Chapitre IV. Le temps d’al-Andalus
p. 217-256
Texte intégral
1L’intemporalité n’est pas la négation de l’histoire ; elle s’en nourrit au contraire lorsqu’elle fait de la référence à un temps glorieux le prétexte et la condition de l’oubli du présent. Pas plus que nous cependant, les géographes ne sont dupes et l’évocation du passé, « quatrième dimension de l’espace terrestre offert à la recherche1 », conduit immanquablement à s’interroger sur le présent ; c’est ce qui rend aussi significative l’histoire écrite par les géographes. L’essence même de la réflexion historique est de présenter d’une suite d’événements complexes les phases essentielles. La méthode consiste à dérouler le passé, à en saisir les moments importants et les principales césures, afin de proposer le récit d’une continuité, mais aussi d’établir une causalité. Le discours géographique cependant, lorsqu’il évoque l’histoire, poursuit le même but mais ne peut avoir recours aux mêmes moyens. Les considérations d’ordre historique sont éparpillées au sein de notices ou de chapitres qui n’étudient pas des périodes mais des lieux. L’évocation du passé se fait dès lors de manière ponctuelle, intercalée par exemple entre la description d’un site et l’énumération des productions locales. La géographie pourtant, plus que toute autre discipline, est encline à accueillir ces récits qui relatent le passé dans la mesure où elle se propose avant tout d’exposer les traditions (aḫbār) relatives aux pays qu’elle décrit. C’est le fondement même de la géographie arabe.
2La présentation d’une histoire éclatée n’est cependant pas l’apanage du seul discours géographique. Le grand historien d’Alep, Kamāl al-Dīn ibn al-ʿAdīm (588/660-1192-1262), retrace ainsi l’histoire de la cité à travers l’évocation de ses savants ; son ouvrage, intitulé Buġyat al-ṭalab fī taʾrīḫ Ḥalab2, est un dictionnaire biographique constitué de 2 081 notices classées par ordre alphabétique. C’est, aux dires de l’auteur lui-même, son œuvre historique majeure, bien plus que le second ouvrage qui l’a fait connaître, le Zubdat al-ḥalab fī taʾrīḫ Ḥalab3 (La crème du lait de l’histoire d’Alep), qui déroule de manière chronologique l’histoire de la ville, depuis sa fondation jusqu’en 1241. Al-ʿAdīm précise qu’il s’agit là d’un résumé de sa grande histoire d’Alep, la Buġyat. Dans le contexte de la Syrie du xiiie siècle, qui est celui de l’affirmation des ulémas et de la multiplication des principautés autonomes, l’histoire consiste davantage en l’énumération des gens qui ont compté qu’en l’évocation des pouvoirs, le plus souvent étrangers, qui se sont succédé. Le dictionnaire biographique constitue alors un cadre propice à l’insertion de nombreuses anecdotes historiques, tant il vrai que la datation (taʾrīḫ) et la biographie entretiennent des liens très étroits.
3La trame chronologique et la forme annalistique paraissent plus caractéristiques de l’écriture des histoires universelles du temps des califats, celles de Ṭabarī ou de Masʿūdī. L’histoire des villes de la période postérieure obéit à d’autres impératifs et l’agencement de ces ouvrages est différent. L’histoire semble cependant considérée moins comme une discipline qui obéit à ses propres lois que comme un matériel brut, un réservoir d’anecdotes sur lequel se fondent et s’exercent la rhétorique, le droit ou la théologie. Les considérations de la géographie sont donc l’une des multiples façons d’évoquer le passé, et cette discipline, parent pauvre des sciences héritées de la Grèce, sert là de cadre à l’expression d’un savoir à peine mieux traité qu’elle.
4Au sein de nos ouvrages de géographie, l’évocation historique se fait de deux façons : une présentation (générale plus que chronologique) du long passé de la terre espagnole dans l’introduction, mais surtout des références à des événements fondateurs au cœur des notices consacrées aux villes qui en furent le cadre4. Ces deux perspectives historiques ne se recoupent pas toujours, en dépit des récurrences que l’on retrouve parfois. L’exposé liminaire est plutôt l’occasion de présenter les origines mythiques du peuplement de la Péninsule ainsi que la geste de la conquête musulmane, tandis que la masse des informations qui se retrouvent dans les notices traitent d’événements plus ponctuels ou font allusion aux réalisations des temps anciens.
5Il est assez malaisé de distinguer les différents temps forts de la narration historique, mais une césure semble s’imposer. Il y a d’une part l’évocation du passé antéislamique de la Péninsule et de l’autre celle de la présence musulmane. Nous analyserons successivement ces deux moments, bien que ce découpage soit quelque peu artificiel, les géographes ne déroulant pas ainsi une histoire linéaire et chronologique. Dans le cadre de la description d’une ville, l’auteur peut commencer par des digressions sur la conquête arabe, poursuivre par la description des ruines antiques qui subsistent et enfin donner quelque précision sur la légende de fondation de la ville. Les moments historiques ou mythiques que notre classification sépare sont parfois reliés les uns aux autres par des fils plus subtils que celui de la simple succession dans le temps. Il n’empêche que cette césure fondamentale existe et il nous faut voir si l’histoire s’écrit de la même façon lorsqu’il est question de retracer le passé mythique et antique de la Péninsule et lorsqu’il s’agit de présenter l’époque musulmane.
6Rappelons enfin que cette seconde partie ne traite que des clichés et des topoï du discours géographique. On n’y analysera que les lieux communs de l’histoire d’al-Andalus, c’est-à-dire ce que la plupart des géographes mentionnent comme étant digne de figurer dans la peinture du passé de cette terre. Il va de soi qu’ils ne traitent pas de la même façon de cette matière brute, mais le fait qu’ils l’évoquent tous suffit à en faire un lieu commun. Des lieux communs qui transcendent largement l’historiographie andalouse, puisque certains sont repris par des historiens et des géographes orientaux. C’est une des caractéristiques principales du topos que d’être l’apanage de tous ceux qui se réclament d’une même culture.
« AL-ANDALUS » AVANT LA CONQUÊTE MUSULMANE
7L’histoire de la Péninsule/al-Andalus avant la conquête de l’Islam, celle des origines de son peuplement et celle de ses premiers souverains, est à la fois mythique, païenne et biblique. Les auteurs suivent alors un semblant de trame chronologique. L’évocation du passé gréco-romain est en revanche dispersée au gré des notices.
Les mythes des origines
Les récits sur l’origine de l’Espagne
8Dans la première notice du Rawḍ, celle qui fait figure d’introduction car elle est consacrée au pays d’al-Andalus dans sa globalité, Ḥimyarī a réuni les récits de différents chroniqueurs évoquant l’origine de l’Espagne et de ses habitants. Ces récits sont disposés de part et d’autre de considérations sur la forme de la Péninsule ou l’exposé des richesses dont celle-ci dispose.
9– Premier récit
« Les premiers hommes qui prirent possession d’al-Andalus furent, dit-on, fils de Tubal, fils de Japhet, fils de Noé : ils habitèrent ce pays au début des temps. Leurs rois furent au nombre de cent cinquante. Puis, à ce que l’on raconte, al-Andalus fut ruinée et s’appauvrit, et sa population dut émigrer à cause d’une disette qui la frappa. Le pays resta désert pendant cent ans. Par la suite, une grande stérilité et la famine désolèrent l’Ifrīqiya et décidèrent le roi de ce pays à armer un certain nombre de bateaux qu’il chargea d’hommes, à placer à leur tête un personnage de l’Ifrīqiya et à leur faire prendre la mer. Les hasards de la navigation les amenèrent sur le littoral [du pays] d’Ifranğa, dont les habitants étaient païens. Le prince d’Ifranğa envoya alors les émigrants vers al-Andalus5. »
10– Deuxième récit (repris de Bakrī)
« On dit que l’ancien nom d’al-Andalus était Iberia (Ibāriya) ; puis on l’appela Baetica (Bātika), ensuite Hispania (Išbāniya), du nom d’un personnage, Išbān, qui, dans l’Antiquité, régna sur ce pays. On dit également qu’elle tire son nom des Išbān, peuple qui l’habita au début des temps. Puis on l’appela al-Andalus, du nom d’al-Andalīš (les Vandales), qui vinrent s’y fixer6. »
11– Troisième récit (constitué d’une citation de Rāzī, d’un paragraphe dont on ne connaît pas l’auteur, puis d’un passage dont on sait par Maqqarī qu’il est d’Ibn Ḥayyān)
« Rāzī dit : Les premiers hommes qui habitèrent al-Andalus après le déluge furent, au rapport des savants chrétiens de ce pays, un peuple connu sous le nom d’al-Andaluš (avec un šīn). Le pays prit leur nom qui passa ensuite à la forme al-Andalus. C’étaient des gens qui pratiquaient le paganisme. Allāh très-Haut les ayant par la suite privés de pluie, au point que les sources tarirent et que les rivières se desséchèrent, la plus grande partie d’entre eux périrent, et ceux qui le purent prirent la fuite. Al-Andalus s’appauvrit et demeura déserte pendant cent ans. […] Un des rois de ce pays fut Išbān, fils de Titus. C’est lui qui fit la guerre aux immigrés provenant de l’Ifrīqiya et assiégea leur roi dans Italica. Il transporta les marbres de cette cité à Séville, qui prit son nom et fut choisie par lui comme capitale. Le nombre de ses partisans augmenta, et il devint puissant sur terre. Il partit de Séville en expédition contre Iliyā’(Jérusalem), au bout de deux ans de règne, à la tête d’une flotte. Il ruina cette ville, tua cent mille Juifs, Išbān en réduisit cent mille en esclavage et en dispersa cent mille autres sur la terre. Il rapporta en al-Andalus les marbres de Jérusalem, ainsi que les objets précieux qui s’y trouvaient. Les trésors qui furent pris parmi le butin fait par les Arabes dans al-Andalus – ainsi la table de Salomon que Ṭāriq b. Ziyād trouva dans l’église de Tolède, la petite cruche pleine de perles que Mūsā b. Nuṣayr trouva dans l’église de Mérida, et d’autres richesses – provenaient exclusivement de la part qui était revenue au roi d’al-Andalus sur le butin fait à Jérusalem, il avait en effet participé à la prise de cette ville avec Nabuchodonosor (Buḫt Naṣar).
On raconte qu’al-Ḫiḍr apparut à cet Išbān, alors que celui-ci dans sa jeunesse labourait un champ qui lui appartenait. “Ô Išbān, lui dit-il, tu parviendras à un rang considérable ! Un temps viendra où tu seras favorisé et tu verras l’ascension de ta puissance ! Quand tu auras pris de vive force Jérusalem, traite avec douceur les héritiers des prophètes !” Išbān lui dit alors : “Es-tu sorcier ? ô homme – qu’Allāh te fasse miséricorde ! Comment cela pourrait-il être, alors que je suis faible, vil et méprisable ? Ainsi l’a décrété, lui répondit Al-Ḫiḍr, Celui qui a décidé de transformer ton bâton de bois sec en ce que tu vas voir !” Išbān, jetant les yeux sur son bâton, s’aperçut qu’il était couvert de feuilles et fut saisi d’effroi à ce spectacle, tandis qu’al-Ḫiḍr disparaissait. Cette prédiction s’ancra dans son esprit, ainsi que la foi qu’elle se réaliserait. Il abandonna ses occupations manuelles, courtisa les gens haut placés et devint le compagnon de l’élite. La chance le favorisant, il aspira à la royauté, finit par l’obtenir et devint un monarque puissant. Son règne fut de vingt années. Le royaume des Išbān se prolongea après lui par une succession de cinquante-cinq souverains.
Puis le pays fut envahi par une autre peuplade de Barbares (ʿAjam) de Rome, appelés al-Sabāniqāt, et cela au moment de la mission prophétique du Messie. Ce peuple se rendit maītre d’al-Andalus ainsi que de la France (Ifranğa), et ses souverains choisirent pour capitale la ville de Mérida. Leur dynastie se maintint pendant vingt-sept règnes successifs. On dit que parmi les souverains de cette dynastie fut Ḏū l-Qarnayn (Alexandre).
Le peuple des Goths vint ensuite attaquer al-Sabūniqāt et se rendit maître d’al-Andalus. Ils s’établirent dès lors dans ce pays comme feudataires de l’empereur de Rome et y régnèrent en toute indépendance. Ils prirent pour capitale la ville de Tolède. [Suit un long développement sur Roderic, le dernier des trente-six rois wisigoths, et les événements qui motivèrent l’arrivée des Arabes]7. »
12Ces textes constituent la trame essentielle de l’histoire mythique de l’Espagne, c’est-à-dire un cadre chronologique mythique et biblique dans lequel s’écrit une histoire païenne.
Un temps mythique
13Lorsque l’on fond le premier et le troisième récits en une seule narration, on obtient un ensemble assez surprenant : l’histoire de la Péninsule se réduit à l’occupation successive de peuples tout à fait inconnus, jusqu’à l’arrivée des Goths, seuls jalons historiques solides permettant d’introduire la conquête arabe. Il n’est fait, par exemple, nulle référence à la présence des Romains en Espagne. Les géographes andalous ne pêchent pas là par ignorance, comme en témoigne la minutie dont ils font preuve lorsqu’ils décrivent les monuments antiques qui subsistent. Ces descriptions sont alors l’occasion de fournir des renseignements extrêmement précis sur les César et leur action en Espagne. Bakrī mentionne ainsi à plusieurs reprises « le César Hadrien qui était de l’Italica de Séville8 ». On ne peut guère assimiler Rome à cette peuplade, al-Sabūniqāt9, barbare qui plus est, qui précéda en Espagne le royaume wisigoth ; seul Rāzī consacre à l’histoire de la présence de Rome en Espagne de longs développements, mais ceux-ci s’insèrent dans le cadre très différent de sa seconde partie, qui est une chronique. C’est donc d’un temps mythique qu’il s’agit dans ces textes introductifs, le « temps sacré des commencements », selon la formule de Mircea Eliade10. Un temps à la fois réel et symbolique qui raconte une histoire exemplaire. « En révélant l’histoire de ce qui s’est passé in illo tempore, on révèle du même coup une irruption du sacré dans le monde11. »
14L’intrusion de la temporalité se caractérise ici par l’adoption d’une chronologie biblique : les géographes font remonter leur récit « au début des temps », « après le déluge », en des temps bibliques et reculés où les premiers habitants de la Péninsule étaient « fils de Tubal, fils de Japhet, fils de Noé ». Informations qui sont, d’après le troisième récit, avancées ou confirmées par les « savants chrétiens de ce pays », en fait essentiellement Orose et saint Isidore. Les sources peuvent être chrétiennes (à défaut d’être juives) lorsqu’il s’agit de remonter aux origines, qui s’inscrivent toujours dans un temps religieux. « Dans l’histoire anté-islamique, la mémoire collective recherche en premier lieu les traces de l’histoire prophétique, cette histoire que raconte le Coran et qui est l’histoire par excellence », explique Jocelyne Dakhlia12. Le mythe n’est donc pas ici « simple fantaisie individuelle du poète », comme le remarquait Jean-Pierre Vernant13, il est une écriture de l’histoire. On ne remet pas en cause la plausibilité du passé mythique, mais seulement la possibilité de le connaître. « Ce jeu littéraire est l’occasion d’évoquer à nouveau ces belles histoires […], de rappeler des épisodes connus et de remémorer des noms fameux, tout en les ponctuant de “dit-on”, qui laissent toute latitude au narrateur de raconter et au lecteur de “marcher” ou non14. » Point d’isnād ici pour garantir, puisqu’il ne s’agit pas encore du temps de l’Islam, mais insérer ces premières références de l’Espagne dans une chronologie biblique revient à doter de coordonnées remontant à Noé et de repères identifiables par le lecteur un passé que l’on peut désormais comprendre et situer. L’armature de références bibliques et coraniques contribue à montrer, en retour, que cette histoire s’inscrit dans le temps du paganisme. Les ressorts de la prophétie sont présents car Dieu est antérieur à la conscience qu’en ont eue les hommes, mais ces derniers sont encore aveugles et leurs héros sont des contre-modèles.
Išbān, l’énigmatique héros éponyme de l’Espagne
15Tous les géographes andalous, à l’exception d’Idrīsī, mentionnent ce personnage, premier roi mentionné. Bakrī l’évoque dans sa description de Séville, ville qui reste attachée à son souvenir :
« Selon certains récits, Išbān, fils de Titus, descendant de Tubal, fils de Japhet, fils de Noé (paix sur lui), fut un roi espagnol qui possédait l’un des plus grands royaumes du monde. Il inaugura son règne à Séville. Sa puissance s’agrandit et sa réputation s’étendit fort loin. Son autorité s’exerça sur toutes les régions. Après avoir achevé la conquête de l’Espagne, Išbān s’embarqua de Séville pour Jérusalem. Il détruisit cette ville et saisit un butin considérable. Il mit à mort cent mille Juifs, en fit cent mille autres prisonniers et en dispersa cent mille à travers la terre. Il fit transporter des marbres de Jérusalem à Séville, Mérida et Beja. On dit que c’est à lui qu’appartenaient la table découverte à Tolède, la pierre et l’amphore renfermant des perles trouvées à Mérida. Ces faits sont rapportés dans les ouvrages traitant de la conquête de l’Espagne. On rapporte aussi qu’Išbān avait participé à la première destruction de Jérusalem avec Nabuchodonosor et à la seconde avec Vespasien et Hadrien15. »
16Le récit d’Ḥimyarī est plus détaillé, car constitué de passages recopiés et juxtaposés (l’histoire d’Išbān figure même à plusieurs reprises dans le Rawḍ : outre dans l’introduction, on la retrouve dans les notices consacrées aux villes d’Italica16, Séville17 et Mérida18). On ne sait d’où surgit Išbān car l’auteur mentionne une terre totalement déserte puis, quelques lignes plus loin, les combats que livre le héros éponyme contre les assaillants venus d’Ifrīqiya. Par-delà les incohérences, inhérentes au mystère qui entoure cet énigmatique personnage, la figure d’Išbān est paradoxale, comme l’Išbāniya dont il est le roi. Il est d’abord dit fils de Titus (fils de l’empereur Vespasien qui détruisit Jérusalem en 70). Selon une autre version, il commence sa vie en labourant les champs, et c’est alors qu’al-Ḫiḍr lui révèle son destin : il sera roi et prendra Jérusalem. Al-Ḫiḍr lui recommande alors de traiter avec douceur les « héritiers des prophètes ». Pour prouver ses dires, il accomplit alors un miracle : le bâton de bois mort d’Išbān, comme celui de Moïse, se couvre de feuilles. Se trouvent réunis ici tous les éléments de la prophétie : un destin hors du commun est révélé à un homme humble et seul par un initiateur. Al-Ḫiḍr est une figure immortelle dont l’âme passe du corps d’un prophète dans celui d’un autre19. Al-Ḫiḍr n’essaye cependant pas ici de convertir Išbān ; il tente seulement d’atténuer les souffrances du peuple de Jérusalem. Devenu roi, Išbān massacre pourtant cent mille Juifs, en réduit cent mille en esclavage et en disperse cent mille autres à travers le monde. Le personnage n’est donc guère glorieux, mais la destruction et le massacre participent de la prophétie.
17La figure du héros éponyme, constitutive de la construction d’une identité « nationale », n’est cependant pas l’apanage de la seule Espagne. Colette Beaune a montré comment la France médiévale avait repris une légende romaine et inventé le mythe des origines troyennes de la France, incarné en la figure de Francion, Troyen réchappé de la destruction de sa ville par les Grecs. C’est le paradoxe d’une légende païenne présentée comme mythe fondateur du royaume très chrétien20. Dans les récits de nos géographes, point de figure fondatrice. Et pour cause ! L’histoire qu’ils racontent ici n’est pas la leur. Les chroniqueurs du pays des Francs puis de la France médiévale, de Frédégaire à Jean Lemaire de Belges, élaborent une histoire dans laquelle ils se reconnaissent et dont la fonction principale est de clarifier le délicat problème des origines de leur peuple. Rāzī, Bakrī ou Ḥimyarī n’écrivent pas l’histoire d’un peuple, ils insèrent dans le discours géographique des éléments historiques qui permettent de dépeindre le passé d’une terre désormais acquise à l’Islam.
18On ne trouve pas non plus de légendes relatives à des lignages remontant aux temps immémoriaux, pas plus que de glorification des « grands ancêtres ». Il s’agit là d’une conception de l’histoire très éloignée de celle qui consiste à fonder l’identité d’un groupe sur la reconnaissance d’un ancêtre commun et que Jocelyne Dakhlia a étudié dans le cadre du Jérid tunisien contemporain. Elle écrit ainsi : « Les récits sur les ancêtres, dans cette société, sont plus qu’un genre de la narration historique parmi d’autres : les traditions d’origine des groupes sont l’histoire que l’on racontera de préférence à tout autre ; elles constituent l’histoire par excellence. Mythes de fondation du lignage, mythe du “premier ancêtre”, l’histoire collective semble bien devoir se réduire à celle des ensembles lignagers, et le destin de chaque groupe est lui-même restreint au destin d’un seul homme21. » La plupart des habitants du Jérid prétendent descendre de quelques personnages saints très anciens. Aucun de nos géographes ne prétend faire d’Išbān le païen la figure du « grand ancêtre ». Il n’est l’ancêtre éponyme que de la terre d’Espagne, dont la seconde naissance, la seule véritablement fondatrice, coïncide avec l’avènement de l’Islam. On mesure ici toute la distance qui sépare les récits oraux de type tribal d’une véritable historiographie d’État, écrite par les ulémas. Al-Andalus a, contrairement au Jérid, une histoire politique officielle, qui puise ses racines dans le temps biblique. Point n’est besoin pour la mémoire de se réfugier dans l’oralité et le mythe du « grand ancêtre ». Quel est dès lors le rôle dévolu au personnage d’Išbān dans cette histoire ?
19Il est en fait double. Il s’agit d’abord de démontrer l’ancienneté de cette terre et, partant, son prestige. À l’instar des terres perses ou gréco-romaines d’Orient, al-Andalus a vu se succéder sur son sol des dynasties et se voit accorder le bénéfice d’une histoire. Mais surtout, Išbān n’est pas simplement un héros païen, il prend place au sein d’une histoire déjà biblique puisqu’il est le conquérant de Jérusalem, celui qui a forcé les portes de la Ville sainte et a violenté les « héritiers des prophètes ». C’est la principale caractéristique de son identité. Bakrī, dans la notice qu’il consacre à la ville de Séville, précise même qu’Išbān a participé à la première destruction de Jérusalem avec Nabuchodonosor22 et à la seconde, « en compagnie de Vespasien et d’Hadrien23 » !
20Išbān en a rapporté un butin considérable au sein duquel se trouve un objet majeur : la table de Salomon24. L’histoire est ici, comme en témoignait déjà l’apparition d’Al-Ḫiḍr, d’emblée biblique. Cet objet hautement symbolique qui représente l’« aura prophétique des rois d’Israël25 » fut trouvé par Ṭārīq b. Ziyād dans l’église de Tolède. Le chef berbère en brisa l’un des pieds avant de remettre la table tronquée à Musa b. Nuṣayr. Lorsque ce dernier l’offrit au calife de Damas, Ṭāriq exhiba le morceau manquant pour montrer la prétendue trahison de Mūsā26. En ramenant la table de Salomon à Damas, en Syrie même, les musulmans effacent la forfaiture première accomplie par les païens. L’islam est le seul grand champion du monothéisme et l’objet retrouve sa vraie place. Le temps du mythe est cyclique. On retrouve le même sens dans l’anecdote que nous avions citée plus haut : les habitants d’Algésiras refusent l’entrée dans leur ville à Al-Ḫiḍr et Moïse27. C’est pourtant cette ville que les musulmans, avec à leur tête Mūsā/Moïse, prendront en premier, réparant l’outrage d’une terre restée trop longtemps païenne. La Péninsule, comme la table qui la représente28, retrouve sa vraie place. Le hiatus, la véritable césure chronologique, est donc bien celui de l’arrivée des Arabes. C’est à ce titre que, aux yeux des géographes andalous, le second personnage fondamental de l’Espagne d’avant l’Islam est celui qui la perdit, le dernier roi wisigoth, Roderic, dont nous analyserons la figure plus loin. Išbān incarne donc avec Roderic l’identité de l’Espagne d’avant l’Islam. Ils sont certes très différents, mais l’un et l’autre commettent des actes dont la souillure ne sera lavée que par l’Islam. Le héros éponyme de l’Išbānīya est en ce sens plus essentiel que Francion, Brutus ou Turcus ne le sont dans le cadre de leurs histoires « nationales ». Les géographes andalous lui consacrent beaucoup plus d’attention qu’au véritable épisode glorieux de l’Espagne antique : celui de la domination de Rome, traité non sur le mode de l’analyse historique mais sur celui de l’inventaire de ses traces.
Le traitement de la Grèce et de Rome
21La Grèce et Rome constituent, aux yeux des auteurs arabes, les deux branches d’une même civilisation, à la source de laquelle l’Islam a puisé, dont il reconnaît les réalisations et la gloire passée, mais qu’il a également combattue et dont les avatars actuels restent des ennemis. Notre propos n’est certes pas d’analyser ce que les Arabes ont emprunté aux uns et aux autres, mais seulement la façon dont les géographes andalous les perçoivent. Une première constatation s’impose : Romains et Grecs sont parfois confondus. Les Rūm peuvent être à la fois les Romains proprement dits, mais aussi les Byzantins et, partant, les Grecs ; nos textes n’établissent pas toujours de distinction précise. Ibn ʿAbd al-Barr al-Qurṭubī (978-1071), le grand généalogiste andalou, définit les Grecs comme « premiers Rūm », et les Romains comme « Rūm de la deuxième race29 ». Le cadi Sāʿid de Tolède, remarquablement informé selon Gabriel Martinez-Gros, « avoue que depuis les conquêtes d’Alexandre et d’Auguste, les deux peuples se confondent pratiquement tant leurs généalogies sont enchevêtrées ». Dans certaines circonstances cependant, la Grèce et Rome sont distinguées et l’on ne fait pas le même usage de la référence à l’une ou l’autre.
L’héritage symbolique des Grecs
22Les allusions à la Grèce sont rares dans les ouvrages de la géographie andalouse ; elles se résument à un court mais essentiel passage de Bakrī, repris par Ḥimyarī, et à l’évocation des figures d’Alexandre et d’Hercule. Après avoir comparé al-Andalus à différentes contrées et avant de décrire la forme triangulaire de la Péninsule, Bakrī insère le paragraphe suivant : « L’Espagne possède d’importants vestiges, appartenant aux Grecs, adeptes de la sagesse, précurseurs de la philosophie. Parmi les rois, il y a Hercule qui laissa à la postérité les idoles de Cadix, de Galice et de Tarragone qui n’ont nulle part ailleurs leurs pareilles30. » Ces quelques phrases sont un remarquable condensé de ce qui constitue, aux yeux de Bakrī et peut-être de bon nombre de ses contemporains, l’essence même de la civilisation grecque, non dans ce qu’elle fut mais au travers de ce qu’elle a légué : des monuments imposants dont il subsiste des ruines qu’il convient d’admirer (et qui sont le plus souvent romaines !) ; un savoir philosophique qui s’est intégré au corpus des sciences et à la source duquel les Arabes ont puisé ; des héros mythiques qui, à l’instar d’Hercule ou d’Alexandre, représentent des figures intemporelles du pouvoir.
23– Les monuments attribués aux Grecs sont surtout des temples abritant des idoles et l’on ne décrit véritablement que celui de Cadix. Nous verrons plus loin que les monuments hérités de l’Antiquité sont essentiellement romains aux yeux des géographes andalous qui créditent Rome d’une esthétique et d’un urbanisme particuliers, alors que l’architecture grecque n’est, à leurs yeux, que le symbole du paganisme.
24– On retrouve également dans ce passage l’idée classique, et déjà ancienne, de la sagesse des Grecs et de leur contribution à l’histoire de la pensée, puisqu’ils sont à l’origine des sciences rationnelles, dites aussi étrangères ou anciennes. La présentation de la Grèce comme étant la patrie de l’une des catégories du savoir est une « vérité établie », donc un lieu commun, que reprend Bakrī. Il ne mentionne ici que la philosophie car cette dernière constitue la science grecque et la science rationnelle par excellence. Une seconde et énigmatique allusion, située quelques paragraphes plus loin, évoque la géographie, elle aussi héritée des Grecs : « Ptolémée rapporte que Cléopâtre avait fait une ouverture dans la montagne qui sépare l’Espagne du pays des Francs, grâce au fer et à l’acide [ texto : le vinaigre]. Cette entreprise est une merveille31. » Il n’est peut-être pas anodin de citer celui qui fut, pour les auteurs arabes, le père de la géographie grecque, fût-ce au prix d’un rapprochement plus que confus avec la reine lagide, dont on ne sait quel rapport elle peut avoir avec l’Espagne, rapprochement qui conduit à citer Cléopâtre là où Tite-Live évoquait Hannibal. Citer Ptolémée revient à s’inscrire dans la lignée de la géographie grecque, mais aussi dans celle de son héritière, la géographie arabe élaborée à Bagdad à partir du ixe siècle et ce, alors que ses homologues andalous privilégient le plus souvent les sources latines. Seule la Grèce, parmi les terres des Rūm, est la patrie des sciences.
25– Bakrī enfin mentionne la figure d’Hercule32, incarnation de la royauté et, comme Alexandre33, de la domination universelle. La plupart des géographes andalous évoquent ces deux personnages et Rāzī associe même Hercule à Išbān dans la notice consacrée au district de Jerez et à la ville de Cadix : « Ce fut à Cadix qu’Hercule éleva une colonne sans pareille au monde. Quand Hercule partit d’Espagne, il laissa cette colonne en place et commença à en élever une autre en Galice, qui fut achevée par Išbān, et cela pour que son œuvre fût connue à jamais34. »
26Išbān semble ici prolonger les réalisations d’Hercule alors que Ḥimyarī en fait au contraire un précurseur. L’essentiel cependant est que ces personnages antéislamiques soient liés, qu’une continuité les relie afin que leur histoire puisse s’écrire. Ḥimyarī précise pour sa part qu’Hercule fut l’un des souverains de l’Espagne (on retrouve à peu près la même assertion dans la légende de Francion ; Hercule est alors le gendre d’un descendant du héros troyen et il est à l’origine de la fondation d’Alésia35) et il lui consacre un long développement dans la notice décrivant la ville de Cadix :
« [Le temple de Cadix] a été élevé par Hercule, c’est-à-dire Héraklès. Ce personnage tirait son origine des Rūm grecs (Iġrīqīyyūn). C’était un général et un grand personnage des Rūm à l’époque de Moïse. On dit qu’il fut le premier en date des rois grecs (Yūnānīyyūn) ; il régna sur la plus grande partie de la Terre. Il fit la guerre aux gens de l’Orient, conquit leurs villes et finit par arriver en Inde. Il partit aussi faire la conquête du pays des fils de Japhet et parvint en fin de compte en al-Andalus. Quand il fut arrivé au littoral occidental de la mer Environnante, il demanda ce qu’il y avait de l’autre côté. On lui dit que la traversée de ce bras de mer permettait de se rendre dans le pays d’al-Andalus. Il gagna alors la presqu’île de Cadix et y bâtit un haut et imposant édifice, surmonté d’une tour au sommet de laquelle il plaça une statue, coulée dans le bronze, à sa propre effigie. Cette statue, qui faisait face à l’Occident, représentait un personnage s’enveloppant dans un manteau qui le recouvrait des épaules jusqu’à mi-jambes et dans lequel il était drapé. Il tenait dans la main gauche une clé de fer, tendue en direction du couchant, et à la main droite, une tablette de plomb gravée, contenant le récit de sa propre histoire. Cette tablette qu’il tenait ainsi rappelait qu’il avait fait la conquête des villes et des pays situés derrière lui. […] On dit aussi que lorsque Hercule eut élevé ce monument, il se dirigea vers le pays des Berbères. Il gagna d’abord la ville de Ceuta, sur le détroit qui sort de la mer Environnante. Il conquit sans arrêt ville sur ville et finit par arriver en Libye puis en Thrace. Là, il fut pris d’un mal et de douleurs corporelles. Celles-ci augmentant, il alluma un bûcher et s’y jeta ; le feu le consuma tout entier, alors qu’il n’avait pour dessein que de brûler les douleurs de son corps. Cet acte donne la preuve que c’était un adorateur du feu. À sa mort, ses troupes se dispersèrent et les Mağūs firent de lui une idole à laquelle ils rendirent un culte36. »
27Il est étonnant de voir à quel point ces deux figures majeures de la Grèce que sont Hercule et Alexandre semblent confondues37. Tous deux incarnent en premier lieu la royauté ; Alexandre38 (Ḏū al-Qarnayn) apparaît même comme l’un des rois du peuple Sabūniqāt, qui régnait sur la France (Ifranğa) et l’Espagne ; il est alors précisé que sa capitale fut Mérida. Hercule et Alexandre, parce que souverains, sont des bâtisseurs. On sait qu’Alexandre a édifié le plus étonnant des monuments humains, la célèbre muraille qui protège l’humanité du déferlement de Gog et Magog. Le récit en est évoqué dans la sourate de la Caverne et, partant, dans de très nombreux ouvrages de la littérature arabe. Alexandre est le seul personnage de l’anté-Islam qu’Idrīsī évoque dans sa présentation générale d’al-Andalus. Ni Išbān, ni Hercule, ni Rodrigue n’y figurent. Par un piquant rapprochement, Idrīsī explique qu’Alexandre fit creuser un détroit afin de protéger les habitants d’al-Andalus de ceux du Maghreb :
« Autrefois, les habitants du Maghreb occidental attaquaient les peuples d’al-Andalus et leur occasionnaient toutes sortes de dommages. Ces derniers leur résistaient et les combattaient autant qu’ils le pouvaient, jusqu’à l’époque où Alexandre pénétra en al-Andalus. Il apprit des habitants qu’ils étaient en guerre perpétuelle avec ceux du Sous. Il fit venir des artisans et des ingénieurs et se rendit à l’emplacement du détroit qui était alors sur la terre ferme. Il leur ordonna de mesurer son niveau et celui de la surface de chacune des deux mers. Ceux-ci trouvèrent que le niveau de la grande mer était de peu supérieur à celui de la Méditerranée. On déplaça les localités du bord de la Méditerranée en hauteur, de bas en haut. Alexandre ordonna ensuite que l’on creuse la terre qui séparait Tanger d’al-Andalus, et l’on poursuivit le creusement jusqu’à ce qu’on eût atteint les montagnes qui sont au fond de la terre. Là, on construisit sans peine une digue en pierres liées avec de la chaux, d’une longueur de douze milles, distance égale à celle qui séparait les deux mers. On en construisit une deuxième en face, c’est-à-dire du côté de Tanger, en sorte que l’espace entre les deux digues était de six milles seulement. Lorsque ces ouvrages furent achevés, on creusa en partant de la mer la plus haute, de manière à ce que l’eau, par sa pente et sa force naturelle, s’écoule entre les deux digues et entre dans la Méditerranée […]. Celle construite du côté d’al-Andalus est encore parfaitement visible, durant les marées basses […], nous l’avons vue de nos propres yeux et avons marché tout le long du détroit sur cette construction que les habitants de la Péninsule appellent al-Qanṭara (le pont), etc.39. »
28Le texte d’Ḥimyarī est sensiblement différent de celui d’Idrīsī :
« Certaines chroniques rapportent que cent ans avant la conquête de l’Égypte par les musulmans40, les eaux de la mer se gonflèrent et que leur niveau s’éleva, si bien qu’elles submergèrent le pont qui reliait le pays d’al-Andalus à Tanger au Maghreb. C’était un pont extraordinaire, dont on ne connaissait pas de semblable sur l’étendue de la terre habitée ; il avait, dit-on, été construit par Alexandre ; il était bâti en pierres de taille et permettait le passage des chameaux et des bêtes de somme du rivage du Maghreb vers al-Andalus. Il avait une longueur de douze milles ; il était, de plus, fort large et très haut au-dessus de l’eau. Il arrive que les équipages de bateaux parviennent à distinguer ce pont sous les eaux, quand ils naviguent au-dessus, et le reconnaissent. Les gens disent qu’à coup sûr ce pont émergera avant la ruine du monde41. »
29Notons les habituelles précautions oratoires dont on s’entoure lorsqu’il est question du mythe : la datation est inexistante et la chronologie de l’Islam ne peut rendre compte que du moment de la destruction dudit pont ; l’auteur s’abrite derrière des formules stéréotypées telles que « on dit », « on rapporte que », « les gens disent », mais les auteurs des chroniques évoquées ne sont pas nommément cités ; ils sont pourtant nombreux et prestigieux puisqu’il s’agit notamment des principaux géographes orientaux. Les deux textes cependant, en dépit de cette divergence fondamentale entre la figure du pont et celle du fossé, présentent de concert la figure d’un Alexandre bâtisseur42. Hercule, pour les autres géographes, reste celui qui a fait construire l’extraordinaire édifice de Cadix, représentation monumentale de son orgueil et de ses ambitions. Tous deux sont à ce titre proches de la figure, tout aussi intemporelle, de Pharaon, et leurs constructions dépassent l’entendement par leur démesure. Hercule et Alexandre incarnent également la conquête infinie de terres et la constitution d’un empire. Le récit de Ḥimyarī reste assez obscur dans la mesure où l’on ne sait si Hercule aboutit en al-Andalus après de multiples campagnes ou si cette terre constitue le point de départ de sa formidable expansion. L’essentiel est qu’elle figure parmi les trophées. La clé que tient la statue symbolise la conquête, et la tablette représente la consignation par écrit et pour la postérité de cette destinée exceptionnelle.
30Alexandre et Hercule sont à la fois universels et enracinés en un substrat local (les « colonnes d’Hercule » en témoignent) ; ils marquent de leur empreinte la terre andalouse. Ils ne sont pas pour autant « récupérés » par une histoire locale ; ils permettent au contraire à cette terre de figurer dans une histoire qui la dépasse43. Peut-être est-ce pour cela qu’ils personnifient, plus que les empereurs romains, la domination universelle. Ces derniers restent profondément attachés à l’histoire de l’Occident44 aux yeux des géographes andalous parce que Rome est identifiée au christianisme, tandis qu’Alexandre domine un espace immense sur lequel un jour allait s’imposer l’Islam.
31François de Polignac45 a montré que le personnage d’Alexandre était associé à la découverte des confins du monde ; il remplit la tâche de clore le monde habité en en parcourant les extrêmes : les portes des ténèbres ou les limites de l’œkoumène. Les deux cornes dont on l’affuble (il est le « Bicornu ») symbolisent l’Est et l’Ouest du monde. Mais il parcourt, plus qu’il ne réunit, contrairement à ce qu’ont affirmé certains de ses modernes biographes, dont William Tarn qui en faisait l’apôtre de la fraternité universelle46. Alexandre passe des seuils géographiques et spatiaux, mais aussi temporels : il est allé chercher les portraits d’Adam qui remontent à l’origine des temps et les a rapportés ; il ne peut cependant accéder à la source de vie et, partant, se voit refuser l’immortalité, en dépit de sa rencontre avec l’ange de la trompette, associé au jour du jugement dernier. C’est cette perspective eschatologique que l’on perçoit dans la sourate de la Caverne. Le personnage, maître des seuils et des passages, est donc une figure universelle et ambiguë qui sert de référence dès lors que l’on veut prouver l’ancienneté d’une terre et sa participation à l’histoire universelle. Il est un passeur et son destin est annonciateur d’une autre histoire, celle de l’Islam, qui se déploiera sur les mêmes terres.
32Hercule incarne de façon plus franche le paganisme. Il est lui-même devenu une idole, objet d’un culte. Un paganisme profondément enraciné en cette terre espagnole, au point que des temples en constituent les limites symboliques, au point que les villes qui sont parfois ses capitales restent marquées de cette macule : Cadix se résume à son temple. Mérida fut la capitale d’Alexandre et du roi Harsūs, père de la reine Mérida ; c’est à Mérida également que Mūsā ibn Nuṣayr trouva la cruche emplie de perles qui provenait du pillage, donc de la profanation, de Jérusalem. Séville reste la ville qu’Išbān choisit pour capitale, le lieu également dont était originaire « la femme qui tua Jean, fils de Zacharie47 ». Tolède fut la capitale des Goths, alors que ceux-ci, feudataires de Rome, régnaient en Espagne, avant même qu’ils n’aient embrassé le christianisme. C’est dans cette ville que se trouvait le trophée d’Išbān : la table de Salomon. Malaga possède, scellée dans ses murailles, une pierre où se trouve gravée en grec (iġrīqī) la sentence suivante : « La ville de Malaga n’a pas de mal à redouter, de crainte à éprouver ; elle est à l’abri de la famine, du pillage, de l’effusion de sang. Cela se trouve inscrit dans les traités de sciences divinatoires48 ». Seule Cordoue parmi les villes qui comptent, parce qu’elle fut siège du califat, se voit délivrée du poids de son histoire païenne, comme en témoigne la notice que lui consacrent les géographes et qui se résume essentiellement à la description de sa grande mosquée. Išbān, Hercule ou Alexandre n’y ont pas imprimé leur marque.
33Là où l’on pensait retrouver les habituels poncifs latins sur la sagesse des Grecs et l’esprit guerrier et conquérant des Romains, on trouve de fait une analyse beaucoup plus subtile. Les figures grecques d’Hercule et d’Alexandre, parce que mythiques et symboliques, restent universelles et annoncent, bien plus que celles des empereurs de Rome, une autre histoire.
La trace de Rome : la reconnaissance d’une architecture et de la maîtrise du territoire
34« Que l’on consulte l’une des premières – et peut-être la meilleure – des Histoires d’al-Andalus (celle de R. Dozy, Histoire des musulmans d’Espagne, Leyde, 1861). On n’y trouvera pas plus d’une vingtaine de pages pour décrire le régime wisigoth et les vestiges de la présence romaine. L’auteur en consacre plus de trois cents à nous présenter non seulement les origines orientales de l’Islam, mais surtout les modes de vie et les traits de mentalité des Arabes de l’anté-Islam, dont il fait, dans son récit de l’histoire andalouse, un usage bien plus large que des caractères supposés caducs hérités de Rome ou des Goths49 », écrit Gabriel Martinez-Gros. Les géographes andalous ont largement contribué à édifier le socle sur lequel leurs lointains analystes de l’époque contemporaine, les orientalistes, ont bâti cette vision. Nous avions souligné précédemment l’absence de référence au passé romain dans le cadre de la présentation chronologique de l’histoire de la Péninsule. Celle-ci privilégie le temps mythique des origines et celui, symbolique, de la conquête. Rome n’y a pas sa place. Ce passé cependant est loin d’être méconnu, mais il n’est pas analysé en tant que moment historique ; il ressurgit sous la forme de l’évocation de la « trace » de Rome. Une trace que l’on peut suivre aisément, dans la mesure où les géographes répertorient chaque fois qu’ils le peuvent les monuments antiques qui subsistent dans les villes d’al-Andalus. Rome se résume alors à des réalisations architecturales, urbanistiques ou artistiques, ainsi qu’à un quadrillage du territoire.
Les monuments et les œuvres d’art qui subsistent de Rome
« Tarragone est une antique cité : on y trouve des vestiges anciens et des restes de monuments admirables. Leur construction en est si solide qu’elle est à tout jamais indestructible, au contraire d’autres édifices. Mūsā b. Nuṣayr, quand il entra en Espagne, tua tous les habitants de Tarragone et abattit certains de ses bâtiments, mais ne put les détruire tous, tant les Anciens les édifièrent solidement50. »
35Cette citation de Rāzī témoigne très justement de ce que les géographes andalous retiennent de Rome : un legs architectural admirable, puissamment inscrit dans le paysage et que rien ne peut effacer, pas même la conquête musulmane. Les habitants peuvent disparaître, mais les bâtiments restent le signe tangible de l’empreinte de Rome sur cette terre. La répétition de semblables assertions à propos des vestiges de Mérida51 et de Sidona52 montre bien qu’il s’agit là des seuls éléments d’un passé païen dont on ne peut faire table rase. Mais lorsque le géographe précise que ces monuments ne peuvent être détruits, cela ne signifie pas pour autant que ce soit là le souhait qu’il prête aux conquérants musulmans. C’est plutôt la constatation de la majesté de ces édifices et de leur éternité. De même que Rāzī recueille les sources latines qui lui sont indispensables pour la rédaction de son ouvrage, al-Andalus hérite d’un legs architectural dont elle devient le dépositaire. Or celui-ci ne peut être transmis que par les Romains, ces formidables bâtisseurs, dont les réalisations sont admirées par nos auteurs ; Ḥimyarī écrit ainsi à propos de Tarragone : « Ses édifices [antiques] sont imposants et ornés de beaux portiques, d’une architecture si parfaite que l’esprit en est troublé et qu’aujourd’hui aucun entrepreneur n’en saurait construire de pareils53. »
36Ce même auteur mentionne très fréquemment, au gré des différentes notices qu’il consacre aux villes andalouses, ce qui subsiste du patrimoine monumental de l’Antiquité, même lorsqu’il ne s’agit que de ruines. La longueur de la liste qui suit témoigne de la récurrence de ce type de notification : il évoque ainsi les vestiges antiques d’Arcos de la Frontera, Écija, Lisbonne, Séville, Oreto, Orihuela, Huelva, Beja, Pechina, Bordeaux, Montoro, Takoronna, Braga, Jaen, Ronda, Saragosse, Zamora, Saltès, Santa Maria de Algarve (Faro), Saddina (toponyme non identifié par Lévi-Provençal), Italica, Tarragone, Tolède, Constantina, Cadix, Carteia, Carthagène, Carmona, Cozia, Niebla, Lakko, Lorca, Mérida, Malaga, Marbella, Murviedr, Almunecar, Marsa Hasim (toponyme non identifié), Huesca et Évora54.
37Lorsque le monument touche à l’œuvre d’art et mérite d’être décrit, l’auteur est plus précis dans l’évocation. Il mentionne ainsi l’aqueduc de Huelva55, les majestueux portiques des temples de Séville56, le portique de Takoronna57, les marbres travaillés et l’étonnante conservation des vestiges de Tarragone58, les ruines d’une d’église dont la construction remonte à Constantin dans une bourgade qui porte son nom : Constantina (Kustantīna)59, le théâtre de Murviedro60, les thermes d’Almería61 et de Jaen62, ainsi que plusieurs voies romaines63. Ḥimyarī consacre également un long développement à la description d’une merveilleuse statue de femme :
« Il y avait à Italica des ruines et des curiosités étonnantes, ainsi une statue de jeune femme en marbre blanc de grandeur naturelle et d’une beauté inouïe. Son visage était charmant et chacun de ses membres et des détails de son corps avait été représenté à la perfection et avec tout ce que l’on apprécie de l’esthétique féminine. Sur ses genoux, elle tenait serré contre elle un petit garçon. Un serpent partait de ses pieds et se dressait comme s’il voulait mordre l’enfant. La femme regardait à la fois le serpent qui se dressait et l’enfant posé sur ses genoux, et son visage avait une double expression de tendresse et d’effroi. On aurait pu passer une journée entière à la considérer sans éprouver le moindre ennui, tant cette statue était artistiquement sculptée et d’un travail admirable. Cette statue est aujourd’hui placée dans l’un des bains de Séville. Il arriva que des gens de basse classe en tombèrent amoureux et s’en éprirent à un point tel qu’ils délaissaient leurs occupations habituelles et voyaient péricliter leurs commerces, tant ils passaient de temps à la contempler64. »
38Bakrī célèbre également cette statue :
« Dans le district d’Italica, on a découvert une statue de marbre représentant une jeune femme accompagnée d’un enfant qu’elle veut protéger. Aucune chronique et aucun récit ni vestige n’ont fait état d’une perfection aussi accomplie. Elle est exposée dans un des bains publics de la ville où beaucoup de gens la contemplent avec passion65. »
39Il ne reste donc de Rome que des monuments et des œuvres d’art. C’est à la fois peu, en regard du long passé romain de la Péninsule, et en même temps considérable lorsque l’on considère que les géographes constatent l’empreinte de Rome au cœur de la plupart de leurs villes. Or nous avons montré combien ces villes sont au centre des descriptions géographiques. La référence à Rome, éclatée en de multiples et courtes allusions, innerve en fait en profondeur l’inventaire discursif de la géographie. L’Islam ne peut que rendre hommage, même de façon indirecte, à la civilisation urbaine par excellence que fut Rome. Nos auteurs mentionnent ainsi chaque fois qu’ils le peuvent le nom de l’empereur qui fut à l’origine de la fondation d’une cité, geste régalien s’il en est. C’est par le biais de ce type de récits que l’on réalise d’ailleurs que le passé romain de l’Espagne est en partie connu de nos auteurs : il est ainsi précisé que Beja fut fondée à l’époque de Jules César66 (Yūlīš al-Qayṣar)67, le premier des César, qui donna son nom à la cité, lequel nom, « dans la langue des ʿAğam, signifie “paix”68 ».
40Ce même Jules César, séduit par la beauté et la fertilité du site, « fit alors niveler au bord du Guadalquivir (al-Nahr al-akbar) un espace de terrain sur lequel il bâtit la ville de Séville. […] Il en fit la capitale d’al-Andalus et lui donna un nom dérivé du sien et de celui de Rome : madīnat Rūmīya Yūlīš », écrit Bakrī69. Le César Octavien (Uktabyān), Auguste, fit édifier la ville de Lakko70, dans le cercle de Sidona, et fonda Saragosse, qu’il dota d’un nom dérivé du sien71.
41Les figures emblématiques de Rome sont donc évoquées par le biais de l’empreinte qu’elles ont laissée au cœur des villes de la Péninsule, et non dans le cadre de la présentation chronologique de l’histoire antéislamique d’al-Andalus. C’est, dans le discours géographique, leur accorder une place considérable ; une place bien plus importante que celle que nos géographes concèdent par exemple à la dynastie qui remplaça Rome, et dont on nous compte par le menu la destinée : celle des Wisigoths. L’écriture de l’histoire, sous la plume des géographes, varie donc en fonction de son objet d’étude : l’ébauche de narration chronologique et la peinture des événements suffisent peut-être à présenter ce qui n’est qu’un épisode du passé ; la description de réalisations monumentales qui défient le temps et transcendent ses aléas indique implicitement la puissance du pouvoir qui les réalisa. Reconnaître la marque que Rome a imprimée à certaines des principales villes andalouses, c’est admettre qu’elle a contrôlé le territoire de la Péninsule. Aucun autre pouvoir avant l’Islam ne se voit crédité d’une telle influence. À l’instar de tous les États forts, de tous les empires (Bakrī précise qu’il s’agit de la mamlaka bi-madīnat rūmīya72), elle a organisé et quadrillé l’espace qu’elle dominait militairement.
Le contrôle du territoire par Rome
42Rome, comme l’Islam, a étendu son influence sur un immense territoire qu’il lui a fallu connaître et dominer. Il ne s’agit plus là du contrôle mythique et symbolique exercé par Alexandre ou Hercule, mais d’une minutieuse entreprise politique et technique, que reconnaît volontiers Rāzī lorsqu’il souligne que « Jules César [fut celui qui] commença à faire établir le mesurage et l’arpentage de la Terre73 ». Ce n’est plus l’« espace légué par l’épopée74 », mais le territoire que l’on arpente et inventorie pour mieux le maîtriser. À l’échelle de la Péninsule, un tel pouvoir ne pouvait manquer d’imprimer sa marque. Les géographes soulignent ainsi l’importance des aménagements réalisés par Rome : construction de routes, dont celle, très importante (al-maḥağğa al-’uẓmā), qui rattachait Narbonne à Cordoue75, ou la grande chaussée (raṣīf) qui reliait Cordoue à Séville. Rāzī précise que l’on trouve à Cadix « les vestiges de routes construites par les Anciens qui conduisent à la ville et à d’autres endroits remarquables qui sont dans les parages76 ».
43Nos auteurs font également à plusieurs reprises allusion au développement du réseau hydraulique et aux travaux d’adduction d’eau effectués par les Romains. C’est alors l’occasion de célébrer les beautés de ces réalisations (comme en témoigne la description que fait Ḥimyarī de l’aqueduc de Huelva77), mais aussi de préciser qu’il ne s’agit pas là de simples aménagements secondaires, mais bien de manifestations d’un pouvoir souverain. Bakrī stipule ainsi que Mérida « fut la résidence des rois dans l’Antiquité ; ce qui explique que l’on y trouve beaucoup de vestiges et des conduites d’eau dans la ville78 » ; la maîtrise de ces eaux que les géographes décrivent avec tant de constance au fil de leurs ouvrages est également l’apanage des pouvoirs souverains.
44Mais c’est essentiellement parce qu’elle a quadrillé et divisé le territoire de la Péninsule en constituant un réseau de villes que les géographes reconnaissent la puissance de Rome : « Mérida fut l’une des capitales que choisirent les César en al-Andalus79 », écrit Rāzī. Bakrī, surtout, témoigne de ce contrôle du territoire en présentant le fameux « partage de Constantin » :
« Les premiers auteurs ont délimité al-Andalus de différentes façons. Constantin la partagea en six districts. Le premier district comprenait la ville de Narbonne qui représentait la frontière entre la Gaule et al-Andalus. Il rattacha à cette ville sept autres cités voisines qui sont : Béziers (Batarriš), Toulouse (Tulyūša), Maguelonne (Maqalūna), Nîmes (Nūmšū) et Carcassonne (Qarqašūna) […]80. C’est à Carcassonne que se trouve une église très importante pour les chrétiens, appelée Sainte Marie de Grâce (Šant Marīya). Elle possède sept colonnes d’argent. Lors de la fête annuelle, les chrétiens (al-’Ağam) y affluent venant de toutes les contrées. Entre Carcassonne et Barcelone, la distance est de vingt-cinq journées de marche. Le second district avait pour limite la ville de Braga (Brāqara). Il comprenait les régions de la Galice (Ǧillīqīya) et de Celtiana (Saldaña, Šaltāniya). C’est le pays des fils de Gomez (Ibn Gūmiš) auquel Constantin rajouta douze villes de la région, dont la ville de Porto (Burtuqāl), celle de Túy (Tūdā), la ville d’Orense (Ūrīya), celle de Lugo (Lūqo), celle de Britonia (Britāniya), d’Astorga (Ašturqa), la ville de Saint-Jacquesde-Compostelle (Šānt Yāqūb) dans laquelle se trouve l’église d’or qui célèbre une fois par an une fête religieuse à laquelle assistent les gens de France, de Rome et de toutes les régions avoisinantes. Ce district comprend aussi les villes de Iria (Īriya), de Bātaqa et de Sarria (Šārra). Le troisième district avait pour centre Tarragone, à laquelle il rajouta les villes de Saragosse, Huesca, Lérida, Tortosa, Tudèle et toutes les possessions du fils de Sancho (Ibn Šānjū) ; la province de Pallars (Balyārish), Barcelone, Gérone (Jarunda), Ampurias (Anbūriš), Oca (Awqa), Calahorra, Tarazona et Amaya (Amāya). La quatrième partie est composée de vingt villes ; le centre en est Tolède, à laquelle il rajouta Oreto (Ūrīt), Ségovie (Šaqūbiya), Ercávica (Arkabīqa), Guadalajara (Wādī al-ḥiğjāra), Siguenza (Šigūnsa), Osma (Uqšūma), Valence, Palencia, Orihuela, Elche, Jativa, Dénia, Baeza, Cazlona (Qastulūna), Menteza (Mantīša), Guadix, Urci (Ursh) qui est Pechina. La cinquième avait pour capitale Mérida, à laquelle il rattacha douze villes qui sont : Béja, Ocsonoba, Évora, Sintra, Santarem, Lisbonne, Coïmbre, Coria, Salamanque et Zamora, qui est une ville récente édifiée sur le chemin de Saint-Jacques. La sixième partie avait pour capitale Séville, à laquelle il rattacha les villes de Niebla, Cordoue, Carmona, Moron, Marcena, Algésiras, Tacoronna, Rejio, Osuna, Écija, Cabra et sa région jusqu’à Pechina, Elvira, Jaén, Mentesa, Porcuna, Ubeda et Baeza81. »
45Ce « partage » de la Péninsule, attribué par nos auteurs à Constantin, est le fruit des remaniements du règne de Dioclétien, lorsque les trois provinces de Bétique, Tarraconaise et Lusitanie furent morcelées pour donner naissance, outre les trois citées, à deux nouvelles entités : la Gallaecia et la Carthaginiensis. Avec la Narbonnaise, cela faisait six provinces que les Wisigoths maintinrent et dont ils firent des sièges métropolitains. La capitale de la Bétique était Séville (et dans une moindre mesure Cordoue), celle de la Carthaginaise, Tolède, capitale du royaume, celle de la Galice était Braga, celle de la Tarraconaise était Tarragone, et Narbonne commandait la Septimanie. C’est l’exact décalque de ce que nous présente le texte de Bakrī. Celui-ci s’est peut-être inspiré de textes mozarabes car cette division de l’Espagne n’est pas une seule fois évoquée par Rāzī. Simonet fournit d’ailleurs en exergue de son ouvrage classique sur les chrétiens d’al-Andalus un texte quasi analogue datant de 78082.
46Quelles que soient les sources de notre auteur, le plus intéressant reste l’attribution de ce partage à Constantin. Le souvenir de cet empereur romain (v. 280/337) est bien évidemment lié au succès du christianisme dans l’empire83. Or la division du territoire que nous présente Bakrī est en partie jalonnée d’éléments chrétiens : Carcassonne se résume à son église ; la ville de Saint-Jacques-de-Compostelle est mentionnée à plusieurs reprises (l’anachronisme est flagrant dans la mesure où le culte de saint Jacques n’est pas attesté en ce lieu avant le ixe siècle), et ces endroits rassemblent de nombreux chrétiens « venus de toutes les contrées ». Rome et le christianisme semblent ici confondus. Il ne s’agit pas tant de présenter l’emprise de cette religion sur une partie du sol ibérique, ce que nos auteurs ne nient pas, que de montrer qu’une telle marque ne pouvait émaner que d’un pouvoir fort, ce qu’est résolument Rome. La référence à Constantin permet de rendre compte de la présence chrétienne dans la Péninsule, tout en l’attribuant à Rome et non aux pâles dynasties qui lui ont succédé et dont le destin fut essentiellement de perdre cette terre. Remarquons en revanche que les quatrième, cinquième et sixième sections sont vierges de ce type de références. Elles correspondent de fait aux terres contrôlées par l’Islam au temps du califat. Dans la reconnaissance même de la trace de Rome, la domination à venir de l’Islam apparaît en filigrane.
47Si le souvenir de la Grèce reste attaché au paganisme, celui de Rome est plus ambigu : ses liens, tardifs, avec le christianisme, ne sont présentés que pour mettre en valeur la puissance de son empreinte. La religion est ici secondaire, c’est la force du pouvoir qui est soulignée, car ce « partage » de la Péninsule, même s’il en annonce un autre, l’unit en fait au sein d’un espace territorial dominé et maîtrisé. Il y a donc trois façons d’analyser l’histoire antéislamique de la Péninsule ; trois conceptions qui se succèdent et qui diffèrent en fonction de la période traitée. Le temps des origines est biblique, celui de la Grèce est mythique et celui de Rome reste attaché à la reconnaissance d’un pouvoir. C’est cependant une histoire que ne garantit nul isnād et qui constitue une intrusion dans les marges temporelles de l’Islam. De même que la géographie présente les pays limitrophes du dār al-islām pour mieux cerner les contours de ce dernier, le récit d’un passé lointain permet d’introduire et d’annoncer une autre histoire, celle de l’Islam. Lui seul est véritablement fondateur et sa survenue constitue la deuxième naissance d’une terre originellement païenne.
LE TEMPS DE L’ISLAM
48En croisant les différentes œuvres de la géographie andalouse, un certain nombre de motifs historiques se détachent et constituent le « tronc commun » d’un passé musulman que tous mentionnent. Dans le cadre de l’introduction à caractère historique des ouvrages de géographie, il se résume en deux épisodes essentiels : l’un est fondateur, il correspond au moment de la conquête. Mais comme nous l’a montré l’analyse de l’espace andalou, la figure des Omeyyades apparaît de manière récurrente. Les récits retraçant l’histoire et les réalisations de la dynastie innervent en profondeur le discours des géographes, et les différentes notices de ces ouvrages résonnent de leur écho. La geste de la glorieuse dynastie constitue bien le second rameau du « tronc commun » de l’Islam andalou.
La présentation de la conquête musulmane
49Avec l’histoire de la conquête se clôt l’âge païen de l’Espagne, tant il est vrai que l’épisode chrétien n’est pas analysé en tant que moment historique fondateur mais plutôt comme l’annonce ou la préfiguration du triomphe de l’islam. De ce temps chrétien, nous l’avons vu, les géographes ne retiennent presque rien et son souvenir est en quelque sorte dilué dans l’évocation de la puissante trace de Rome. La seule dynastie de ce temps d’avant l’Islam qui retienne l’attention de nos auteurs est celle des Wisigoths car elle fut la dernière à régner sur l’Espagne et, parmi ses rois, Rodrigue (ou Roderic) est le seul qui vaille la peine que l’on compte dans le détail son histoire car il est à l’origine de la perte, donc de l’ouverture, de la Péninsule. C’est ainsi qu’assez paradoxalement nous ouvrirons l’étude de l’installation de l’Islam par l’évocation des Wisigoths. Nous analyserons ensuite les personnages qui incarnent la conquête.
Ces Wisigoths qui perdirent l’Espagne
50Bakrī les évoque très brièvement lors de sa description de la ville de Tolède : « Tolède fut la place forte des Goths (al-Qūt) et la capitale de leurs royaumes. Ils partaient de Tolède où ils organisaient leurs troupes et conduisaient des expéditions contre leurs ennemis. […] Lubyān fut le premier des rois d’Espagne à prendre Tolède pour capitale84. » Le seul roi wisigoth nommément cité est un personnage de second rang, que Bakrī confond d’ailleurs avec son père : c’est Athanagilde (554-567) qui fut le premier roi wisigoth à prendre Tolède pour capitale, et non son fils Liuva I (567-573) ; le géographe ne mentionne pas même l’existence des souverains qui ont véritablement compté dans l’histoire de la dynastie. C’est la peinture de la ville qui est l’occasion de la présentation de son passé. Tolède est donc centrale et les Wisigoths ne sont évoqués, très succinctement, que par le biais du rapport qu’ils entretinrent avec leur capitale. Idrīsī est encore moins prolixe ; il se contente de deux très brèves allusions ; la première dans le cadre de la très rapide description générale de la Péninsule : « Du temps des chrétiens, Tolède fut la capitale de leur empire et le lieu où se dirigeaient leurs pas85 » ; la seconde lors de la description de Tolède : « La ville de Tolède était, du temps des chrétiens, la résidence des souverains et leur centre administratif86. »
51Ḥimyarī est, comme à l’accoutumée, plus disert et livre de nombreux détails afin de mieux décrire la situation de la Péninsule à la veille de sa conquête par les musulmans. Le portrait du dernier roi wisigoth permet de poser le décor dans lequel vont survenir les musulmans ; il suit en cela la démarche d’Ibn al-Qūtiyā, analysée par Gabriel Martinez-Gros87 : « Alors que les Aḫbār s’ouvrent sur la seconde crise de l’Islam d’Orient, après les règnes de Yazīd, Muʿāwiya II et Marwān, Ibn al-Qūtiya fait partir son action d’Espagne. » Ḥimyarī s’inscrit dans la lignée de ce dernier, fidèle à sa démarche qui est avant tout de décrire l’histoire d’une terre. Tout part donc des Wisigoths :
« Le peuple des Goths (al-Qūt) vint ensuite attaquer al-Sabūniqāt et se rendit maître d’al-Andalus. Ils s’établirent dès lors dans ce pays au nom de l’empereur de Rome (sāḥib Rūma) et y régnèrent en toute indépendance. Ils prirent pour capitale la ville de Tolède. Le roi goth Dahsūs fut parmi eux le premier à embrasser la religion chrétienne ; il appela dans le pays des apôtres et invita ses sujets à se convertir au christianisme. Ce fut le plus juste de leurs rois et celui qui eut la meilleure conduite. Grâce à lui, la situation du christianisme fut affermie ; les Évangiles, c’est-à-dire les quatre livres sacrés, furent recopiés par ses soins, rassemblés et mis en ordre. Il y eut après lui dans al-Andalus des rivalités parmi les rois goths, jusqu’au moment où les Arabes les vainquirent et s’emparèrent du pays. Le nombre total de leurs souverains fut de trente-six, y compris le dernier, qui fut Roderic (Luḏrīq)88. »
52Les Wisigoths succèdent donc en Espagne à cet étrange peuple que nous avions évoqué plus haut. Les liens qu’ils entretinrent avec Rome sont mentionnés ; ce sont, eux aussi, des Rūm. Le seul de leurs rois dont on souligne l’existence, hormis Rodrigue, est Dahšūš89, le plus juste de tous, qui introduisit le christianisme dans la Péninsule. C’est l’une des très rares allusions à la politique religieuse menée par les Wisigoths. Entre la brève évocation de la christianisation du pouvoir, plus que du pays, et l’arrivée de l’islam, rien de notable à mentionner. L’islam remplace le christianisme « naturellement », sommes-nous tentés d’écrire, mais une dynastie chasse l’autre par la conquête et c’est là que l’épopée peut s’écrire.
53Rodrigue90 est le second personnage qui compte dans l’histoire de la Péninsule d’avant l’Islam, après Išbān. La présentation générale d’Ḥimyarī est constituée d’environ douze pages ; sur ces douze pages, neuf sont consacrées à des anecdotes d’ordre historique, dispersées parmi d’autres considérations, dont sept traitent de la conquête et trois retracent le destin de Rodrigue, ce qui est considérable lorsque l’on considère qu’aucun autre personnage n’est aussi longuement décrit. Mais il est nécessaire de camper minutieusement le décor afin de légitimer l’arrivée des musulmans. Comme l’écrit Gabriel Martinez-Gros, « la conquête de l’Espagne part du cœur du royaume [wisigoth] et d’un double dérèglement : la mort de Witiza et l’usurpation de Rodrigue d’une part, le viol de la fille du comte Julien par Rodrigue devenu roi d’autre part91 ». Ces deux épisodes sont longuement décrits par notre auteur : Rodrigue est avant tout un usurpateur, « il n’était pas de descendance royale, et sa généalogie n’était pas considérée comme sûre parmi les Goths. Ce ne fut que par l’emploi de la force et grâce à la surprise qu’il accéda à la royauté, à la mort du roi Witiza, dont il avait été le favori. Lorsque la succession s’ouvrit, Roderic déclara que les fils de Witiza étaient trop jeunes pour succéder à leur père, et il sut gagner à sa cause un certain nombre de personnages influents. Il arracha ainsi le pouvoir aux fils de Witiza. Ce fut le dernier des rois goths d’al-Andalus. Il monta sur le trône en 77 (696) et régna quinze ans92 ».
54Ḥimyarī évoque également, à l’instar des chroniques omeyyades, l’épisode extrêmement symbolique qui est à la fois cause et manifestation de la fin de Rodrigue et de l’arrivée des nouveaux conquérants : l’ouverture par le souverain, et contre l’avis de tous, de la maison scellée de Tolède93. Chaque roi faisait apposer sur cette maison une nouvelle serrure. Rodrigue, pensant y trouver un trésor, les brise et ne trouve dans la maison vide qu’un simple coffre contenant une pièce d’étoffe sur laquelle sont dessinés des Arabes à cheval et qui porte en « langue non arabe » (‘ağamiya) l’inscription suivante : « Lorsque ces serrures qui ferment cette maison auront été brisées, que ce coffre sera ouvert et que ces images seront mises au jour, ce sera le signe que la nation représentée sur ces images sera sur le point de s’emparer d’al-Andalus et d’y exercer le pouvoir94. »
55Pris de terreur, Rodrigue referme le coffre et interdit de pénétrer dorénavant dans la maison, mais le mal est fait. Notons que, dans l’introduction de l’ouvrage d’Ḥimyarī, le récit de l’intrusion de Rodrigue dans la maison de Tolède ainsi que celui du viol de la fille du comte Julien et de la réaction de ce dernier occupent plusieurs pages, autant que l’exposé de l’arrivée de Ṭāriq puis de Mūsā. Lévi-Provençal précise que cette relation est plus détaillée que les indications fournies par les Aḫbār Mağmū’a95. Cette maison symbolise l’Espagne. Rodrigue l’a violentée et, en forçant les serrures qu’avaient fait mettre les rois, ses prédécesseurs, il a clos son histoire, celle qui avait commencé avec Išbān et qui se termine avec l’arrivée de l’islam. Dans le décor inchangé de la Péninsule, s’écrit désormais une autre histoire, qui est née en Orient et qui a ses propres références.
L’intrusion de l’Orient
56Si la présentation des dérèglements internes de la Péninsule et des soubresauts qui agitent le royaume wisigoth donne l’image d’une Espagne prête à s’offrir, celle-ci ne se livre pourtant pas au premier venu. Ses futurs maîtres connaissent déjà ses mérites et ses beautés, en dépit de son passé peu recommandable de terre païenne, et malgré l’éloignement géographique. Bakrī et Ḥimyarī, comme l’historien syrien Ibn al-Aṯīr96, rapportent que le calife ʿUṯmān aurait écrit aux contingents levés pour conquérir al-Andalus la missive suivante : « Constantinople ne sera prise que lorsque nous nous serons assuré la possession d’al-Andalus ! Si vous réussissez à conquérir ce dernier pays, vous serez les associés de ceux à qui ensuite reviendra l’honneur de prendre Constantinople97. » En dépit de l’invraisemblance d’une telle missive (ʿUṯmān devait certainement ignorer jusqu’à l’existence même de l’Espagne), il est intéressant de noter qu’elle constitue un cliché que les auteurs retranscrivent. Pour donner plus de poids à cet étonnant rapprochement entre la terre espagnole et le troisième calife de l’Islam, certes apparenté aux Omeyyades mais bien antérieur à la conquête de la Péninsule, Bakrī, comme Ḥimyarī qui le recopie, invoque l’autorité du célèbre traditionniste Kaʿb al-Aḥbār98, selon lequel ʿUṯmān aurait prononcé les mots suivants : « Des groupes de gens traverseront la mer vers al-Andalus et en feront la conquête : ils seront reconnaissables à leur éclat le jour de la Résurrection99. »
57C’est une autre histoire qui s’écrit là : une histoire qui dispose de ses propres chaînes de garants, comme en témoigne l’utilisation de l’isnād. Lorsqu’il s’agissait de retracer le passé païen de la Péninsule, les formules allusives et générales telles que « on rapporte », ou « il est signalé que » suffisaient amplement. Mais c’est aussi une histoire initiée en Orient. La conquête d’al-Andalus s’insère dans le cadre de la constitution du dār al-islām. Ce territoire est à ce titre un symbole car il constitue la dernière des terres sises à l’extrême ouest et, partant, la clé de la domination de l’Occident et de la prise de la capitale mythique des Rūm et du christianisme : Constantinople, plus que Rome. L’Espagne trouve donc sa place au sein d’un espace qui la dépasse et qu’elle clôt, ainsi qu’au cœur d’une histoire qui devient la sienne. ʿUṯmān, l’un des quatre califes rāšidūn et, qui plus est, parent des Omeyyades, préside à sa destinée. L’impulsion de la conquête émane de très haut ; il incombe désormais aux clients de la mener à bien.
Mūsā et Ṭāriq : les figures de la conquête
58Les géographes andalous ne nous content pas dans le détail les épisodes de la conquête, le déroulement des combats, ni les modalités de l’installation des musulmans dans la Péninsule. Bakrī renvoie pour cela le lecteur aux « ouvrages traitant de la conquête de l’Espagne100 ». Parce que leur propos n’est pas de dérouler la chronologie de manière linéaire, les géographes ne présentent véritablement de cette histoire que ce qui illustre le passé des lieux qui en furent le théâtre. Idrīsī évoque ainsi les figures de Mūsā et de Ṭāriq lors des descriptions du Ǧabal Mūsā et d’Algésiras101 ; la mention de ces personnages emblématiques est la seule allusion à la conquête de l’Espagne. Si la présentation de la conquête constitue déjà en elle-même un cliché du discours historique des géographes, quels en sont les lieux communs les plus souvent évoqués ? On ne peut qu’être frappé par l’hétérogénéité de ces allusions dispersées. Seul Ḥimyarī, dont la démarche est encyclopédique, consacre de longs développements à cet épisode essentiel. On peut cependant résumer le traitement de la conquête à l’évocation de Mūsā et Ṭāriq, véritables incarnations de cet épisode fondateur. Bakrī, après avoir énuméré les ressources minérales de l’Espagne, consacre plusieurs pages aux successeurs immédiats du Prophète qui participèrent à la conquête et qui sont eux aussi l’ornement de cette terre, ce qui est l’occasion de décrire longuement l’ascendance de Mūsā ibn Nuṣayr :
« Certains auteurs prétendent que Nuṣayr et Ḥamdān étaient clients d’ʿUṯmān, faits captifs à ʿAyn al-Tamr102. Nuṣayr fut affranchi par Subayḥ, lui-même esclave affranchi d’Abū al-ʿĀṣī ibn Umayya. Dans les livres de la grande bibliothèque103, l’on trouve une autre interprétation selon laquelle Nuṣayr aurait été ramené par Ḫālid ibn al-Walīd avec les captifs de ʿAyn al-Tamr, qui prétendaient être des otages et faire partie de la tribu des Bakr ibn Wāʾil104. Nuṣayr devint alors l’esclave de ʿAbd al-ʿAzīz ibn Marwān qui, par la suite, l’affranchit. Ces différentes opinions sont à la base du désaccord concernant l’origine de Mūsā. En 83 (702)105, le calife [al-Walīd] confia le gouvernement de l’Ifrīqiya à Mūsā. Ce dernier naquit en 19 (640), sous le califat de Umar ibn al-Ḫaṭṭāb (Dieu l’agrée). Muʿāwiya avait nommé Nuṣayr, père de Mūsā, à la tête de sa garde. Nuṣayr n’ayant pas participé aux côtés de Muʿāwiya au combat contre ʿAlī (Dieu l’agrée), Muʿāwiya lui demanda : “Pour quelles raisons ne m’as-tu point aidé à combattre ʿAlī alors que je t’ai comblé de bienfaits ?” Nuṣayr répondit : “Je ne peux pas te remercier, car je ne serais pas reconnaissant envers celui qui mérite mes remerciements plus que toi-même !”. “Et qui donc ?”, s’exclama Muʿāwiya. “Allāh - qu’Il soit glorifié et exalté”, répondit Nuṣayr106. »
59Ce récit est repris par Ḥimyarī107, mais aussi par Ibn Ḫallikān108 et Ibn al-Aṯīr109, ce qui témoigne de la communauté des clichés entre l’Occident et l’Orient du monde musulman. Rien n’est dit des combats ni des modalités de l’installation des musulmans, tout cependant contribue à rattacher la conquête de l’Espagne à l’histoire de l’Orient. Nuṣayr était, selon l’une ou l’autre des versions, arabe ou persan. L’allusion à cette dernière origine permet d’établir un parallèle avec cette autre terre non arabe mais néanmoins glorieuse et célèbre du dār al-islām qu’est la Perse. Le père du conquérant d’al-Andalus fut de plus l’un des protagonistes de l’épisode fondamental de l’histoire de l’islam : la lutte qui opposa Muʿāwiya à ʿAlī. Ces quelques phrases esquissent à gros traits l’étendue géographique du territoire musulman, uni dans sa diversité, mais aussi le champ d’une histoire commune à cet immense ensemble que traversent les mêmes personnages. Le premier rôle est ici dévolu au client reconnaissant à l’égard de son maître omeyyade, mais néanmoins fidèle aux valeurs de la religion qu’il défend ; il ne veut rien attenter contre les droits de ʿAlī, donc du prophète selon Bakrī110. Nuṣayr est situé au sein d’une chronologie qui transcende largement al-Andalus, mais qui rattache également cette terre très fortement au cœur oriental de l’Islam.
60Le destin de Nuṣayr est peut-être, sous la plume de Bakrī, à rapprocher de celui de l’Espagne : non arabe, soumise aux Omeyyades, mais foncièrement et fidèlement attachée à ce qui fonde l’islam. Cette même dynastie omeyyade le fera chèrement payer au fils de Nuṣayr, Mūsā, accusé à tort de trahison. Ces quelques paragraphes de Bakrī, qui semblent effleurer à peine l’histoire de la conquête, sont donc plus riches de sens qu’il n’y paraît à première vue. Remarquons cependant que le géographe ne fait aucune allusion au personnage de Ṭāriq ; tout est centré sur Mūsā qui, comme son père, eut maille à partir avec les Omeyyades. Nous tenterons de voir, dans la troisième partie de ce travail, ce qui, dans les assertions de Bakrī, permet de mieux comprendre la façon dont il interprète l’histoire d’al-Andalus.
61De tous les géographes, celui qui accorde généralement le moins de place au récit historique est Idrīsī. Il ne peut cependant passer sous silence ce moment fondateur et, à ce titre, consacre plusieurs passages exceptionnellement longs à Mūsā et Ṭāriq : « La ville de Ceuta, vis-à-vis d’Algésiras, est bâtie sur sept colonnes qui se touchent et sont peuplées. Elles s’étendent d’ouest en est, sur environ un mille. On voit, à deux milles de distance, le Ǧabal Mūsā, du nom de Mūsā ibn Nuṣayr qui présida à la conquête d’al-Andalus dans les premiers temps de l’Islam111. » Puis, plus loin :
« Algésiras fut la première ville conquise par les musulmans en al-Andalus durant les premiers temps de l’Islam, en l’an 90 (711). Elle fut prise par Mūsā ibn Nuṣayr au nom des Marwanides, et par Ṭāriq qu’accompagnaient des tribus berbères. Ce fut donc la première ville conquise. Il y a du côté de la porte de la Mer une mosquée appelée “mosquée des Drapeaux”. On rapporte que ce fut là que l’on réunit les drapeaux du groupe venu de Gibraltar (Ǧabal Ṭāriq) pour tenir conseil. Cette montagne s’appelle ainsi parce que Ṭāriq ibn ʿAbd Allāh ibn Wanmū al-Zanātī, lorsqu’il eut passé le détroit avec les Berbères qui l’accompagnaient, s’y fortifia. Mais sentant que les Arabes ne lui faisaient pas confiance, et voulant mettre fin à cette situation, il ordonna que l’on brûlât les navires avec lesquels ils étaient passés. C’est ainsi qu’il réussit à achever son projet112. »
62On ne peut qu’être frappé par le parallèle établi entre les deux personnages : tous deux ont donné leur nom à une montagne. C’est la seule empreinte qu’ils laissent ; ils sont essentiels à l’histoire qui va désormais s’écrire, mais faute d’être des souverains, ils ne peuvent être à l’origine de la fondation d’une ville. Les deux promontoires qui les représentent et qui se font face symbolisent les deux rives d’un détroit qu’ils ont franchi et dominé. La montagne de Mūsā cependant se situe sur la rive africaine, sur cette terre qu’il a conquise et gouvernée, au nom des Marwanides, avant de se lancer à l’assaut de la Péninsule. Son nom reste associé, sous la plume du géographe, à la ville de Ceuta que commandait son acolyte, le comte Julien. Il est ici figé dans la posture que lui attribuent les Aḫbār Mağmūʿa à la veille de la conquête, alors que seuls des détachements d’éclaireurs avaient franchi la mer, « au bord du détroit que son regard maîtrise mais qu’il ne franchit pas, Mūsā, seigneur de Tanger et du Maghreb extrême, tel un nouveau Moïse devant la Terre Promise113 ».
63Ṭāriq en revanche, « celui qui ouvre la voie114 », imprime de sa marque l’autre rive du détroit ; il pénètre de force dans al-Andalus et se retranche avec les Berbères qui l’accompagnent dans la montagne qui prendra son nom, ce qui engendre la méfiance des Arabes. C’est une traversée sans retour possible puisqu’il brûle ses bateaux, réussissant ainsi à « achever son projet ». Son attitude tranche avec celle de Mūsā, fidèle client attendant l’ordre de son maître. Le prince idrisside insiste de manière redondante sur les origines berbères de Ṭāriq115, source probable de son insolence, ainsi que sur la composition ethnique de la troupe qui l’accompagne en al-Andalus.
64Ḥimyarī enfin dresse un tableau détaillé, plus vivant mais aussi plus technique, de la geste de la conquête ; par le biais de la compilation, il reprend les relations des géographes antérieurs, tout en enrichissant leurs discours de récits d’historiens, dont le Kāmil d’Ibn al-Aṯīr. Il évoque les figures de Mūsā et Ṭāriq dans son introduction, mais aussi au gré des notices consacrées aux villes qui gardent leur souvenir. Dans l’introduction, le géographe présente avec force détails l’initiative du comte Julien qui fait appel à Mūsā ibn Nuṣayr afin de venger l’affront fait à sa fille. Il l’engage à entreprendre la conquête d’al-Andalus, lui décrit les beautés de ce pays et l’incapacité de ses habitants à le défendre116 ; comme le remarque Gabriel Martinez-Gros, en se soumettant à Mūsā et en lui décrivant l’Espagne, Julien en fait l’« héritier légitime du roi défunt117 » (Witiza, dont les fils avaient été écartés de la succession par Rodrigue). Mais le fidèle client ne peut recevoir pareil héritage. Il en réfère au calife omeyyade de Damas, al-Walīd, transmet les propositions de Julien et décrit à son tour l’Espagne car « écrire et décrire marquent la soumission du légat au seigneur immobile au cœur de ses terres118 ». C’est donc l’Espagne qui fait appel aux musulmans et non ceux-ci qui la prennent par force. Le viol est dans l’autre camp.
65Ḥimyarī dépeint ensuite les gages que fournit Julien, l’« indispensable allié de Mūsā119 », en razziant Algésiras en 90 (709), puis l’envoi par Mūsā d’un premier détachement de reconnaissance commandé par l’un de ses affranchis, Ṭarīf b. Mallūk al-Maʿāfirī, au mois de ramaḍān de l’année 91 (juillet 710). Pour la première fois, une chronologie précise est insérée. Cette expédition rapporte de nombreuses richesses mais aussi des prisonniers « dont jamais ni Mūsā ni ses compagnons n’avaient jamais vu les pareils en beauté120 ». La véritable conquête peut commencer et c’est alors qu’entre en scène Ṭāriq b. Ziyād, client de Mūsā. Ḥimyarī présente, dans un souci d’exhaustivité, les différentes hypothèses concernant ses origines : « C’était, dit-on, un Persan ; on dit aussi qu’il était originaire d’al-Sidf ; on rapporte également qu’il n’était pas affranchi ; enfin, que c’était un Berbère des Nafza121. »
66Mūsā lui délègue le commandement, et c’est à la tête d’un contingent de 7 000 mawālī (le chiffre de 12 000 hommes est également avancé quelques lignes plus bas) qu’il débarque en Espagne. Ḥimyarī précise à deux reprises que ce contingent ne comprenait qu’un très faible nombre d’Arabes122. Comme l’a montré Gabriel Martinez-Gros, la première conquête de l’Espagne est bien le fait de clients, de mawālī, qui « ouvrent la voie123 ». La chronologie se précise : « Ṭāriq débarqua au pied du Ǧabal Ṭāriq au mois de šaʿbān de l’année 92, correspondant au mois d’août de l’année non musulmane, ou encore, dit-on, au mois de rağab de la même année (avril-mai 711)124. » La mention du double calendrier est intéressante ; l’Espagne est une terre chrétienne et elle obéit à un temps qui n’est pas encore celui de l’Islam.
67À peine débarqué, Ṭāriq se voit prédire son avenir par une vieille femme d’Algésiras, dont le mari était versé dans la science des prédictions (‘ilm al-ḥadaṯān) : selon ce dernier, un nouveau chef allait s’imposer en ce pays. Il aurait une tête volumineuse ainsi qu’une tache brune couverte de poils sur l’épaule gauche ; Ṭāriq écarte son vêtement et fait apparaître ladite tache. Il est bien celui que l’on attendait125. L’aura de mystère qui entoure la révélation faite à Ṭāriq de la grandeur de son destin pourrait faire passer ce dernier pour un élu, un de ces êtres marqués par un signe qui ressemble fort à celui de la prophétie. C’est en fait l’exact inverse et l’on ne peut manquer ici d’établir un parallèle avec Išbān. Lui aussi s’était vu révéler son avenir, mais l’annonciateur était plus glorieux : il s’agissait d’Al-Ḫiḍr. Le rapprochement établi entre les deux personnages se précise lorsque Ḥimyarī relate le rêve que fait Ṭāriq : « Il vit en songe le Prophète et les quatre califes qui s’avançaient sur l’eau et qui arrivèrent auprès de lui. Le Prophète lui annonça alors la victoire prochaine et lui ordonna de traiter les musulmans avec douceur et de demeurer fidèle au pacte126. »
68De la même façon qu’Al-Ḫiḍr enjoignait à Išbān de traiter « avec douceur » les habitants de Jérusalem, « héritiers des prophètes », le Prophète de l’islam en personne recommande à Ṭāriq de faire de même avec… les musulmans. L’intercesseur est glorieux, mais les intentions qu’il prête à Ṭāriq sont condamnables. Išbān devait être miséricordieux avec un peuple qui lui était étranger à la fois par l’éloignement géographique et par la religion, Ṭāriq doit respecter non les populations du pays qu’il va soumettre, mais les musulmans dont il est le porte-drapeau. Il doit s’engager à « respecter le pacte », c’est-à-dire à rester fidèle à ses maîtres : Mūsā, mais aussi le calife dont il représente l’autorité. Ces lignes d’Ḥimyarī, mais aussi les considérations des géographes antérieurs, laissent transparaître toute la méfiance que suscitent les intentions de Ṭāriq. Ce personnage, dont on aurait pu penser qu’il incarnerait les hauts faits de la conquête, n’illustre que les ambitions d’un parvenu, dont les origines berbères sont martelées et que tout oppose au fidèle Mūsā, en dépit de la pseudo-trahison de ce dernier et du sort que réserva le calife à son fils ʿAbd al-ʿAzīz127. Ṭāriq est bien à ce titre, comme Išbān, un contre-modèle. Al-Andalus, île arabe entre pays franc et territoire berbère, ne peut se reconnaître en un tel héros.
69Ḥimyarī poursuit son récit en évoquant la bataille qui oppose Ṭāriq et Rodrigue, les deux usurpateurs. Les fils du roi Witiza rallient le camp des musulmans, « et cette circonstance motiva la victoire des musulmans128 ». Ṭāriq se voit même privé de la gloire de la victoire et ne doit celle-ci qu’aux dissensions du parti adverse. Cette bataille est également brièvement évoquée dans les notices que le géographe consacre à la ville de Lakko129 et au Wādī Lakko130. Le géographe cesse là son récit des circonstances de la conquête, sans que l’on sache ce qu’il advint de Rodrigue, Mūsā ou Ṭarīq, au motif qu’il enfreint la règle de brièveté qu’il s’était fixée. Il clôt cette rubrique concernant al-Andalus dans son intégralité, et qui fait figure d’introduction, en signalant « qu’Umar b. ʿAbd al-ʿAzīz prenait de l’intérêt à ce pays et se préoccupait des événements qui s’y déroulaient. C’est lui qui enleva cette province à la juridiction du gouverneur de l’Ifrīqiya et y détacha un gouverneur dépendant directement de lui131 ». Al-Andalus bénéficie dès lors d’un destin autonome ; les clients ont ouvert la voie, et une nouvelle histoire va pouvoir s’écrire, celle de la présence des Omeyyades.
Les géographes et les Omeyyades
70On est tout d’abord frappé par l’absence de référence aux Omeyyades dans la présentation historique liminaire que font les géographes. Nous l’avons vu, les digressions historiques qu’expose Ḥimyarī dans la première rubrique de son ouvrage se closent par l’évocation de la défaite de Rodrigue. Bakrī mentionne quelques traditions relatives à la conquête d’al-Andalus, avant de décrire dix des villes de la Péninsule. Rāzī en revanche retrace bien le destin de la glorieuse dynastie, mais cela figure dans la partie historique de son ouvrage, qui s’apparente plus au genre de la chronique. Point n’est besoin pourtant de rappeler, après les ouvrages de Gabriel Martinez-Gros, la place exceptionnelle que les Omeyyades occupent dans l’histoire et l’historiographie andalouses. On était donc en droit d’attendre que les géographes reconnaissent le rôle éminent joué par la dynastie dans l’histoire de l’Espagne musulmane, en rapportant ses faits d’armes et ses réalisations, immédiatement après avoir dépeint les épisodes de l’arrivée des musulmans dans la Péninsule. On pouvait penser que l’évocation des Omeyyades trouverait très logiquement sa place au sein de la succincte présentation d’un long passé, déroulé de manière chronologique dans les quelques pages d’introduction, et, partant, viendrait clore le « tronc commun » de l’histoire de la présence musulmane en Espagne, tant il est vrai que les événements postérieurs découlent des réalisations de cet âge d’or. Or ce n’est pas le cas. Les Omeyyades apparaissent bien, mais ils sont en quelque sorte logés dans les notices que les géographes consacrent aux villes, et les références, certes nombreuses, sont éclatées, dispersées au sein de leurs ouvrages.
71Est-ce le signe d’un désintérêt de la part de nos auteurs ? Nous serions tentés d’affirmer le contraire et de penser que les Omeyyades ne peuvent être évoqués dans le seul carcan de leur existence chronologique, même si leur histoire est longue. Ils ont marqué en profondeur cette Espagne que les géographes décrivent, ils en ont fait une terre arabe, digne de rivaliser avec les plus beaux fleurons du dār al-islām, et ont transformé une périphérie éloignée en un centre d’où pouvait à nouveau rayonner le titre califal. À ce titre, l’histoire de la dynastie se confond avec celle d’al-Andalus et excède de très loin les bornes de sa disparition. Les géographes reconnaissent cette prééminence et célèbrent la grandeur des Omeyyades non par le biais de l’énumération de leurs victoires militaires, ce qui expose à devoir présenter aussi leurs échecs, mais par celui des réalisations urbanistiques et architecturales. Elles sont multiples, et nous avons vu que les géographes soulignent l’empreinte des Omeyyades au sein de nombreuses villes, depuis Murcie jusqu’à Madīnat al-Zahrāʾ. Aucun monument cependant n’incarne mieux la dynastie que la grande mosquée qu’ils ont édifiée à Cordoue, cette ville qui fut et demeure la plus prestigieuse d’al-Andalus, parce que siège du califat.
72Tous les géographes sacrifient au rituel essentiel qu’est la minutieuse description de ce monument extraordinaire, faisant de cet exercice incontournable le plus puissant de tous les lieux communs du discours géographique. Il faut, à ce titre, noter que l’appellation de « lieu commun » n’a jamais été plus mal employée qu’ici. Le monument est unique, « dépasse l’imagination », est à nul autre comparable. Rappelons qu’il s’agit du seul passage où les géographes énumèrent les noms des souverains. Ici le temps et l’espace se rejoignent pour faire de cet édifice longuement dépeint le symbole de l’histoire des Omeyyades. Dans le discours de la géographie, les grandes dynasties ne peuvent se réduire à l’exposé de leur histoire politique, faite par définition de soubresauts et de ruptures ; elles se caractérisent au contraire par des réalisations qui défient le temps et les retournements conjoncturels. Les Omeyyades sont de celles-là. Ils sont de fait « monumentalisés », figés à jamais dans le marbre de la grande mosquée de Cordoue, bâtie par leurs soins et pour leur plus grande gloire. On peut, à titre de comparaison, constater qu’Ḥimyarī ne dit mot des remaniements urbanistiques, pourtant considérables132, effectués par la dynastie almohade à Séville, alors qu’il évoque longuement les victoires mais aussi les défaites militaires de ces souverains berbères. Cet « oubli » est révélateur du regard porté par les géographes andalous sur une dynastie dont la légitimité est avant tout militaire et qui ne peut rivaliser avec les Omeyyades dans cette manifestation essentielle des prérogatives régaliennes qu’est l’art de construire.
73Les Omeyyades ont édifié des mosquées dont celle, hors du commun, de Cordoue, mais aussi des palais et des villes princières ; ils ont présidé à la fondation de villes et les limites territoriales de leur souveraineté établissent à jamais la délimitation de ce qui fut à l’Islam dans la Péninsule, par-delà les revers ultérieurs que ne manqua pas d’entraîner leur disparition. Les géographes n’ont donc pas besoin, pour reconnaître sa légitimité religieuse, politique et militaire, de retracer les grandes lignes de l’existence historique de la dynastie ; il leur suffit très simplement de décrire les villes d’al-Andalus. Peut-être pouvons-nous là établir une hypothétique comparaison avec ces autres grands absents d’une autre histoire, les Romains, dont les géographes ne retiennent que les vestiges architecturaux laissés au cœur des villes. Les pouvoirs puissants subsistent à travers les monuments qu’ils ont légués et qui transcendent les aléas du temps. Le discours « figé » de la géographie est alors plus à même de leur rendre hommage que celui, fluctuant, de la narration historique.
74Quelques indices témoignent d’ailleurs du lien implicite que nouent les géographes entre ces deux pouvoirs qui marquèrent profondément l’histoire et le territoire d’al-Andalus : dans la notice qu’il consacre à Beja, Ḥimyarī insère, entre deux paragraphes qui traitent du passé antique de la ville puis de Jules César, un passage sur la façon dont ʿAbd al-Raḥmān Ier vint à bout d’une révolte menée en 146/763 par Al-ʿAlā b. Muġīṯ al-Yaḥṣūbī, raʾīs du ğund de Beja, qui y avait proclamé la souveraineté des Abbassides133. Plus révélateur : c’est à Mérida, nous raconte Rāzī, que fut trouvée une pierre d’une beauté incomparable sur laquelle se trouvait une inscription que seul un vieux clerc savant de Coïmbre, qui savait le latin, réussit à déchiffrer : on y prédisait qu’un conquérant entrerait dans la ville, à une date qui s’avéra être celle de l’arrivée de ʿAbd al-Raḥmān b. Muʿāwiya dans la Péninsule134.
75Il n’est peut-être pas anodin que la prédiction figure sur des vestiges au lieu d’être formulée par oral, comme lors de l’annonce faite à Išbān et à Ṭāriq, ou dessinée sur une étoffe, ce qui fut le cas pour Rodrigue. La trace des Omeyyades, comme celle de Rome, figure donc dans la pierre, et l’évocation des ruines qui subsistent est l’occasion de s’interroger sur la destinée des dynasties. Les revers de la fortune sont soulignés par l’évocation de ces monuments du passé qui témoignent de la grandeur d’un temps révolu, mais aussi de la présomption des puissants. Ḥimyarī écrit ainsi à propos de Madīnat al-Zāhira que, « lorsque les jours d’épreuve commencèrent pour la ville, ce fut sa perte ; tout ce qui avait fait sa gloire disparut dans la ruine135 » ; quant à Madīnat al-Zahrā, « elle fut ruinée et subit le même sort malheureux que Cordoue et les autres villes de la partie moyenne (mawsiṭa) d’al-Andalus. Certes, nous appartenons à Allāh et c’est vers lui que nous reviendrons136 ». C’est parce qu’il avait fait édifier un bâtiment trop magnifique, au luxe trop voyant que le calife ʿAbd al-Raḥmān III est vertement tancé par le grand cadi de Cordoue ʿAbū al-Ḥakam Munḏir b. Saʿīd al-Ballūṭī. Ḥimyarī nous conte dans le détail la confrontation entre les deux hommes :
« Ce souverain avait fait construire une salle à coupole qui, sur ses instructions, fut couverte de tuiles d’argent et d’un certain nombre d’autres plaquées d’or ; le toit obtenu forma ainsi une combinaison de couleurs, du jaune et du blanc les plus brillants, et dont l’éclat attirait irrésistiblement les regards. Quand cette salle fut terminée, le calife y prit place et y reçut les grands de son empire. Pour se prévaloir à leurs yeux, il dit à ses familiers et à ses vizirs : “Avez-vous jamais vu un monarque, ou entendu parler d’un souverain avant moi qui ait fait exécuter une œuvre pareille à celle-ci ?” “Non, par Dieu, Ô émir des croyants ! lui répondirent-ils. Tu es le seul à avoir atteint une condition pareille !” Pendant qu’ils échangeaient ces paroles, Munḏir b. Saʿīd entra, tout taciturne et baissant la tête. Quand il eut pris place, le calife lui posa la même question. Alors les larmes se mirent à couler le long de la barbe de Munḏir, qui dit au souverain : “Par Dieu, ô émir des croyants, je n’aurai jamais cru que Satan – Allāh le maudisse – pût parvenir à avoir sur toi une telle emprise, que toi-même te laissas ainsi conduire par lui, et qu’en dépit de ce qu’Allāh très-Haut t’a dispensé et des faveurs par lesquelles Il t’a placé au-dessus des musulmans, Il pût te rabaisser au rang des mécréants !” À ces mots, ʿAbd al-Raḥmān sursauta et s’écria : “Fais donc attention à tes paroles ! Comment Allāh aurait-il pu me rabaisser à leur rang !” “Parfaitement !, répondit Munḏir, Allāh n’a-t-il pas dit : ‘ Et si les gens n’étaient point devenus une communauté unique, Nous aurions fait en sorte que ceux qui ne croient pas en Dieu Clément eussent pour leurs demeures des toits d’argent et des degrés du même métal, sur lequel ils seraient apparus137 ?’.” Le calife alors se tut et baissa la tête un long moment, tandis que ses larmes coulaient sur sa barbe, plein d’humilité et de mépris de lui-même. Puis il se tourna vers Munḏir b. Saʿīd et lui dit : “Qu’Allāh te récompense en notre nom et en celui de la religion ! Qu’Il multiplie le nombre de tes pareils ! Car ce que tu as dit, par Allāh, est la vérité !” Il se retira alors de cette salle de réception, en implorant le pardon divin, et il ordonna qu’on démolît la couverture de la coupole, qu’il remplaça par un toit de tuiles ordinaires, pareilles à celles des autres coupoles138. »
76Au-delà du lieu commun, de la parabole classique de la confrontation du prince et du sage, qui tourne toujours au bénéfice de ce dernier, ce passage témoigne du fait que la manifestation la plus ostensible du pouvoir du souverain reste le monument exceptionnel qu’il fait édifier à sa gloire. Comme Hercule ou Alexandre, ces « mécréants », le calife trahit son ambition de transcender l’humaine condition en édifiant le monument somptueux qui le rendra unique et le fera survivre dans la mémoire des hommes. Le sage, en recourant au Coran, fait taire ces présomptions.
77Lorsque les géographes dépeignent les monuments légués par les Omeyyades, ils font donc l’histoire de la dynastie et reconnaissent son prestige. Seuls les Romains et les Omeyyades sont ainsi, dans le discours de la géographie, évoqués par le biais de leurs réalisations architecturales. En retour, le spectacle des ruines rend compte du caractère éphémère du pouvoir. Et l’on se rend alors compte que pour bon nombre de nos auteurs, du moins à partir d’Idrīsī, l’épisode omeyyade relève d’un passé lointain, qui fait certes figure d’âge d’or, mais qui n’en est pas moins révolu depuis longtemps. Du passé musulman de la Péninsule émergent donc deux éléments essentiels : la conquête et la profonde empreinte laissée par les Omeyyades. Ces deux éléments cependant ne sont pas traités de la même manière : la conquête est véritablement incarnée par deux personnages, Mūsā et Ṭāriq, plus qu’elle n’est contée dans son déroulement chronologique, tandis que les géographes retracent l’histoire des Omeyyades en décrivant leurs réalisations et la marque qu’ils ont imprimée au cœur des villes andalouses. Ce sont là deux manières d’écrire l’histoire : l’évocation du destin de quelques individus, figures de héros fondateurs, suffit à retracer le phénomène délimité dans le temps et ponctuel qu’est la conquête ; la présentation des réalisations architecturales et urbanistiques de la dynastie marwanide donne la mesure d’un temps long et d’un pouvoir fort.
78Il est cependant frappant de constater que l’histoire musulmane de la Péninsule n’est pas l’histoire de la présence de l’islam dans la Péninsule : on ne trouve aucun récit de transformation d’église en mosquée ou de conversion des populations, et l’évocation de la conquête se résume essentiellement au récit de la perte de cette terre par les Wisigoths. Pas un de nos géographes ne reprend même la formule d’Ibn Ḥawqal, dont l’ouvrage est pourtant bien connu, et selon laquelle « il n’existe pas une mosquée en Espagne qui soit délabrée139 ». Écrire l’histoire implique toujours d’opérer un choix parmi l’abondance des matériaux factuels. Lorsque les géographes se livrent à cet exercice, ils privilégient les civilisations qui ont laissé une empreinte sur le territoire. Ce n’est pas là d’une grande originalité puisque ce sont les pouvoirs qui ont détenu les moyens effectifs de durer et de se développer sur un sol. Il n’empêche que dans l’écriture de la géographie se détachent les figures de deux dynasties : les César et les Omeyyades. Cela ne signifie peut-être pas que les géographes mettent sur un pieds d’égalité le passé antéislamique de la Péninsule et l’histoire de la présence musulmane, mais de fait, le discours géographique, attaché à décrire des lieux, énumère les différentes réalisations architecturales qui se côtoient au sein de chacune des villes d’al-Andalus et ne déroule pas, en les cloisonnant, les civilisations qui se sont succédé. Les Omeyyades peuvent alors côtoyer les Romains, et une histoire ne peut effacer en autre, comme en témoigne, par exemple, l’indestructibilité des monuments antiques de Tarragone. Les géographes réécrivent à leur façon l’histoire ; transcendant le déroulement chronologique des faits, ils font apparaître deux temporalités : celle qui réunit Išbān, Rodrigue et les clients qui conquirent l’Espagne pour leurs maîtres arabes, et celle qui rassemble les deux dynasties dignes de ce nom : les Romains et les Omeyyades.
Notes de bas de page
1 A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman…, op. cit., t. IV, p. 18.
2 Buġyat al-ṭalab fī taʾrīḫ Ḥalab, éd. fac-similé ; F. Sezgin, Everything Desirable about the History of Aleppo, Francfort, Institute for the History of Arabic-Science, 1986-1990.
3 S. al-Dahhān (éd.), Zubdat al-ḥalab fī taʾrīḫ Ḥalab, Damas, IFD, 1951-1968.
4 Tous les géographes adoptent cette démarche, y compris Rāzī dont la description géographique sert d’ouverture à une vaste œuvre historique, dont nous n’étudierons pas ici le détail.
5 Ḥimyarī, texte, p. 1 ; trad., p. 3-4.
6 Ḥimyarī, texte, p. 1 ; trad., p. 4.
7 Ḥimyarī, texte, p. 5-6 ; trad., p. 8-10.
8 Bakrī texte, p. 534 ; trad., p. 308.
9 Peut-être ce peuple est-il, comme le pense É. Lévi-Provençal, celui des Suèves et des Allains, arrivé en Espagne en 409. Ce serait crédible dans la mesure où il est écrit que le peuple désigné par ce nom fut chassé par les Goths.
10 M. Eliade, Mythes, rêves et mystères, Paris, Gallimard, 1957.
11 Ibid., p. 13.
12 J. Dakhlia, L’oubli de la cité, la mémoire collective à l’épreuve du lignage dans le Jérid tunisien, Paris, La Découverte, 1990, p. 44.
13 J.-P. Vernant, Mythe et religion en Grèce ancienne, Paris, Seuil, 1990, p. 35.
14 F. Hartog, Mémoire d’Ulysse, récits sur la frontière en Grèce ancienne, op. cit., p. 216.
15 Bakrī, texte p. 534-535 ; trad., p. 308-309.
16 Ḥimyarī, texte, p. 122 ; trad., p. 149.
17 Ḥimyarī, texte, p. 19-20 ; trad., p. 25-26.
18 Ḥimyarī, texte, p. 177 ; trad., p. 213.
19 É. Lévi-Provençal et L. Massignon précisent qu’Al-Ḫiḍr est parfois identifié à Élie, comme en témoigne la parenté entre le récit qui est fait dans le Coran de son voyage avec Moïse (sourates XVIII et XXXVII, 123-130) et la légende juive d’Élie et du rabbi Josua b. Lévi. Élie est de plus le symbole de la lutte contre le paganisme : il oblige le roi de Samarie Achab à abandonner le culte de Baal qu’avait imposé dans le royaume sa femme Jézabel. Élie confond les faux prophètes par un miracle, et les prêtres de Baal sont exterminés (Ancien Testament, premier livre des Rois, 17-22). Cf. L. Massignon, « Élie et son rôle transhistorique, Khadiriya en Islam », dans Id., Opera Minora, Beyrouth, 1963, t. I, p. 142-161 ; H. Elboudrari, « Entre le symbolique et l’historique : Khadir immémorial », Studia Islamica, LXXVI, 1992, p. 25-41 ; J. Hernández Juberías, La península imaginaria…, op. cit.
20 Païen signifie ici très ancien et l’origine n’est pas peu glorieuse. La parenté qu’on lui imagine avec Hector et Énée permet de mieux concurrencer les prétentions de la papauté et de l’Empire. Francion enfin ouvre la voie à une seconde figure fondatrice et chrétienne : celle de Clovis. « Cette naissance de la nation est double comme l’est celle de tout chrétien. Les origines troyennes correspondent à la première naissance de tout individu, la naissance selon la chair. L’histoire nationale existe avant Clovis, mais elle est comparable à celle de l’enfant avant le baptême. Le baptême signifie la deuxième naissance, la naissance selon l’esprit. Par la conversion, la France entre dans le plan de Dieu. Les origines de la nation se décomposent donc en deux phases, une païenne, dont l’héritage le plus apprécié est la loi salique, et une chrétienne. […] Le mythe troyen n’ayant pu absorber toutes les fonctions nécessaires, la France eut deux mythes aux origines de son histoire : le mythe troyen justifiant l’existence des Francs puis des Gaulois et le mythe de Clovis justifiant la qualité de très chrétien, la sainte ampoule, les écrouelles, les lys, tous insignes trop liés à la vision chrétienne pour avoir pu être attribués à des ancêtres païens. » Cette origine troyenne était cependant nécessaire car elle permettait à la monarchie française de concurrencer les prétentions de l’empire (C. Beaune, Naissance de la nation France, Paris, Gallimard, 1985, p. 23 et 74. Cf. le chap. I, « Trojani aut Galli », p. 25-74).
21 J. Dakhlia, L’oubli de la cité, la mémoire collective à l’épreuve du lignage dans le Jérid tunisien, op. cit., p. 101.
22 Nabuchodonosor prend Jérusalem en 586 avant J.-C. !
23 Bakrī, texte, p. 535 ; trad., p. 309. C’est en 70, sous le règne de Vespasien et alors que son fils Titus était général en chef des armées, que le temple de Jérusalem fut dévasté par un incendie à la suite de la grande révolte juive de 66. En 132, Hadrien dut faire face à un nouveau soulèvement de la Judée lorsqu’il décida d’édifier sur les ruines de Jérusalem la colonie romaine d’Aelia Capitolina, placée sous le double patronage de l’empereur (Aelius Hadrianus) et de Jupiter Capitolin. C’était une provocation insupportable pour les populations juives, alors que la situation était explosive depuis déjà plusieurs années. La révolte menée par Bar Kokhba prétend alors explicitement délivrer la ville du joug des païens. Elle fut finalement écrasée en septembre 135 par le plus brillant des généraux romains, Iulius Severus, et la répression fut particulièrement féroce (Dion Cassius avance les chiffres très exagérés de 985 villages détruits et de 580 000 juifs morts au combat, mais l’archéologie confirme que la Judée devint pratiquement désertique pendant près de deux siècles). La province changea même de nom : la Iudaea devint la Syria-Palaestina et l’accès d’Aelia Capitolina fut interdit aux juifs (M. Sartre, D’Alexandre à Zénobie : l’histoire du Levant antique, ive siècle av. J.-C. -iiie siècle ap. J.-C., Paris, Fayard, 2001.
24 Sur cet objet hautement symbolique, cf. J. Hernández Juberías, La península imaginaria…, op. cit., p. 208-248 ; M. J. Rubiera, « La mesa de Salomón », Awrâq, III, 1980, p. 26-31, et G. Martinez-Gros, L’idéologie omeyyade…, op. cit.
25 Ibid., p. 63.
26 Ibid., p. 89.
27 Ḥimyarī, texte, p. 74 ; trad. p. 92.
28 Cf. G. Martinez-Gros, « L’adoption de l’Occident par les Omeyyades de Cordoue », dans A. Redondo (dir.), Les représentations de l’Autre dans l’espace ibérique et ibéro-américain, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 1991, p. 18 ; Id., « Le passage du détroit », dans O. Redon, B. Rosenberger (dir.), Les assises du pouvoir. Temps médiévaux, territoires africains, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, p. 24.
29 Cité dans G. Martinez-Gros, « La ville, la religion et l’Empire. La trace de Rome chez les auteurs andalous », dans La ville médiévale en deçà et au-delà de ses murs. Mélanges Jean-Pierre Leguay, Rouen, Publications de l’université de Rouen, 2000, p. 375-386.
30 Bakrī, texte, p. 523 ; trad., p. 286.
31 Bakrī, texte, p. 520 ; trad., p. 282.
32 Sur la figure d’Hercule dans la littérature arabe d’Espagne, voir J. Hernández Juberías, La península imaginaria…, op. cit. ; J. A. Fierro Cubiella, Puntualizaciones sobre el « Templo gaditano » descrito por los autores árabes, Cadix, 1983 ; A. García y Bellido, « Hercules Gaditanus », AEA, XXXVI, 1963, p. 70-153 ; L. López Melero, « El mito de las Columnas de Hércules y el Estrecho de Gibraltar », dans Actas del Congreso Internacional « El Estrecho de Gibraltar », Madrid, 1988, t. I, p. 615-643 ; D. Plácido, « Le vie di Ercole nell’estremo Occidente », Ercole in Occidente, a cura di Attilio Mastrocinque, Trente, 1993, p. 63-80. Sur les liens entre Hercule et Alexandre, L. Morawiecki, « Hercule as a Symbol of Alexander the Great’s Persian War », FO, XXIV, 1987, p. 51-62 ; A. R. Anderson, « Heracles and his Successors. A Study of Heroic Ideal and the Recurrence of Heroic Type », Harvard Studies in Classical Philology, XXXIX, 1928, p. 7-58.
33 De très nombreuses études ont été consacrées à l’utilisation de la figure d’Alexandre dans la littérature arabe, dont celle de J. Hernández Juberías, citée dans la note précédente, mais aussi J. Bauwens, « Deux textes “tunisiens” de la légende d’Alexandre Ḏū al-qarnayn », Institut des Belles Lettres arabes de Tunis, XXIX, 1966, p. 1-33 ; T. Fahd, « La version arabe du roman d’Alexandre », Graeco-Arabica, IV, 1991, p. 25-31 ; M. Grignaschi, « La figure d’Alexandre chez les Arabes et sa genèse », Arabic Sciences and Philosophy, III, 1993, p. 205-234 ; M. Mazzaoui, « Alexandre the Great and the Arab Historiens », Graeco-Arabica, IV, 1991, p. 33-43 ; M. Marín, « Legends on Alexander the Great in Moslem Spain », Graeco-Arabica, IV, 1991, p. 71-89.
34 Rāzī, p. 72.
35 C. Beaune, Naissance de la nation France, op. cit., p. 50.
36 Ḥimyarī, texte, p. 145-148 ; trad., p. 174-177.
37 Cette confusion n’est pas propre à la littérature arabe d’Espagne, cf., sur les liens entre Hercule et Alexandre, L. Morawiecki, « Hercule as a Symbol of Alexander the Great’s Persian War », art. cité, p. 51-62.
38 Voir l’article « Iskandar », EI, 2, IV, p. 133.
39 Idrīsī, texte, p. 526-527 ; trad., p. 246-247. Le prince idrisside oserait-il une comparaison entre les Berbères et Gog et Magog, là où ses devanciers comme les auteurs postérieurs évoquent au contraire la construction d’un pont par ce même Alexandre, destiné cette fois à relier al-Andalus au Maghreb ?
40 Le calendrier est résolument devenu musulman et les référents chronologiques sont ceux de l’islam.
41 Ḥimyarī, texte, p. 83 ; trad., p. 103.
42 Masʿūdī, Prairies d’or, § 272, 789 ; Ibn Ḥawqal, Kitāb ṣūrat al-arḍ, p. 190 ; Muqaddasī, Aḥsan al-taqāsīm fī maʿrifat al-aqālīm, 14, 235, cités par A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman…, op. cit., t. III, p. 239, n. 1.
43 Précisons que, dans les œuvres de la géographie orientale, Alexandre est également « annexé » ; outre le fait qu’il apparaisse assez normalement lors de l’évocation des villes qu’il fonda, A. Miquel signale qu’Ibn Ḥawqal en fait un des rois d’Arabie (ibid., t. IV, p. 21).
44 L’« Occident » au sens où l’entendent Muqaddasī et Ibn Ḥawqal, c’est-à-dire ce qui n’est pas le monde persan.
45 F. de Polignac, « De la légende grecque au monde arabe : Alexandre maître des seuils et des passages » ; Id., « Al-Iskandariyya : œil du monde et frontière de l’inconnu », Mélanges de l’École française de Rome, Moyen Âge-Temps modernes, XCVI, 1, 1984, p. 425-439.
46 W. Tarn, Alexander the Great, Cambridge, Cambridge University Press, 1948 ; cf. également un article au titre évocateur : « Alexander the Great and the Unity of Mankind », Proceedings of the British Academy, 19, 1933, p. 123-166. Références citées par F. Hartog, Mémoire d’Ulysse, récits sur la frontière en Grèce ancienne, op. cit., p. 247, n. 169.
47 Ḥimyarī, texte, p. 19 ; trad., p. 25. Ce passage est emprunté à Bakrī.
48 Ḥimyarī, texte, p. 178 ; trad., p. 214.
49 G. Martinez-Gros, « La ville, la religion et l’empire : la trace de Rome chez les auteurs andalous », art. cité, p. 376-377.
50 Rāzī, p. 73. C’est un thème classique, qui court à travers toute la littérature arabe, que celui de l’impossibilité de détruire ce que les grandes civilisations ont édifié. Ibn Ḫaldūn, dans la Muqaddima, expose ainsi qu’Al-Rašīd ne réussit pas à faire tomber les « Arcades de Khoshrau (à Ctésiphon), ce chef-d’œuvre de l’architecture persane » (Muqaddima, trad. V. Monteil, Paris, Sindbad, 1968, p. 271). Maqrizī formule la même constatation à propos des pyramides d’Égypte.
51 Rāzī, p. 84 : « On y trouve des vestiges de constructions qui dureront éternellement, car personne ne pourrait les détruire, ni par la force, ni par la ruse, leur maçonnerie étant pareille à de la pierre très dure. »
52 Rāzī, p. 96 : « Il y a dans le district de Sidona beaucoup de vestiges antiques bien conservés et qu’on ne pourrait démolir. »
53 Ḥimyarī, texte, p. 126 ; trad., p. 153.
54 Ḥimyarī, (le chiffre de la page du texte arabe est indiqué en italique et celle de la page de la traduction en romain), donc respectivement 14/ 20, 15/ 21, 16/ 22, 18-19/ 25-26, 33/ 42, 34/ 43, 35/ 44, 36/ 45, 37/ 47, 42/ 53, 56/ 71, 62/ 78, 66/ 83, 70-7188, 78/ 98, 96/ 118, 98/ 120, 111/ 136, 116/ 142, 120/ 146, 122-123/ 149, 126/ 153, 130/ 157, 143/ 172, 145/ 173, 151/ 180, 151/ 181, 158-159/ 190, 164/ 198, 168-169/ 203, 169/ 204, 172/ 207, 175/ 210, 177/ 213, 180/ 217, 180/ 217, 186/ 225, 191/ 232, 195/ 236 et 197/239.
55 Ḥimyarī, texte, p. 35 ; trad., p. 44.
56 Ḥimyarī, texte, p. 21 ; trad., p. 27.
57 Ḥimyarī, texte, p. 62 ; trad., p. 78.
58 Ḥimyarī, texte 126 ; trad., p. 153.
59 Ḥimyarī, texte, p. 143 ; trad., p. 172.
60 Ḥimyarī, texte, p. 181 ; trad., p. 217.
61 Ḥimyarī, texte, p. 38-39 ; trad., p. 49.
62 Ḥimyarī, texte, p. 70-71 ; trad., p. 88.
63 Ḥimyarī, texte, p. 15 et 56 ; trad., p. 21 et 71.
64 Ḥimyarī, texte, p. 123 ; trad. p. 149-150. On retrouve ce motif dans le Collier de la colombe d’Ibn Ḥazm ; cf. également R. Olmo, « El amor del hombre con la estatua : de la Antigüedad hasta la Edad Media », dans H. Froning, T. Hölscher, H. Mielsch (éd.), Kotinos : Festschrift für Erika Simon, Mayence, P. von Zabern, 1992, p. 256-266.
65 Bakrī, texte, p. 537 ; trad., p. 313.
66 Rāzī, p. 87.
67 Ḥimyarī, texte, p. 18 et 36 ; trad., p. 25 et 45.
68 Ḥimyarī, texte, p. 18 ; trad., p. 25. Le nom de Beja à l’époque romaine était Pax Julia.
69 Bakrī, texte, p. 533 ; trad., p. 307 ; repris par Ḥimyarī, texte, p. 18 ; trad., p. 25.
70 Ḥimyarī, texte, p. 169 ; trad., p. 204. É. Lévi-Provençal suppose qu’il s’agit de la ville antique de Belo ou Baelo.
71 Ḥimyarī, texte, p. 96 ; trad., p. 118.
72 Bakrī texte p. 533 ; trad., p. 507.
73 Rāzī, p. 87.
74 F. Hartog, Mémoire d’Ulysse, récits sur la frontière en Grèce ancienne, op. cit., p. 97.
75 Ḥimyarī, texte, p. 56 ; trad., p. 71.
76 Rāzī, p. 96.
77 Ḥimyarī, texte, p. 36 ; trad., p. 44.
78 Bakrī, texte, p. 539 ; trad., p. 316 ; repris par Ḥimyarī, texte, p. 175 ; trad., p. 210-211.
79 Rāzī, p. 84.
80 Bakrī ne cite que cinq des sept villes annoncées.
81 Bakrī, texte, p. 517-520 ; trad., p. 276-281. Ce passage de Bakrī est en partie repris par Ḥimyarī sous forme de citations éparses.
82 F. J. Simonet, Historia de los Mozárabes de España deducida de los mejores y más auténticos testimonios de los escritores christianos y arabes, Amsterdam, Amsterdam Oriental Press, 1967, réimpression de l’édition madrilène de 1903, p. 808.
83 C’est par l’édit de Milan, en 313, que Constantin établit la liberté religieuse qui devait conduire au triomphe du christianisme. Théodose en fit la religion officielle de l’empire, par l’édit de Thessalonique en 380.
84 Bakrī, texte, p. 541-542 ; trad., p. 320-322.
85 Idrīsī, texte, p. 552 ; trad., p. 271.
86 Idrīsī, texte, p. 536 ; trad., p. 255.
87 G. Martinez-Gros, L’idéologie omeyyade…, op. cit., p. 73.
88 Ḥimyarī, texte, p. 6-7 ; trad., p. 9-10.
89 Nous ignorons qui fut ce roi.
90 La biliographie consacrée au dernier roi wisigoth d’Espagne est abondante ; citons R. Menéndez Pidal, Leyendas del último rey godo. Notas e investigaciones, Madrid, 1906 ; Id., El rey Rodrigo en la literature, Madrid, 1925 ; A. Milhou, « De Rodrigue le pécheur à Ferdinand le restaurateur », dans Id., L’Europe héritière de l’Espagne wisigothique, Madrid, 1992, p. 365-382.
91 G. Martinez-Gros, L’idéologie omeyyade…, op. cit., p. 54.
92 Ḥimyarī, texte, p. 7 ; trad., p. 10.
93 Sur la légende de la maison fermée, voir R. Basset, « Légendes arabes d’Espagne : la maison fermée de Tolède », Bulletin de la Société géographique d’Oran, 1898, p. 42-58, et J. Menendez Pidal, « Leyendas del último Rey godo », Revista de Archivos, 1901-1902. Cf. également G. Martinez-Gros, L’idéologie omeyyade…, op. cit., p. 75.
94 Ḥimyarī, texte, p. 7 ; trad., p. 10.
95 Ḥimyarī, trad., p. 12, n. 1.
96 Ibn al-Aṯīr, Al-Kāmil, III, Beyrouth, 1402/1982, p. 93.
97 Bakrī, texte, p. 526 ; trad., p. 297 ; Ḥimyarī, texte, p. 3 ; trad., p. 6.
98 Célèbre traditionniste d’origine juive, mort en 32 (652-653).
99 Bakrī, texte, p. 526 ; trad. p. 298 ; Ḥimyarī, trad., p. 6.
100 Bakrī, texte, p. 528 ; trad., p. 301.
101 Idrīsī, texte, p. 540 ; trad. p. 259.
102 Ville située à l’ouest de l’Euphrate et que prit d’assaut en 12 (633) Ḫâlid ibn al-Walīd. Il en ramena la garnison prisonnière à Médine.
103 Peut-être s’agit-il là d’une allusion à la bibliothèque de Cordoue ?
104 Bakrī précise dans le Muʿğam, le plus célèbre de ses ouvrages, qu’il s’agissait de Bakrites qui avaient été remis en otages au souverain sassanide.
105 Ibn ʿIḏārī donne la date de 88, Bayān, I, texte, p. 24 ; trad., p. 31.
106 Bakrī, texte, p. 527-528 ; trad. p. 300-301.
107 Ḥimyarī, texte, p. 4 ; trad., p. 7.
108 Ibn Ḫallikān, Wafayāt, III, p. 475.
109 Ibn al-Aṯīr, Kāmil, IV, p. 427.
110 Sur les liens ambigus entre Bakrī et le shiisme, cf. la troisième partie, le chapitre consacré à Bakrī.
111 Idrīsī, texte, p. 527 ; trad., p. 247.
112 Idrīsī, texte, p. 540 ; trad., p. 259.
113 G. Martinez-Gros, L’idéologie omeyyade…, op. cit., p. 55.
114 Ibid.
115 Il est rare au xiie siècle de nommer ainsi Tāriq.
116 Ḥimyarī, texte, p. 8 ; trad., p. 12.
117 G. Martinez-Gros, L’idéologie omeyyade…, op. cit., p. 54.
118 Ibid.
119 Ibid., p. 55.
120 Ḥimyarī, texte, p. 8 ; trad., p. 12.
121 Ḥimyarī, texte, p. 9 ; trad., p. 13.
122 Ḥimyarī, texte, p. 9 ; trad., p. 13.
123 G. Martinez-Gros, L’idéologie omeyyade…, op. cit., p. 111. La « seconde conquête » sera le fait des contingents syriens de Balğ, et la troisième est initiée par l’arrivée dans la Péninsule de ʿAbd al-Raḥmān Ier.
124 Ḥimyarī, texte, p. 9 ; trad., p. 13.
125 Ḥimyarī, texte, p. 9 ; trad., p. 13.
126 Ḥimyarī, texte, p. 9 ; trad., p. 13.
127 Le fils de Mūsā fut assassiné sur ordre du calife car ce dernier le soupçonnait de vouloir ériger une royauté autonome en Espagne.
128 Ḥimyarī, texte, p. 10 ; trad., p. 14.
129 Ḥimyarī, texte, p. 169 ; trad., p. 204. Il s’agit de l’ancienne Belo ou Baelo, entre Tarifa et Barbate.
130 Ḥimyarī, texte, p. 193 ; trad., p. 235.
131 Ḥimyarī, texte, p. 10 ; trad., p. 14.
132 Le tracé des rues de Séville fut en partie refait, des jardins furent plantés et un nouvel aqueduc fut élevé. Mais surtout, les Almohades firent bâtir une nouvelle mosquée à partir de 1171 (dont il ne reste aujourd’hui que le minaret : la Giralda) et une nouvelle résidence princière. Les maisons avoisinant la nouvelle mosquée furent détruites afin de construire un nouveau bazar ; un pont de bateaux fut établi entre la ville et son faubourg nord, et les murailles furent renforcées.
133 Ḥimyarī, texte, p. 36 ; trad., p. 45.
134 Rāzī, p. 86.
135 Ḥimyarī, texte, p. 83 ; trad., p. 103.
136 Ḥimyarī, texte, p. 95 ; trad., p. 117.
137 Coran, XLIII, 32.
138 Ḥimyarī, texte, p. 140-141 ; trad., p. 168-169.
139 Ibn Ḥawqal, Kitāb ṣūrat al-arḍ, cité dans A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman…, op. cit., t. IV, p. 31.
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Géographes d’al-Andalus
Ce livre est cité par
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- Vanz, Jennifer. (2019) L’histoire en débats : mémoires des premiers temps de l’Islam au Maghreb au début du viiie/xive siècle. Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée. DOI: 10.4000/remmm.14536
- Manzano-Rodríguez, Miguel Ángel . (2022) El Mágreb en el Muʿǧam al-buldān de Yāqūt al-Rūmī (m. 626/1229): Análisis del contenido y fuentes. Al-Qanṭara, 43. DOI: 10.3989/alqantara.2022.017
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