosse, de Calatayud, de Medinaceli, de Santaver, de Zorita, de Coïmbra, puis de Lisbonne, suivant ainsi presque l’exact tracé de la frontière au xe siècle67.
56Le discours géographique mêle donc considérations générales, quasi théoriques, et notations plus concrètes, au sein d’une géographie symbolique du territoire. C’est la particularité de cette discipline que d’allier le terre à terre, au sens propre du terme, à une véritable distanciation, fruit d’une démarche spéculative de construction mentale de l’espace. L’énumération, lassante et pourtant non exhaustive, des châteaux et des ressources s’inscrit ainsi dans la volonté de rendre compte de la diversité d’une terre sous contrôle que l’on se propose non de décrire, mais d’inventorier de façon lâche. L’essentiel est de présenter ce que l’on a en sa possession. L’écriture construit l’espace au rythme de son déroulement, seule la carte cependant nous permettrait, à nous, lecteurs lointains, de comprendre la précision de la géographie de Rāzī, car elle nous donnerait immédiatement à voir la centralité de Cordoue.
TOUS LES CHEMINS MÈNENT À CORDOUE
57Pour être tout à fait exacte, précisons qu’il ne s’agit pas tant d’itinéraires que nous livre Rāzī que d’un maillage rigoureux visant à englober dans un même filet l’ensemble des districts qui constituent al-Andalus. Tous sont présentés dans une succession spatiale qui ne laisse aucune place au vide, cette hantise que la géographie partage avec le pouvoir. Il est à chaque fois précisé qu’un district est limitrophe de celui qui a été présenté précédemment ; c’est la seule règle à laquelle Rāzī ne déroge jamais. La plupart des districts sont également localisés par rapport à Cordoue ; il est à chaque fois stipulé s’ils sont à l’est, à l’ouest, au sud ou au nord de la capitale, même s’ils en sont parfois distants de plusieurs centaines de kilomètres ; ainsi Lérida est située à l’est de Cordoue, Tolède au nord, et Lisbonne à l’ouest. La distance entre la ville décrite et la capitale ommeyade est parfois précisée ; ainsi, le géographe écrit qu’il y a 380 milles entre Exitania, près de Coïmbre, et Cordoue.
58L’agencement des districts que crée leur énumération est particulièrement édifiant : mis bout à bout, ils dessinent un vaste cercle un peu aplati qui commence et finit à Cordoue : on part de Cordoue, puis l’on se dirige vers l’est jusqu’à Lorca, on remonte la côte vers le nord jusqu’à Tarragone, puis le tracé s’infléchit vers l’ouest, jusqu’à Saragosse ; on suit ensuite de manière très claire la frontière qui sépare les territoires ommeyades des territoires chrétiens ; puis le tracé redescend vers le sud-ouest, vers les villes du Portugal actuel, puis vers Gibraltar, la côte méditerranéenne et, enfin, la boucle est bouclée, on finit par la description du district d’Ecija, contigu à celui de Cordoue. Le chemin est aussi clair que le dessin qui en rend compte : l’ensemble politique que forment les territoires soumis à la dynastie régnante est structuré autour de la capitale des souverains omeyyades.
UNE GÉOGRAPHIE ANDALOUSE FILLE DU CALIFAT DE CORDOUE
59Si la géographie bagdadienne est bien la fille du califat abbasside, pour reprendre l’expression d’André Miquel, la géographie andalouse en ses premières œuvres sert tout aussi bien ses propres maîtres : les califes omeyyades de Cordoue. En ne décrivant que l’Espagne, ce que l’on n’avait jusqu’alors fait que pour l’Arabie, en allant puiser dans les textes antiques des matériaux propres à célébrer l’originalité et la richesse de cette terre, en construisant par le discours un territoire cohérent et maîtrisé, structuré autour de Cordoue, Rāzī concourt, tout autant que ses contemporains historiens ou chroniqueurs, à la constitution de l’idéologie omeyyade. Parce qu’il fait figure de père fondateur de la géographie andalouse et que ses successeurs reprendront au fil des siècles les motifs qu’il a habilement dessinés, il restera toujours dans les descriptions de l’Espagne postérieures quelque chose de cet âge d’or du califat, lorsque la géographie écartait résolument l’histoire qui ne jouait pas encore en sa défaveur et qu’il s’agissait de décrire la cohérence d’une terre en son apogée. Les géographes du xie siècle, témoins d’une dramatique remise en cause de cette tranquille assurance, oscilleront toujours entre la fidélité à cette première géographie andalouse et les nécessaires réajustements d’un discours qui ne peut faire abstraction de l’évolution du contexte.
Notes de bas de page
1 Cité dans É. Lévi-Provençal, d’après le Muqtabis d’Ibn Ḥayyān, Histoire de l’Espagne musulmane, t. III, Le siècle du califat de Cordoue, Paris, Maisonneuve & Larose, 1967, p. 504.
2 Le plus fameux de ces exemples est l’Abrégé des merveilles (Muḫtaṣar al-ʿağāʾib) d’Ibrāhīm b. Waṣīf Šāh, composé aux alentours de l’an mil.
3 Le personnage semble énigmatique et nous ne disposons que de quelques renseignements le concernant. Il aurait vécu au Yémen et serait mort vers 334/946 ; cf. A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman…, op. cit., t. I, p. 247 et suiv.
4 Ibid., t. I, p. 248.
5 Rāzī, p. 67.
6 Rāzī ne prend, par exemple, pas même la peine de décrire la grande mosquée de Cordoue, contrairement à tous ses successeurs.
7 Cf. l’analyse d’A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman…, op. cit., t. I, p. 249.
8 Rāzī, p. 59.
9 Rāzī, p. 61.
10 Rāzī, p. 62.
11 C. Sánchez Albornoz, Fuentes latinas, 1942 ; J. Vallvé Bermejo, « Fuentes latinas de los geógrafos árabes », Al-Andalus, XXXII, 1967, p. 241-260. L. Molina, « Orosio y los geógrafos hispanomusulmanes », Al-Qantara, V, 1984, p. 63-92.
12 D. Catalan, M. S. de Andres, La Cronica del moro Rasis…, op. cit.
13 Le prénom même de Paul semble être le fruit d’une confusion datant du vie siècle : un copiste a transformé Orosius P (resbyter) en Orosius Paulus ; Orose, Histoires (Contre les païens), op. cit., p. XII-XIII.
14 M.-P. Arnaud-Lindet, dans la traduction qu’elle a établie des Histoires, émet l’hypothèse qu’Orose serait un Breton capturé par les Scots et réfugié par la suite en Galice.
15 Selon M.-P. Arnaud-Lindet, les Histoires d’Orose sont l’un des ouvrages les plus souvent cités dans les catalogues des bibliothèques médiévales ; au moins 275 manuscrits sont conservés (op. cit., p. LXIX).
16 Pour réfuter la thèse des païens selon laquelle les calamités se sont abattues sur Rome lorsque celle-ci a renoncé à ses anciens dieux, Orose entend démontrer que les malheurs subis par l’espèce humaine depuis la Création se sont atténués au fur et à mesure de la croissance de la foi en Dieu et de l’expansion de l’Église. Cela l’amène à minimiser l’impact des invasions barbares. Il estime le métissage entre barbares et Romains nécessaire et souhaitable, et c’est dans une Espagne qu’il considère comme pacifiée qu’il choisit de retourner en 417. Il pense également que l’intrusion des barbares dans l’Empire romain est l’occasion de leur conversion et que cet épisode constitue une étape dans la prédication de l’Évangile à toute la Terre ; M.-P. Arnaud-Lindet, dans Orose, Histoires (Contre les païens), op. cit., p. LXIII.
17 Introduction à la traduction d’Orose par M.-P. Arnaud-Lindet, dans Histoires (Contre les païens), op. cit., p. XXXVII.
18 D. Catalan, M. S. de Andres, La Cronica del moro Rasis…, op. cit., p. XXXII-XLVIII. Voir également C. Aillet, Les mozarabes, op. cit.
19 R. Menéndez Pidal avance qu’elle n’est cependant pas antérieure à la prise de Tolède en 1085 (R. Menéndez Pidal, El rey Rodrigo en la literature, op. cit., p. 16, n. 1) ; G. Levi Della Vida l’estime également tardive dans la mesure où il y décèle une allusion à Marrakech, fondée par Yūsuf ibn Tašfin en 1055 (G. Levi Della Vida, « The “Bronze Era” in Moslem Spain », Journal of the American Oriental Society, LXIII, 1943, p. 183-190 et, du même, « La traduzione araba delle Storie di Orosio », Al-Andalus, XIX, 1954, p. 257-293 ; cité dans D. Catalan, M. S. de Andres, La Cronica del moro Rasis…, op. cit., p. XXXII, n. 26.
20 I. Kratchkovsky, Journal of the American Oriental Society, LI, 1931, p. 171 et suiv. Le texte arabe de l’Hurūšiyūš, Taʾrīḫ al-ʿālam, a été édité par ʿAbd al-Raḥmān Badawî à Beyrouth en 1982. La bibliographie récente sur le sujet est la suivante : U. Kuhayla, « Kitāb al-Tawārīḫ li-Bawlus Urusiyus wa tarğamatu-hu al-andalusiyya », RIEI, 23, 1985-1986, p. 119-137 ; H. Daiber, « Orosius Historiae adversus paganos in Arabischer Uberlieferung », Tradition and Reinterpretation in Jewish and Early Christian Literature, 1986, p. 202-249 ; M. T. Penelas Melendez, La traducción arabe de las Historias de Orosio. Edición y estudio, thèse doctorale inédite, Universidad Autónoma de Madrid, 1998, sous la dir. de L. Molina Martinez, 2 vol.
21 Ibn Ḫaldūn, Kitāb al-ʿIbar, Bulāq, 1867, 7 vol., II, p. 88 ; cité dans L. Molina, « Orosio y los geógrafos hispanomusulmanes », art. cité, p. 67.
22 Ibn Abī Uṣaybiʿa, ʿUyūn al-anbāʾ fī ṭabaqāt al-aṭibbāʾ, Le Caire, éd. Müller, 1882, II, p. 47-48, cité dans L. Molina, « Orosio y los geógrafos hispanomusulmanes », art. cité, p. 67. J. Vernet, Ce que la culture doit aux Arabes d’Espagne, trad. fr. G. Martinez-Gros, Paris, Sindbad, 1985, p. 39.
23 Ibid., p. 67-71.
24 Cyrille Aillet, Les Mozarabes. Christianisme, islamisation et arabisation en péninsule Ibérique ( ixe-xiie siècle), Madrid, Casa de Velázquez, 2010, p. 206-210.
25 L. Molina fait le point sur le débat : ibid., p. 71-88.
26 Orose, Histoires (Contre les païens), op. cit., livre I, 2, 72, p. 30.
27 Contrairement à ce qu’avançait Lévi-Provençal, il faut bien lire Bordeaux et non Barcelone ; le texte latin est sans équivoque ; il est bien fait référence à la province d’Aquitaine.
28 Rāzī, p. 60.
29 Il est intéressant de remarquer que ce texte rectifie celui d’Orose, lequel précisait que, en regardant vers l’Orient, on plaçait l’Aquitaine à droite et les Baléares à gauche. Il s’agit du contraire bien sûr, sauf si l’on regarde vers l’Occident !
30 Cité dans L. Molina, « Orosio y los geógrafos hispanomusulmanes », art. cité, p. 73-78.
31 Éd. par D. Catalan, M. S. de Andres, La Cronica del moro Rasis…, op. cit., p. 13-16.
32 Rāzī, p. 60-61.
33 Orose, Histoires (Contre les païens), op. cit., p. 30-31.
34 Précisons toutefois que la partie historique est nettement plus redevable aux auteurs de l’Antiquité, notamment lors de la peinture des premiers temps de l’histoire du monde.
35 La démarche n’est pas propre à la géographie ; elle est à la base de la constitution des « sciences anciennes » ou « sciences étrangères » qui se sont nourries des données puisées à la source des textes antiques : philosophie, médecine, astronomie, mathématiques, etc.
36 « Le xe siècle : nouer les fils de l’histoire », titre de la première partie de G. Martinez-Gros, L’idéologie omeyyade…, op. cit., p. 25-159.
37 Rāzī, p. 62.
38 G. Martinez-Gros, L’idéologie omeyyade…, op. cit., p. 231.
39 Le titre de Laudes Hispaniae a été repris par Lévi-Provençal dans la reconstitution du texte de Rāzī. Ce titre, inspiré d’Isidore de Séville, figure dans les versions castillane et portugaise de la traduction de l’ouvrage de Rāzī ; cf. Cronica del moro Rasis, op. cit., p. 18.
40 Le procédé rhétorique est classique : l’énumération linéaire ne peut suffire à rendre compte d’un phénomène dont l’ampleur la dépasse.
41 Muqaddasī dira, quelques années plus tard, exactement l’inverse ; cf. première partie.
42 Muqaddasī arrive au total de huit fleuves majeurs pour l’ensemble du dār al-islām.
43 Soulignons la redondance du texte, à quelques lignes d’intervalle.
44 La phrase est extrêmement révélatrice du cumul qu’il y a en Espagne de tout ce qui se trouve normalement dispersé.
45 Selon É. Lévi-Provençal, la traduction portugaise a conservé les tournures de l’original arabe : « L’Espagne est généreuse (karīma) de soie, douce (ḥulwa) de miel, complète (kāmila) de sucre, illuminée (mudīʾa) de cire à chandelles, nombreuse (kaṯīra) d’huile, joyeuse (munaʿama) de safran », Rāzī, p. 63, n. 1.
46 Sous-entendu : seule la somme de ces terres le peut.
47 Rāzī, p. 61-63.
48 « Al-Andalus est comme la Syrie par sa fertilité et la pureté de son air, comme le Yémen par son climat égal et tempéré, comme l’Inde par ses aromates et la finesse de ses produits, comme al-Ahwaz par l’importance de ses revenus fiscaux, comme la Chine par ses gisements de pierres précieuses, comme Aden pour les bénéfices tirés de son littoral » (Bakrī, texte, p. 523 ; trad., p. 286 ; cité par Ḥimyarī, texte, p. 3 ; trad., p. 5).
49 Rāzī compare les régions d’al-Andalus aux différentes provinces du dār al-islām : par exemple, le territoire de Tudmir est ainsi irrigué par son fleuve « comme l’Égypte par le Nil », p. 70. Cette référence s’explique aussi parce que le ğund de Fustāt s’établit dans cette région au moment de la conquête.
50 A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman…, op. cit., t. I, p. 293-294.
51 Rāzī, p. 64.
52 Maqqarī, Nafḥ al-tīb, « Analectes », II, p. 118.
53 Buġyat al-multamis, BAH, III, 1885, nos 329 et 330.
54 Rāzī, p. 64.
55 Rāzī, p. 64.
56 Bakrī, texte, p. 529 ; trad., p. 302.
57 Cité dans É. Lévi-Provençal, Histoire de l'Espagne musulmane, op. cit., p. 359-360.
58 Rāzī, p. 65.
59 Rāzī, p. 65.
60 Le calife omeyyade de Damas fit effectivement exécuter des travaux à Cordoue ; il est notamment à l’origine de la restauration du très fameux pont sur le Guadalquivir, dont la construction est attribuée à Auguste. Cette restauration, effectuée à l’aide des pierres de l’enceinte romaine, fut réalisée en 101/720 (É. Lévi-Provençal, Histoire de l'Espagne musulmane, op. cit., p. 377).
61 Mêmes les moulins sont situés par rapport à la forteresse (« face à l’Alcazaba »).
62 Certains des noms livrés par Rāzī, et repris par Yāqūt, ne correspondent pas à des chefs-lieux de circonscriptions, É. Lévi-Provençal, Histoire de l’Espagne musulmane, op. cit., 1967, t. III, p. 47.
63 Sur le flou des délimitations politico-administratives, cf. l’article de M. Méouak, « Toponymie, peuplement et division du territoire dans la province d’Almería à l’époque médiévale : l’apport des textes arabes », Mélanges de la Casa de Velázquez, t. XXVII-1, 1991, p. 173-221.
64 La liste est assez confuse car on ne sait s’il s’agit d’une kūra ou d’un chef-lieu de cercle : la liste complète égrène en fait vingt-neuf noms.
65 Elvira, Reyyo, Sidona, Niebla, Séville, Jaén, Beja, Ocsonoba, Tudmir.
66 Nous n’avions pu faire figurer dans la seconde partie de cette étude les informations livrées par Rāzī tant elles étaient différentes de celles trouvées dans les autres ouvrages de la géographie andalouse. C’est ce qui nous a conduit à réaliser ce tableau quelque peu différent.
67 Au moment où Rāzi écrit, Coïmbre est encore aux Léonais (jusqu’en 988).
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