Chapitre III. L’espace D’al-Andalus
p. 95-216
Texte intégral
1Dans un ouvrage intitulé De l’histoire des sciences à l’histoire de la pensée1, Georges Gusdorf définit la géographie comme l’« entrée en possession de la planète Terre, la domination intellectuelle de l’espace ». Un espace qui s’impose aux hommes car il faut en rester maître, en dominer les distances et en connaître les ressources. La Terre ainsi forcée donne naissance au territoire2 et le sol devient une page où s’écrit l’histoire de l’humanité ; un décor grandeur « nature ». Rien de moins neutre donc que la façon dont les hommes se représentent l’espace puisqu’en le décrivant, ils le créent, en inventoriant ses richesses, ils le fécondent et, en répertoriant ses villes, ils le structurent.
AL-ANDALUS DANS L’ŒKOUMÈNE
Une terre sise à l’extrémité du IVe climat
2La géographie arabe a retenu de la géographie grecque la division de l’okoumène en sept climats. Ces entités géodésiques, dont l’invention est attribuée par les Arabes à Ptolémée, géographe alexandrin du iie siècle de notre ère, se situent sous l’influence des planètes et constituent l’ossature du genre de la ṣūrat al-ard, la cartographie de la Terre, qui a triomphé à Bagdad au ixe siècle. Au xe siècle, grâce à Balḫī notamment puis à d’illustres géographes comme Muqaddasī ou Ibn Ḥawqal, la division du monde en sept climats a été relativement éclipsée ; la géographie se proposait désormais d’étudier avant tout le dār al-islām et ses différentes provinces (au nombre de quatorze ou vingt, selon les auteurs). La vieille division en sept climats est évoquée çà et là, presque par acquis de conscience, comme une légère concession au savoir des Anciens, mais surtout par référence aux ouvrages antérieurs, au sein de ces descriptions qui privilégient désormais la mamlaka, l’empire islamique, au détriment de l’œkoumène.
3Les géographes andalous, en revanche, n’omettent jamais de situer l’Espagne dans le cadre de ces sept climats3. Ce qui apparaissait incongru ou parfois désuet aux géographes orientaux est ici un positionnement incontournable, même s’il ne s’agit que d’une simple évocation. La compilation explique certes en partie ces récurrences, mais en partie seulement ; la raison essentielle est ailleurs. C’est effectivement un enjeu, pour une terre bien éloignée du berceau oriental, que de se situer au cœur du monde. Or la géographie bagdadienne affirmait la centralité d’un climat médian, le quatrième, celui de la norme, de l’équilibre et donc de l’harmonie, ce IVe climat qui, augmenté du troisième climat, était devenu peu ou prou celui de l’Islam4. En reprenant la division en sept zones, la géographie écrite en al-Andalus permet à cette terre d’affirmer son appartenance au climat du dār al-islām et de dépasser l’éloignement bien réel qui la sépare du vieux cœur oriental. Le IVe climat, nul géographe oriental ne peut le contester, est central dans la distribution de l’espace, comme l’Islam est central dans l’histoire. Si la plupart d’entre eux isolent un « centre du centre » : les Lieux saints ou l’Irak, ils ne peuvent cependant dénier une centralité globale au monde islamique, dont profite son versant occidental.
4Tous les géographes andalous prennent bien soin de localiser au moins une partie d’al-Andalus dans ce climat médian, afin d’affirmer à la fois son intrinsèque appartenance au dār al-islām, mais aussi sa dissociation des terres chrétiennes pourtant si proches qui, elles, font partie du Ve climat. Rāzī écrit ainsi : « Cette péninsule se trouve à l’extrémité du quatrième climat, vers le Maghreb5. » Le cadi Ṣāʿid de Tolède précise quant à lui que « la plus grande partie d’al-Andalus se trouve dans le Ve climat ; un côté de ce pays s’étend sur le quatrième, ainsi, le territoire qui comprend Séville, Malaga, Cordoue, Grenade, Almería et Murcie6 ». Le propos est plus restrictif, mais la situation en 460/1068, date probable de la composition de l’ouvrage, est bien différente de celle qui prévalait du temps de Rāzī et de la grandeur omeyyade. Il n’empêche que l’essentiel est sauf et que le cœur d’al-Andalus reste dans le IVe climat. Si Tolède, où le cadi Ṣāʿid vivait, n’est pas citée au nombre des villes de ce IVe climat, c’est que son passé d’ancienne capitale wisigothique reste suffisamment vivace pour qu’elle soit différenciée des villes qui fondent l’Islam andalou7.
5Idrīsī, véritable restaurateur au xiie siècle de la division en sept zones du monde habité, place également une partie de la Péninsule dans le IVe climat8 : « Cette première section du quatrième climat commence à partir de l’extrême occident, baignée par l’Océan ténébreux dont émane la mer de Syrie (la Méditerranée), et s’étend vers l’orient. Dans cette carte, on trouve al-Andalus, que les Grecs appellent Espagne (Išbāniya)9. » Mais le plus intéressant est sa répartition des terres entre les IVe et Ve climats. Le Nord de la Péninsule relève assurément de ce dernier : « Cette première section du cinquième climat comprend une partie du Nord d’al-Andalus10, où se trouvent la Galice, une partie de la Castille et de la Gascogne dans le pays des Francs11. » Le Ve climat est traditionnellement celui des Francs et des chrétiens et il est donc assez cohérent qu’une partie importante de la Péninsule y soit localisée. Les deux climats sont sous la plume de notre géographe séparés par une chaîne de montagnes, laquelle est difficilement localisable dans ce relief globalement tourmenté, sorte de frontière naturelle entre les deux climats mais correspondant de fait aux frontières du califat omeyyade12.
6Ḥimyarī, au début du xive siècle enfin, par le biais de la compilation, réaffirme l’appartenance d’une grande partie de la Péninsule au IVe climat, la différenciant ainsi nettement des terres chrétiennes du Nord, en un temps où al-Andalus n’existe plus que dans le souvenir et le petit royaume de Grenade. Ces terres perdues ont été et restent, par-delà les aléas de l’histoire, parmi les plus beaux fleurons de l’Islam. C’est peut-être l’essentielle particularité du discours géographique que de prétendre se situer hors du champ de l’histoire, et néanmoins de livrer, sous le masque de l’intemporalité de la description d’une terre, le bilan de ce qui fut un temps à l’Islam. La Terre, à l’instar des hommes, ne peut faire acte d’apostasie.
Al-Andalus dans le dār al-islām
7La « demeure de l’Islam » est une entité « à la fois géoreligieuse et géopolitique [mais aussi] un espace dogmatiquement garant de la vérité d’un vivre-ensemble voulu par Dieu », écrit Houari Touati dans son livre sur le voyage en terre d’Islam13. À ce titre, ce domaine fut constamment parcouru par les commerçants comme par les pèlerins, par les lettrés comme par les aventuriers afin de s’en approprier jusqu’à la moindre parcelle, a fortiori dans les marges et les frontières auxquelles leurs fonctions de ligne de démarcation confèrent un rôle décisif dans la constitution de l’identité musulmane. Al-Andalus, par sa localisation et par l’importance de l’histoire qui s’y déploie, est une pièce essentielle de l’échiquier ; une pièce qui compte au sein d’un ensemble qui se pense comme uni.
Les confins de l’Occident musulman
8Al-Andalus est tout un symbole ; avec ce dernier pays, à l’extrême ouest de l’Occident, on atteint les bornes de l’œkoumène : « L’Islam atteint, avec la sienne propre, la limite du monde habité : le thème des colonnes d’Hercule se croise avec celui de la statue marquant le terme de la vie sur le globe », écrit André Miquel14. Elle forme avec le Maghreb qui la continue la « manche du manteau », selon Istaḫrī, ou la « queue de l’oiseau monde », selon Ibn al-Faqīh qui, en bon Oriental, s’empresse d’ajouter que, « dans l’oiseau, la queue est bien ce qu’il y a de plus mauvais ». Elle est cependant partie intégrante du dār al-islām, dont on célèbre, depuis les années 930 et l’œuvre de Qudama notamment, la diversité. L’affirmation de la religion coranique et la primauté de la langue arabe n’excluent pas la pluralité des cultures au sein d’un domaine unique de l’Islam, la mamlaka, qui devient l’objet d’étude quasi exclusif de la géographie arabe, avec la littérature des masālik wa al-mamālik. Il n’en subsiste pas moins une division fondamentale entre l’Orient et l’Occident musulmans. Ce dernier ne se résume pas à des terres marginales et éloignées ; il s’étend ainsi selon Muqaddasī, auteur du Asan al-taqāsīm fī maʿrifat al-aqālīm (« La meilleure des divisions pour la connaissance des climats »), sur l’ensemble des terres arabes, du Maghreb et d’al-Andalus jusqu’à l’Arabie, tandis que l’Orient s’étend sur le domaine persan : « Commencé avec l’Arabie, l’itinéraire occidental s’achève sur la bādiya, qui ramène aux villes saintes du Ḥijāz. Cette supériorité s’explique aisément, puisqu’elle traduit dans l’espace la supériorité des Arabes sur les Persans. Le vocabulaire de Muqaddasī comme les frontières qu’il donne à l’Orient et à l’Occident ne laissent en effet guère de doute à ce sujet. Les deux cercles qui circonscrivent l’Islam délimitent les domaines respectifs des deux peuples qui rivalisent, depuis les origines de la dynastie, à la tête de l’État abbasside. Querelle presque rituelle, qui agita les cours, les poètes et les historiens, mais qui ne menaça jamais l’unité politique, ni même culturelle de l’Empire », analyse Gabriel Martinez-Gros15. Le Maghreb, c’est-à-dire l’Espagne et l’Afrique du Nord selon Muqaddasī, constitue l’extrémité de cet Occident musulman. Ibn Ḥawqal, lui, place l’étude d’al-Andalus juste après sa description de l’Arabie. Son éloignement du cœur irakien la prive d’un certain nombre de privilèges ; elle n’en reste pas moins, comme la Syrie ou l’Égypte, une terre arabe.
L’un des fleurons du dār al-islām
9Les descriptions de l’Espagne par les géographes orientaux de l’époque classique restent succinctes et peu détaillées. C’est aux géographes andalous qu’il revint de forger un véritable adab célébrant al-Andalus et lui conférant la place qu’ils estiment lui revenir de droit. Depuis Bakrī, au milieu du xie siècle, tous les auteurs andalous reprennent le morceau d’anthologie suivant, dont il faut cependant souligner l’ambiguïté :
« Al-Andalus est comme la Syrie par sa fertilité et la pureté de son air, comme le Yémen par son climat égal et tempéré, comme l’Inde par ses aromates et la finesse de ses produits, comme al-Ahwaz par l’importance de ses revenus fiscaux, comme la Chine par ses gisements de pierres précieuses, comme Aden pour les bénéfices tirés de son littoral16. »
10La comparaison avec certaines des plus célèbres terres du Proche-Orient revient à ancrer plus profondément encore al-Andalus au sein du dār al-islām. L’allusion à la Syrie peut se comprendre dans la mesure où, comme l’Espagne, elle a servi de cadre à l’épanouissement des Omeyyades. La référence au Yémen, terre arabe s’il en est, lui confère une légitimité quasi ethnique. La comparaison avec al-Ahwaz permet à al-Andalus de rivaliser de richesse avec l’un des cœurs du vieux monde persan. En revanche, plus énigmatiques sont les références à l’Inde et à la Chine. Si ces terres, non musulmanes, ont été abondamment décrites par la géographie bagdadienne qui en a souligné les richesses et les merveilles au point que c’en est devenu un cliché, comment comprendre qu’al-Andalus leur soit comparée ? Peut-être est-ce une façon de souligner que sa localisation, à l’extrême ouest du monde habité, lui confère une aura d’étrangeté qui ne fait que confirmer l’infinie diversité des terres d’Islam ; peut-être est-ce une façon d’intéresser un lecteur dont on sait qu’il cherche aussi, dans les œuvres de géographie, les plaisirs du divertissement que ne manquent de susciter les ‘ağāʾib (Mirabilia). À la fois terre arabe, terre musulmane, mais aussi contrée lointaine car située aux confins du monde connu, al-Andalus porte en elle des ambiguïtés que ne lève guère la délimitation précise de son territoire.
La délimitation du territoire andalou
Le mot et la chose
11La provenance exacte du terme « al-Andalus » reste encore à établir. Il apparaît pour la première fois sur une monnaie bilingue datée de 716/98, dont la légende latine indique « Span[ia] » et la légende arabe « al-Andalus ». Les géographes arabes, à partir de Rāzī, font dériver ce nom de celui des Vandales : « L’Espagne fut appelée par la suite al-Andalus, du nom des Vandales qui l’habitèrent », écrit Bakrī17. Cette thèse fut reprise par la plupart des historiens jusqu’à une date récente. Dozy avançait l’hypothèse que l’ancien nom de Tarifa était Vandalos, en raison du passage en ce lieu des Vandales fuyant l’avancée gothe, et que les nouveaux conquérants arabes l’avaient utilisé afin de dénommer l’ensemble de la Péninsule : « Il n’est pas surprenant non plus que les ignorants Berbères de Tarīf, débarqués à Vandalos, aient appliqué ce nom à toute la contrée qu’ils pillèrent, et que plus tard les soldats de Tāriq l’aient donné, d’abord à toute la Bétique, ensuite à toute l’Espagne18. » Seybold et Lévi-Provençal reprirent cette explication même s’ils peinèrent à lui trouver une logique, les Vandales n’étant restés qu’une vingtaine d’années en Espagne (411-429) et ce bien avant la venue des Arabes dans la Péninsule. D’autres hypothèses ont été avancées, concernant notamment l’origine berbère ou même orientale de ce terme, sans toutefois emporter l’unanimité. La dernière en date est celle du chercheur allemand Heinz Halm, selon lequel « al-Andalus » serait l’arabisation de la désignation wisigothique de l’ancienne province romaine de Bétique : Landahlauts19. Quelle que soit l’étymologie de ce mot, quels territoires était-il censé recouper ?
12Dans l’Encyclopédie de l’Islam, on peut lire dans l’article consacré à al-Andalus que ce terme désigne exclusivement l’Espagne musulmane : « Lorsqu’il ne restera plus au pouvoir de l’Islam dans la Péninsule que la petite principauté nasride de Grenade, le terme al-Andalus servira à désigner le seul territoire de ce royaume exigu20. » Cette définition est pertinente si l’on considère qu’al-Andalus est le territoire effectivement gouverné par un ou plusieurs pouvoirs musulmans. Mais pour les géographes andalous, al-Andalus se confond avec l’ensemble de la péninsule Ibérique. Ils reprennent le topos suivant : al-Andalus a la forme d’un triangle. Cette affirmation est empruntée à la géographie antique, et plus particulièrement à des sources latines, comme cela a été mis en évidence depuis quelques années déjà par des chercheurs comme D. Catalan et J. Vallvé21. L’espace, désormais délimité et « reconnu », est conceptualisé22 : l’arpentage le délimite et le fait s’inscrire dans le vaste cadre d’un monde régi par les lois des mathématiques. La forme triangulaire de la péninsule Ibérique donne l’image d’un espace maîtrisé. Le texte de Rāzī, repris par la suite par la plupart des géographes andalous, est très semblable à celui d’Orose, disciple de saint Augustin et auteur d’une vaste fresque intitulée Historiae adversus Paganos, très largement diffusée en son temps. Orose écrit ainsi : Hispania universa terrarum situ trigona et circumfusione oceani Tyrrhenique pelagi paene insula efficitur23. L’Hispania est ainsi devenue al-Andalus, et la forme triangulaire renvoie plus à celle de la péninsule Ibérique dans son intégralité qu’au seul territoire gouverné effectivement par un pouvoir musulman. Le discours géographique s’arroge des libertés que l’histoire ne peut se permettre de prendre. Alors que l’histoire d’al-Andalus est celle des pouvoirs musulmans qui se déployèrent sur la terre d’Espagne, la géographie, en privilégiant des frontières « naturelles » qu’elle crée parfois de toutes pièces, réinvestit l’ensemble de la Péninsule.
Les frontières « naturelles » d’al-Andalus : une terre entourée d’eau
13Le concept de frontière naturelle, qui fit les délices de la géographie du xixe siècle, est aujourd’hui largement battu en brèche au motif que les frontières naissent de l’histoire plus que de la nature. L’expression nous semble cependant assez bien appropriée dans le cadre de la géographie andalouse, en dépit de son anachronisme, dans la mesure où nos auteurs, confondant la Péninsule dans son intégralité avec al-Andalus, dotent cette dernière de frontières qui sont les mers et les montagnes : « L’Espagne est complètement fermée et entourée de toutes parts ; de l’une par la grande mer Océane, d’une autre par la mer Méditerranée (Tyrrhénienne), d’une autre enfin, par les montagnes des Pyrénées », écrit Rāzī24. « Au nord et à l’ouest de l’Espagne, il y a l’Océan et au sud, la mer Méditerranée, connue sous le nom de “mer de Tyran” (baḥr al-tīrān), c’est-à-dire qui coupe la circonférence de la terre », précise quant à lui Bakrī25. Idrīsī est à la fois plus prolixe et plus technique :
« On l’appelle aussi péninsule (ğazīra) d’al-Andalus, car elle est de forme triangulaire et se rétrécit du côté de l’Orient au point de ne laisser, entre la Méditerranée et l’océan Ténébreux qui l’entoure, qu’un intervalle de cinq jours, alors que son côté le plus large s’étend sur l’équivalent de dix-sept jours de marche. Ce dernier est à l’Extrême Occident, là où se termine la portion habitée ceinte par l’océan Ténébreux26. »
14L’Océan – « Al-Andalus est la dernière des terres habitées vers l’occident car elle touche à l’Océan, l’immense mer au-delà de laquelle il n’est point de pays habité », écrit Ḥimyarī27, qui lui consacre une notice28. La Péninsule est considérée comme un finistère ou, plus justement, comme une presqu’île adossée au grand Océan (Ukiyanus), source de toutes les mers du monde, appelé aussi la « mer des Ténèbres » (bahr al-ẓulumāt), la « mer Verte » (baḥr al-aḫdar) ou la « mer Environnante29 » (bahr al-muḥīṭ), selon une terminologie empruntée aux géographes grecs. Il s’agit là d’une limite presque aussi mythique que la muraille de Gog et Magog30, édifiée par Alexandre le Grand et qui enferme à l’est du monde les peuples de l’Apocalypse. Lui aussi dispose de son cortège d’horreurs : « Personne ne sait ce qui existe au-delà de l’océan Ténébreux ni n’a pu rien en apprendre de certains, à cause des difficultés qu’opposent à la navigation la profondeur des ténèbres, la hauteur des vagues, la fréquence des tempêtes, la multiplicité des monstres marins et de la violence des vents », écrit Idrīsī31. C’est un univers fondamentalement étranger, hostile à l’homme, et de nombreuses traditions rapportent qu’il abrite le trône d’Iblīs, l’ange déchu. Seuls quelques inconscients s’y sont aventurés, dont les fameux « fils de l’Aventure », les muġarrirūn, que leur équipée mena vers des endroits aux vagues énormes, au ciel à peine éclairé et qui s’en revinrent les yeux bandés après avoir navigué plusieurs semaines. Le récit de leur expédition est l’un des clichés les plus fréquemment repris de la littérature arabe32. Cette frontière mythique, au-delà de laquelle règnent l’inconnu et le néant, enveloppe la Péninsule sur deux de ses côtés.
15La mer Méditerranée – Elle est à la fois plus commune, plus connue, mais aussi plus présente dans nos écrits que l’Océan et ne fait, à ce titre, l’objet d’aucune notice particulière dans le dictionnaire géographique d’Ḥimyarī. Elle constitue cependant un élément incontournable dans la délimitation des bornes de cette île ou presqu’île qu’est l’Espagne (la langue arabe utilise indifféremment le terme de ğazīra). Rāzī la mentionne à plusieurs reprises : elle est la mer Syrienne (al-bahr al-Šāmī) qui baigne le Sud de la Péninsule33, ou la « mer Tyrrhénienne (bahr al-tīrān), ce qui signifie la “mer qu’encercle la terre”34 ». La tentative d’explication est intéressante dans la mesure où le géographe reprend le terme ancien de mer Tyrrhénienne et joue à la fois sur le radical arabe tyr qui signifie « enserrer » et sur le mot latin de Méditerranée, dont le sens est voisin puisqu’il signifie « ce qui se situe au milieu des terres ». Bakrī reprend in extenso cette citation35. Elle est reliée à l’Océan par le « passage » al-zuqāq.
16La Méditerranée est également familière parce qu’elle relie entre elles les rives du dār al-islām, ce que souligne Idrīsī :
« La Méditerranée, qui baigne les côtes méridionales d’al-Andalus, commence à l’ouest et va jusqu’à Antioche ; la distance à parcourir en mer entre ces deux points est de trente-six jours de navigation. Quant à sa largeur, elle varie. De Malaga à al-Mazimma et Badis, qui lui font face sur l’autre rive, on compte un jour de navigation, en supposant un vent de force moyenne et favorable. Au niveau d’Almería, mais sur l’autre rive, se trouve Ḥunayn, à une distance de deux jours de navigation. Ainsi également de Dénia, qui est en face de la ville de Ténès sur l’autre rive, à trois jours de navigation36. »
17Mais la Méditerranée est aussi le lieu de la confrontation avec l’ennemi ; elle est alors al-bahr al-Rūmī (la mer des Rūm)37, ce qui n’en fait guère la Mare Nostrum des Arabes38. Qu’elle unisse certaines des rives musulmanes ou qu’elle serve de ligne de démarcation entre l’Islam et ce qui n’est pas l’Islam, la mer reste un obstacle, comme le soulignait déjà le calife omeyyade de Damas al-Walīd lorsqu’il répondit à Mūsā ibn Nuṣayr qui lui avait demandé l’autorisation de franchir le Détroit : « Garde-toi d’exposer les musulmans aux périls d’une mer aux violentes tempêtes39. » La Méditerranée ne se voit pas encore assigné le rôle de pont entre deux « civilisations ». Thierry Fabre, dans une série d’ouvrages intitulée « Penser la Méditerranée des deux rives40 », écrit ainsi : « La Méditerranée n’est pas un ensemble étanche qui sépare, c’est un continent liquide qui relie […]. C’est une synthèse vivante, un entrelacement fécond, un héritage partagé qui ouvre à la quête d’un sens commun que l’on nommera pensée des deux rives. » Dans le cadre de ce type d’analyse, qui prétend redonner à la Méditerranée sa rive sud, on imagine que l’Espagne occupe une place de choix :
« La rencontre a bien eu lieu entre les deux rives et elle a souvent été fertile. L’héritage andalou en est sa plus magistrale expression. […] L’héritage andalou dans la culture méditerranéenne est le moment fondateur de ce possible syncrétisme, l’occasion historique où les deux rives ont été réunies en un seul lieu, ce lieu inaugural où les incompatibilités de culture entre l’Europe et l’Islam, aujourd’hui supposées irréductibles, ont été dépassées41. »
18Les sources médiévales pourtant sont bien loin de conférer le même sens à ce « moment fondateur », qui ne devient « historique » que dans le discours d’une fin de xxe siècle où les concepts de « reconnaissance de l’autre » et de « métissage des pensées » trouvent leur véritable signification. Ils sont aujourd’hui nécessaires et salutaires, mais les poser comme ayant existé de tout temps revient à les priver d’une histoire et, partant, en réduit la portée. Ils trouvent leur justification en eux-mêmes et n’ont nul besoin qu’on leur invente une existence antérieure. Al-Andalus est dans cette analyse une représentation symbolique de ces deux rives, comme un trait d’union entre deux aires de civilisation ; en un mot, comme la Méditerranée elle-même dont elle est la terrestre projection, elle réunit plus qu’elle ne sépare.
19Les géographes andalous objecteraient assez facilement que la frontière entre les deux civilisations ne se situait guère entre les deux rives, mais quelque part près du Duero. Et lorsque Bakrī, au milieu du xie siècle, prétend qu’al-Andalus, par son histoire comme par sa situation géographique, est fondamentalement une terre au contact des Rūm, ce n’est pas tant pour en faire le lieu d’un quelconque syncrétisme, mais plutôt pour l’ériger dans sa globalité en une zone frontière de l’Islam. Les bases mêmes du débat sont faussées et, partant, desservent la noblesse de l’idéal qu’on prétend servir. Les géographes andalous ne se sont jamais représenté ainsi le territoire qu’ils décrivaient. Al-Andalus est terre d’Islam ; elle est à ce titre plus proche du Khurāsān dans ses mœurs, son essence, sa religion qu’elle ne l’est des terres franques. Et c’est bien la raison pour laquelle les géographes martèlent qu’elle est une île et que son destin est original. Une île dont on précise avec soin les bornes.
Les trois angles d’al-Andalus
20La description précise des trois angles qui délimitent la Péninsule est empruntée à Orose. Chacun d’entre eux se situe à un endroit à la fois stratégique et symbolique :
21Premier angle42 :
Orose | Rāzī | Bakrī |
Tertius angulus eius est qua Gades insulae, intentae in africum, Athlantem montem interiecto sinu oceani prospiciunt. | « Le premier de ces angles correspond à l’emplacement du temple de Cadix, célèbre dans le pays : c’est là que débouche la mer Moyenne Syrienne qui baigne le Sud de la Péninsule. » | « Le premier angle est le lieu dans lequel se trouve l’idole de Cadix, en face de la montagne d’Afrique appelée Adlant. » |
22Ce premier angle est tout entier symbolisé par le temple qu’il abrite et que Rāzī et Bakrī ne font qu’évoquer ; Ḥimyarī, plus de deux siècles plus tard, reprenant différents auteurs plus prolixes qu’al-Bakrī, nous livre une description détaillée de cette idole. De très nombreux géographes et chroniqueurs arabes font allusion à ce monument. Cette idole (ṣanam) est en fait une tour, dont la construction est attribuée à Hercule et qui est surmontée d’une immense statue le représentant. La description de ce temple est l’occasion de l’exposé d’une prédiction : lorsque la statue laissera tomber les deux clés qu’elle tient dans ses mains, ce sera alors la ruine du pays43.
23Deuxième angle44 :
Orose | Rāzī | Bakrī |
Huius angulus prior, spectans ad orientem, a dextris Aquitanica provincia, a sinistris Balearico mari coartatus, Narbonensium finibus inseritur. | « Le second angle se trouve dans la partie orientale d’al-Andalus, entre la ville de Narbonne et celle de Bordeaux, dans une région aujourd’hui au pouvoir des Francs, à hauteur des îles Majorque et Minorque, là où les deux mers, Océan et Méditerranée, sont les plus proches. » | « Le second angle se trouve à l’est de l’Espagne, entre Narbonne et Bordeaux, sur la même ligne que les îles de Majorque et Minorque, et tout près des deux mers : l’Océan et la mer Méditerranée. » |
24Le deuxième angle n’en est pas véritablement un dans la mesure où il est situé quelque part entre deux villes, ce qui témoigne de la liberté avec laquelle nos géographes délimitent les bornes territoriales de la Péninsule. L’essentiel est de faire de ces lieux des jalons à la fois symboliques et schématiquement identifiables, et non de renseigner précisément marins, voyageurs et commerçants.
25Troisième angle :
Orose | Rāzī | Bakrī |
« Secundus angulus circium intendit ubi Brigantia Gallaeciae civitas45 sita altissimum pharum46 et inter pauca memorandi operis ad speculam Britanniae erigit47. » | « Le troisième angle se trouve au nord-ouest, dans le pays de Galice, là où se trouve la montagne qui surplombe la mer et sur laquelle se dresse le temple élevé qui ressemble au temple de Cadiz. Ce troisième angle marque le point à partir duquel la côte remonte en direction du pays de Bretagne. » | « Le troisième angle, quant à lui, se situe là où la mer s’incurve du nord vers l’ouest, à l’emplacement du phare édifié sur la montagne qui domine la mer. C’est là, dans la région tournée vers la Bretagne, que se trouve l’idole haute, semblable à celle de Cadix. Orose48 rapporte que le pays dans lequel se trouve l’idole s’appelle Burgosie. C’est là où se trouve l’idole que commencent les frontières de la Galice. » |
26Deux des trois angles que compte la Péninsule abritent des représentations païennes. Ces idoles sont le symbole du paganisme qui triomphait autrefois en Espagne. La description d’Orose est à ce titre assez neutre ; il indique simplement l’existence d’un phare et ne mentionne pas celle d’une statue à Cadix. Rāzī et Bakrī privilégient en revanche, au sein de descriptions pourtant très succinctes, la mention de ces symboles de l’idolâtrie. Plusieurs explications à cela : le souci de divertir le lecteur en privilégiant l’étrangeté et l’« exotisme », la volonté de montrer l’ancienneté de l’Espagne et, partant, son importance ; mais peut-être est-ce également dans le but de montrer que le paganisme fut enraciné profondément en cette terre et que seul l’islam a réussi à l’en extirper.
27L’ordre de présentation des angles a également évolué : alors qu’Orose décrivait comme angulus prior l’angle qui pointe en direction de la province d’Aquitaine, Rāzī et Bakrī commencent leur exposé par ce qui n’est que le troisième angle sous la plume d’Orose : celui de Cadix. Notons le parallélisme des constructions : ces deux angles, tour à tour éminents, tendent vers un ailleurs, l’angle oriental regarde du côté de la riche et très chrétienne province d’Aquitaine selon Orose ; l’angle de Cadix pointe, sous la plume de nos géographes musulmans, vers le sud, le Maghreb, terre d’Islam, mais aussi premier angle d’un point de vue historique, puisque c’est depuis cet endroit qu’al-Andalus fut conquise. Nos trois auteurs, par-delà les siècles d’intervalle, sont cependant d’accord sur un point : le deuxième angle, celui qui est tourné vers la Bretagne, a beaucoup moins d’intérêt !
La frontière avec la chrétienté
L’absence de concept de « frontière »
28La frontière est l’une des notions les plus étudiées de ces dernières années49, et l’Espagne, premier lieu d’une confrontation entre chrétienté latine et Islam qui rythma l’histoire du Moyen Âge, constitue à ce titre un champ d’étude exceptionnel. L’organisation administrative, économique, sociale des différentes marches d’al-Andalus, des ṯuġūr ou zones militaires, notamment celles de Saragosse, Tolède et Mérida au temps du califat, a été ainsi précisément décrite. Les évolutions que connurent ces zones au gré des avancées de la Reconquista et de la venue dans la Péninsule des Almoravides puis des Almohades sont également à l’origine de nombreux travaux, historiques comme archéologiques.
29On imagine aisément l’importance que devaient avoir ces zones aux yeux des hommes d’al-Andalus, à la fois par l’enjeu des combats et des trêves qui s’y déroulaient, et par le symbole qu’elles représentaient : un limes au-delà duquel s’étend un monde fondamentalement étranger même s’il n’est pas inconnu. C’est le Tarsūs de l’Occident musulman. On était donc en droit d’attendre des géographes qu’ils se fassent l’écho de ces préoccupations générales, qu’ils délimitent précisément ces lieux, qu’ils en fassent le centre de leur propos, en un mot, qu’ils pensent la frontière. Or, force est de constater que la géographie andalouse ignore ce concept. C’est le paradoxe absolu d’un discours qui se veut descriptif et qui omet de peindre dans le détail ces zones de contact et de conflit, alors même que la délimitation de ce qui sépare le dār al-islām du dār al-ḥarb est constitutive de l’identité islamique50.
30Dans le cadre des brèves introductions des ouvrages de géographie, les auteurs présentent le cadre spatial d’al-Andalus ; ils le délimitent, en nomment les bornes, en célèbrent les richesses. Mais si les limites « naturelles » que sont la mer Méditerranée, l’Océan ou les montagnes sont longuement dépeintes, la ligne de démarcation entre Islam et chrétienté, ou plutôt entre l’Islam et ce qui n’est pas l’Islam, ne fait pas l’objet d’une analyse globale, mais de quelques phrases brèves et allusives. Au fil des notices que les géographes consacrent aux villes et aux districts d’al-Andalus, se trouvent également quelques mentions de ce que nous nommons la frontière.
31Rāzī est, de tous nos auteurs, celui qui se soucie le moins de dépeindre les zones de contact avec ces terres qui ne sont pas à l’Islam. Il souligne bien la solidité des forteresses51 et leur caractère inexpugnable, mais ce type de mentions se retrouve invariablement dans toutes les notices, et non uniquement dans celles consacrées aux zones de marches. La description de Tolède, l’un des trois ṯuġūr de l’époque califale avec Saragosse et Mérida, est l’occasion d’une très succincte allusion à la zone frontière et aux combats qui s’y déroulèrent : « Tolède se trouve à l’ouest de la Marche supérieure52 et au nord de Cordoue. […] Tolède est une ville importante, très grande, agréable, fortifiée et bien défendue : bien qu’assiégée maintes fois par des forces considérables, elle résista toujours à leurs assauts53. » Les forces considérables que le géographe évoque ici ne sont pas celles des Rūm, mais bien celles des émirs omeyyades qui voulurent imposer leur domination à cette région. Il s’agit par ailleurs là de la meilleure définition de la frontière : une zone rebelle et rétive, difficile à soumettre par le pouvoir central !
32Les notices consacrées à Saragosse et Mérida ne sont guère plus explicites, à l’exception de la simple mention d’une zone dépeuplée près de Santaver, à l’est de Tolède54. La description de Huesca n’est guère plus édifiante et seule celle du district de Tudèle indique que la ville de Tarazona fut « la résidence des gouverneurs et des généraux dans la zone des Marches. Abū ʿUṯmān ʿUbayd Allāh ibn Uṯmān, connu sous le nom de “Seigneur de la Grande Terre” (ṣāḥib al-ard), la choisit pour résidence, en la préférant aux autres villes des Marches. C’est à lui que parvenaient les dîmes payées par les villes de Narbonne et de Barcelone55 ». On trouve également à deux reprises une étonnante formule : « Quand l’Espagne était aux musulmans, la reprise des châteaux (du territoire de Lérida) tenait à cœur aux chrétiens, et les musulmans étaient obligés de se tenir tout le jour sur les parapets de leurs remparts (pour monter la garde)56. » « Quand l’Espagne était aux musulmans, ce château d’Arnedo servait de bouclier contre les chrétiens57. » Au moment où Rāzī rédige son ouvrage, ces lieux sont encore entre les mains des musulmans. Il s’agit certainement là d’un ajout des traducteurs du xive siècle. Le moins que l’on puisse dire est que ces pages ne résonnent guère de l’écho des batailles. Les chrétiens sont à peine évoqués, les zones frontières n’apparaissent que subrepticement et les escarmouches, sinon les combats, qui ne devaient manquer de s’y dérouler, sont passés sous silence. Cette représentation, ou plutôt cette absence de représentation, de la frontière est en fait assez cohérente. Le destin d’al-Andalus ne se joue pas encore en ces zones et l’on pourrait dire de Rāzī qu’il a l’assurance tranquille d’un homme du califat. Les frontières sont de fait fixées, et si les Andalous sont écrasés à Simancas en 939, inversement, les chrétiens sont contenus pour longtemps encore. La frontière n’est pas l’enjeu de ce temps.
33Bakrī en revanche écrit alors que s’amorce la Reconquista58. Que nous dit-il de la frontière ? Dans son introduction, le géographe évoque brièvement la situation géopolitique de la Péninsule : « L’Espagne est un territoire de combat pour la Foi (dār al-ğihād) ; ses frontières sont fortifiées. Elle est entourée au nord, à l’est et à l’ouest par des populations infidèles59. » Suit une longue présentation de la conquête de l’Espagne par les musulmans, que clôt cette dernière phrase60 : « La partie de l’Espagne occupée par les musulmans s’étend sur trois cents parasanges (farsaḫ) de longueur entre Ocsonoba et Huesca, et quatre-vingts parasanges de largeur, de Carthagène d’Alfa à al-Fahmīn61. » Cela correspond à peu près à la situation d’al-Andalus dans les années 1060, alors que les chrétiens prélèvent d’importants parias depuis 1030 environ, et que les terres perdues sont encore peu nombreuses. On peut cependant convenir que ces quelques phrases de l’introduction générale de l’ouvrage ne rendent que piètrement compte de l’enjeu que devait commencer à représenter la frontière pour nombre d’Andalous. En revanche, et c’est là un élément de taille, parmi les dix villes auxquelles le géographe consacre une notice, se trouve la localité de Barbastro. Cela peut à première vue étonner tant la bourgade recèle peu d’intérêt. Tout s’éclaire cependant lorsque l’on considère qu’il s’agit de la première ville prise par la « croisade » aragonaise en 1064, la première place forte tombée entre les mains des chrétiens, dont « la perte retentit comme un coup de tonnerre qui fit trembler la terre d’Espagne d’un bout à l’autre » selon la célèbre formule d’Ibn Ḥayyān62.
34Bakrī décrit longuement le siège de Barbastro par les « Galiciens » et les Normands63 ainsi que les péripéties (et les ruses) qui rendirent possible la prise de la ville. Il précise que le siège dura quarante jours, que les assaillants étaient au nombre de quarante mille et que, parvenus dans la ville, « ils massacrèrent les hommes, emmenèrent en captivité un nombre considérable de femmes et d’enfants et choisirent parmi les captives cinq mille jeunes filles de grande beauté qu’ils offrirent au prince de Constantinople64 ». Les chiffres sont bien sûr exagérés mais le symbole est fort. Le plus intéressant reste le parallèle que fait ensuite Bakrī entre ce fait d’armes et la reprise de la ville par les musulmans, quelques mois plus tard :
« Par la suite, Ahmad ibn Sulaymān ibn Hūd, gouverneur de Saragosse, reprit la ville avec l’aide des soldats des postes frontières et les alliés auxquels il fit appel, parmi les chefs andalous. Il s’empara d’un butin estimé à cinq mille esclaves environ, mille chevaux, mille boucliers ainsi que des vêtements de luxe et un riche butin. La prise de la ville se fit le 8 ğumādā de l’an 457 (le 17 avril 1065). Après cette date, Ahmad ibn Sulaymān fut surnommé “le puissant, par la grâce de Dieu”65. »
35Les deux camps sont quittes, sommes-nous tentés d’écrire : la forteresse n’est pas perdue, le même nombre d’esclaves a été pris de part et d’autre, et l’importance du butin fait par les musulmans répare en quelque sorte la férocité des chrétiens. La menace de l’ennemi est désormais bien présente, mais les forces de l’Islam, lorsqu’elles sont unies, sont à même de lui faire échec. Bakrī se distingue donc de Rāzī dans la mesure où il introduit des récits de conflits, mais ce n’est que pour mieux souligner que l’essentiel est sauf : les frontières sont toujours celles du califat. Al-Andalus est cependant devenue dans son intégralité une zone frontière.
36Idrīsī adopte une démarche résolument originale : après quelques phrases générales d’introduction sur l’ensemble physique que constitue la Péninsule/al-Andalus, il analyse de manière totalement distincte la partie du territoire appartenant au IVe climat et celle du Ve climat ; il dissocie donc de fait l’étude des terres chrétiennes de celle des terres musulmanes, ou du moins des terres qui furent à l’islam au temps du califat ; la césure est telle que ces deux études ne se suivent pas, chacune s’insérant dans le cadre du climat qui fait l’objet d’un chapitre, ce qui exclut d’analyser leur possible confrontation66. En revanche, dans le cœur des notices consacrées aux différentes villes d’al-Andalus, le géographe précise parfois si la ville qu’il décrit a été prise par les chrétiens67, et il lui arrive d’évoquer la frontière. Mais c’est le plus souvent sous la forme d’une simple allusion, d’une allusion au passé, comme en témoigne le passage consacré à la ville de Tarragone : « Cette ville, aujourd’hui peuplée, était autrefois vide à cause de sa situation limitrophe entre les musulmans et les chrétiens68. » Les conflits qui opposent al-Andalus aux chrétiens ne sont pas pour autant gommés et passés sous silence, ils resurgissent çà et là, dans le détail des notices consacrées à chacune des régions d’al-Andalus, mais ils ne sont pas traités au sein d’une analyse minutieuse et construite de la « frontière ». Encore une fois, la seule frontière pensée comme telle est celle du califat.
37Dans son introduction, Ḥimyarī recopie le paragraphe de Bakrī que nous avons déjà cité69, sans toutefois reprendre les noms de lieux, mais surtout il le dote d’une suite : « La partie qu’en possédaient les chrétiens était de même étendue que celle qu’occupaient les musulmans, ou un peu plus. Mais, par la suite, les révoltés [ṯuwwār, les rois des Taïfas], [contre le régime omeyyade] se rendirent maîtres du pays, ce qui eut pour résultat la perte des zones frontières [ ṯuġūr] et le passage aux mains de l’ennemi de la plus grande partie du territoire musulman : de celui-ci, il ne subsiste qu’une très petite portion. Il existe dans al-Andalus des chaînes de montagnes bien connues et des sources thermales nombreuses70. » L’ajout est intéressant : la démarche première du géographe est de reprendre le passage de Bakrī, devenu bien sûr totalement anachronique au xive siècle, afin de montrer que la seule véritable frontière entre l’Islam et ce qui n’est pas l’Islam est celle établie par le califat71. L’allusion à l’évolution ultérieure ne fait que renforcer l’importance historique de cet âge d’or puisque c’est la disparition du califat qui a entraîné la perte des zones frontières et la rétraction territoriale. Le géographe enfin, dans le cœur des notices qu’il consacre aux différentes villes, évoque à de très nombreuses reprises les combats qui ont opposé les musulmans aux royaumes chrétiens du Nord. Si la zone frontière n’apparaît pas dans l’introduction, elle resurgit cependant sous la forme de multiples évocations, éclatées au fil des notices, dans le cœur de l’ouvrage.
38Que retenir donc du discours des géographes andalous sur la frontière ? Au fil du temps, leurs pages se remplissent de l’évocation des combats et la menace des royaumes chrétiens du Nord semble se préciser. Il n’y a cependant pas d’analyse globale de cette zone et celle-ci reste, de manière intangible, indissociable des limites territoriales qui furent celles du califat. C’est là le plus puissant topos de la littérature géographique sur la frontière. Il faut cependant aller plus loin et constater que les limites mêmes du califat ne sont, au mieux, qu’évoquées. Aucun de nos auteurs ne délimite ni ne décrit véritablement les trois marches d’al-Andalus, leur organisation et l’enjeu qu’elles représentent pour le pouvoir central. Ce qui revient à répéter ce que nous indiquions au début de ce chapitre : les géographes ignorent la frontière. Au xe siècle, elle est absente des écrits géographiques car elle ne constitue pas encore un enjeu, et lorsque qu’elle en devient un, à partir des avancées de la Reconquista, les géographes se cramponnent littéralement au cliché d’une frontière intangible, qui devient aussi « naturelle », voire physique, que ces bornes que sont les montagnes, la mer ou l’Océan, et cela tout en décrivant les combats et les reculades de l’Islam. Comment expliquer cette négation de la réalité de la frontière ?
39Plusieurs hypothèses permettent d’avancer une réponse. La première est qu’Al-Andalus est une zone de guerre dans son intégralité : « Al-Andalus est un territoire où l’on combat pour la foi et un lieu de séjour en ribāt », écrivent Bakrī et Ḥimyarī. Les géographes ne sauraient donc délimiter précisément ce que nous nommons la frontière septentrionale, la zone de combat avec le monde chrétien. La seconde hypothèse réside peut-être dans la difficulté pour l’Islam médiéval de se considérer comme un État territorial, dont la souveraineté s’exercerait sur un espace précis et dont les bornes géographiques constitueraient des frontières, car la seule forme légale de pouvoir politique, le califat, s’exerce avant tout sur les hommes qui constituent la communauté des croyants, l’umma. Or celle-ci est juridiquement la même, qu’elle se trouve à Médine, où quelques dizaines d’hommes étaient groupés autour du Prophète, ou qu’elle soit constituée de plusieurs millions d’individus disséminés dans un immense empire à la destinée duquel président ses successeurs. Les frontières que cet ensemble se donne sont celles de la diffusion de l’Islam, qui par définition s’adresse à tous. Et lorsque celles-ci sont de fait stabilisées, après la seconde vague de conquêtes du viiie siècle72, elles délimitent deux espaces théoriques, le dār al-islām et le dār al-ḥarb (le domaine où la guerre est légitime), bien plus qu’elles n’établissent les bornes géographiques d’une souveraineté territoriale. L’éclatement politique de l’Islam à partir du xe siècle et l’émergence de deux nouveaux califats contribuent également à faire du dār al-islām l’espace d’une communauté de croyants et non un État aux délimitations précises.
40Il n’en demeure pas moins que la frontière imaginaire entre ce qui est à l’Islam et ce qui ne l’est pas resta pendant longtemps confondue avec les limites atteintes par les premières vagues de l’expansion musulmane, ou du moins avec les zones où un pouvoir musulman put se stabiliser quelque peu. C’est ce qui explique que les géographes andalous répètent au fil des siècles que la frontière est celle établie à l’époque omeyyade. Les revers et la perte de certains de ces lieux sont d’autant plus cinglants, et les pages d’Ḥimyarī, par exemple, résonnent des lamentations sur la perte des villes d’al-Andalus73.
41Le discours géographique prétend donc ignorer les contraintes de la géopolitique, leur préférant de très loin l’invention de limites idéales édictées par la nature ou par l’histoire, lorsque celle-ci jouait en faveur de l’Islam. Muqaddasī procédait de la même démarche lorsqu’il passait sous silence les combats contemporains qui opposaient musulmans et Byzantins dans le cadre de sa description du Nord de la Syrie74. Mais les aléas du temps sont peut-être, de ce fait, soulignés plus puissamment encore lorsque le discours géographique, qui se veut avant tout descriptif, les ignore. Seules les limites mythiques, naturelles, mais aussi celles fixées, de « tous temps », c’est-à-dire par la conquête arabe, valent qu’on les consigne parce qu’elles abolissent une histoire immédiate qui ne joue pas, alors, en faveur de l’Islam.
42La dernière hypothèse enfin sur l’absence de la frontière tient à l’impossibilité de reconnaître la capacité de destruction de l’adversaire. L’Islam se pense comme central et cherche dans son propre camp les causes de l’échec. Seuls la division, la fitna, les conflits d’intérêts et l’incapacité à s’unir expliquent, aux yeux de nos auteurs comme de la plupart des contemporains, les revers militaires et l’insolente avancée des royaumes chrétiens du Nord, ce que souligne très bien Ḥimyarī lorsqu’il précise qu’une partie du territoire a été perdue à l’issue des troubles occasionnés par l’éclatement politique d’al-Andalus. Et le califat représente d’autant plus le temps de la gloire et de l’âge d’or qu’il est le seul régime politique à avoir incarné cette union des forces de l’Islam dans la Péninsule. L’adversaire ne fait finalement que profiter d’une situation de crise, ce qui justifie le peu d’intérêt que les géographes lui portent, à l’exception notable d’Idrīsī, et la brièveté des notices qu’ils consacrent aux peuples limitrophes de l’Espagne musulmane.
Les voisins immédiats
43Al-Andalus est une île arabe, entre chrétienté et Maghreb. Ce dernier n’est évoqué, au fil des pages qui nous intéressent, que par allusions dans la mesure où les œuvres de la géographie andalouse, qui s’inscrivent pour la plupart dans la tradition de la peinture globale du dār al-islām, le décrivent en des places et lieux qui lui sont assignés. La chrétienté espagnole en revanche, partie intégrante d’une péninsule que les géographes dépeignent dans sa globalité, est traitée par le biais de l’énumération des différents peuples qui la constituent et qui forment un bloc homogène, comme en témoigne cette phrase d’Ḥimyarī : « Les habitants de Bordeaux ressemblent aux Galiciens (Ğillīqīyūn) par leur aspect physique et leur façon de se vêtir75. » Bakrī et Ḥimyarī évoquent ainsi l’existence des Galiciens (Ğillīqīyūn) et des Basques (Baškunaš, les Vascons). Selon l’adage bien connu selon lequel les voisins immédiats sont toujours les plus dépréciés76, le portrait n’est guère flatteur : quelques lignes suffisent à camper la pauvreté des Basques, peuple de brigands77, qui sont à proprement parler des « Barbares », ʿAjam, puisqu’ils pratiquent une langue qui « les rend incompréhensibles78 ». Le célèbre tableau des Galiciens, qu’emprunte Bakrī à Ibrāhīm ibn Yaʿqūb al-Isrāʾīlī al-Ṭurtušī et que reprend Ḥimyarī, n’est guère plus tendre :
« Le pays des Galiciens est plat, et le sol en est le plus souvent sablonneux. Les habitants se nourrissent principalement de mil et de millet. Leurs boissons préférées sont le cidre et l’anīška, faite à base de semoule (daqīq). Ce sont des gens fourbes dont il convient de se méfier. Ils ne se lavent pas plus de deux fois l’an, et avec de l’eau froide. Ils ne nettoient jamais leurs vêtements et les portent jusqu’à ce qu’ils tombent en lambeaux car ils estiment que la saleté qu’occasionne la transpiration protège leurs corps. Leurs habits sont très étroits et ouverts de telle façon qu’ils laissent apparaître la plus grande partie de leur buste. Les Galiciens sont fort courageux. Au combat, ils préfèrent la mort à la fuite79. »
44L’évocation se fait ici sur le mode de l’investigation ethnologique et de la reconnaissance d’une altérité : les géographes andalous décrivent Basques et Galiciens à l’instar d’Ibn Faḍlān à propos des Bulgares de la Volga80, parce qu’ils sont « exotiques », différents, réductibles à l’exposé de leurs coutumes. Leur identité est autre, et le lettré andalou du xie siècle, comme celui du xive siècle, se reconnaît moins de points communs avec ces proches voisins qu’avec les citadins de Bagdad ou de Damas, qu’il n’est point besoin, eux, de décrire dans leur existence quotidienne puisqu’ils sont semblables.
45Les royaumes chrétiens du Nord sont fondamentalement méconnus des géographes andalous ou, plus justement, ils ne les intéressent pas ; aucun d’eux n’est précisément délimité. Comment interpréter l’absence de toute allusion à la Castille et au Léon chez Bakrī ? N’y a-t-il pas confusion entre ce terme quasi générique de « Galice » et le comté de Galice qui constitue avec la Castille le royaume de Léon81 à l’époque où le géographe écrit ? Idrīsī, qui en revanche dépeint avec plus de précision les terres d’al-Andalus appartenant au Ve climat82, a le mérite de nommer et de décrire pour la première fois ces terres, ce qui traduit une évolution notable.
46Ḥimyarī reprend les récits de ses prédécesseurs et leur adjoint certaines notices supplémentaires. Qu’écrit-il au sujet de la Castille ? Il consacre en fait un court mais significatif passage à cette région de la Péninsule/al-Andalus :
« Territoire d’al-Andalus, qui tire son nom de celui de sa capitale, Kastāla. On a dit : ce qui se trouve de l’autre côté du massif montagneux appelé Sierra vers le sud s’appelle Espagne, tandis que le pays qui s’étend vers le nord s’appelle Castille83. Quelqu’un a composé ces vers :
Les Rūm font des incursions dans le pays et s’emparent de butin : ce qui reste aux habitants, les Arabes et le fisc le prennent !
Tout l’argent du pays s’en va en Castille. Qu’Allāh soit bienveillant pour Ses esclaves et qu’Il leur fasse miséricorde84 ! »
47Point ici de considérations ethnologiques sur un peuple : la frontière et la guerre se font plus présentes ; les Castillans ne sont pas un peuple « exotique », mais une nation dont l’identité est avant tout guerrière. Eux seuls se voient crédités d’une organisation politique et leurs souverains, appelés le plus souvent Adfūns ou Alfunsh (Alphonse)85, sont des adversaires redoutables dont on mentionne les dommages qu’ils causent à al-Andalus au gré des notices consacrées aux différentes villes qui eurent à souffrir de leurs incursions. Ce sont, eux aussi, des Rūm reconnaissables et stigmatisables86, mais ils sont en quelque sorte mis en scène, et l’on présente leur confrontation avec les pouvoirs musulmans, plus que leur mode de vie dans un berceau originel qu’ils ont bien sûr largement débordé (c’est un euphémisme !), lorsque Ḥimyarī compose son ouvrage.
48L’évocation de ces Castillans est d’abord celle de guerriers, de chevaliers et de rois, avides de terres, courageux dans la bataille, et dont le code de l’honneur permet de reconnaître les vertus des combattants musulmans qui leur sont opposés. Un passage d’Himyarī semble presque être extrait de l’« autobiographie » d’Usāma ibn Munqiḏ87, l’émir de Shaizar qui fut l’un des plus fins portraitistes des croisés en Terre sainte :
« Quand Ibn Farağ [le général qui commandait la garnison d’Alcaraz lors du siège de la forteresse en 1224] sortit du château, Alphonse [Ferdinand III] s’émerveilla de sa haute taille et de sa fière allure. Il fut choqué de voir le général musulman ne le saluer que d’un geste, au lieu de lui baiser la main88. L’interprète le fit remarquer à Ibn Farağ, qui lui dit : “Si j’étais au service de ton maître, me serait-il permis de baiser la main de son adversaire ?” Ce propos fut répété à Alphonse, qui lui dit : “Non, cela ne serait pas permis !” Il se mit à rire et ajouta : “C’est ainsi qu’il convient que soient les vrais hommes !” Il témoigna sa bienveillance au vaincu, lui rendit son cheval et ses armes et lui dit : “Il me plaît de voir un homme comme toi chez un homme comme moi !”. »
49Comme dans les considérations d’Usāma, on retrouve le sentiment d’une proximité dont se crédite la noblesse féodale avec ceux qu’elle considère comme ses égaux de l’autre camp, sans que jamais la réciprocité ne soit affirmée. Mais c’est là une façon indirecte, nous semble-t-il, pour les chroniqueurs musulmans de célébrer la bravoure de quelques-uns de leurs généraux à travers l’éloge même de leurs adversaires. Le géographe consacre également une très courte notice à l’Aragon (Aragūn) : « C’est le nom du pays de Garcia, fils de Sancho89. Il comprend des villes et des districts90. » On ne peut faire plus neutre !
50La description des proches voisins de l’Espagne chrétienne nous livre donc quelques lieux communs sur la représentation de l’autre : la saleté des Galiciens et des Basques, l’ardeur au combat des Castillans. À aucun moment cependant, les géographes ne font du christianisme l’élément identitaire principal de ces régions, tout au plus l’évoquent-ils entre autres considérations, comme en témoigne cette phrase extraite de la notice qu’Ḥimyarī consacre à la France (Ifranğa) : « Les Francs descendent de Japhet. Ils professent la religion chrétienne, et de celle-ci, le rite melkite (al-raʾy al-Malakīya)91. » Ils sont le plus souvent appelés simplement Rūm ou Ifranğ (Francs), et parfois ʿAğam, ce qui signifie à l’origine « ceux qui ne parlent pas l’arabe ». Ces considérations, qui relèvent plus de l’ethnographie que de l’histoire, sembleraient comme « hors du temps », s’il n’y avait, au fil des notices, l’évocation de plus en plus lancinante de l’ardeur des combats et le regret de la perte des villes. Il faut pourtant attendre Ḥimyarī pour que ces sentiments se fassent jour. Ce géographe cependant, pas plus que ses prédécesseurs, ne se soucie de connaître véritablement l’« autre », et le savoir géographique, qui procède par voie cumulative, réitère les mêmes affirmations au fil des siècles. Pas plus que la frontière, le voisin ou l’ennemi n’est au centre du propos de la géographie andalouse car celle-ci se propose avant tout de répertorier ce qui est à l’Islam ou, plus justement, ce qui fut de tout temps à l’Islam, indépendamment des revers que celui-ci eut à subir. L’ennemi ne peut être un objet d’étude, il n’est que le catalyseur de phénomènes dont les causes sont à chercher dans son propre camp, tant il est vrai que l’Islam, et la géographie n’est là qu’un discours parmi d’autres, se pense comme central. Les voisins du Nord et la pression qu’ils font subir au territoire musulman ne sont donc qu’un des éléments qui permettent de présenter al-Andalus et, à ce titre, l’évocation de leur présence pèse de peu de poids face à l’inventaire des richesses de cette terre.
L’INVENTAIRE DES RICHESSES D’AL-ANDALUS
51Les ouvrages de géographie constituent une mine où affleurent toutes sortes de données, entremêlées de façon brouillonne au fil des notices consacrées aux villes. La présentation du site côtoie la description des ruines antiques qui subsistent, ainsi que l’énoncé des principales productions locales ou le récit d’une anecdote qui a illustré le lieu. Déterminer les raisons qui sont à l’origine du choix des informations est à l’évidence délicat, mais il faut garder à l’esprit que nos géographes n’écrivent pas dans le but de faire découvrir une terre exotique et ignorée ; ils présentent à leurs lecteurs le tableau d’une terre familière dont ils inventorient les richesses. Le tableau qu’ils dressent des paysages et des ressources est souvent bien sec et réduit à un catalogue de productions. Nous pouvons certes regretter qu’ils n’aient pas lu Washington Irving ou Théophile Gautier, mais il faut faire nôtre la moisson des données qu’ils nous livrent et tenter de saisir les articulations de leurs discours.
Paysages et climat d’al-Andalus
Une nature généreuse
52Les géographes sont des analystes du paysage, écrivait Lucien Febvre92. Le propos ne se voulait guère élogieux, mais il correspond en partie à l’idée que nous nous faisons des géographes lorsqu’ils campent le décor d’al-Andalus93. La démarche est intrinsèquement liée au genre de l’adab qui brosse un tableau, plante un décor dans l’introduction de ces ouvrages de géographie. Al-Andalus est alors une réduction de la Terre, une projection en miniature, où se retrouve la diversité des milieux naturels. Rāzī écrit :
« Elle dispose à la fois de la mer et de la terre, de plaines et de régions accidentées. […] Il y a en Espagne de hautes montagnes, de grandes chaînes, de larges vallées et des forêts de grand rapport. On y trouve des étendues planes et de vastes campagnes, qui produisent en quantité des fruits précoces ou tardifs. Tout ce dont on a besoin pour subsister se trouve dans ce pays. Tous ces avantages ont fait dire à certains que l’Espagne ressemble au paradis de Dieu. […] L’Espagne possède de nombreux et remarquables ports de mer, aussi bien sur l’Océan que sur la Méditerranée ; ils sont fréquentés par beaucoup de navires qui y apportent des marchandises de l’extérieur et en emportent94. »
53Il ajoute, dans le cadre du dernier chapitre de la partie géographique de son ouvrage, consacré aux montagnes et aux fleuves d’al-Andalus : « Il n’y a en Espagne, à la vérité, que trois chaînes de montagnes, qui traversent le pays d’une mer à l’autre ; aucun fleuve ne coupe chacune d’elles sur toute son étendue. On y trouve de nombreux châteaux, avec des territoires de grand profit, pourvus d’excellentes productions95. » Il n’est point question ici des « horribles et vastes solitudes96 » que saint Bernard admirait et recommandait pour l’implantation des abbayes cisterciennes, car ce n’est pas la majestueuse grandeur d’une nature sauvage que célèbrent les géographes andalous comme orientaux, mais la douceur d’une terre naturellement favorable et fécondée par le travail de l’homme. La réunion en cette terre de ces « conditions naturelles » propices est à la fois la cause et la manifestation de son élection.
Un climat tempéré
54La salubrité du climat ainsi que l’harmonieuse répartition des saisons témoignent également des qualités d’al-Andalus : « Un juste équilibre en caractérise le climat, la température, le régime des vents ; le printemps et l’automne, l’hiver et l’été y sont harmonieusement répartis et jouissent les uns et les autres d’une température moyenne ; on n’y voit jamais une saison empiéter sur la suivante, ni en réduire du même coup la durée97. » Comme l’écrit Bakrī : « Al-Andalus est comme la Syrie par sa fertilité et la pureté de son air, comme le Yémen par son climat égal et tempéré98. » On pose ici l’excellence de la norme et de l’équilibre. Un climat trop froid est néfaste et contraire à un développement harmonieux de l’homme, tandis qu’une chaleur excessive, préfiguration de la Géhenne, nuit à la vie. La combinaison des éléments primordiaux, la répartition des qualités, la combinaison des humeurs expliquent la nature de l’homme comme celle du milieu géographique et permettent de comprendre les interférences qui les lient.
55Le premier, le grand polygraphe Ğāḥiẓ (m. 868), avait popularisé et intégré à l’adab le thème de l’influence du climat sur la morphologie et la psychologie des peuples, livrant ainsi quelques morceaux d’anthologie qui, pour nous sembler racistes, n’en sont pas moins les prémices d’une pensée scientifique qui cherche à expliquer le monde : « Chez [les peuples de l’Afrique sub-équatoriale], la chaleur est intense, l’humidité rare ; ils sont noirs de teint, ont les yeux rouges, un naturel emporté car l’atmosphère est enflammée et les enfants se développent tellement dans la matrice que leur teint en est brûlé ; leurs cheveux sont crépus par l’effet des radiations de la chaleur sèche ; c’est ainsi que les cheveux lisses qu’on approche du feu se contractent d’abord, puis se courbent ou se tordent en boucles à mesure qu’on les porte plus près du foyer ou qu’on les éloigne99. » Selon la même théorie, les populations sises trop au nord sont, en raison d’un froid excessif, pourvues d’un cerveau engourdi guère prompt à la finesse intellectuelle, d’une peau blanchâtre et d’yeux délavés. Un climat harmonieux, ni trop chaud ni trop froid, tel qu’en connaît à leurs yeux une partie du dār al-islām et du IVe climat, favorise au contraire la nature humaine, permet la manifestation de la beauté physique et l’expression de la subtilité intellectuelle100. Ce déterminisme naturaliste101, qui est le socle même du discours géographique, affirme l’excellence de la norme et définit une moyenne par opposition à des extrêmes. La géographie occidentale contemporaine ne fait pas autre chose lorsqu’elle reprend le concept grec de « climat tempéré », sans préciser l’archéologie de ce terme et les implications idéologiques qui le sous-tendent.
L’importance de l’eau
56Ces paysages que nous considérons comme secs, traversés parfois par des fleuves tour à tour violents ou inexistants, semblent dans ces écrits parés des attributs du bocage. Il n’est question que de sources pures, de cours d’eau à foison et de fleuves considérables. Est-ce un simple exercice de style que de comparer les paysages que l’on veut encenser aux parterres verdoyants de l’Éden, au paradis102 ou, au contraire, la « géographie de l’eau » revêt-elle une fonction précise au sein de ces descriptions très éclectiques ? Comme la plupart des terres du IVe climat, al-Andalus bénéficie de conditions naturelles très favorables qui sont à la fois la cause et la manifestation de l’harmonie qui y règne. Le thème de l’eau est ainsi récurrent dans la description que fait Rāzī de la Péninsule :
« [Le pays d’al-Andalus] est largement arrosé par d’abondants cours d’eau et des sources d’eau douce. […] L’Espagne se distingue par ses nombreux fleuves et la quantité de ses sources. […] Elle est arrosée par neuf fleuves abondants, qui vont se jeter dans la mer, à savoir l’Èbre, le Miño, le Duero, le Mondego, le Tage, un autre qui court entre le Duero et le Miño et qui s’appelle le Lima, le Guadiana, le Guadalquivir, le río Segura qui prend naissance dans la Sierra du même nom. Il y a en plus maints autres cours d’eau dans les Asturies103, en Galice, au Portugal et en Andalousie104 (tel le Guadalete, qui n’entre pas dans le compte précédent), de même en Aragon, en Catalogne et dans les autres contrées de l’Espagne. Une partie de ces fleuves court vers l’Océan, les autres vers la mer Tyrrhénienne, qui baigne Carthagène et Algésiras. Entre les vallées de ces fleuves, s’élèvent de grandes chaînes de montagnes ; on y trouve des plaines et des endroits emplis d’arbres fruitiers, car l’humidité des cours d’eau en favorise la croissance et la production. La plus grande partie des Espagne, celle du Levant comme celle de l’Ouest, est arrosée par ces fleuves, par d’autres cours d’eau et par des sources ainsi qu’au moyen de barrages et autres systèmes d’irrigation105. »
57Sur les trente-neuf notices décrivant les districts d’al-Andalus, neuf seulement ne comportent aucune allusion aux cours d’eau qui les traversent ou aux sources qui y surgissent. À la fin de la partie géographique de l’ouvrage, à l’issue de la description détaillée des districts, figure même un dernier chapitre intitulé « Des montagnes et des fleuves d’al-Andalus ». Il s’agit en fait d’une reprise détaillée de l’énumération figurant dans l’introduction ainsi que de la précision de leurs divers affluents et la localisation de leur source. Par le jeu des redites et des compilations, les géographes postérieurs, qui sont tous tributaires de Rāzī, réaffirment la richesse de la Péninsule en eau. C’est même l’un des éléments constitutifs de son identité ; Bakrī écrit ainsi : « On rapporte que son nom, dans l’Antiquité, était Iberia, du nom du fleuve Èbre. Par la suite, elle prit le nom de Bétique, du nom du Bétis, qui est le fleuve de Cordoue106. » Ce sont là les fleuves, et non les peuples ou les villes, qui ont conféré à la Péninsule ses appellations successives. La référence au fleuve permet à la fois d’ignorer les peuples et leur histoire, et d’articuler le discours autour d’entités géophysiques qui, à l’instar des frontières naturelles, leur sont antérieures, donc supérieures. Il s’agit encore une fois d’un entrelacs subtil mélangeant concepts de la géographie physique et de la géographie humaine. Notons de plus que les cours d’eau ne sont pas définis de manière très scientifique et que la confusion est fréquente entre les rivières « naturelles » et les canaux, fruits du travail de l’homme. C’est une démarche constitutive d’une géographie où l’homme et la terre partagent des caractéristiques similaires et un destin commun. Le paradis lui-même est un lieu enchanteur qui se présente comme un paysage « naturellement » entretenu. L’eau est donc présente, par l’évocation des grands fleuves d’al-Andalus, dans l’introduction des ouvrages de géographie, mais elle innerve, si l’on peut dire, la plupart des notices consacrées aux villes. Dans l’œuvre d’Idrīsī comme dans celle d’Ḥimyarī, une ville se situe avant tout à proximité d’un cours d’eau, fleuve ou simple ruisseau, et c’est là l’un des éléments essentiels de sa localisation mais aussi de son identité. Parfois même, elle est omniprésente au point d’envahir littéralement le discours. C’est le cas dans la description de la ville de Ronda par Ḥimyarī :
« C’est une ancienne cité aux nombreux vestiges antiques. Elle est située au bord d’une rivière qui porte son nom. L’eau nécessaire à son alimentation arrive par deux conduites, l’une qui vient d’une bourgade située à l’est, l’autre de la montagne de Talūbara, située à l’ouest ; l’eau arrive ainsi à l’intérieur de Ronda des côtés oriental et occidental. Quant à la rivière qui passe à Ronda, elle suit sur plusieurs milles un cours souterrain et invisible, puis elle coule à l’air libre jusqu’à son confluent avec le Guadalete (Wādī Lakko). Près de la ville de Ronda, il y a une source appelée al-Barāwa : elle coule depuis le début du printemps jusqu’à la fin de l’été. Dès qu’arrive l’automne, l’eau est absorbée par le sol et il n’en coule plus une goutte à la surface, jusqu’au commencement du printemps de l’année suivante107. »
58Quelles sont les fonctions de cette géographie de l’eau ? Elle participe tout d’abord résolument à la constitution d’un adab espagnol visant à réparer les oublis des géographes orientaux, peu prolixes dans leur description de l’Espagne. Les géographes orientaux, comme leurs successeurs occidentaux, ne manquent jamais de noter l’importance des fleuves dans les régions qu’ils décrivent. C’est alors le prétexte à l’exposé de différentes théories sur l’« Océan d’eau douce », sur la communication entre elles de toutes les sources du globe mais aussi sur la classification des cours d’eau et la hiérarchisation du réseau hydrographique du dār al-islām108. Muqaddasī et Ibn Ḥawqal, par exemple, sont précieux dans la mesure où ils ne se contentent pas d’énoncer une théorie, ils lui adjoignent l’infinie ressource des notations personnelles et des constatations du voyageur. Il faut alors bien admettre l’absence de l’eau en Arabie et dans les steppes désertiques de certaines régions d’Iran. Le premier de ces deux géographes cependant ne situe pas un seul des vingt-sept cours d’eau majeurs du monde islamique qu’il cite dans l’Occident musulman. Une fois encore, c’est aux géographes orientaux eux-mêmes qu’il incombe de réparer les lacunes de la géographie orientale109.
59La « géographie de l’eau » ménage également une place importante au merveilleux. Ḥimyarī, qui enrichit le discours des géographes antérieurs de nombreuses anecdotes, nous livre ainsi quelques morceaux choisis :
« Dans la citadelle [de Mérida] se trouvent des palais en ruine. On y voit une construction qu’on appelle la “maison de la cuisine” ; elle se trouve en arrière du palais. L’eau parvenait à cette “maison de la cuisine” par une rigole dont on voit encore les vestiges. Les plats d’or et d’argent contenant des mets variés étaient placés dans cette rigole, au-dessus de l’eau, et se trouvaient transportés jusque devant la reine110 ; on les disposait alors sur des tables. Une fois le repas terminé, on replaçait les plats dans la rigole, et ils y reprenaient leur mouvement, suivant le tracé courbe de la rigole, de façon à arriver dans la salle où se tenait le cuisinier : celui-ci, après avoir lavé les plats, les retirait de la rigole. L’eau de cette rigole, poursuivant sa route, allait se déverser dans les égouts du palais111. »
« Près de Malaga, il existe une statue d’homme […]. On rapporte que de la narine droite du personnage, des gouttes d’eau tombent sans cesse une à une, et que ce phénomène permet de reconnaître parmi les femmes celles qui sont vierges ou non. Pour cela, la femme qui fait l’objet de l’expérience doit placer sa main face à la partie inférieure du nez de la statue : si elle est vierge, la goutte d’eau tombe dans sa main ; si elle ne l’est pas, la goutte tombera à côté même si la femme met toute son attention à placer convenablement sa main. C’est là un phénomène bien connu des gens du pays, et il a été rapporté par des témoins dignes de foi112. »
« Il y a dans le district de Huelamo (près de Cuenca), une bourgade qui présente comme curiosité une source à l’eau croupissante et recouverte de mousse ; si quelqu’un arrive inopinément au bord et se met à pousser des cris, cet étang se gonfle d’eau, et celle-ci se met à bouillonner comme l’eau d’une marmite sur le feu. Ce bouillonnement crève la nappe de mousse, qui se reforme ensuite113. »
60Ces récits contribuent à divertir le lecteur par l’évocation d’anecdotes qu’il connaît parfois déjà mais dont l’insertion brise l’impression de monotonie que peut procurer le discours géographique. On peut de plus se demander si la mention de l’eau, comme celle du site ou de la richesse des terroirs alentour dans le cas d’autres agglomérations, n’est pas une façon pour le géographe de décrire ce qui constitue une ville, hors de tout contexte chronologique, et de la doter d’une identité qui transcende les aléas de l’histoire. Lorsque Ḥimyarī écrit (et c’est aussi le cas parfois pour Idrīsī), les villes andalouses ont été reconquises par les chrétiens. Il ne peut, en dehors de quelques cas emblématiques, signaler systématiquement leur perte par l’Islam, ce qui risquerait de faire de son ouvrage une rubrique nécrologique. Or il faut pourtant décrire ces villes pour en conserver le souvenir. L’eau, les montagnes, le climat, les vestiges antiques qui subsistent constituent alors un matériau essentiel pour « nourrir » les notices, pour continuer à faire exister ces villes. En privilégiant ce qui constitue les éléments « naturels » de l’espace qu’ils répertorient, le discours de la géographie évite de réouvrir les blessures de l’histoire.
L’énoncé des ressources végétales et minérales de l’Espagne
61Outre l’eau qu’on y trouve en abondance, al-Andalus regorge de richesses naturelles ; le catalogue est précis sans être exhaustif dans la mesure où, conformément à ce qu’exige le genre de l’adab, le ton est à l’énumération et non à la description scientifique114. Il s’agit d’une présentation de la flore et des minéraux dont l’homme peut disposer car « les plantes […] ne relèvent pas d’une botanique mais d’une géographie des hommes, et leur description s’efface derrière le traitement que ceux-ci leur font subir115 ». Leur abondance, comme l’harmonie du climat ou la variété des paysages, invite à réfléchir sur la diversité de la Création tout autant qu’elle concourt à affirmer la richesse du pays. L’énumération de ces ressources constitue donc un passage obligé pour nos géographes, qui ne manquent jamais de préciser leur localisation tant il est vrai que la flore et l’élément minéral balisent un espace dont l’inventaire ne saurait être complet s’il les avait ignorés. Le discours géographique égrène ainsi, au fil des pages, des noms de lieux auxquels sont accolées ressources minérales et végétales, non pas dans le dessein de constituer un catalogue, mais dans celui d’appréhender une terre dans sa globalité.
Bois, aromates et minéraux
62Rāzī, dans les Laudes Hispaniae116, distingue les produits du sol de ceux du sous-sol. Bakrī, qui ne fait qu’effleurer les fleuves et qui ne consacre qu’une page aux montagnes d’al-Andalus, énumère en revanche de manière très détaillée les gisements et les aromates espagnols. Lui-même botaniste, il est, de tous les géographes andalous, le plus prolixe dès lors qu’il s’agit de décrire ce type de ressources, mi-matières premières, mi-résultats du travail de l’homme, au sein d’une partie qui constitue plus de la moitié de sa présentation générale du territoire andalou117. Il dépeint dans le détail les différents bois, mousses, résines et aromates d’al-Andalus. C’est alors l’occasion d’un voyage merveilleux et évocateur qui permet d’entrevoir l’aloès de Dalia, considéré comme supérieur à celui de l’Inde, le bois parfumé d’Ocsonoba, l’ambre rose et l’ambre jaune de Sidonia (le « meilleur ambre arabe »), la mousse de la montagne de Monte Luna (« variété qui ne pousse qu’en Inde et en al-Andalus »), le costus de la montagne Onda, la myrrhe de Calatayud, le kermès des régions de Séville, Niebla, Sidonia et Valence118. L’exposé des différentes localisations permet de baliser le territoire, de faire à l’échelle d’al-Andalus ce que faisaient les géographes orientaux du xe siècle à celle du dār al-islām lorsqu’ils citaient la gomme d’Arabie, l’aloès de Socotra ou l’astragale du Yémen. Certains de ces produits revêtent une signification particulière ; il est ainsi sous-entendu par les géographes orientaux que l’ambre gris (c’est-à-dire l’ambre marin) est essentiellement un produit oriental dont les plus beaux spécimens se trouvent en mer Rouge et dans le golfe d’Aden. Bakrī insiste pourtant sur l’excellence de l’ambre espagnol et ne consacre que quelques lignes à ce produit essentiellement méditerranéen qu’est le corail, à propos duquel il précise cependant que l’on peut en extraire, sur le littoral de la mer d’Elvira, quatre-vingts quintaux en un seul mois119.
63Suit l’énumération des produits du sous-sol : lapis-lazuli de Tudmir, cristal de roche de la région de Cordoue, rubis de Malaga, hématite de Cordoue, pierre judaïque d’Alpuente, marcassite dorée de la montagne d’Antada, or de Lérida, argent de Tudmir et de nombreux autres endroits en Espagne, étain d’Ocsonoba, mercure des Pyrénées, zinc d’Elvira, antimoine de Tortosa, « identique à celui d’Ispahan ». « Les gisements d’alun, de fer, de cuivre, de plomb sont si nombreux en Espagne qu’on ne peut les énumérer tous », conclut Bakrī120. Ḥimyarī disperse, dans le corps des notices qu’il consacre à chacune des régions d’al-Andalus, ce type d’évocations : il mentionne alors les gisements de cristal de roche de la région de Badajoz121 ; le cuivre et le fer d’Elvira122, de Pechina123 et de Tolède124 ; les lapis-lazuli de la région de Lorca125 ; le marbre de Firris126 ; le mercure d’Ovejo127 ; les ocres jaune et rouge de Lorca128 ; les gisements d’or des régions d’Elvira129, d’al-Marğ130, d’Almada131 et du Darro132. Mais aussi les pierres judaïques de Santarem133 ; le plomb d’Elvira134, région décidément très riche en minéraux ; le sel de gemme de Saragosse135 ; le sulfure d’antimoine de la région de Baza136 et les terres saponaires et comestibles de Tolède137. Une fois encore, le tableau, sans être systématique puisque ce n’est pas le propos de la géographie, se veut complet, et l’énumération vise à affirmer la richesse de l’Espagne et à constituer un adab espagnol décalqué des ouvrages de géographie orientaux du xe siècle, lesquels consacrent de nombreuses pages à la liste des ressources dont l’homme se sert. La nature est un jardin et les gisements sont des mines ; la transformation par l’homme de ces matières premières est partie intégrante de leur « essence ». Le merveilleux n’est pas absent et les géographes signalent à plusieurs reprises l’existence de plantes aux propriétés pour le moins étonnantes, telles celles des grottes de la montagne de Segura qui provoquent l’éjaculation138, ou le blé de Lorca qui, ensilé en terre, ne s’altère jamais139. L’introduction d’anecdotes de ce genre permet de divertir le lecteur et de ne pas faire de la présentation de ces ressources un tableau lassant.
Les ressources vivrières
64Les géographes livrent un catalogue conséquent des ressources vivrières, précisant comme à l’accoutumée la diversité des espèces et leur localisation. La grande majorité des notices consacrées aux villes d’al-Andalus, ainsi que l’exposé préalable de l’introduction décrivent l’abondance des grains, la richesse des récoltes et la fécondité des terroirs. L’énumération des ressources est encore une fois assez exhaustive, et nulle région n’est dépeinte sans que soit présenté le tableau des productions agricoles les plus notables. Un exemple parmi d’autres : ʿUḏrī écrit ainsi à propos de Séville : « La montagne Aljarafe domine Séville ; le site est admirable et le sol fertile. La verdure s’étend à perte de vue sur nombre de parasanges en long et en large. Le soleil ne parvient pas jusqu’au sol tant les oliviers sont denses et rapprochés les uns des autres140. » Seules les productions sont donc véritablement énoncées car elles concourent, bien plus que ceux qui les produisent, à mettre en valeur la richesse de l’Espagne. Idrīsī, peu prolixe lorsqu’il s’agit de décrire les monuments ou de narrer l’histoire d’une ville, signale toujours les principales productions agricoles dont disposent les centres urbains d’al-Andalus. Les courtes notices qu’il consacre à Évora et à Coria illustrent bien la place que réserve la géographie aux activités agricoles : « Cette ville [Évora] est grande et bien peuplée. Entourée d’une enceinte, elle est dotée d’une citadelle et d’une grande mosquée. Son territoire est d’une fertilité que l’on ne retrouve nulle part ailleurs : blé en abondance, bestiaux, fruits et légumes de toutes espèces. Son site est des plus beaux et un de ceux qui rapportent le plus. Les marchandises y arrivent et en repartent141. » « Coria est maintenant au pouvoir des chrétiens142. C’est une ville entourée d’une enceinte forte, de fondation ancienne, dont le territoire est vaste. Elle figure parmi les lieux fortifiés les plus forts et les séjours les plus agréables. Sa campagne est extrêmement fertile, ses domaines agricoles sont bons et même extraordinaires ; les fruits y sont très variés, mais elle produit surtout des raisins et des figues143. » Et que dire de la notice que consacre le géographe à Séville ! Il n’y est question que de ses oliviers et de l’huile exceptionnelle qu’ils produisent144 !
65L’ampleur de l’œuvre d’Ḥimyarī est sans mesure avec celle de ses prédécesseurs. Le géographe décrit environ cent cinquante localités et signale, pour la plupart d’entre elles, les productions agricoles qui font leur renommée. Il n’est question que de l’abondance des récoltes de blé et d’orge, celles de Baeza145, Écija146, Jerez147, Tudèle148, Ubeda149, Balata150, al-Fundun151 et Santarem152. Il mentionne également les vergers merveilleux d’Aškūnī153, Baza154, Écija155, Elvira156, Fiñana157, Guadix158, Kalb159, Orihuela160, Saragosse161, de la Sierra Nevada162, de Tolède163 et de Tudèle164. Des cultures moins courantes sont également mentionnées, comme celle des bananiers et de la canne à sucre dans les régions d’Elvira165, de Salobreña166 et de Séville. Certains arbres fruitiers sont plus particulièrement décrits, comme les cerisiers de la région de Coïmbre167, les figuiers de l’Ajarafe168, Calatayud169, Coria170, Dénia171, Hornachuelos172, Jerez173, Malaga174, qui fournissent les « meilleures figues du monde », ceux de Murcie175 et de Santa Maria d’Algarve176, mais aussi les poiriers de Cintra177, Huesca178 et Ricla179 ainsi que les pommiers de Cintra180, Coïmbre181, Saragosse182 et Silves183.
66Les vignes sont également signalées dans les régions de Baena184, Coïmbre185, Coria186, Daroca187, Dénia188, Fiñana189, Hornachuelos190, Jerez191, Lorca192, Murcie de Santa Maria d’Algarve193, et dans l’île d’Ibiza194.
Les cultures de rapport
67Ḥimyarī évoque les champs de coton des régions de Guadix195 et Séville196, la culture du lin à Andarax197, Elvira198, Lérida199 et dans la Sierra Nevada200. La sériciculture et la plantation de mûriers sont signalées à Baza201, Elvira202, Guadix203, Jaén204 et dans la Sierra Nevada205. Le carthame est cultivé dans les régions de Séville206 et de Niebla207, tandis que le pastel se trouve dans la région de Tolède208 et le safran fait la richesse des régions de Baeza209, du Guadalajara210 et de celle de Tolède211. À plusieurs reprises, l’auteur compare la fertilité de l’Espagne à celle des plus riches terres du dār al-islām. La plaine d’Elvira, qui comprend le territoire de Grenade, est ainsi « la plus fertile des contrées et, nulle part ailleurs, le sol n’est plus productif ; seules peuvent lui être comparées la Ġūṭa de Damas et la Šāriḥa du Fayyūm212 ». L’ensemble dresse le tableau d’une terre naturellement favorable, mais aussi mise en valeur par le travail de l’homme. La géographie andalouse, traditionnellement qualifiée d’urbaine dans la mesure où son discours s’articule autour des villes, est une géographie globale du territoire. La mention des ressources minérales et végétales est essentielle à la description d’une ville car celle-ci, à l’instar de la cité grecque, est constituée du noyau urbain proprement dit, mais aussi des terroirs dont elle dispose. En dépit cependant de la place qu’occupent les productions agricoles, force est de constater que la « campagne » s’efface derrière la ville. Elle n’existe pas en tant qu’espace homogène et seules ses ressources et leur localisation méritent d’être notifiées. Difficile d’en déduire des informations précises sur les modes de production ou le statut des paysans. Parfois sont livrées quelques rares données concernant l’organisation spatiale des campagnes, mais il s’agit le plus souvent de simples allusions ; Bakrī précise ainsi à plusieurs reprises que les villes qu’il décrit « [sont] au centre de nombreux districts et villages213 ». Nous sommes là confrontés à la plus grande lacune de la géographie arabe : l’absence des campagnes.
L’absence des campagnes
68On a, à loisir, déploré les lacunes des sources musulmanes concernant les campagnes, par opposition à la richesse de la documentation de l’Occident latin en capitulaires, polyptyques et chartes de toutes sortes. Il ne s’agit cependant pas d’un simple problème de quantité de documents ; il est ici question de la représentation d’un espace par ceux qui y évoluent. Or cette représentation ignore la campagne car elle émane d’un monde dominé très nettement par les villes, qui sont autant de points d’ancrage, de repères, et elle s’exprime dans une littérature écrite par des citadins. Il faut cependant s’entendre sur les mots et, plus encore, sur les concepts : qu’est-ce que la campagne ? Vincent Lagardère, dans un ouvrage intitulé Campagnes et paysans d’al-Andalus214, où l’espace agraire est principalement analysé par le biais des sources juridiques, ne nous renseigne guère.
69S’il s’agit d’une notion globale désignant ce qui n’est pas la ville, force est de constater qu’il n’en est pas fait mention dans nos textes. La raison en est simple, chaque ville domine un contado qui est sa prolongation, le réservoir de ses ressources, le lieu où l’on produit ce qu’elle consomme et commercialise. Jamais les géographes n’accolent un mot unique (il existe pourtant la notion de rustāq215) à ce qui constitue tout au plus des terroirs. Il est question de hameaux (qurā), de districts (iqlīm/aqālīm), de zones rurales (rasātīq), ou le plus souvent de la simple évocation d’une plaine (faḥṣ). Lorsqu’ils décrivent les « villes », ils évoquent en fait le noyau urbain proprement dit et les zones qui en dépendent. Ces zones qui prolongent les villes sont pourtant omniprésentes : dans la quasi-totalité de ses notices, Idrīsī mentionne les productions locales et la fertilité du sol. Les pages de Rāzī sont emplies de l’évocation de ces forteresses (ḥuṣūn), dont on peut penser qu’elles structuraient les zones rurales216, et Ḥimyarī consacre de longs développements aux produits agricoles. Mais il s’agit toujours de présenter les ressources dont une ville dispose. Tout au plus ne mentionnent-ils que la présence de hameaux (qurā)217 dont on ne peut qu’imaginer le rôle. La « campagne » n’existe pas ; les zones non construites soit appartiennent à la ville, parce qu’elles la nourrissent en la fournissant en productions de toutes sortes, auquel cas elles n’en sont pas différenciées, soit constituent le badw, l’espace sauvage. La ville est donc au cœur de la géographie andalouse ; elle seule témoigne de la maîtrise du territoire.
UN MONDE DES VILLES
70Dans les années 1930-1960, les plus grands orientalistes, William et Georges Marçais218, Jean Sauvaget219, Roger Le Tourneau220, Robert Brunschvig221, mais aussi Gustav von Grunebaum222, Albert Hourani et Samuel M. Stern223 notamment, tentèrent de définir un schéma urbain applicable à l’ensemble des villes du dār al-islām, fondé notamment sur l’observation de ce qu’ils pensaient subsister des aspects précoloniaux des villes dont ils étaient les contemporains. Des études moins anciennes, celles de Ph. Panerai224, de Janet Abu-Lughod225 et Robert Ilbert226, celles d’Hicham Djaït227 sur Kūfa, et de J.-Cl. Garcin228, celles également très récentes de Dominique Valérian229 sur le Maghreb et de Julien Loiseau sur le Caire230, ont remis en cause l’unicité et l’exclusivité de ce « modèle » de la ville islamique, insistant au contraire sur l’extrême diversité des situations, selon le lieu ou le contexte historique.
71À l’échelle de la péninsule Ibérique, l’évolution de l’historiographie est en partie semblable. Le schéma morphologique explicatif de « la » ville andalouse élaboré par l’architecte L. Torres Balbás à partir des années 1920 est aujourd’hui fortement nuancé231. Plusieurs ouvrages récents, dont ceux de Christine Mazzoli-Guintard, notamment celui intitulé Villes d’al-Andalus, l’Espagne et le Portugal à l’époque musulmane232, ainsi qu’une série d’études réunies sous le titre de Genèse de la ville islamique en al-Andalus et au Maghreb occidental233 mais aussi, en espagnol, des contributions diverses rassemblées sous le titre de Ciudad y territorio en al-Andalus234, illustrent bien l’impossibilité de penser de manière globale et générique le fait urbain, ainsi que la nécessité de tenir compte de la multiplicité des histoires et des situations urbaines en al-Andalus. Plus de réflexion théorique globale de l’architecte ou de l’historien donc, mais la juxtaposition d’enquêtes archéologiques ponctuelles, destinées à éclairer tel ou tel aspect de l’histoire des villes andalouses.
72Mais peut-être est-il intéressant de s’interroger sur la façon dont certains de ces Andalous eux-mêmes se représentaient ces villes et de voir les fonctions qu’ils leur assignaient. Dès lors, la littérature géographique, le plus souvent convoquée à titre de simple auxiliaire, devient un précieux témoin car elle permet de saisir ce que les géographes estiment devoir signaler les concernant. L’objet d’étude cependant change ; il ne s’agit pas d’entrevoir ce qu’est « la » ville, ou même « les » villes d’après les écrits géographiques, mais ce qu’est le discours de la géographie sur les villes. Il existe cependant un problème méthodologique de taille : définir la place des villes dans la littérature géographique est quasi impossible puisque tout ramène à elles : la ville est à la fois le noyau urbain proprement dit et les terroirs que celui-ci domine, ce qui fait de l’ensemble de la géographie andalouse une géographie urbaine. Les « cités des hommes », selon l’expression d’Homère, le père de la géographie, sont à la fois la clé de voûte de l’agencement des ouvrages235, les capitales de districts, les repères du territoire, les hauts lieux de la culture et les multiples théâtres de l’histoire. Il s’agit, dans le cadre de cette deuxième partie qui s’attache aux permanences du discours géographique, de présenter ce que les géographes disent des villes, et non les inflexions de leur écriture. Il existe certes de notables différences derrière l’apparente uniformité du discours géographique, que nous analyserons dans la troisième partie de cette étude, mais nous nous contenterons ici de préciser les principaux topoï de la géographie urbaine.
73Afin de mieux saisir les informations que nos auteurs privilégient au sein de leurs présentations, il nous a semblé intéressant de dresser des tableaux. Malgré la diversité des critères qui permettent de se représenter la ville, il est possible d’établir un principe de description suffisamment répandu pour convenir à la fois à Bakrī, Idrīsī et Ḥimyarī. Rāzī, pour sa part, se laisse difficilement réduire à ce genre d’exercice dans la mesure où, écrivant une géographie politico-administrative, il énumère des villes sans les décrire, précisant juste les châteaux et les districts relevant de leur autorité. Chaque auteur privilégie assurément sa propre grille d’analyse de la ville (c’est pour cela que nous avons établi trois tableaux distincts, dans un souci de clarté), mais tous se plient peu ou prou au principe d’une classification selon ces lieux communs de la géographie urbaine que sont : la désignation de la ville et la mention de faubourgs (rabaḍ), l’évocation des fortifications, enceintes et citadelles, celle des marchés, de l’artisanat et du commerce, et celle des monuments et des mosquées. Nous avons, de plus, déterminé une dernière catégorie, intitulée « particularités », afin de tenir compte d’informations plus ponctuelles, ou plus générales.
74Les villes andalouses d’après Ḥimyarī
75Il est nécessaire en revanche de présenter différemment le tableau consacré à l’ouvrage d’Ḥimyarī afin de mettre en valeur à la fois les emprunts faits à Bakrī comme à Idrīsī, qui apparaissent en italiques et sont suivis de l’initiale de leur auteur, et les innovations apportées par l’auteur. Nous pourrons ainsi plus sûrement cerner « ce qu’ils disent tous » et réserver l’analyse de ce qui diffère à la troisième partie de cette étude.
76La juxtaposition des tableaux et leur confrontation permettent d’entrevoir la façon dont les géographes conçoivent les villes ou, du moins, ce qu’ils estiment devoir signaler. En dépit de l’extrême hétérogénéité des informations, d’un géographe à l’autre, mais aussi, chez un même auteur, d’une ville à l’autre, il est possible de délimiter le discours des géographes sur les villes selon ce qu’ils précisent de leur localisation, de leur morphologie mais aussi du rôle politique, économique et religieux qu’elles jouent. À ce titre, le principe même de la compilation nous permet de mieux cerner les topoï incontournables de la géographie urbaine puisque l’on peut voir ce que Ḥimyarī reprend des textes de Bakrī et d’Idrīsī et, partant, ce qu’il estime essentiel de faire figurer dans ses propres notices.
Les silences de la « géographie urbaine »
77Les portraits que dressent nos géographes des villes d’al-Andalus ressemblent bien peu à ce qui se trouve dans nos ouvrages actuels : si la localisation des lieux est presque systématique, il n’y a en revanche presque rien sur ce qu’on espérait découvrir : la morphologie des villes, l’architecture qui les caractérise, les lieux qui symbolisent le pouvoir. Force est donc de faire avec les silences de la géographie.
La localisation des villes
78Les géographes n’omettent jamais de situer et de localiser une ville, notamment par rapport au cours d’eau le plus proche, et la placent sur un itinéraire. Les villes sont ainsi reliées les unes aux autres, à la fois par un quadrillage de routes qui balisent le territoire, mais aussi par les fleuves et rivières dont elles se partagent les bénéfices. Le « fleuve de Cordoue », le Guadalquivir, prend ainsi naissance près de Segura, puis se dirige vers l’ouest vers Ġādira (Galera), passe à proximité d’Ubeda, en contrebas de la ville de Baeza, dessert quelques bourgs fortifiés, avant de traverser Carmona, Séville, Trebujena, al-Masāğid (Sanlucar), Cadix et de se jeter dans l’océan Ténébreux236.
79De façon similaire, les routes terrestres relient les villes entre elles et « qui veut aller de Murcie à Almería passe par Alcantarilla, le bourg fortifié de Librilla, celui d’Alḥama et la ville de Lorca237 ». « La grande route (al-maḥağğa al-ʿuẓmā) qui partait de la porte de Narbonne pour aboutir à celle de Cordoue passait par la porte de cette ville (Baiyāra/Montoro)238. » De nombreuses portes de villes sont d’ailleurs dénommées en fonction des lieux vers lesquels elles débouchent. On aboutit ainsi non pas tant à la juxtaposition de portraits de villes distinctes qu’à l’évocation d’un réseau urbain. La géographie crée une chaîne de villes solidaires et unies dans un espace qu’elles contribuent à maîtriser. Elles sont des jalons. C’est ce qui explique que leur localisation soit le seul élément que les géographes privilégient toujours, quitte à négliger de les décrire ou de présenter les péripéties de leur histoire. À certaines exceptions près, les villes n’existent guère pour elles-mêmes, mais parce que chacune constitue la partie d’un tout. À titre d’exemple ultime, certaines bourgades ne doivent leur mention dans un livre de géographie que dans la mesure où elles sont essentielles à l’évocation d’un itinéraire239.
La morphologie des villes
80La morphologie des villes et la disposition des multiples espaces qui les constituent ne sont pas au cœur du discours des géographes andalous car ces derniers ne décrivent pas les villes. Pas plus d’ailleurs qu’ils ne les définissent, comme en témoigne la difficulté qu’ils ont à qualifier les petites agglomérations. Idrīsī à plusieurs reprises écrit d’une ville qu’elle a un « caractère urbain » (mutaḥaḍḍar), ce qui n’est guère explicite. Il est dès lors peu aisé d’imaginer l’« allure » des villes d’après ces seuls ouvrages, même si un certain nombre de renseignements, plus topographiques que morphologiques, émergent çà et là au gré des notices. Idrīsī, toujours technique et observateur, mentionne systématiquement la présence de murailles (au point qu’il précise parfois que certaines villes en sont dépourvues, comme Saltès), ainsi que l’existence de citadelle (qaṣaba). Ḥimyarī qui le recopie n’est pas aussi exhaustif sur ce point et il néglige parfois de reprendre ce type d’indications. Lorsqu’il signale par exemple l’existence de remparts à Elche, ce n’est que dans le but de préciser une curiosité de la morphologie urbaine : la rivière passe sous ces remparts240.
81Bakrī pour sa part n’évoque les fortifications que lorsqu’il s’agit de glisser un récit historique. Il explique ainsi que les murailles de Séville ont été édifiées par l’émir ʿAbd al-Raḥmān b. al-Ḥakam pour protéger la ville des incursions normandes dans la première moitié du ixe siècle, puis que ces fortifications ont été rasées par le futur calife ʿAbd al-Raḥmān b. Muḥammad lorsqu’il eut maté la révolte d’Ibn Maslama, en décembre 913, et qu’enfin elles furent reconstruites en pisé au temps des troubles de fitna, lors de la disparition du califat241. Dans le cas de Mérida, la mention de murailles est l’occasion de préciser qu’elles furent édifiées par les habitants d’Aelia (Īliyā) (Jérusalem)242. Ces récits témoignent plus du poids de l’histoire dans le discours de la géographie que de la nécessité de mentionner les fortifications. La muraille ne fait cependant pas la ville, et nos auteurs évoquent l’existence de nombreux bourgs fortifiés (ḥiṣn ; ḥuṣūn) qui ne méritent guère l’appellation de madīna.
82En matière d’urbanisme, les géographes ignorent l’agencement des quartiers (ḥārāt) et leur distribution, mais signalent parfois l’existence d’un ou plusieurs faubourgs (rabaḍ) afin, le plus souvent, de montrer l’étendue de la ville et, partant, son peuplement. Aucun chiffre de population n’est cependant avancé, ce qui contribue à faire de ces descriptions des tableaux intemporels qui ne correspondent en aucun cas à une photographie de la ville à un moment précis. Dans quelques rares cas en revanche, la disposition de la ville est longuement dépeinte et les géographes précisent les différents espaces qui la constituent ; c’est le cas des villes nouvelles de Madīnat al-Zahrāʾ et Madīnat al-Zāhira, curiosités de la longue histoire urbaine d’al-Andalus, car créations princières.
83Enfin, ce qui constitue à nos yeux l’âme de la ville, son architecture n’est guère traité. Tout au plus est-il parfois fait mention de « belles demeures » et de « maisons magnifiques » sans que l’on s’y attarde plus243. Seuls les bâtiments exceptionnels méritent qu’on les signale ; c’est le cas de la grande mosquée de Cordoue par exemple. Idrīsī comme Bakrī, à l’instar de tous les autres géographes à l’exception notable de Rāzī, consacrent de longs développements à la présentation de cette « perle de l’Islam ». Mais c’est justement en raison de son caractère exceptionnel, de sa beauté, de ses dimensions, de la richesse de ses décors, mais aussi de la dynastie qu’elle symbolise et dont elle est l’ornement qu’ils la décrivent si longuement. On ne peut guère discerner une esthétique de la ville dans la littérature géographique ; les très rares monuments brossés ne le sont guère en tant qu’ils sont représentatifs d’un goût, mais au contraire parce qu’ils sont uniques et étonnants. Il n’y a pas d’opposition à cet égard entre l’espace urbain et le territoire rural qui peut, lui aussi, abriter des édifices remarquables, comme l’aqueduc romain d’Huelva, « qui traverse les montagnes244 », ou les étonnants moulins à vent des environs de Tarragone245. Hormis le passage obligé que constitue la minutieuse évocation de la grande mosquée de Cordoue et quelques brèves allusions à des édifices religieux moins étonnants, rien n’est dit de l’architecture arabo-andalouse. Pas de description de palais, même chez Ḥimyarī qui consacre pourtant cinq pages à la tour d’Hercule246 et près d’une page à l’étonnant monument hydraulique de la ville d’Almuñecar247. La ville en fait ne se résume pas aux monuments qui l’ornent, et seul le merveilleux, en matière d’architecture, mérite d’être notifié. C’est peut-être ce qui explique que les rares édifications dépeintes sont les vestiges antiques, du temple de Cadix au palais de la reine Mérida.
Les lieux du pouvoir
84Parce qu’elles dominent les « campagnes » et que les plus importantes d’entre elles sont des chefs-lieux de district, des capitales de province, voire de royaume selon les époques, les villes sont avant tout des lieux d’où s’exerce un pouvoir. On pouvait espérer que les géographes insisteraient sur ce rôle, ne serait-ce qu’en décrivant les lieux qui symbolisent l’autorité, à l’intérieur même de la cité. Or nous avons vu que ce n’était pas le cas. Comment dès lors nos auteurs traitent-ils de ce problème délicat qu’est le déploiement du pouvoir dans et depuis les villes ? Dans la plupart des cas, ils signalent que les villes sont des chefs-lieux de district, ou qu’elles dominent de nombreux villages et châteaux. Aucun de nos auteurs cependant ne rend directement compte de la situation géopolitique de son temps en présentant la ou les dynasties qui règnent effectivement et la façon dont le territoire est organisé. Idrīsī mentionne bien l’existence de citadelles au sein de la plupart des villes, mais il ne détaille guère. Pas une seule fois il ne fait allusion au pouvoir almoravide (il fut contemporain de ses derniers soubresauts puis de la mise en place d’une seconde vague de Taïfas248).
85Bakrī, qui écrit un siècle plus tôt (son ouvrage est daté de 1068), évoque à plusieurs reprises les bouleversements politiques entraînés par la disparition du califat, mais c’est le plus souvent de manière allusive : il écrit ainsi, dans la notice qu’il consacre à Cordoue, que « les troubles qui ont commencé en 400 (1010), persistent encore jusqu’à nos jours, en 460 (1068)249 » ; de la même façon, il signale que la muraille de Séville a été reconstruite en pisé pendant la période des troubles250. On ne peut trouver cependant d’allusion directe à la mise en place des royaumes des Taïfas251. Et lorsqu’il précise que Tolède est l’une des quatre capitales de l’Espagne, ce n’est guère une allusion à l’éclatement politique de la Péninsule, mais la reprise d’une phrase de Rāzī précisant qu’elle fut l’une des quatre villes que les César adoptèrent pour capitales en Espagne252. L’existence de la dynastie qui y règne, celle des Banū Ḏī al-Nūn dont le prince al-Maʾmūn est à la fois contemporain de l’auteur et l’un des souverains les plus puissants de son temps, est totalement passée sous silence. L’unique allusion directe au bouleversement politique dont Bakrī est contemporain se trouve dans la notice qu’il consacre à la ville de Badajoz, lorsqu’il souligne simplement que la ville est devenue récemment capitale de province253. Quant à Ḥimyarī, il rédige son ouvrage en un temps où n’existe plus d’al-Andalus que le royaume de Grenade. Pas une seule fois cependant, il ne précise que cette ville et les localités qui l’entourent sont les dernières enclaves de l’Islam andalou. Il ne faut donc guère compter sur les géographes pour disposer de renseignements directs sur les formes de pouvoir dont ils furent les contemporains. Ils sont néanmoins beaucoup plus à l’aise lorsqu’ils évoquent les temps passés : Idrīsī peut ainsi peindre l’évolution d’une ville pendant la fitna254 alors que Bakrī, pourtant contemporain des faits, n’y fait que de très brèves allusions255. Ḥimyarī, pour sa part, balaye beaucoup plus facilement les différentes époques de l’histoire d’al-Andalus, depuis la période émirale jusqu’à la reconquête par les chrétiens des principales villes. Ce n’est pas tant de l’histoire dont on se défie que du présent. Nos auteurs ne se livrent donc pas à un exposé minutieux, méthodique et exhaustif de la façon dont les différentes dynasties se sont appuyées sur les villes. Ce ne sont, tout au plus, que quelques allusions éparses, mais qui permettent de mieux comprendre le rôle que jouèrent les villes dans la géographie du pouvoir.
86Une première constatation s’impose : pour Rāzī, ʿUḏrī, Idrīsī comme pour Ḥimyarī, à partir du moment où la Péninsule fut soumise au pouvoir des musulmans, l’histoire des villes porte essentiellement la marque des Omeyyades. Trois de ces agglomérations sont les symboles de leur pouvoir : Cordoue et Madīnat al-Zahrāʾ bien sûr, mais aussi, de manière indirecte, Madīnat al-Zāhira. Le rayonnement cependant de la glorieuse dynastie s’étend bien au-delà de ces symboles, et les tableaux nous montrent à quel point les différents épisodes de l’histoire émirale comme califale contribuent à l’écriture d’une histoire patrimoniale qui s’insère très naturellement au sein du discours géographique.
Les villes d’al-Andalus et les Omeyyades
87Ḥimyarī précise, dans les notices qu’il consacre à différentes villes, la façon dont le pouvoir omeyyade imprima à celles-ci sa marque : Calatrava fut fondée par les Omeyyades256 ; Badajoz fut construite par ʿAbd al-Raḥmān b. Marwān al-Ǧillīqī, « avec l’autorisation de l’émir ʿAbd Allāh257 ». On précise qu’Uclès fut bâtie par Al-Fatḥ b. Mūsā b. Ḏī al-Nūn pour mieux souligner que ce dernier s’y révolta contre l’autorité centrale en 160 (755-756)258. En 825, ʿAbd al-Raḥmān b. al-Hakam fit édifier la ville de Murcie où il fit transférer les habitants de la ville d’Ello parce que ceux-ci, des Yéménites et des Mudarites, passaient leur temps à s’affronter les uns les autres ; seul le pouvoir centralisateur de l’Omeyyade met fin aux désordres259.
88La marche vers le califat est également semée d’épisodes relatant la façon dont les villes se soumirent à ʿAbd al-Raḥmān III : le général Badr fit détruire les murailles de Séville, « au nom de ‘ Abd al-Raḥmān (III) », en 913, après avoir réprimé la révolte d’Ibn Maslama260. La ville d’Écija fut prise par ce même Badr, au nom de ʿAbd al-Raḥmān III, afin de réduire la révolte de ses habitants en 912261. Le futur calife soumit également en 915 les marins de Péchina qui s’étaient organisés en une ville « qu’ils unifièrent sur le modèle de Cordoue262 ». Et lorsque l’Omeyyade accède au califat, précise Ḥimyarī, il fonde Almería en 344 (955-956) et la dote d’une forte enceinte et d’une citadelle263. Il assure ainsi la prospérité de la région, comme à Algésiras, où il établit un chantier de construction navale extrêmement dynamique. Ḥimyarī souligne même que ce chantier naval (dār al-ṣināʿa) fut transformé en alcazar au temps des troubles264, comme si tout édifice érigé par la glorieuse dynastie était voué à devenir, à un moment ou à un autre, un lieu du pouvoir. Les géographes lient donc l’histoire des villes d’al-Andalus à celle des Omeyyades, mais la dynastie s’incarne plus résolument en trois d’entre elles : Cordoue bien sûr, mais aussi ces fondations de prestige que sont les villes royales de Madīnat al-Zahrāʾ et, plus paradoxalement, Madīnat al-Zāhira265.
Les villes du califat : Cordoue, Madīnat al-Zahrāʾ, Madīnat al-Zāhira
89Bakrī décrit longuement Cordoue et son rôle de capitale, mais ne fait aucune allusion aux deux complexes palatiaux de ʿAbd al-Raḥmān III et d’al-Manṣūr. Idrīsī dépeint Cordoue, mais aussi Madīnat al-Zahrāʾ. Cordoue, qui à l’époque est sans conteste pour l’auteur la plus importante des villes andalouses : « La ville de Cordoue est la capitale et la métropole d’al-Andalus, c’est le siège du califat musulman (dār al-ḫilāfa al-islāmiya)266. » D’emblée sont énoncés les rapports étroits qui lient les Omeyyades à leur capitale. Sans qu’il soit même besoin de citer le nom de la dynastie, l’évocation du nom de Cordoue suffit à la faire resurgir. Cordoue, c’est le califat, et le califat, c’est la dynastie omeyyade, d’où l’emploi d’une formule qui peut a priori surprendre : « C’est le siège du califat musulman », ce qui revient à sous-entendre qu’il n’y eut que celui-là dans l’histoire du monde musulman267. Dans l’écriture géographique donc, certaines villes se substituent à la dynastie, elles la symbolisent. Dès lors, les indications topographiques et morphologiques contribuent à présenter l’immensité de l’agglomération, constituée de « cinq villes contiguës, chacune étant séparée des autres par une muraille ; la ville mesure d’est en ouest trois milles de long, et sa largeur, depuis la porte du Pont jusqu’à celle des Juifs, est d’un mille268 » et, partant, à reconnaître l’exceptionnel destin des Omeyyades.
90De la même façon, lorsqu’il décrit Madīnat al-Zahrāʾ, Idrīsī ne nomme pas une seule fois la dynastie califale à l’origine de la fondation de la ville. Tout concourt pourtant dans ce tableau à mettre en valeur ce geste fondamentalement régalien qu’est l’édification d’une ville royale :
« C’est une ville immense, à étages, bâtie de telle façon que la base de la ville haute correspond à la partie supérieure de la ville médiane, dont la base correspond à la partie supérieure de la ville basse. Toutes sont entourées d’une enceinte. Dans la partie supérieure, il y a des palais qui dépassaient toute possibilité de description. Dans la partie médiane, il y avait des jardins et des parcs. Dans la troisième partie, il y avait des demeures et une mosquée du vendredi269. »
91Pour la première fois, l’agencement des différents espaces qui constituent l’agglomération est décrit, et la morphologie urbaine se dessine270. Pour la première fois également, ces lieux essentiels du pouvoir que sont les palais sont évoqués. Ils semblent, dans la présente description, primer sur la mosquée : la ville est avant tout celle du pouvoir politique et administratif.
92C’est encore plus net dans la description que fait Ḥimyarī de la ville de Madīnat al-Zāhira271. Il dit recopier un long passage d’al-Fath ibn Ḫāqān272, présentant la genèse de la ville du ḥāğib al-Manṣūr, depuis les calculs divinatoires effectués pour établir son emplacement jusqu’à sa disparition. Le but essentiel du texte est de mettre en valeur les prérogatives régaliennes qu’accapare al-Manṣūr au détriment du calife Hišām II, dont celle, essentielle, qu’est la construction d’un complexe palatial :
« Lorsque al-Manṣūr vit l’importance de sa situation grandir, l’éclat de son feu jeter une lumière vive, sa condition devenir considérable ; lorsque, par ailleurs, son indépendance se manifesta, que le nombre de ses envieux augmenta, qu’il craignit pour sa vie quand il se rendait au palais du gouvernement, et qu’il eut peur de tomber dans les filets que ses ennemis lui tendaient, il fit fermement face à la situation. Il se fit dévoiler ce qu’on lui cachait encore la veille au sujet de ceux qui lui résistaient et dispensaient de s’appuyer sur lui. Il conçut alors le haut dessein, tel qu’en conçoivent des rois, de créer de toutes pièces un palais pour sa propre résidence, où il fixerait ses parents et ses proches, où il placerait le siège de son autorité, où il élaborerait ses projets politiques, où il rassemblerait ses officiers et sa garde, où il réunirait ses obligés. […] Il fit élever de terre al-Zāhira aux abords de Cordoue, sur le Guadalquivir, et il y amassa les plus rares merveilles. Il en entreprit la construction dans l’année 368 (978-979). Il y rassembla des maîtres d’œuvre et des artisans, prescrivit l’emploi d’or et de lapis-lazuli pour ses plafonds et ses pavements, fit venir pour elle des matériaux de prix et la revêtit d’une magnificence telle que les yeux éprouvaient de la fatigue à la regarder. Il fit en sorte que sa fondation fût spacieuse et mit ses soins à l’étendre dans la plaine, sur une vaste surface ; il la dota de remparts élevés et s’appliqua à faire niveler les buttes et les excavations de son [futur] emplacement. En peu de temps, ce fut une ville importante, aux remarquables édifices. La plus grande partie fut élevée en deux ans. En 370 (980-981), al-Manṣūr y transféra sa résidence et s’y installa avec son entourage de l’aristocratie et de la plèbe. Il en prit possession, y plaça tous ses dépôts d’armes, ses trésors et ses objets précieux, y fit installer des bureaux où se réglèrent les diverses affaires administratives, des écuries pour les chevaux et mulets, des magasins à grain à l’intérieur et des moulins sur le bord du fleuve. Puis, il y fit d’importantes donations foncières à ses vizirs, à ses secrétaires, à ses généraux et à ses chambellans : ceux-ci y firent bâtir de grandes demeures et de beaux palais et fondèrent aux alentours des plantations de rapport et des pavillons de plaisance. Bientôt cette ville déborda de ses premières limites ; des bazars y furent installés, les capitaux y affluèrent et l’on vint nombreux s’y fixer ou en habiter les abords, afin de se rapprocher du détenteur du pouvoir. Il y eut une telle émulation dans la construction que bientôt les faubourgs de la nouvelle ville touchèrent à ceux de Cordoue273. »
93Nulle part ailleurs, les liens étroits qui lient le pouvoir avec la ville qui l’incarne ne sont mieux mis en évidence que dans cet extrait. Le puissant ḥāğib doit rassembler ses partisans en un lieu qui symbolise son nouveau pouvoir, sans toutefois s’éloigner trop de Cordoue et de Madīnat al-Zahrāʾ, les villes omeyyades qu’il doit, comme le calife fantoche Hišām II, contrôler mais où il est en danger. La fondation de Madīnat al-Zāhira est révélatrice de l’ambiguïté du « règne » d’al-Manṣūr, faite d’une permanente tension entre l’exercice effectif de la souveraineté et la nécessité de conserver la fiction califienne, seule à même de conférer la légitimité dont il a besoin. Les moyens considérables engagés, ainsi que la rapidité de l’édification, témoignent de l’absolue priorité que revêt aux yeux d’al-Manṣūr la réalisation du chantier ; la ville sort littéralement de terre. Nous retrouvons de plus là ce qui manquait tant aux autres descriptions urbaines : l’affirmation d’une esthétique, véritable expression du pouvoir souverain, ce dont témoigne l’évocation de l’utilisation abondante des matériaux précieux. Cette description est certainement le passage le plus explicite et le plus précis de toute la littérature géographique andalouse concernant la concentration dans la ville royale des attributions du détenteur de l’autorité :
Celui-ci y rassemble ses proches, « ses parents » (ce qui sonne comme une prétention à fonder une dynastie), mais aussi la ḫāṣṣa et la ʿāmma, l’aristocratie et la plèbe, symboles complémentaires de cet ensemble uni que constituent les sujets du prince.
La nouvelle ville devient le siège de l’administration et des services de chancellerie.
La création de dépôts d’armes, l’existence du trésor de guerre, ainsi que la présence des généraux et des officiers contribuent à souligner la puissance d’al-Manṣūr, le « victorieux au combat » qui sut remporter des batailles contre l’ennemi chrétien274. C’est cette dimension qui le différencie le plus du calife légitime, reclus dans son palais et ne disposant pas de la force armée.
La ville est également une réussite économique, drainant des capitaux et regorgeant de marchés. La mention des entrepôts, des moulins et des plantations de rapport sises aux abords achève de rendre compte de la prospérité du lieu.
Le puissant chambellan enfin, par un système de donations foncières, permet à la ville de se développer en astreignant les principaux personnages de sa cour à y édifier de magnifiques demeures, ce qui permet à la nouvelle agglomération de gagner en prestige et en étendue, mais aussi de contrôler ces personnages.
94La nouvelle ville est donc véritablement royale, et Madīnat al-Zāhira apparaît comme un double de Madīnat al-Zahrā’, vidée dès lors de sa substance car déchue de sa fonction gouvernementale :
« Le calife, du jour où le siège du pouvoir fut transféré de son palais à celui d’al-Zāhira, demeura isolé et obscur ; on parla de moins en moins de lui, sa porte demeura fermée, et on ne le vit plus apparaître en public. On n’eut plus à en craindre le moindre mal, ni à espérer le plus petit bienfait de sa part. Il ne lui resta plus, comme attributions souveraines, que le droit d’avoir son nom inscrit sur les monnaies et prononcé au prône du vendredi, et de porter lui-même le titre de calife. [Quant à al-Manṣūr], à partir du moment où il s’installa au palais d’al-Zāhira, sa puissance ne fit qu’augmenter275. »
95L’architecture palatiale et la marque que le pouvoir imprime à ces nouvelles agglomérations semblent bien être ce que nos auteurs retiennent principalement de cette époque. Les rapports entre ville et pouvoir, aux yeux de la littérature géographique, ne furent jamais aussi forts et étroits, aussi évidents qu’au temps de l’émirat puis du califat omeyyades, que prolonge l’épisode amiride. Jean-Claude Garcin a montré qu’au Caire, durant les ixe-xe siècles, le rôle du palais tendait à se renforcer au détriment de celui de la mosquée, alors que se consolidait et se militarisait le pouvoir politique276. Bagdad, Kairouan, mais aussi Cordoue, selon Pierre Guichard, connurent de semblables évolutions :
« On constate que dans sa phase émirale le pouvoir omeyyade s’était attaché parallèlement à l’amélioration du palais ou qasr intra-urbain et à l’accroissement et à l’embellissement de la grande mosquée qui le jouxtait. Sous ʿAbd al-Raḥmān III et al-Hakam II, le pouvoir, sans oublier la mosquée, magnifiquement agrandie et embellie par le second calife, consacre des moyens humains, financiers et matériels énormes à l’édification d’une colossale ville princière, où l’espace proprement religieux fait bien modeste figure à côté de celui dévolu au politique. L’édification de Madīnat al-Zāhira par al-Manṣūr se situe à l’issue de cette évolution. Les sources ne semblent pas y mentionner explicitement de mosquée, bien qu’il soit peu vraisemblable que la ville n’ait pas été pourvue d’un lieu de culte. Mais ce n’est certainement pas la mosquée qui constituait la polarité principale de la nouvelle création urbaine, alors que le souci dominant des premiers émirs omeyyades installés en al-Andalus avait bien été d’y édifier un lieu de culte communautaire, en quelque sorte légitimateur de leur pouvoir dynastique277. »
96S’il semble établi que ces « villes nouvelles » sont avant tout, aux yeux de nos auteurs, les lieux d’où s’exerce le pouvoir souverain, notamment à travers l’évocation de leurs palais prestigieux mais aussi des activités économiques, administratives et militaires qu’elles concentrent, il est cependant un fait que les géographes soulignent avec force : elles ont éclos à l’ombre de la ville de Cordoue et ne doivent finalement leur existence qu’au lien de complémentarité qu’elles ont avec la vieille capitale, avec laquelle elles forment ce que les géographes actuels nommeraient une conurbation. Or Cordoue se résume à sa mosquée. Ni les Omeyyades ni al-Manṣūr n’ont jamais négligé cet édifice emblématique, comme en témoignent les multiples travaux d’agrandissement et d’embellissement qui furent menés durant toute la période du califat et de l’épisode amiride. Le fait que la géographie andalouse, à l’instar d’autres sources, n’insiste que peu sur les lieux de culte des deux villes nouvelles ne signifie pas que le pouvoir puisse désormais s’affranchir de la fonction légitimatrice de la mosquée. Le « règne » d’al-Manṣūr illustre même l’inverse, et le hājib, qui ne bénéficiait pas de l’assurance que procure l’appartenance à la famille omeyyade, n’eut de cesse de prouver son orthodoxie, que ce soit en agrandissant considérablement la grande mosquée de Cordoue ou en ordonnant un autodafé d’une partie de la bibliothèque d’al-Ḥakam II. Les lieux de culte continuèrent donc de jouer leur rôle, ce dont témoigne le traitement que leur réserve la géographie andalouse.
Les lieux de culte
97Un des pôles essentiels de la sociabilité urbaine est la grande mosquée, al-ğāmiʿ, où la totalité de la population doit pouvoir se rassembler le vendredi pour écouter le prêche de l’imam. En observant les tableaux, on est étonné à première vue de la rareté des allusions à ces édifices essentiels. Bakrī décrit la grande mosquée de Cordoue, mentionne brièvement celle de Séville et nous livre un récit extrêmement intéressant sur la fondation de la mosquée de Badajoz, texte que reprend en partie Ḥimyarī :
« Badajoz fut bâtie par ʿAbd al-Raḥmān ibn Marwān al-Ǧillīqī (le Galicien), à la demande de l’émir Muḥammad (852-886), après l’avoir écarté du château d’Alanje (Qalʿat al-Ḥanaš). ʿAbd al-Raḥmān se réfugia alors en Galice, dans la citadelle d’Arnedo. La paix fut conclue entre l’émir et ʿAbd al-Raḥmān, à la condition que celui-ci s’établisse définitivement à Badajoz, alors déserte. ʿAbd al-Raḥmān la fit construire pour son compte. Après avoir consolidé son autorité sur la ville, il écrivit au nouvel émir ‘ Abd Allāh (888-912) pour lui demander de doter sa ville d’un statut légal et d’accorder à ses compatriotes, les muwalladūn, des droits juridiques. L’émir accéda à sa demande. ʿAbd al-Raḥmān écrivit une seconde fois à l’émir pour signaler qu’il manquait à sa ville une grande mosquée où l’on pût prier et évoquer son nom, ainsi que des bains publics pour la propreté de ses habitants. Les habitants de Badajoz, qui étaient dans leur majorité d’origine rurale, devinrent des citadins. Il lui demanda de lui envoyer des artisans spécialisés pour construire la mosquée et les bains publics. Ainsi Badajoz deviendrait semblable aux autres capitales [de province]. L’émir lui accorda tout ce qu’il avait demandé278. »
98Ḥimyarī ajoute :
« La mosquée fut élevée en briques et en mortier de chaux, à l’exception du minaret qui fut bâti en pierre, et qu’al-Ǧillīqī se réserva à l’intérieur de la mosquée l’emplacement d’une maqṣūra. Il bâtit aussi une mosquée particulière à l’intérieur de la citadelle. […] Il conserva les maçons mis à sa disposition par l’émir jusqu’au moment où un certain nombre de mosquées furent édifiées279. »
99C’est l’unique cas où les géographes lient l’édification de la mosquée à l’émergence d’une ville. La mosquée, comme les bains ou l’octroi de droits juridiques, symbolise l’accès des convertis de fraîche date à la civilisation de l’Islam, qui est une civilisation des villes. Il ne s’agit cependant pas, sous la plume de nos géographes, d’une conquête des muwalladūn, mais bien d’une concession des Omeyyades qui renforcent leur contrôle du territoire en faisant pénétrer plus profondément dans le pays une culture qu’ils incarnent. Al-Ǧillīqī se soumet à l’émir et reconnaît son autorité en faisant dire le prêche au nom de l’Omeyyade dans la nouvelle mosquée, représentation monumentale du pouvoir de la dynastie. Idrīsī évoque également plusieurs lieux de culte, mais là aussi la moisson est pauvre. Outre celle de Cordoue, il ne fait allusion qu’aux mosquées de Santa Maria d’Algarve, Évora, Madrid, al-Fahmīn, Alicante, Almería, Berja, Dalias, Jaen, Algésiras, celle du faubourg musulman de la ville juive de Lucena, et enfin celle, détruite, de Madīnat al-Zahrā’. Ḥimyarī, qui traite de près de cent villes, n’évoque l’existence de ces lieux de culte qu’au sein de vingt-cinq d’entre elles, ce qui revient à leur accorder plus d’attention que ne le font Bakrī ou Idrīsī, mais le tableau est loin d’être exhaustif280.
100La grande mosquée étant constitutive de l’identité urbaine, on peut supposer qu’il n’est pas nécessaire d’en rappeler systématiquement l’existence dans chacune des villes d’al-Andalus. C’est pour cela, nous semble-t-il, que Rāzī et Bakrī ne les évoquent qu’exceptionnellement. Il est plus problématique en revanche de discerner les raisons du choix auquel procèdent Idrīsī et Ḥimyarī. Certaines évocations sont aisément justifiables : c’est le cas bien sûr de la grande mosquée de Cordoue, dont la description constitue peut-être le plus puissant des topoï de la géographie andalouse. Nous ne résistons pas au plaisir d’en reproduire ici les principaux extraits, empruntés à Ḥimyarī qui fait la synthèse de plusieurs textes antérieurs, dont ceux de ʿUḏrī, repris par Bakrī, et d’Idrīsī :
« C’est à Cordoue que s’élève la célèbre mosquée-cathédrale, de renommée universelle, qui constitue l’un des plus beaux monuments du monde, à la fois pour sa vaste superficie, la perfection de son plan, la richesse de son ornementation et la solidité de sa construction. Les califes marwanides mirent tout leur soin à la conservation de cet édifice et y entreprirent des agrandissements et des parachèvements successifs, si bien qu’il finit par former un ensemble monumental touchant à la perfection, tel que les regards n’en pouvaient saisir tous les détails et que la description de ses beautés devint tâche presque impossible. Cette mosquée n’a point sa pareille chez les musulmans, tant pour son ornementation que pour sa longueur et sa largeur. La longueur de la mosquée est de cent pas, sa largeur de quatre-vingts. Une moitié de l’édifice est couverte ; l’autre, qui constitue la cour, est à ciel ouvert. Dix-neuf files d’arcades supportent sa partie couverte. Le total des colonnes à l’intérieur de la salle couverte est de mille : dans ce nombre figurent, outre les colonnes qui soutiennent les nefs, celles, petites et grandes, de ses coupoles, ainsi que les colonnes de la grande qibla et des parties contiguës. L’intérieur contient cent treize lustres destinés à l’éclairage : les plus grands supportent mille lampes, les plus petits, douze seulement.
Le plafond est tout entier constitué par des panneaux de bois cloués sur les poutres de la charpente du toit. Tout le bois est du pin de Tortosa. Chacune des poutres de la charpente présente une hauteur d’un bon empan de section, sur une longueur d’un empan moins trois doigts ; elles ont toutes une longueur de trente-sept empans ; l’intervalle entre chacune d’elles correspond à l’épaisseur d’une poutre. Quant aux panneaux dont nous avons parlé, ils forment un plancher, et les éléments de leur décor sont disposés symétriquement et affectent une forme hexagonale ou polygonale à éléments curvilignes : ils s’encastrent les uns dans les autres ou sont concentriques. Les peintures qui les revêtent sont toutes différentes les unes des autres, et chacun des panneaux forme un ensemble se suffisant à lui-même par sa belle ordonnance et son élégante polychromie, obtenue à l’aide de peintures de rouge de cinabre, de blanc de céruse, de bleu lapis, de vermillon, de vert-de-gris et de noir d’antimoine. Ces panneaux accrochent le regard et suscitent l’admiration, tant leur ordonnance décorative est parfaite, et variée leur combinaison de couleurs.
La largeur de chacune des nefs de la salle couverte est de trente-trois empans. Entre chacune des colonnes de la même nef, l’intervalle est de quinze empans. Toutes ces colonnes sont pourvues d’un chapiteau de marbre et d’une base de marbre. Au-dessus de chaque groupe de deux colonnes s’élève un arc admirable, dont les retombées reposent sur le sommet du chapiteau de l’une et l’autre colonnes. Cet arc est lui-même surmonté d’un second arc, qui a pour points de départ les sommets de deux forts piliers en pierre de taille. Toutes ces doubles séries d’arcs sont en pierre maçonnée à chaux et à plâtre. À leur surface, on a inséré, à raison de six par arc, des claveaux de briques qui font le tour des quatre faces, légèrement en saillie, suivant une disposition symétrique, et sont revêtus d’une peinture d’ocre. Au plafond, l’intervalle entre deux de ces doubles arcs est recouvert par l’un des panneaux déjà décrits ; immédiatement au-dessous de chaque bord du panneau, court une frise de bois où sont inscrits des versets du Coran.
Cette mosquée-cathédrale est dotée d’une qibla si belle qu’il paraît impossible d’en tenter la description, car elle est à la fois d’une ordonnance architecturale et d’une élégance qui dépassent l’imagination. C’est là que se trouvent les panneaux de mosaïque formés des petits cubes dorés et polychromes qui furent envoyés à ʿAbd al-Raḥmān (III) al-Nāṣir li-dīni Allah par l’empereur de Constantinople la grande. La face du miḥrāb est surmontée d’une série de sept arcatures, reposant sur des colonnes, et hautes de plus d’une brasse. Tous ces arcs ont été parés selon la manière des Goths ; ni les musulmans, ni les Grecs n’eussent été capables de les élever dans un style aussi artistique et aussi délicat. [Suivent deux pages d’une description extrêmement précise des différents éléments architecturaux de la mosquée ; Ḥimyarī précise que ces lignes sont empruntées à Muḥammad ibn Muḥammad ibn Idrīs, c’est-à-dire Idrīsī. Il poursuit en reprenant la description de la ville et de sa mosquée par Bakrī, sans toutefois le citer nommément.] La grande mosquée s’élève face au palais, à l’est. Une communication est assurée entre les deux édifices au moyen d’un passage surélevé, au-dessous duquel on passe quand on suit la grande rue, entre la mosquée et le palais, en direction de la porte du Pont.
La longueur de la partie couverte, des nefs de la mosquée-cathédrale, du sud au nord, était, avant l’agrandissement, de deux cent vingt-cinq coudées ; sa largeur, de cent cinquante coudées. Al-Hakam, par la suite, ajouta à la longueur du côté du midi cent cinq coudées, ce qui porta la longueur à trois cent trente coudées. Muḥammad ibn Abī ʿĀmir, sur l’ordre de Hishām ibn al-Hakam, agrandit ensuite la mosquée vers l’est, en l’élargissant de quatre-vingt coudées, ce qui porta la largeur de la mosquée à deux cent trente coudées. Le nombre des nefs à l’époque d’al-Hakam était de onze […]. L’agrandissement (latéral) de Muḥammad ibn Abī ʿĀmir fut obtenu par la construction de huit nouvelles nefs, ayant chacune une largeur de dix coudées. [L’auteur décrit ensuite l’ornementation de la mosquée et fournit de nombreuses précisions sur ses dimensions]281. »
101La mosquée se confond donc avec la dynastie omeyyade qui la fonda et dont elle fut l’ornement. Si le souvenir du califat reste attaché aux ruines majestueuses de Madīnat al-Zahrāʾ, nul bâtiment mieux que la grande mosquée de Cordoue n’incarne les Omeyyades. Cette « perle de l’Islam », dont tous nos auteurs précisent qu’elle est la plus belle mosquée du dār al-islām, n’est pas, comme la ville palatiale, la réalisation exceptionnelle d’un calife, mais l’œuvre de toute une dynastie. À ce titre, la mosquée est la monumentale représentation de l’histoire des Omeyyades. Soulignons d’ailleurs que la description de la mosquée est l’unique occasion pour les géographes d’énumérer les différents souverains, ainsi qu’al-Manṣūr, leur créature ; il s’agit là de la seule notice qui rassemble les personnages clés de la dynastie : ʿAbd al-Raḥmān Ier, ʿAbd al-Raḥmān II, ʿAbd al-Raḥmān III, al-Ḥakam II, al-Manṣūr. La description de la grande mosquée de Cordoue remplit donc plusieurs fonctions : mettre en valeur l’exceptionnelle architecture de ce bâtiment à travers un exposé minutieux et exhaustif, témoigner de l’existence d’une esthétique qui s’attache plus à relever ce qui est exceptionnel que ce qui n’est que caractéristique d’un goût ou d’une fonction, et enfin brosser l’histoire des Omeyyades. On comprend mieux pourquoi il s’agit là du plus grand topos de discours géographique. Ce morceau d’anthologie est, de plus, l’un des rares à être fréquemment repris par la littérature orientale.
102Comment expliquer le choix opéré par Idrīsī de présenter seulement quelques mosquées parmi les centaines que devait abriter al-Andalus en ce milieu du xiie siècle ? L’évocation par Idrīsī (Ḥimyarī l’oublie) de la grande mosquée de Lucena se justifie car, comme Cordoue mais à une tout autre échelle, elle sort de l’ordinaire ; elle se trouve en fait dans le faubourg (musulman) d’une ville dont la population est majoritairement juive ; en ce sens, elle n’est pas commune. La « mosquée des Drapeaux » d’Algésiras est également symbolique puisqu’elle fut édifiée dans la première ville que prirent les musulmans dans la Péninsule. Il est intéressant de se pencher quelque peu sur les indications que donnent les géographes pour justifier son appellation. Idrīsī souligne qu’elle doit son nom, masğid al-rāyāt, à un épisode de la conquête : « C’est là que l’on réunit les drapeaux du groupe venu de Gibraltar, avec à sa tête Tāriq b. ʿAbd Allāh b. Wanmū al-Zanātī282, pour tenir conseil283. » Ḥimyarī reprend ce récit, mais livre, quelques paragraphes plus loin, une autre explication : « On l’appelle la “mosquée des Drapeaux” [car] c’est là que les Normands (Mağūs) plantèrent leurs étendards lorsqu’ils vinrent faire une incursion284. » Cette mosquée méritait donc, du moins pour Idrīsī, de figurer dans la liste des mosquées.
103Les mosquées d’al-Fahmīn et de Madrid présentent une autre caractéristique : toutes deux se situent dans des villes perdues par l’Islam au moment où Idrīsī rédige son ouvrage. Ce sont loin d’être des cas uniques ; un tiers environ des villes qu’il cite sont déjà entre les mains des chrétiens285, mais ce sont en revanche les deux seuls cas où l’auteur lie dans une même phrase ces informations de natures différentes que sont l’existence de mosquée et le fait que ces villes aient été perdues par l’Islam : « Du temps de l’Islam, [Madrid] avait une mosquée du vendredi où l’on disait toujours la ḫutba. Il en était de même dans la ville d’al-Fahmīn286. » Ces deux villes font figure d’exemples types qui rendent compte d’une situation, l’avancée de la Reconquista, qu’il faut évoquer sans toutefois s’y appesantir, mais aussi du fait que ces villes gardent l’empreinte de l’Islam par-delà leur perte. Peut-être leur évocation est-elle moins douloureuse que celles de Tolède ou de Saragosse ? Celle d’Almería l’est en revanche lorsque Idrīsī, généralement peu enclin aux considérations nostalgiques, s’épand longuement sur la perte de la ville, intervenue en 1147287. Le constat est terrible : « À l’époque où nous écrivons le présent ouvrage, Almería est tombée au pouvoir des chrétiens. Ses beautés se sont altérées, sa population a été faite prisonnière, ses demeures sont en ruine et ses bâtiments ont été détruits. Il n’en reste rien288. » Et comme pour mieux souligner son importance passée, l’auteur précise que les chaires de prédication des villes de Berja et de Dalias dépendaient d’Almería.
104La mention de mosquées à Évora, Jaén et Alicante est plus problématique. Pourquoi ce choix ? Les notices que consacre Idrīsī à chacune de ces trois villes sont assez communes au sens où l’auteur présente succinctement leur site, leurs principales productions, et nulle anecdote ne vient expliquer que l’on puisse distinguer leurs mosquées de celles des autres agglomérations andalouses. Ḥimyarī d’ailleurs évoque l’existence de quelques lettrés célèbres originaires d’Évora, mais ne reprend pas, contrairement à son habitude, la notice rédigée par Idrīsī. Nous ne pouvons guère avancer d’explication satisfaisante. Mais peut-être est-ce en raison de leur « banalité » même qu’Évora, Jaén et Alicante sont créditées de la présence d’une mosquée ; elles seraient en quelque sorte des témoins, des exemples types de villes andalouses tour à tour « grande », « de grandeur moyenne » ou » « petite », pourvues d’une citadelle, de remparts, de marchés et d’une mosquée. Mais cela contredirait l’idée d’une géographie privilégiant la peinture de ce qui sort de l’ordinaire. L’évocation d’une mosquée à Santa Maria d’Algarve tient peut-être au nom même du lieu. Idrīsī précise de plus que cette ville a été reprise par les chrétiens289. Le signalement de sa mosquée reviendrait donc à souligner que le lieu fut à l’Islam et qu’il en garde la marque. Le géographe souligne à cet égard que cette localité est aussi connue sous le nom d’Albarracin (Ibn Razīn)290. Il semble cependant qu’il y ait confusion entre Santa Maria d’Algarve, près d’Ocsonoba, et Šantamarīyat al-Šarq (du Levant), appelée aussi Šantamarīyat Ibn Razīn291. Pour conclure sur la façon dont Idrīsī traite des mosquées, il faut se référer à notre tableau. À l’exception de trois cas, les mentions de mosquées sont indissociables de particularités que l’auteur note à propos de ces villes. C’est alors l’occasion d’introduire des anecdotes, notamment d’ordre historique. L’évocation de la mosquée est donc loin d’être constitutive de la ville dans la littérature géographique andalouse, pas plus qu’elle ne rend compte de la présence ou non de l’islam.
105Ḥimyarī, qui écrit plusieurs siècles plus tard, alors que la majeure partie du territoire andalou a été reconquise par les chrétiens, n’accorde guère plus d’importance aux mosquées. Il faut en revanche souligner qu’il donne quelques indications supplémentaires à propos de ces édifices, précisant parfois quelque caractéristique architecturale, le nombre de nefs ou la disposition des colonnes, type d’information que ne fournit jamais Idrīsī, à l’exception du cas, notoire, de la mosquée de Cordoue. Au début du xive siècle, alors que Ḥimyarī rédige son ouvrage, les mosquées de cette terre en grande partie perdue par l’Islam ne sont guère plus que des monuments. Le géographe enfin donne à plusieurs reprises la date de fondation de la mosquée et le nom du fondateur, comme à Elvira, Badajoz, Baena, Saragosse et Calsena. Nous apprenons ainsi que la mosquée de Calsena (près d’Arcos de la Frontera) est dotée de six nefs et qu’elle fut édifiée par l’imām ʿAbd al-Raḥmān b. Muḥammad292, que celle d’Elvira fut fondée par le célèbre Ḥanaš al-Ṣanʿānī293, ou que la mosquée de Lérida fut édifiée en 288 (901)294. Les mentions de mosquées témoignent donc avant tout du poids de l’histoire plus que de l’identité urbaine. Les signaler de façon systématique n’est pas nécessaire et peut même se révéler périlleux : cela reviendrait, de fait, à indiquer, par le biais de leur présence, les villes qui sont encore à l’Islam. Or c’est un constat auquel se refusent nos auteurs. L’histoire, encore une fois, permet de contourner le présent.
Des lieux de production, de consommation et de commerce
106On aurait pu supposer que, à l’instar de celle des mosquées, la présence de marchés au sein des villes andalouses était suffisamment banale pour qu’il ne faille pas prendre la peine de la consigner, et nous avions montré jusqu’à présent que les géographes ne prétendaient pas à l’exhaustivité et privilégiaient le plus souvent le tableau d’ensemble au détriment de la peinture rigoureuse des détails. Or force est de constater que les indications concernant les activités commerciales des villes sont extrêmement nombreuses dans les œuvres de la géographie andalouse.
107Rāzī énumère les plus notables parmi les productions de chaque ville en matière d’artisanat, et si Bakrī les ignore superbement, Idrīsī en revanche les mentionne avec une belle constance, au point d’en faire l’élément central d’un certain nombre de ses notices, que ce soit en signalant la présence de marchés ou en énumérant les productions des industries locales. Et lorsque le géographe « définit » la ville, les marchés semblent être partie intégrante de son identité ; il écrit ainsi à propos de Huelva que « c’est une petite ville mais qui a des caractéristiques urbaines (mutaḥaddar) : elle est ceinte d’une muraille en pierre et est dotée de marchés et d’artisanats295 ». La même expression est employée à plusieurs reprises, soit pour désigner une petite ville (Daroca), soit pour dire d’un bourg fortifié qu’il ressemble à une ville296. C’est le cas notamment d’Alcaudete : « C’est un bourg fortifié qui est à une journée de Jaén. Il est grand, prospère, bâti au pied d’une montagne qui regarde vers l’occident et doté d’un marché bien fréquenté297. » Ḥimyarī, qui reprend l’essentiel de l’ouvrage d’Idrīsī, reproduit ces commentaires, sans pourtant faire toujours figurer ce type d’indication dans les notices qu’il écrit lui-même, ne disposant pas d’informations à cet égard. L’ensemble cependant ménage une place non négligeable aux activités commerciales qui constituent de ce fait l’un des éléments principaux du fait urbain, sans pourtant suffire à le définir.
108La mention des produits et des marchés qui font la renommée d’une ville, ce dont elle dispose, qu’elle consomme et commercialise, est à bien des égards semblable à l’énumération des productions agricoles dont nous avons vu plus haut la place qu’elle occupe dans le discours de la géographie andalouse. Comme il n’y a pas de réelle distinction entre matière première et fruit du travail de l’homme, l’artisanat et le commerce sont de fait liés aux cultures vivrières et de rapport dont l’exposé concourt à célébrer les richesses de la Péninsule.
109Idrīsī évoque ainsi la beauté des tapis de laine de Chinchilla, « qu’on ne saurait imiter ailleurs tant leur qualité est liée à celle de l’air et de l’eau298 » ; Cuenca « est une ville petite mais ancienne, au bord d’un étang artificiel. Elle est entourée d’une enceinte, mais n’a pas de faubourg. On y fabrique de splendides tissus de laine299 » ; Almería est réputée pour ses ateliers de tissage de la soie, Madrid pour ses marmites en terre300, les tapis « dits de Baza » (al-watāʾ al-bastī) sont incomparables, et ce ne sont là que quelques exemples parmi des dizaines d’autres.
110Comment expliquer cette place exceptionnelle ? Pourquoi nos auteurs sont-ils plus enclins à évoquer la présence des marchés que celle des mosquées ou des palais ? C’est, nous semble-t-il encore une fois, l’un des moyens de contourner l’histoire immédiate, de privilégier ce qui constitue quasiment de tout temps les villes, indépendamment des soubresauts politiques ou des revers militaire qui ont pu les affecter. Le cas de Tortosa est à cet égard édifiant : Idrīsī décrit la ville à la fois dans le chapitre qu’il consacre aux terres du IVe climat et dans celui dépeignant celles du Ve climat :
« Cette ville est fortifiée au pied d’une montagne et elle est entourée d’une enceinte bien défendue. Elle est dotée de marchés, d’édifices, d’artisanats et d’activités diverses. On y construit de grands vaisseaux avec le bois des montagnes qui l’environnent et qui sont couvertes de pins d’une grosseur et d’une hauteur sans équivalents. Ce bois est employé pour les mâts et les vergues des navires ; il est de couleur rouge, son écorce est brillante, son étanchéité ne s’altère pas vite, et il n’est pas, comme les autres bois, sujet à la détérioration par les insectes. Il est connu et renommé301 » (IVe climat)
« Cette jolie ville est sur les bords de l’Èbre, à vingt milles de la mer Méditerranée ; elle est défendue par une forteresse solide. Les montagnes qui l’environnent produisent des pins dont le bois n’a pas d’égal en beauté, en éclat, en épaisseur et en longueur dans le monde habité. On en exporte vers les zones lointaines et proches, pour la construction des édifices royaux et des trésors, pour fabriquer des bateaux et des mâts, pour la fabrication de machines de guerre, telles que tours de siège, grues, échelles, etc.302 » (Ve climat)
111Plusieurs siècles plus tard, Ḥimyarī retient encore de Tortosa, outre sa citadelle construite par les Omeyyades et la science de quelques-uns de ses savants, la qualité exceptionnelle du bois de ses pins et l’intense activité de construction navale qui s’y déploie303. On entrevoit ici le type d’informations304 que privilégie l’écriture de la géographie et qui concourt finalement bien peu à la définition de l’identité urbaine : pas d’édifices somptueux, pas de palais, pas de mosquées, des marchés et des bains, mais ça on s’en serait douté. Le but cependant n’est pas de donner à voir les villes mais bien de continuer à les décrire, indépendamment des revers de l’Islam. La géographie, encore une fois, privilégie la peinture de ce qui échappe au temps et tente sinon de supplanter, du moins de conjurer l’histoire immédiate305.
L’absence des hommes
112À la ville comme à la campagne, les hommes sont quasiment absents et n’apparaissent qu’en filigrane, masqués par la masse des informations techniques ou topographiques. L’évocation des populations ne sert qu’à donner la mesure d’une ville, lorsque, par exemple, on la qualifie de ʿāmir (peuplée), ou lorsque l’on spécifie que les habitants sont riches et bénéficient de toutes les denrées à bas prix. Il n’est pratiquement jamais fait de distinction à l’intérieur de la population urbaine. Tous, riches et pauvres, musulmans, juifs et chrétiens, sont confondus au sein de la masse des citadins. Les quelques rares cas où l’on précise l’origine ou la qualité particulière de quelques individus sont tout à fait exceptionnels. Rāzī précise ainsi que Grenade est appelée la « ville des juifs » parce que ceux-ci furent les premiers à la peupler et qu’ils y demeurent nombreux. La mention était cependant suffisamment notable pour qu’Ḥimyarī la reproduise dans son ouvrage : « On l’appelle “Grenade des juifs” (Iġranātat al-Yahūd), car les premiers habitants qui s’y installèrent étaient juifs306 ». Rāzī évoque également les habitants d’Alicante, « d’un mauvais naturel, mais fort habiles dans leurs fabrications307 », ceux de Saragosse, qui produisent des tissus précieux réputés dans le monde entier308, les gens de Jerez qui manifestèrent leur joie devant la crue du rio Barbate en 125, après six années de sécheresse309, ainsi que les Berbères qui peuplent le district du Faḥṣ al-Ballūt, mais c’est là tout ! Comparée à l’importance accordée à l’évocation des châteaux ou des productions agricoles, la moisson de renseignements concernant les hommes d’al-Andalus est bien maigre !
113Bākrī est tout aussi avare d’informations : il signale que les habitants des villages des environs de Cordoue fuirent les lieux pendant les troubles de la guerre civile310, que certains Sévillans tombèrent éperdument amoureux d’une statue antique représentant une jeune femme qui décorait un bain de la ville311, et que les habitants de Badajoz étaient dans leur grande majorité d’origine rurale avant que ʿAbd al-Raḥmān ibn Marwān le Galicien ne fît de Badajoz une ville digne de ce nom, avec l’autorisation de l’émir Muḥammad, dans la seconde moitié du ixe siècle312. Difficile de cerner les topoï que les géographes andalous énoncent à propos de leurs contemporains. La seule notice un peu vivante, où l’on croit entrapercevoir la population, est celle consacrée par Bakrī à la ville de Tudèle. Elle se résume à l’évocation d’une femme à barbe qui y vivait au ive siècle de l’Hégire. Le récit met en scène, outre l’étonnante personne, un magistrat qui ordonne qu’on examine celle-ci, ainsi que des matrones chargées d’exécuter la tâche. Sa féminité établie, on fait raser la femme et on lui interdit désormais de voyager sans être accompagnée par l’un de ses proches parents. L’anecdote est divertissante, significative certainement, mais ne suffit pas à cerner le discours de la géographie sur les hommes (et les femmes !) d’al-Andalus.
114Idrīsī ne fournit guère plus d’indications. Précisons qu’à deux exceptions près, le géographe ne relève jamais l’origine ethnique de la population des villes andalouses. Il mentionne juste le fait que les gens de la région de Silves sont originaires du Yémen et, de ce fait, parlent un arabe très pur313, et que Carmona était auparavant aux mains des Berbères, ce qui explique que ses habitants soient restés séditieux314. Ce sont là les deux seuls cas où des précisions de ce type sont fournies ; ils témoignent plus du poids du passé que de l’existence de clivages ethniques au sein des villes andalouses : une ville est d’abord ce que l’histoire en a fait. Le géographe sicilien ne mentionne que certaines catégories d’habitants, dans des situations exceptionnelles : la population juive de Lucena et la présence de musulmans, cantonnés dans le faubourg et qui ne peuvent pénétrer dans la ville315 ; les femmes étonnamment belles d’Elvas316 ou de Chinchilla317, avec un léger avantage cependant pour ces dernières puisqu’elles font aussi preuve de beaucoup d’esprit ; les nombreux chrétiens de Tarragone318, ville qui, nous l’avons vu, a été reconquise par les royaumes chrétiens du Nord depuis longtemps déjà quand Idrīsī écrit. Nous ne pouvons que constater, une fois de plus, la préférence accordée à ce qui sort de l’ordinaire, à ce qui est étonnant, au détriment de la banale peinture du quotidien des acteurs de la ville. Alors que la géographie humaine actuelle tend à cerner ce qui caractérise le plus grand nombre, à brosser un portrait qui se veut général afin de définir un système explicatif, le discours des géographes andalous se propose de ne relever que les traits les plus saillants, dans le but de divertir, comme l’exige le genre de l’adab, mais aussi dans celui de témoigner de la diversité d’une société que les lecteurs de ces ouvrages connaissent déjà dans ses grands traits. Le particulier prime sur un général déjà connu.
115Ḥimyarī s’inscrit dans cette démarche, mais l’ampleur de son ouvrage et la place qu’il ménage aux récits historiques comme à la présentation des ulémas réintroduisent en quelque sorte les hommes. Il ne s’agit cependant là que de quelques individus, qu’il met en scène afin de mieux rendre compte d’épisodes historiques, ou dont il énumère les œuvres afin de témoigner de la place qu’occupait al-Andalus dans la géographie du savoir319, mais il n’analyse pas plus que ses prédécesseurs les composantes de la société. Le plus évident des topoï du discours géographique sur les citadins d’al-Andalus est bien précisément leur absence.
116Difficile donc de répondre à la question « qu’est-ce qu’une ville ? » puisque les géographes ne la posent pas en ces termes. Tout au plus pouvons-nous dire qu’ils privilégient de fait ce qui constitue de tout temps les villes : les productions locales, quelques anecdotes sur un passé lointain, et surtout le réseau qu’elles constituent, la trame dessinée par les itinéraires qui les relient entre elles. Le seul élément que les géographes n’omettent jamais de préciser est ainsi la distance qui les sépare les unes des autres, en faisant ainsi un « lieu pratiqué320 », un espace vécu, que l’on mesure à l’aune des journées de marche nécessaires pour le parcourir. Est-ce à dire que le discours géographique privilégierait d’une manière statique ce qui constitue de tout temps al-Andalus, au détriment d’une analyse évolutive de sa constitution ? Nous touchons là à l’extrême ambiguïté des rapports qu’entretient la géographie avec l’histoire. Les géographes construisent en fait un décor de théâtre, qui se caractérise par la permanence de ses structures, la solidité de ses assises et qui prétend à l’intemporalité. Une intemporalité qui écarte soigneusement le présent, mais qui ne trouve sa légitimité que dans l’évocation d’une histoire qui fut glorieuse.
Notes de bas de page
1 G. Gusdorf, De l’histoire des sciences à l’histoire de la pensée, Lausanne, Payot, 1966, p. 193.
2 Le « territoire » est par définition une projection puisqu’il est « une étendue de terre qui dépend d’un empire, d’une province, d’une ville, d’une juridiction » (Littré).
3 Rāzī, p. 59 ; Idrīsī, texte, p. 525 ; trad., p. 245 ; Bakrī, texte, p. 541 ; trad., p. 321 ; Ḥimyarī, texte, p. 1 ; trad., p. 3.
4 A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman…, op. cit., t. 2, p. 70. On revient là au sens premier du kentron grec et du centrum latin, à savoir la pointe du compas traçant un cercle dont la circonférence, la periferia, est partie intégrante.
5 Rāzī, p. 59.
6 Tabaqāt al-umam, « Catégories des nations », texte édité par R. P. Cheikho, Beyrouth, 1912, p. 63 ; trad. par R. Blachère, Paris, 1935, p. 122.
7 Voir sur cet auteur très original l’article de G. Martinez-Gros, « Tolède et la géographie dans les Tabaqāt al-umam du cadi Sa‘ id », Secundo Congreso de Estudios mozárabes, actes du colloque de Tolède « La reconquista de Toledo », Tolède, 1987, p. 315-327.
8 Idrīsī est le premier des géographes arabes à nommer « Espagne » le Sud de la péninsule Ibérique, imitant en cela les auteurs chrétiens qui la désignaient sous le nom de Spania.
9 Idrīsī, texte, p. 525 ; trad., p. 245.
10 Signalons qu’« Al-Andalus » désigne ici la Péninsule dans son intégralité.
11 Idrīsī, texte, p. 725 ; trad., p. 352.
12 Sur cette hypothétique chaîne de montagnes, cf. F. Hernández Jiménez, « El convencional espinazo montañoso de orientación Este-Oeste que los geógrafos árabes atribuyen a la Península ibérica », Al-Andalus, XXX, 1965, p. 201-275.
13 H. Touati, Islam et voyage au Moyen Âge…, op. cit., p. 11.
14 A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman…, op. cit., t. II, p. 533.
15 G. Martinez-Gros, « La division du monde selon Idrīsī », dans M. Balard, A. Ducellier (éd.), Le partage du monde, op. cit., p. 315-334.
16 Passage attribué à Bakrī, cité par Ḥimyarī, texte, p. 3 ; trad., p. 5.
17 Sur l’origine du nom al-Andalus, voir J. Vallvé, La división territorial de la España musulmana, Madrid, CSIC, 1986, p. 17-32 ; R. Dozy, Recherches sur l'histoire et la littérature de l'Espagne. Amsterdam, 3e éd., réimpr. 1965, I, p. 301-303 ; Seybold, EI, I, p. 354 ; É. Lévi-Provençal, L’Espagne musulmane au xe siècle : institutions et vie sociale, Paris, Larose, 1932, p. 5-6 ; I. de las Cagigas, « Al-Andalus (unos datos y una pregunta) », dans Al-Andalus, 1936, vol. IV, p. 205-240 ; H. Muʾnis, Tārīḫ al-Maghreb wa al-Andalus, Beyrouth, 1980, p. 234-235.
18 R. Dozy, Recherches sur l’histoire et la littérature de l’Espagne, op. cit., I, p. 302.
19 H. Halm, « Al-Andalus und Gothica Sors », Welt des Orients, 66, 1989, p. 252-253.
20 EI, II, p. 501.
21 J. Vallvé, La división territorial de la España musulmana, op. cit. ; D. Catalan, M. S. de Andres (éd.), La Cronica del moro Rasis, op. cit.
22 F. Hartog a montré combien les géographes-voyageurs grecs ont inventé un système-monde qui tend à « géométriser » l’espace ; la Scythie est ainsi présentée par Hérodote sous la forme d’un carré, F. Hartog, Mémoire d’Ulysse, récits sur la frontière en Grèce ancienne, op. cit., p. 100.
23 Orose, Histoires (Contre les païens), I, 2, 69, texte établi et traduit par M.-P. Arnaud-Lindet, Paris, Les Belles Lettres, 1990, p. 29-30.
24 Rāzī, p. 62.
25 Une fois encore, l’inspiration est latine ; la description des bornes de la Péninsule est empruntée à Orose : Et circumfusione oceani Tyrrhenique pelagi paene insula efficitur. Vidal-Beltran qui traduit « mer des Feux » dans la mesure où il lit, comme al-Ḥağğī, baḥr al-nīrān, commet ainsi une erreur, E. Vidal-Beltran, Geografía de España de Abū ´ Ubayd al-Bakrī ; introd., trad., notas e índices por Eliseo Vidal Beltrán, Textos medievales 53, Saragosse, 1982.
26 Idrīsī, texte, p. 525 ; trad., p. 245.
27 Ḥimyarī, texte, p. 1 ; trad., p. 3. Sur l’Océan, cf. H. Ferhat, « Démons et merveilles : l’Atlantique dans l’imaginaire marocain médiéval », dans Le Maroc et l’Atlantique, Rabat, 1992, p. 31-49 ; A. J. Wensinck, The Ocean in the Literature of the Western Semites, Wiesbaden, 1986.
28 Ḥimyarī, texte, p. 28-29 ; trad., p. 36-37.
29 Il entoure les terres comme un collier, selon une image dont usent fréquemment les géographes.
30 Voir sur Gog et Magog la mise au point d’A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman…, op. cit., t. II, p. 497-511.
31 Idrīsī, texte, p. 525 ; trad., p. 245.
32 Idrīsī, texte, p. 548-549 ; trad., p. 267-269 ; Ḥimyarī, texte, p. 16-18 ; trad., p. 22-24.
33 Rāzī, p. 60.
34 Rāzī, p. 61.
35 Bakrī, texte, p. 520 ; trad., p. 281-282.
36 Idrīsī, texte, p. 583 ; trad., p. 300.
37 Ḥimyarī, texte, p. 28 et 62 ; trad., p. 36 et p. 78.
38 A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman…, op. cit., t. III, p. 237.
39 Ḥimyarī, texte, p. 8 ; trad., p. 12.
40 « Penser la Méditerranée des deux rives », série dirigée par Th. Fabre, La Tour d'Aigues, Éd. de l’Aube (Mondes en cours), 1995.
41 Ibid., p. 6.
42 Orose, Histoires (Contre les païens), op. cit., I, 2, 72, p. 30. Bakrī, texte, p. 520 ; trad., p. 287. Le texte de Bakrī semble a priori plus proche de l’original latin que celui de Rāzī ; Vidal Beltran reproduit le terme d’Adlabya, sans le traduire ; il s’agit en fait des monts Atlantis, de l’Atlas.
43 Ḥimyarī, texte, p. 145 ; trad., p. 175.
44 Orose, Histoires (Contre les païens), op. cit., I, 2, 70. Dans le texte de Rāzī, contrairement à ce qu’avançait Lévi-Provençal, il faut bien lire Bordeaux et non Barcelone. Le texte latin est sans équivoque, il est bien fait référence à la province d’Aquitaine. Cf. trad. É. Lévi-Provençal, Al-Andalus, XVIII, p. 60.
45 Selon la traductrice d’Orose, M. P. Arnaud-Lindet, l’importance accordée par Orose à la bourgade de Brigantia s’explique par le fait qu’il s’agit peut-être de son lieu de naissance, Histoires (Contre les païens), op. cit., p. 30.
46 Il s’agit d’un phare appelé « tour d’Hercule », qui fut construit par C. Laeuius Lupus sous le règne de Tibère.
47 Orose, Histoires (Contre les païens), op. cit., I, 2, 71, p. 30.
48 L’emprunt aux auteurs anciens est assumé ; Bakrī cite nommément à plusieurs reprises Orose (Hiushius ; Osius) ; cela contribue à donner plus de poids à son récit, la caution des Auctoritas étant souvent plus fondamentale, que le témoignage direct et le travail sur le terrain. Citer ces auteurs antiques contribue également à montrer l’ancienneté de cette terre désormais gagnée à l’Islam. Remarquons d’ailleurs que le texte de Bakrī est plus proche de celui d’Orose que ne l’est celui de Rāzī.
49 La bibliographie est pléthorique ; citons juste M. Bonner, « The Naming of the Frontier : ʿAwāṣim, Thughūr, and the Arab Geographers », BSOAS, LVII, 1, 1994, p. 17-24. L’une des plus intéressantes contributions est celle de H. Touati, Islam et voyage au Moyen Âge…, op. cit., chap. VI, « Le séjour dans les marches », p. 237-258. H. Touati explique et date notamment l’invention du mythe de la frontière et l’importance que le séjour dans les marches revêt pour les lettrés. En ce qui concerne plus particulièrement la péninsule Ibérique, voir Ph. Sénac (dir.), La Marche supérieure d’al-Andalus et l’Occident chrétien, Madrid, Casa de Velázquez, Universidad de Zaragoza, 1991 (et notamment l’article de P. Chalmeta, « El concepto de Thagr », p. 15-28), et surtout Ph. Sénac, La frontière et les hommes (viiie-xiie siècle), le peuplement musulman au nord de l’Èbre et les débuts de la reconquête aragonaise, Paris, Maisonneuve & Larose, 2000, et de P. Buresi, La frontière entre chrétienté et Islam dans la péninsule Ibérique : du Tage à la Sierra Morena (fin xie-milieu xiiie siècle), Paris, Publibook, 2004.
50 H. Touati a montré combien le séjour à la frontière faisait partie du cursus honorum des lettrés à partir de la fin du viiie siècle, le séjour en ribat permettant de concilier combat sacré (encore que peu combattirent vraiment, mais au moins sont-ils là) et exercices intellectuels. Il s’agit de charger d’islamité les marges pour mieux affirmer leur rôle de pont avancé de l’Islam : « Pourquoi aller à la frontière, si ce n’est pour repousser par les armes ou, tout au moins, conjurer par les mots la menace extérieure ? En revêtant une portée spirituelle qui lui a conféré la même légitimité que les autres formes de déplacement dévotionnel et studieux, le voyage à la frontière a acquis un statut dogmatique. Il est devenu un geste de fondation. Mais à la différence des autres déplacements qui ont fondé l’Islam en ses centres religieux, politique, linguistique, il l’a institué par la marge. L’établissement permanent ou temporaire dans le limes a alors acquis valeur de confirmation de soi face aux autres. Les résidents de la frontière se voulaient être les vigiles de l’Islam ; en tant qu’ulémas, c’est-à-dire des personnages caractéristiques de la structure islamique, ils ont eu le sentiment d’œuvrer – au moins symboliquement – pour que la ligne de partage entre soi et les autres ne soit pas une ligne partagée, mais la frontière qui circonscrit le conformisme », écrit H. Touati, Islam et voyage au Moyen Âge…, op. cit., p. 257-258.
51 C’est le cas par exemple de Mertola, la « plus solide forteresse du district de Beja », p. 87.
52 La version castillane d’al-ṯaġr al-aʿlā est cabo postrimero dans les manuscrits conservés.
53 Rāzī, p. 82.
54 Rāzī, p. 79.
55 Rāzī, p. 77.
56 Rāzī, p. 74.
57 Rāzī, p. 77.
58 On peut considérer que la Reconquista débute avec la campagne menée en 1064 par les Aragonais contre la région de Saragosse (perte de Barbastro), et surtout avec la prise de Coïmbre par les Léonais quelques mois plus tard. L’ouvrage de Bakrī est daté de 1068.
59 Bakrī, texte, p. 526 ; trad., p. 297.
60 Immédiatement après celle-ci, Bakrī commence la description des villes d’al-Andalus.
61 Bakrī, texte, p. 528 ; trad., p. 301.
62 Ibn Ḥayyān, Al-Muqtabas, V, cité dans l’ouvrage d’Ibn ʿIdarī, al-Bayān al-muġib fi aḫbār mulūk al-Andalus wa al-Maġrib, É. Lévi-Provençal (éd.), Paris, 1930, III, p. 254.
63 La mention des Normands s’explique par la présence supposée par les chroniqueurs musulmans de Guillaume de Montreuil, parent du prince normand Richard de Capoue, à la tête de l’expédition et que Ph. Sénac estime peu probable (Ph. Sénac, La frontière et les hommes…, op. cit., p. 392).
64 Bakrī, texte, p. 545-546 ; trad., p. 325-326.
65 Al-Muqtadir bi-Allāh.
66 Le portrait de la Péninsule se déploie à la fois sur la première section du Ve climat et sur la première section du IVe climat. Dans la mesure où la Nuzhat décrit l’un après l’autre ces climats, les terres sises dans les premières sections des IVe et Ve climats ne peuvent être dépeintes à la suite, dans leur contiguïté effective.
67 La mention est loin d’être systématique et, dans environ un tiers des cas, Idrīsī ne mentionne pas la perte de la ville qu’il décrit.
68 Idrīsī, texte, p. 733 ; trad., p. 360.
69 « L’Espagne est un territoire de combat pour la foi (dār al-ğihād) ; ses frontières sont fortifiées. Elle est entourée au nord, à l’est et à l’ouest par des populations infidèles. La partie de l’Espagne occupée par les musulmans s’étend sur trois cents parasanges (farsaḫ) de longueur entre Ocsonoba et Huesca ; et quatre-vingts parasanges de largeur, de Carthagène d’Alfa à al-Fahmīn », Ḥimyarī, texte, p. 4 ; trad., p. 7-8.
70 Ḥimyarī, texte, p. 4 ; trad., p. 7-8.
71 Autre mention significative : « De Madrid au pont de Mākida, qui marque la limite extrême du territoire musulman, il y a trente et un milles », Ḥimyarī, texte, p. 180 ; trad., p. 216.
72 Nous laissons bien sûr ici de côté l’expansion ultérieure de l’Islam en Asie et en Afrique noire.
73 Voir à ce titre la notice que le géographe consacre à la ville de Valence et qui est essentiellement constituée de vers déplorant la perte de la ville, dont ce poème d’Abū Isḥāq Ibrāhīm b. Abī al-Fatḥ ibn Ḫafāğa, le très grand poète du xie siècle : « Les tranchants des glaives ont souillé ton esplanade, ô demeure !/Les épreuves et le feu ont effacé tes beautés !/Quand ses yeux se portent sur tes abords, celui qui te regarde/demeure longtemps stupéfait et verse des pleurs !/Malheureuse terre, qui a vu ses habitants s’éloigner précipitamment,/ses monuments s’écrouler sous les secousses du destin !/Et me voici récitant pour les seigneurs éminents qui la peuplaient :/“Tu n’es plus toi Valence, tes demeures ne sont plus des demeures !” ». Ces vers (dont nous présentons la traduction effectuée par H. Pérès, dans La poésie andalouse en arabe classique au xie siècle, Paris, Maisonneuve & Larose, 1953, 2e éd. rev. et corr., p. 107) ont été recopiés par Ḥimyarī dans la notice consacrée à cette ville, p. 60.
74 Muqaddasī, p. 152.
75 Ḥimyarī, texte, p. 42 ; trad., p. 53.
76 Voir à ce titre les épithètes que réservaient les Athéniens aux Béotiens ou aux Lacédémoniens, cf. F. Hartog, Mémoire d’Ulysse, récits sur la frontière en Grèce ancienne, op. cit., p. 127-143.
77 Ḥimyarī, texte, p. 56 ; trad., p. 70.
78 Ḥimyarī, texte, p. 56 ; trad., p. 70. Ce terme est l’exact équivalent du mot grec de « barbare », c’est-à-dire « ceux qui ne profèrent que des onomatopées ». Il renvoie à ceux qui ne parlent pas l’arabe, et par extension, assez souvent dans les sources andalouses, aux non-musulmans, même lorsque ceux-ci résident en al-Andalus et sont arabisés, voir à cet égard le beau livre de C. Aillet, Les mozarabes. Christianisme, islamisation et arabisation en péninsule Ibérique (ixe-xiie siècle), Madrid, Casa de Velázquez, 2010.
79 Bakrī, texte, p. 555 ; trad., p. 337-338 ; Ḥimyarī, texte, p. 66 ; trad., p. 83.
80 Ibn Fadlān, Voyage chez les Bulgares de la Volga, traduit, présenté et annoté par M. Canard, Paris, Sindbad, 1988.
81 Castille et Léon se séparent à partir de 1157 (et jusqu’en 1230), soit un siècle après la rédaction du Kitāb al-masālik wa al-mamālik.
82 Idrīsī, texte, p. 725-726 ; trad., p. 352-353.
83 Il s’agit en fait d’une citation d’Idrīsī, texte, p. 536 ; trad., p. 255.
84 Ḥimyarī, texte, p. 161 ; trad., p. 193.
85 C’est sous ce nom par exemple que Ḥimyarī désigne Ferdinand III (p. 28 et p. 200).
86 C’est ce dont témoigne la fameuse description que fait Ḥimyarī d’un homme de l’armée de Ferdinand III qui s’était porté volontaire pour espionner la garnison du château d’Alcaraz afin de savoir si celle-ci disposait encore de vivres (ces événements se déroulaient en 1224) : « Un chrétien se présenta pour accomplir cette mission ; c’était un individu plein de fourberie, blond aux yeux bleus, à l’abord sinistre, dont la physionomie révélait à première vue la méchanceté foncière. » (Ḥimyarī, texte, p. 166-167 ; trad., p. 200-201.) Le topos des cheveux clairs et des yeux bleus est fréquemment repris, comme en témoigne ce vers extrait d’un autre poème que cite Ḥimyarī : « De l’autre côté de Shukr et de ses eaux bleues, sont maintenant des chrétiens, aux yeux d’un bleu pareil à l’éclat de leur lance, et au poil roux » (p. 127).
87 Usāma ibn Munqiḏ (1095-1188), Kitāb al-Iʿtibār (Livre de l’enseignement par l’exemple), Paris, Derenbourg, 1886 [trad. A. Miquel, Paris, Imprimerie nationale, 1983].
88 Le baisement de main (taqbīl al-yād) vaut allégeance (bayʿa).
89 Il s’agit là de noms navarrais, en raison peut-être de l’union qui prévalut entre Navarre et Aragon au xiie siècle.
90 Ḥimyarī, texte, p. 12 ; trad., p. 17.
91 Ḥimyarī, texte, p. 27 ; trad., p. 34.
92 L. Febvre, La Terre et l’évolution humaine : introduction géographique à l’histoire, Paris, Albin Michel, 1970 [1922], p. 393.
93 Les poètes en revanche ont été les plus fins portraitistes du paysage ; voir le beau livre de B. Foulon, La poésie andalouse du xie siècle. Voir et décrire le paysage ; étude du recueil d’Ibn Ḫafāğa, Paris, L’Harmattan, 2011.
94 Rāzī p. 60-62.
95 Rāzī, p. 100.
96 Formule que l’on retrouve fréquemment sous la plume de saint Bernard et empruntée au cantique de Moïse (Deutéronome, XXXII, 10) dans le texte de la Vulgate de saint Jérôme.
97 Rāzī, p. 59.
98 Bakrī, cité par Ḥimyarī, texte, p. 3 ; trad., p. 5.
99 Cité dans A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman…, op. cit., t. I, p. 11.
100 Ces considérations sont héritées de la Grèce et l’on est frappé de la parenté avec le texte d’Hérodote invoquant l’excellence du climat grec : « Les nations situées dans les régions froides, et particulièrement les nations européennes, sont pleines de courage, mais manquent plutôt d’intelligence et d’habileté technique ; c’est pourquoi, tout en vivant en nations relativement libres, elles sont incapables d’organisations politiques et impuissantes à exercer la suprématie sur leurs voisins. Au contraire, les nations asiatiques sont intelligentes et d’esprit inventif, mais elles n’ont aucun courage, et c’est pourquoi elles vivent dans une sujétion et un esclavage continuels. Mais la race (genos) des Grecs occupe une position géographique intermédiaire (meseuei), et participe de manière semblable aux qualités des deux groupes de nations précédentes, car elle est courageuse et intelligente, et c’est la raison pour laquelle elle mène une existence libre sous d’excellentes institutions politiques, et elle est même capable de gouverner le monde entier si elle atteint l’unité de constitution », cité dans F. Hartog, Mémoire d’Ulysse, récits sur la frontière en Grèce ancienne, op. cit., p. 111.
101 C’est ce même déterminisme absolu qui règne en maître jusqu’à Vidal de La Blache, parfois même au-delà, et qui est à l’origine de clichés divertissants, dont la fameuse assertion selon laquelle le granit produit le curé et le calcaire l’instituteur, pour expliquer les différences entre la Vendée et le Poitou (cité dans Ph. et G. Pinchemel, La face de la Terre, Paris, Armand Colin, 1988, p. 25).
102 Le mot de « paradis » vient d’ailleurs du persan apiri-daeza qui désignait un verger entouré d’un mur. L’ancien hébreu l’adopta sous la forme pardès, cf. J. Delumeau, Une histoire du paradis, Paris, Fayard 1992, p. 13.
103 Ce terme, comme ceux qui suivent, ne peut être de Rāzī. Le texte original étant perdu, on ne peut qu’émettre l’hypothèse qu’il s’agit de transcriptions ou de rajouts des traducteurs médiévaux.
104 N’oublions pas que ce texte ne nous est parvenu que dans sa traduction portugaise et que l’original arabe est perdu.
105 Rāzī, p. 59 et 62.
106 Bakrī texte, p. 51 ; trad., p. 275.
107 Ḥimyarī, texte, p. 79 ; trad., p. 98-99. Même omniprésence de l’eau dans les notices consacrées à Grenade (texte, p. 23-24 ; trad., p. 30-31) et Pechina (texte, p. 38-39 ; trad., p. 48-49).
108 Sur tous ces aspects, cf. l’analyse d’A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman…, op. cit., t. III, p. 113-225.
109 Ibid., p. 172-173.
110 Il s’agit de la reine Mérida, fille du roi Harsūs, dont l’existence même relève du merveilleux.
111 Ḥimyarī, texte, p. 176 ; trad., p. 211. Le même récit figure dans l’ouvrage d’Idrīsī, texte, p. 546 ; trad., p. 265.
112 Ḥimyarī, texte, p. 100-101 ; trad., p. 124.
113 Ḥimyarī, texte, p. 194 ; trad., p. 235.
114 Les ouvrages de géographie ne prétendent pas se substituer aux catalogues de « simples », autrement plus détaillés.
115 A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman…, op. cit., t. III, p. 397-398.
116 Titre donné au deuxième chapitre de l’ouvrage dans la traduction portugaise du xive siècle. Peut-être le titre originel était-il mafāḫir ou faḫr, faḍāʾil ou faḍl.
117 Le grand botaniste du xiie siècle, Abū Jaʿfar al-Ġāfiqī, dans sa Collection des simples (Jāmiʿ al-Mufradāt), reprise de Dioscoride et de Galien, cite à plusieurs reprises Bakrī et en fait l’un de ses guides ; cf. D. Urvoy, Pensers d’al-Andalus, Toulouse, PUM, 1990, p. 66.
118 Bakrī, texte, p. 523-527 ; trad., p. 289-295.
119 Bakrī, texte, p. 523-525 ; trad., p. 289-291.
120 Bakrī, texte, p. 528 ; trad., 291-295.
121 Ḥimyarī, texte, p. 3 ; trad., p. 6.
122 Ḥimyarī, texte, p. 24 ; trad., p. 31.
123 Ḥimyarī, texte, p. 38 ; trad., p. 49.
124 Ḥimyarī, texte, p. 133 ; trad., p. 160.
125 Ḥimyarī, texte, p. 171 ; trad., p. 206.
126 Ḥimyarī, texte, p. 143 ; trad., p. 171.
127 Ḥimyarī, texte, p. 10 ; trad., p. 15.
128 Ḥimyarī, texte, p. 171 ; trad., p. 206.
129 Ḥimyarī, texte, p. 24 ; trad., p. 31.
130 Ḥimyarī, texte, p. 143 ; trad., p. 171.
131 Ḥimyarī, texte p. 16 ; trad., p. 23.
132 Ḥimyarī, texte, p. 24 ; trad., p. 30.
133 Ḥimyarī, texte, p. 3 ; trad., p. 6.
134 Ḥimyarī, texte, p. 24 ; trad., p. 31.
135 Ḥimyarī, texte, p. 96 ; trad., p. 118.
136 Ḥimyarī, texte, p. 45 ; trad., p. 57.
137 Ḥimyarī, texte, p. 132 ; trad., p. 160.
138 Ḥimyarī, texte, p. 105 ; trad., p. 128.
139 Ḥimyarī, texte, p. 172 ; trad., p. 207.
140 Citation de ʿUḏrī, reproduite par Bakrī et par Ḥimyarī, texte, p. 21 ; trad. p. 27.
141 Idrīsī, texte, p. 545 ; trad., p. 264.
142 Depuis 1077.
143 Idrīsī, texte, p. 547 ; trad., p. 266.
144 Idrīsī, texte, p. 541 ; trad., p. 260.
145 Ḥimyarī, texte, p. 57 ; trad., p. 72.
146 Ḥimyarī, texte, p. 15 ; trad., p. 21.
147 Ḥimyarī, texte, p. 102 ; trad., p. 125.
148 Ḥimyarī, texte, p. 64 ; trad., p. 80.
149 Ḥimyarī, texte, p. 11 ; trad., p. 15.
150 Ḥimyarī, texte, p. 46 ; trad., p. 59. Les rendements y seraient de cent mesures pour une mesure !
151 Ḥimyarī, texte, p. 173 ; trad., p. 208. Un grain y donnerait naissance à trois cents tiges !
152 Ḥimyarī, texte, p. 113-114 ; trad., p. 139. L’un des endroits « les plus fertiles du monde », car le Tage l’inonde périodiquement, comme le Nil pour l’Égypte.
153 Ḥimyarī, texte, p. 22 ; trad., p. 29.
154 Ḥimyarī, texte, p. 45 ; trad., p. 57.
155 Ḥimyarī, texte, p. 15 ; trad., p. 21.
156 Ḥimyarī, texte, p. 24 ; trad., p. 30.
157 Ḥimyarī, texte, p. 144 ; trad., p. 172.
158 Ḥimyarī, texte, p. 192 ; trad., p. 233.
159 Ḥimyarī, texte, p. 162 ; trad., p. 194.
160 Ḥimyarī, texte, p. 34 ; trad., p. 43.
161 Ḥimyarī, texte, p. 97 ; trad., p. 119.
162 Ḥimyarī, texte, p. 112 ; trad., p. 137.
163 Ḥimyarī, texte, p. 132 ; trad., p. 160.
164 Ḥimyarī, texte, p. 64 ; trad., p. 80.
165 Ḥimyarī, texte, p. 24 ; trad., p. 30.
166 Ḥimyarī, texte, p. 111 ; trad., p. 136.
167 Ḥimyarī, texte, p. 164 ; trad., p. 197.
168 Ḥimyarī, texte, p. 19 ; trad., p. 25.
169 Ḥimyarī, texte, p. 163 ; trad., p. 195.
170 Ḥimyarī, texte, p. 164 ; trad., p. 198.
171 Ḥimyarī, texte, p. 76 ; trad., p. 95.
172 Ḥimyarī, texte, p. 143 ; trad., p. 171.
173 Ḥimyarī, texte, p. 102 ; trad., p. 126.
174 Ḥimyarī, texte, p. 178 ; trad., p. 213.
175 Ḥimyarī, texte, p. 182 ; trad., p. 219.
176 Ḥimyarī, texte, p. 115 ; trad., p. 141.
177 Ḥimyarī, texte, p. 113 ; trad., p. 138.
178 Ḥimyarī, texte, p. 195 ; trad., p. 236.
179 Ḥimyarī, texte, p. 79 ; trad., p. 98.
180 Ḥimyarī, texte, p. 113 ; trad., p. 138.
181 Ḥimyarī, texte, p. 164 ; trad., p. 197.
182 Ḥimyarī, texte, p. 97 ; trad., p. 119.
183 Ḥimyarī, texte, p. 106 ; trad., p. 130.
184 Ḥimyarī, texte, p. 59 ; trad., p. 75.
185 Ḥimyarī, texte, p. 164 ; trad., p. 197.
186 Ḥimyarī, texte, p. 164 ; trad., p. 198.
187 Ḥimyarī, texte, p. 77 ; trad., p. 96.
188 Ḥimyarī, texte, p. 76 ; trad. p. 95.
189 Ḥimyarī, texte, p. 144 ; trad., p. 172.
190 Ḥimyarī, texte, p. 143 ; trad., p. 171.
191 Ḥimyarī, texte, p. 102 ; trad., p. 126.
192 Ḥimyarī, texte, p. 171 ; trad., p. 205.
193 Ḥimyarī, texte, p. 115 ; trad., p. 141.
194 Ḥimyarī, texte, p. 198 ; trad., p. 240.
195 Ḥimyarī, texte, p. 192 ; trad., p. 233.
196 Ḥimyarī, texte, p. 19 ; trad., p. 25.
197 Ḥimyarī, texte, p. 32 ; trad., p. 40.
198 Ḥimyarī, texte, p. 24 ; trad., p. 30.
199 Ḥimyarī, texte, p. 168 ; trad., p. 202.
200 Ḥimyarī, texte, p. 112 ; trad., p. 137.
201 Ḥimyarī, texte, p. 45 ; trad., p. 57.
202 Ḥimyarī, texte, p. 24 ; trad., p. 30.
203 Ḥimyarī, texte, p. 192 ; trad., p. 233.
204 Ḥimyarī, texte, p. 70 ; trad., p. 88.
205 Ḥimyarī, texte, p. 112 ; trad., p. 137.
206 Ḥimyarī, texte, p. 19 ; trad., p. 25.
207 Ḥimyarī, texte, p. 169 ; trad., p. 203.
208 Ḥimyarī, texte, p. 132 ; trad., p. 160.
209 Ḥimyarī, texte, p. 57 ; trad., p. 72.
210 Ḥimyarī, texte, p. 193 ; trad., p. 234.
211 Ḥimyarī, texte, p. 132 ; trad., p. 160.
212 Ḥimyarī, texte, p. 24 ; trad., p. 30.
213 Deux exemples parmi de nombreux autres : Badajoz, texte, p. 533 ; trad., p. 319, et Mérida, texte, p. 529 ; trad., p. 316.
214 V. Lagardère, Campagnes et paysans d’al-Andalus, viiie-xve siècle, Paris, 1993.
215 Du latin rusticus.
216 P. Guichard, dans J.-Cl. Garcin (dir.), États, sociétés et cultures du monde musulman médiéval, xe-xve siècle, Paris, PUF, 2000, t. II, p. 83-110 et 175-198 ; également du même : « Paysans d’al-Andalus », dans B. Bennassar (dir.), Histoire des Espagnols, Paris, Robert Laffont, 1995, p. 124-151 ; voir, également, V. Lagardère, Campagnes et paysans d’al-Andalus, op. cit.
217 Le terme même de qarya (pl. qurā) est particulièrement ambigu : la différence n’est pas toujours très claire entre madīna et qarya.
218 W. Marçais, « L’islamisme et la vie urbaine », Comptes rendus de l’Académie des inscriptions et belles lettres, janvier-mars 1928, p. 86-100 ; G. Marçais, « L’urbanisme musulman », Communication au Ve congrès de la Fédération des Sociétés savantes d’Afrique du Nord, Alger, 1940 ; W. Marçais, « La conception des villes dans l’Islam », Revue d’Alger, 2, 1945, p. 517-533.
219 J. Sauvaget, « Esquisse d’une histoire de la ville de Damas », Revue des études islamiques, 8, 1934, p. 421-480 ; Id., Alep : essai sur le développement d’une grande ville syrienne, des origines au milieu du xixe s., Paris, 1941.
220 R. Le Tourneau, Fès avant le protectorat. Étude économique et sociale d’une ville de l’Occident musulman, Casablanca, 1949 ; Id., Les villes musulmanes de l’Afrique du Nord, Alger, 1957.
221 R. Brunschvig, « Urbanisme médiéval et droit musulman », Revue des études islamiques, 15, 1947, p. 127-155.
222 G. von Grunebaum, « The Structure of the Muslim Town », dans Id., Islam : Essays in the Nature and Growth of a Cultural Tradition, Londres, Ann Arbor, 1955 [2e éd., 1961].
223 A. Hourani, S. M. Stern (éd.), The Islamic City, Philadelphie, 1970.
224 Ph. Panerai, « Sur la notion de ville islamique », Peuples méditerranéens, 46, 1989, p. 13-27.
225 J. Abu-Lughod, « The Islamic City. Historic Myth, Islamic Essence and Contemporary Relevance », International Journal of Middle East Studies, 19, 1987, p. 155-176.
226 R. Ilbert, « La ville islamique : réalité et abstraction », Les Cahiers de la recherche architecturale, 10-11, 1982, p. 6-13.
227 H. Djaït, Al-Kūfa. Naissance de la ville islamique, Paris, Maisonneuve & Larose, 1986.
228 J.-Cl. Garcin, « Le Caire et l’évolution urbaine des pays musulmans », Annales islamologiques, 25, 1991, p. 289-304.
229 D. Valérian, Bougie, port maghrébin, 1067-1510, Rome, Éditions de l’École française de Rome, 2006.
230 J. Loiseau, Reconstruire la Maison du sultan. Ruine et recomposition de l’ordre urbain au Caire, 1350-1450, Le Caire, Publications de l’Ifao, 2010.
231 L. Torres Balbás, Ciudades hispanomusulmanas, Madrid, rééd. 1985. Selon ce schéma, le noyau urbain est fragmenté en plusieurs espaces : l’espace intra-muros s’articule autour de la citadelle, ceinte de fortifications, qui occupe le point le plus élevé du site ; celle-ci abrite généralement les représentants du pouvoir. La ville civile dite madīna, elle-même enserrée par une muraille, forme un deuxième espace urbain qui se déploie autour de la grande mosquée et qui abrite la vie sociale, économique et religieuse de l’agglomération. Les quartiers commerciaux, organisés en souks hiérarchisés, sont éloignés des quartiers résidentiels.
232 Ch. Mazzoli-Guintard, Villes d’al-Andalus, l’Espagne et le Portugal à l’époque musulmane, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1996.
233 P. Cressier, M. García-Arenal (éd.), Genèse de la ville islamique en al-Andalus et au Maghreb occidental, Madrid, Casa de Velázquez/CSIC, 1998.
234 L. Cara (éd.), Ciudad y territorio en al-Andalus, Grenade, 2000.
235 Ces ouvrages décrivent soit des provinces dont on énumère les villes (Rāzī), soit des itinéraires reliant les villes entre elles (c’est le cas de l’ouvrage d’Idrīsī), soit les villes et leur contado, selon un classement alphabétique (Ḥimyarī).
236 Idrīsī, texte, p. 561 ; trad., p. 280.
237 Ḥimyarī, texte, p. 561 ; trad., p. 281.
238 Ḥimyarī, texte, p. 56 ; trad., p. 71.
239 Comme pour Estepa, sous la plume d’Ḥimyarī.
240 Ḥimyarī, texte, p. 31 ; trad., p. 39.
241 Bakrī, texte, p. 536 ; trad., p. 311.
242 Bakrī, texte, p. 539 ; trad., p. 316.
243 Idrīsī, notamment à propos de Silvès, Talavera, Tolède, Saragosse, Baza ou Cordoue.
244 Ḥimyarī, texte, p. 35 ; trad., p. 44.
245 Ḥimyarī, texte, p. 126 ; trad., p. 153.
246 Ḥimyarī, texte, p. 145-149 ; trad., p. 173-178.
247 Ḥimyarī, texte, p. 186 ; trad., p. 225.
248 Il semblerait qu’Idrīsī ait rédigé son ouvrage entre 1154 et 1157. La fin de l’empire almoravide est généralement datée de 1147, lors de la prise de Marrakech par les Almohades. Ces derniers mirent plus d’une dizaine d’années pour s’imposer dans la Péninsule, en s’appuyant notamment sur différentes révoltes, dont celle des soufis de l’Algarve, et en combattant l’indépendance retrouvée de nombreux chefs andalous, dont ceux de Cordoue, Valence, Murcie ou Malaga. En dépit de la longue résistance des Banū Ġāniya et surtout d’Ibn Mardanīš, l’émir de Murcie, ils réussirent à contrôler l’essentiel du territoire andalou dans les années 1170.
249 Bakrī, texte, p. 532-531 ; trad., p. 305. C’est d’ailleurs grâce à cette mention que l’on peut dater l’ouvrage de Bakrī.
250 Bakrī, texte, p. 536 ; trad., p. 311.
251 Son père pourtant fut le souverain, certes très éphémère, de la petite principauté de Huelva/Saltès.
252 Bakrī, texte, p. 541 ; trad., p. 321.
253 Bakrī, texte, p. 539 ; trad., p. 318.
254 C’est le cas par exemple pour Grenade.
255 Dans la notice qu’il consacre à Cordoue, Bakrī souligne que « les troubles qui ont commencé en 400 et qui persistent jusqu’à nos jours, en 460, ont ruiné la région », texte, p. 531-532 ; trad., p. 305.
256 Ḥimyarī, texte, p. 163 ; trad., p. 196.
257 Bakrī, texte, p. 539-540 ; trad., p. 318-319 ; Ḥimyarī, texte, p. 46 ; trad., p. 58.
258 Ḥimyarī, texte, p. 28 ; trad., p. 35-36.
259 Ḥimyarī, texte, p. 63 ; trad., p. 79.
260 Ḥimyarī, texte, p. 20-21 ; trad., p. 26.
261 Ḥimyarī, texte, p. 15 ; trad., p. 21.
262 Ḥimyarī, texte, p. 38 ; trad., p. 48.
263 Ḥimyarī, texte, p. 183 ; trad., p. 221.
264 Ḥimyarī, texte, p. 73 ; trad., p. 91-92.
265 Cette dernière ville fut fondée par al-Mansūr, mais l’épisode amiride et la souveraineté (ambiguë) du puissant ḥāğib sont indissociables de l’histoire du califat omeyyade.
266 Idrīsī, texte, p. 574 ; trad., p. 293.
267 Nous réservons à la troisième partie de cette étude l’analyse plus poussée des motivations idéologiques d’Idrīsī.
268 Idrīsī, texte, p. 576 ; trad., p. 294.
269 Idrīsī, texte, p. 580 ; trad., p. 298.
270 Il s’agit bien sûr d’une ville exceptionnelle, construite sur le modèle des fondations royales érigées à proximité des villes populeuses, selon un procédé de dérivation, et l’on ne saurait en déduire un quelconque schéma global de la ville andalouse.
271 Le géographe avoue toutefois ne pas savoir si cette ville est distincte de Madīnat al-Zahrāʾ ; nous reviendrons plus loin sur cette très intéressante remarque.
272 Il reprend en fait une description figurant dans le Bayān, II, texte, p. 294-297 ; trad., p. 457-462.
273 Ḥimyarī, texte, p. 81-82 ; trad., p. 101-102.
274 On trouve, quelques paragraphes plus loin, la phrase suivante : « La ville recevait sans cesse la nouvelle de succès militaires et nul drapeau n’en sortait sans qu’il y revînt après une campagne victorieuse », p. 102.
275 Ḥimyarī, texte, p. 82 ; trad., p. 102.
276 J.-Cl. Garcin, « Le Caire et l’évolution urbaine des pays musulmans », art. cité, p. 289-304.
277 P. Guichard, « Les villes d’al-Andalus et de l’Occident musulman aux premiers siècles de leur histoire, une hypothèse récente », dans P. Cressier, M. García-Arenal (dir.), Genèse de la ville islamique en al-Andalus et au Maghreb occidental, op. cit., p. 47.
278 Bakrī, texte, p. 539-540 ; trad., p. 318-319.
279 Ḥimyarī, texte, p. 46 ; trad., p. 58.
280 Les mosquées citées par Ḥimyarī sont celles d’Écija, Séville, Uclès, Elvira, Pechina, Badajoz, Baena, Jaén, Algésiras, Saragosse, Santa Maria d’Algarve, Tortosa, Al-Fahmīn, Cabra, Cordoue, Carmona, Qalb, Calsena, Lérida, Alicante, Malaga, Madrid, Murcie, Almería et Almuñecar.
281 Ḥimyarī, texte, p. 153-156 ; trad., p. 183-187.
282 Notons au passage qu’il s’agit là d’un étonnant nasab, que l’on ne retrouve nulle part ailleurs.
283 Idrīsī, texte, p. 540 ; trad., p. 259.
284 Ḥimyarī, texte, p. 73 ; trad., p. 91.
285 C’est le cas bien sûr de Tolède, prise en 1085, mais aussi, entre autres exemples, de Coria (1077), de Talavera (1083-1085), de Medinacelli et Catalayud (1125), de Lisbonne (1147-1149), de Saragosse (1118).
286 Idrīsī, texte, p. 552 ; trad., p. 272.
287 Les Almohades reprendront la ville dix ans plus tard, en 1157, mais Idrīsī avait alors déjà achevé son ouvrage.
288 Idrīsī, texte, p. 563 ; trad., p. 283. Le géographe semble ignorer que la ville a été reconquise par les Almohades en 1157 ; son ouvrage était-il achevé à cette date ?
289 Idrīsī, texte, p. 553 ; trad., p. 273.
290 Idrīsī, texte, p. 538 ; trad., p. 257.
291 Cf. note de Lévi-Provençal dans la traduction du Rawḍ, p. 140.
292 Ḥimyarī, texte, p. 162 ; trad., p. 195.
293 Ce personnage fut l’un des tābi’ūn (successeurs immédiats des Compagnons du Prophète) ; il prit part à la conquête d’al-Andalus.
294 Ḥimyarī, texte, p. 168 ; trad., p. 202.
295 Idrīsī, texte, p. 542 ; trad., p. 261.
296 Comme par exemple le bourg fortifié de Quesada, entre Jaén et Baeza, trad., p. 288.
297 Idrīsī, texte, p. 571 ; trad., p. 290.
298 Idrīsī, texte, p. 560 ; trad., p. 279.
299 Idrīsī, texte, p. 560 ; trad., p. 279.
300 Ḥimyarī, texte, p. 180 ; trad., p. 216.
301 Idrīsī, texte, p. 555 ; trad., p. 274-275.
302 Idrīsī, texte, p. 533 ; trad., p. 360.
303 Ḥimyarī, texte, p. 124-125 ; trad., p. 151-153. L’exceptionnelle ressource que constituent les pins de Tortosa était déjà soulignée par Rāzī (p. 72).
304 Les seules données chiffrées concernant les impôts sont celles du règne d’al-Hakam (I) b. Hišām (796-822) et que fournissent à plusieurs reprises Bakrī mais aussi Ḥimyarī, comme si, là aussi, le temps s’était arrêté à l’époque omeyyade.
305 Par exemple, Bakrī, texte, p. 537 ; trad., p. 313 ; Ḥimyarī, trad., p. 124, 203, 227.
306 Ḥimyarī, texte, p. 23 ; trad., p. 30.
307 Rāzī, p. 71.
308 Rāzī, p. 78.
309 Rāzī, p. 96.
310 Bakrī, texte, p. 532 ; trad., p. 305.
311 Bakrī, texte, p. 537 ; trad., p. 313.
312 Bakrī, texte, p. 540 ; trad., p. 319.
313 Idrīsī, texte, p. 543 ; trad., p. 262.
314 Idrīsī, texte, p. 571 ; trad., p. 291.
315 Idrīsī, texte, p. 570 ; trad., p. 290.
316 Idrīsī, texte, p. 550 ; trad., p. 269.
317 Idrīsī, texte, p. 561 ; trad., p. 279.
318 Idrīsī, texte, p. 556 et 733 ; trad., p. 275 et 360.
319 Cf. infra.
320 M. de Certeau, L’invention du quotidien, Paris, Gallimard, 1990, p. 174.
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2010
Esclaves et maîtres
Les Mamelouks des Beys de Tunis du xviie siècle aux années 1880
M’hamed Oualdi
2011
Islamisation et arabisation de l’Occident musulman médiéval (viie-xiie siècle)
Dominique Valérian (dir.)
2011
L'invention du cadi
La justice des musulmans, des juifs et des chrétiens aux premiers siècles de l'Islam
Mathieu Tillier
2017
Gouverner en Islam (xe-xve siècle)
Textes et de documents
Anne-Marie Eddé et Sylvie Denoix (dir.)
2015
Une histoire du Proche-Orient au temps présent
Études en hommage à Nadine Picaudou
Philippe Pétriat et Pierre Vermeren (dir.)
2015
Frontières de sable, frontières de papier
Histoire de territoires et de frontières, du jihad de Sokoto à la colonisation française du Niger, xixe-xxe siècles
Camille Lefebvre
2015
Géographes d’al-Andalus
De l’inventaire d’un territoire à la construction d’une mémoire
Emmanuelle Tixier Du Mesnil
2014
Les maîtres du jeu
Pouvoir et violence politique à l'aube du sultanat mamlouk circassien (784-815/1382-1412)
Clément Onimus
2019