Chapitre I. Héritages et modèles géographiques
p. 21-57
Texte intégral
1Plusieurs ouvrages, des milliers de pages : il existe de fait d’indéniables œuvres de géographie, qui ne se rattachent à aucune autre discipline et qui délimitent le champ d’un savoir particulier concernant al-Andalus. Des œuvres de géographie, puisque le principe ordonnateur, le canevas de leur écriture, est la présentation de ces toponymes qui constituent le territoire. S’il fallait définir le plus simplement du monde ce genre littéraire, ce serait de la manière suivante : un livre de géographie est un ouvrage dont le plan est articulé autour de la présentation de lieux (climats, provinces, pays, districts, villes, itinéraires). Il s’agit là d’une définition limitative car de très nombreux ouvrages de prose contiennent des indications topographiques, mais celles-ci sont éparses, insérées dans un récit qui ne les convoque qu’à titre d’illustrations. Il existe ainsi une géographie d’Ovide ou de Masʿudī, sans que ces auteurs aient rédigé d’ouvrage de géographie. Quel est donc le statut épistémologique d’un tel savoir, extensible et pouvant se dilater, s’amalgamer à tout discours, mais gardant une identité propre ?
LA MALADIE INFANTILE DE LA GÉOGRAPHIE
L’absence de la géographie dans la classification des sciences
2Le terme même de géographie, qui apparaît dans le titre des ouvrages de Marin de Tyr et de Ptolémée, fut traduit en arabe au ixe siècle par l’appellation de ṣūrat al-ʾard (« cartographie de la Terre »). Les premières œuvres de la géographie arabe, comme celle de Ḫuwārizmī1 (m. 840), reprennent ce titre ou celui de Kitāb al-buldān (« Livre des pays »)2. Le fait même que le terme grec n’ait pas été repris et simplement arabisé en ğuġrāfiyā3, comme dans le cas de la philosophie/ falsafa, mais qu’il ait été adapté témoigne de l’idée que la géographie n’a jamais été considérée comme une discipline à part entière, une science déjà constituée dont on hérite, mais comme une démarche, celle qui consiste à décrire la terre, ou comme un réservoir de données dans lequel on pouvait puiser. Rien n’empêchait dès lors de le renommer.
3Le recueil de l’antique science de la description de l’œkoumène, héritée en partie des Grecs, intervient dans un contexte de floraison culturelle, de découverte des héritages d’anciennes civilisations dans la Bagdad du ixe siècle et de structuration des différents champs du savoir. Les sciences furent alors répertoriées, apprivoisées pour certaines et surtout classées. Classées de diverses manières, mais le plus souvent en deux catégories principales : celle des sciences dites des « Anciens », appelées aussi rationnelles ou étrangères, grecques pour la plupart, et celle des sciences dites des « Arabes », traditionnelles ou religieuses. On reconnaît là le souci constant, dans la culture arabo-musulmane du Moyen Âge, d’établir la généalogie des savoirs comme des hommes, de remonter aux origines afin d’expliquer les choses.
4Certaines de ces classifications sont de véritables systèmes des sciences, impliquant les idées d’ordonnance et de degré. Ce sont celles d’al-Kindī (iiie/ixe siècle), d’Abū Naṣr al-Fārābī (m. 339/950), d’Ibn Sīnā, l’Avicenne des Latins (370-428/980-1047), ou de Ġazālī (m. 1111). Voyons de plus près la place qu’elles réservent à la géographie.
5Abū Yūsuf Yaʿqūb b. Isḥāq al-Kindī expose sa classification des sciences grecques dans un ouvrage intitulé Épître sur le nombre des livres d’Aristote et sur ce qui est requis pour étudier la philosophie4. L’ordre qu’il adopte est en partie fidèle au savoir aristotélicien, mais aussi imprégné de considérations pédagogiques (quelles disciplines préparent le mieux à l’étude de la philosophie). Cet ordre est le suivant : livres de mathématiques (arithmétique, géométrie, astronomie, musique), livres de logique, livres de physique, métaphysique (« ce qui est au-dessus des choses naturelles »), morale. Les autres sciences dérivent de celles-là. Parmi ces sciences dérivées, nulle allusion à la géographie.
6Abū Naṣr al-Fārābī (m. 339/950), appelé aussi le « second maître » (le premier étant Aristote), rédige un traité essentiel intitulé Énumération des sciences (Iḥṣāʾal-ʿulūm) ; le préambule nomme cinq sciences principales : la science de la langue (ʿilm al-lisān), la science de la logique, l’ensemble des sciences mathématiques (al-ʿilm al-taʿlīmī), la physique, la théologie au sens de métaphysique (al-ʿilm al-ilāhī) et, plus surprenant, la science politique (al-ʿilm al-madanī), c’est-à-dire tout ce qui constitue la conduite et la fin des hommes, notamment les conceptions platoniciennes et aristotéliciennes sur les règles universelles du bon gouvernement et sur ce qui mène au bonheur. Sciences traditionnelles et sciences d’origine grecque se mêlent et se répartissent de façon moins clivée que dans les classifications plus schématiques ; nulle référence cependant à la géographie.
7Avicenne (Abū ʿAlī al-Ḥusayn Ibn Sīnā ; 370-428/980-1037) est également à l’origine d’un classement important et original. Son épistémologie des sciences est à la fois extrêmement précise, très complexe et fondée sur l’idée de mise en rapport systématique des différents savoirs dans le but de dresser le tableau le plus complet qui soit : il constitue un réseau des sciences, connectées entre elles par des liens logiques et ontologiques empruntés à Aristote. Ces théories sont exposées à la fois dans sa grande encyclopédie, al-Šifāʾ, au chapitre VII du livre VI (qui s’intitule al-Burhān – « La démonstration »), et dans l’Épître sur les parties des sciences intellectuelles (Risāla fī aqsām al-ʿulūm al-ʿaqliyya).
8Sans entrer dans le détail d’une pensée éminemment complexe, précisons cependant qu’Avicenne distingue les sciences pratiques des sciences théoriques, ou théorétiques (la physique, la mathématique et la métaphysique, auxquelles il faut ajouter la logique, instrument qui permet d’acquérir les trois sciences mentionnées), chacune étant subdivisée en sciences secondaires, elles-mêmes réparties entre ce qui est « principe » et ce qui est « branche » (farʿ). Si nous présentons un peu longuement cette démarche, c’est parce que Avicenne réussit ainsi à faire entrer dans sa classification à peu près toutes les disciplines possibles, depuis les plus nobles (celles présentées par Aristote) jusqu’aux plus surprenantes (oniromancie, science des talismans, alchimie, trois des sous-branches de la physique, par exemple ; ainsi que le maniement de quelques instruments étranges (l’orgue), sous-branche de la musique, elle-même partie de la mathématique5). Une nouvelle fois, la quête s’avère sans résultat, la géographie n’existe pas.
9Quant à la classification qu’adopte Ġazālī dans sa Revivification des sciences de la foi, laquelle différencie les « sciences de la conduite » (ʿilm al-muʿāmala) des « sciences du dévoilement mystique » (ʿilm al-mukāšafa), inutile de préciser que notre géographie héritée de la Grèce a peu de chance d’y figurer.
10Intéressons-nous donc à un ouvrage bien plus simple et qui connut une grande diffusion, les très célèbres Clés des sciences (Kitāb mafātīh al-ʿulūm) de Ḫuwārizmī al-Kātib (m. 383 ou 387/993 ou 997)6, manuel de vulgarisation destiné à la formation des fonctionnaires. L’ouvrage reprend la très classique séparation entre sciences religieuses ou traditionnelles et sciences rationnelles ou étrangères. Les sciences religieuses (šarʿiyya) comprennent le droit, la théologie, la grammaire, la rédaction administrative, la poésie, la métrique et l’histoire. Les sciences étrangères sont la philosophie, la logique, la médecine, l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie, la musique, la mécanique, l’alchimie7. La géographie n’y est pas mentionnée explicitement.
11Elle ne figure pas plus dans la classification de l’Andalou Ibn Ḥazm (994-1064), qui distingue sept catégories de sciences (la connaissance de la loi religieuse, les sciences de la langue, l’histoire, l’astronomie, les mathématiques, la logique et la médecine).
12Il nous faut donc conclure, la mort dans l’âme, que la géographie en tant que discipline n’existe pas dans le champ du savoir tel qu’il est défini par le Moyen Âge arabo-musulman. Son statut reste cependant très ambigu : la géographie est un héritage des Grecs, mais elle constitue également un savoir nécessaire au croyant. Comme l’histoire, son éternelle sœur, elle peut apparaître comme indissociable de la connaissance religieuse : elle permet ainsi de localiser les lieux de la prophétie, mais elle est surtout intimement liée à la philologie, donc à la langue arabe, puisqu’elle fixe l’orthographe des noms de lieux, comme l’explique le géographe oriental Yāqūt (1179-1229)8. Autre indice de l’étroitesse des rapports entre savoir géographique et philologie, le premier ouvrage « géographique » de l’un de nos principaux géographes andalous, Bakrī, est un dictionnaire des toponymes douteux de l’Arabie d’après la poésie arabe et les hadiths, le Kitāb Muʿğam mā istaʿğam.
13Au même titre que les récits historiques (aḫbār) sont nécessaires pour appréhender la geste des Arabes et le déroulement de la prophétie, le savoir géographique permet de camper le décor et d’affiner la localisation de ces sites où se déroule l’histoire. La géographie n’est donc pas seulement une discipline héritée des Grecs, un savoir à l’origine étranger à l’islam, elle est aussi liée aux préoccupations de cette culture. Il en va certes de même pour les autres disciplines : la philosophie, les mathématiques ou la médecine, par exemple, ne sont pas des systèmes de pensées exclusivement grecs ! Il n’empêche que ces disciplines, que l’Islam a recueillies en héritage, restent identifiées comme des sciences « étrangères », quelle que soit leur utilisation ultérieure. La géographie en revanche ne dispose pas d’un positionnement aussi clair, en partie parce qu’elle entretient des liens étroits avec le langage, parce qu’elle est avant tout la science de la fixation des noms de lieux. Elle est à ce titre, au sens propre du terme, « inclassable ». La raison essentielle de cette absence est cependant ailleurs : la géographie n’existe pas dans les classifications des sciences que produit le Moyen Âge arabo-musulman parce que la Grèce n’en avait pas fait une science. La faute en incombe en grande partie à Aristote lui-même.
La responsabilité d’Aristote
14Les auteurs arabes ne dissocient pas le savoir, ou l’art (au sens médiéval du terme), de la science. Ces notions sont contenues dans celles de ʿilm et de ʿamal. C’est donc aux origines mêmes de la constitution des branches de ce savoir qu’il faut remonter pour définir ensuite la place qui est la sienne. En un mot, les Arabes se sont inspirés de ce que disaient les Grecs de la géographie en tant que discipline et ont ensuite épousé cette opinion. L’enjeu est de taille, car c’est du statut épistémologique d’une science que découle sa place institutionnelle.
15En matière de Grecs, la science arabe en gestation reconnaît la prééminence d’un seul : le grand Aristote lui-même. Si le « premier maître » (al-muʿallim alawwal) indique une discipline au sein de sa réflexion globale sur les sciences, alors celle-ci existe et sera consignée parmi les sciences « étrangères », donc grecques, recueillies et incorporées dans la pensée arabo-musulmane qui s’élabore en ces ixe-xe siècles. Les mêmes schèmes seront ensuite repris aux siècles suivants.
16Aristote occupe une place à part dans l’histoire des sciences car il représente la première tentative de conceptualiser un programme de recherche à grande échelle et de construire un système des sciences sous forme de tableau encyclopédique. Or Aristote ne peut penser la géographie dans la mesure où le concept central de cette discipline, le climat, ne peut trouver place dans sa pensée. Il néglige totalement de tenir compte des réflexions sur cette catégorie essentielle, formulées un siècle plus tôt par l’école médicale d’Hippocrate et touchant aux rapports des hommes à l’espace. L’explication est assez simple : Aristote refuse de concevoir la surface de la Terre comme un espace9. Il définit ainsi essentiellement une astronomie globale, qui interdit toute existence à la géographie. L’idée est qu’il y a deux mondes dans le cosmos : le monde céleste ou supérieur, parfait, qu’il n’est pas possible d’observer et qui entoure un second monde, le monde sublunaire, imparfait, au centre duquel se trouve la Terre. C’est la seule distinction « spatiale » ; ces deux espaces sont analysés dans un regard vertical et non horizontal, « à la surface », écrit Jean-François Staszak, auquel nous empruntons ces analyses10. Ce qui affecte la Terre est décidé ailleurs. « On peut trouver une explication à l’absence de notion de climat dans l’absence d’espace, dans la suprématie des découpages verticaux sur les découpages horizontaux. Parler de climat suppose qu’on identifie des climats différents, et donc qu’on fasse attention à l’hétérogénéité de l’espace, ce qui n’est pas un souci aristotélicien11. » Les dimensions du plan sont oubliées, seule la verticalité est prise en compte car les exhalaisons, humides ou sèches, causes de tous les météores, montent ou descendent. La conception aristotélicienne de l’espace est donc l’inverse de celle du géographe.
17De plus, selon Aristote, la science ne saurait porter que sur des nécessités. Or le lieu sublunaire, contrairement au lieu naturel des astres, est un lieu contingent, choix aléatoire d’une matière qui résiste aux déterminations. La science ne peut donc s’intéresser à ces localisations fondamentalement accidentelles : il n’y a rien à en dire. C’est une bonne raison, poursuit Jean-François Staszak, pour ne pas être géographe, car l’indétermination ne saurait nourrir un discours : « Le monde sublunaire est donc celui des lieux, mais la contingence de ces derniers les empêche de constituer un espace12. » Pour Aristote comme pour Platon, l’objet de la science réside dans les seules formes universelles et nécessaires.
18La négation de la géographie s’explique donc par un véritable parti pris épistémologique et non par une ignorance de ce qui la fonde, notamment la pensée d’Hippocrate (460 av. J.-C./m. entre 375 et 351). C’est ce dernier qui a inventé la notion de milieu, exposée notamment dans un traité intitulé Des airs, des eaux, des lieux, concept qui n’a de sens que dans son rapport à l’homme qui s’y situe, ce qui est à l’opposé de la conception aristotélicienne. Des airs, des eaux, des lieux se compose donc de deux parties, l’une, théorique, sur les interférences entre l’homme et le milieu, et la seconde, pratique, qui analyse ces interférences dans certaines zones de l’Europe et de l’Asie. Les milieux empruntent leurs caractéristiques aux quatre éléments primordiaux, et la gamme de leurs qualités définit une typologie de climats, eux-mêmes à l’origine d’un déterminisme. La démarche qui consiste à diviser la Terre en plusieurs entités et qu’Hippocrate reprend à des auteurs antérieurs, Anaximandre, Hécatée de Milet ou Hérodote, mais qui consiste aussi en la définition de climats qui déterminent les caractéristiques des populations fonde la géographie humaine. Ce n’est pourtant pas le but poursuivi par Hippocrate, qui cherche avant tout à étayer la science médicale13.
19La géographie n’est donc pas un enfant désiré, elle passera le reste de son histoire à chercher sa place. La géographie arabe vit sur cet héritage, tant il est vrai que le champ des sciences dont hérite l’Islam est celui défini par Aristote. Si Hippocrate avait assumé la paternité de la géographie, peut-être la discipline aurait-elle figuré dans les classifications médiévales parmi les branches de la médecine14. Dès sa naissance donc, elle est vouée à n’être qu’un catalogue d’informations. C’est aussi en partie ce qui fonde sa richesse : libre de toute définition écrasante ou sclérosante, elle peut, au gré des contextes et des besoins, s’enrichir de données supplémentaires et inventorier le monde dans autant de cases qu’elle jugera nécessaire. Cette définition, ou cette absence de définition, est en partie à l’origine du succès de la géographie au sein du monde islamique médiéval dès le ixe siècle ; elle peut à loisir réparer les lacunes des géographies antiques concernant l’Orient, réunissant sous un même regard des terres auparavant divisées mais constituant désormais le dār al-islām.
Le véritable père de la géographie arabe : Claude Ptolémée
20Claude Ptolémée est le dernier des grands géographes grecs de l’Antiquité. Vivant en Égypte alors que Rome dominait le monde, il est l’héritier de huit siècles de géographie, et plus particulièrement de la cartographie alexandrine15. Nous ne connaissons presque rien de sa vie si ce n’est, grâce à l’un de ses ouvrages, la Syntaxe mathématique (plus connue sous le nom que lui donnèrent les Arabes : l’Almageste), le lieu de ses observations, Alexandrie, et leur date, la plus ancienne ayant lieu la neuvième année du règne d’Hadrien (125 apr. J.-C.) et la plus récente, la quatrième année du règne d’Antonin, en 141. On pense donc qu’il serait né vers 100 à Alexandrie, une ville qu’il n’aurait a priori pas quittée et où il mourut vers 180. Il est l’auteur de trois grands traités : la Syntaxe mathématique (qui étudie les divers composantes du système Terre-Ciel) ; l’Apotélesmatique ou Tétrabible, véritable « bréviaire des astrologues », selon Germaine Aujac16, présentant un tableau des influences astrales sur les divers pays et sur leurs habitants ; et enfin le Guide géographique, appelé aussi Géographie, « qui donne toutes les directives utiles pour tracer une carte générale, et des cartes régionales, du monde habité, avec ses extensions récentes17 ». Contrairement aux ouvrages de nombre de ses devanciers, les traités, textes et cartes de Ptolémée nous sont parvenus. Il existe néanmoins bien des interrogations sur les conditions de leur transmission : il suffit de rappeler que les manuscrits dont nous disposons, et notamment ceux qui renferment des cartes, sont des copies byzantines dont les plus anciennes remontent au xiiie siècle18. Tous ses ouvrages ont en commun de vouloir rendre compte du Ciel et de la Terre, de leurs interactions ainsi que du cosmos, c’est-à-dire de l’« ordre et de la beauté19 ».
21Ptolémée écrit en un temps et dans un contexte intellectuel, le iie siècle de notre ère, où il importe de sauvegarder le patrimoine scientifique hérité de la Grèce, de le prolonger et d’en faire l’un des socles du nouvel empire, celui de Rome. C’est le temps de la seconde sophistique, alors que Hadrien (117-138) fait renaître Athènes de ses cendres. Les histoires de Rome, comme celle rédigée par Appien à Alexandrie, commencent toutes par l’exposé de l’immensité de l’empire, qui se déploie sur l’essentiel de l’œkoumène. Appien vante les empereurs qui « occupent avec prudence l’essentiel de la terre et de la mer, préférant sauvegarder des acquis plutôt que d’étendre à l’infini leur empire sur des peuples barbares miséreux et improductifs20 ». On produit alors de grands ouvrages de synthèse21, rassemblant les acquis et les présentant sous une forme relativement simplifiée au public.
22Géographe, Ptolémée est également astronome et astrologue, médecin, mathématicien et physicien. Il conçoit la géographie comme la mise en ordre de l’espace, comme la projection sur un espace plat, le pinax, la carte, de listes de coordonnées astronomiques. Sa Géographie propose une méthode destinée à établir des cartes afin de ne pas se contenter de les recopier, opération qui accroît la marge d’erreur. À cet égard, son ouvrage est un manuel de cartographie destiné à apprendre à dessiner des mappemondes et des cartes régionales. La géographie est donc en son commencement même vulgarisation, simplification des données issues de l’astronomie. Le microcosme apparaît comme la réplique du macrocosme ; la Terre, immobile au centre de l’univers, est affectée par ce qui se passe dans les cercles et les épicycles ordonnés qui l’entourent22. Sphérique, elle est souvent comparée au jaune situé au cœur de l’œuf.
23La géographie, dérivation pratique de l’astronomie, se propose d’abord de décrire la forme de la Terre habitée. Si l’objet d’étude par excellence des astronomes est le globe et sa situation par rapport aux planètes, celui des géographes est donc cette Terre habitée par l’homme23. Celle-ci, l’œkoumène, ne se confond pas avec le globe ; elle n’en occupe qu’un seul quart, le reste étant constitué de milieux trop hostiles à l’humanité, des déserts et surtout des mers. L’œkoumène est conçu comme la partie émergée de la Terre, située en milieu tempéré, dans l’hémisphère Nord, depuis le parallèle situé au nord de l’équateur jusqu’à l’île de Thulé et aux zones précédant le pôle. Cette Terre habitée est de forme allongée et ce n’est que par pure convention graphique que l’on représente parfois un œkoumène rond, cerné par l’Océan environnant, qui occupe la presque totalité de la carte.
24Il s’agit là d’une projection pratique et non d’une représentation qui se voudrait en conformité avec la réalité terrestre. C’est pour mieux rester fidèle à cette réalité que se développe au cours de l’Antiquité la carte de forme oblongue, dite en forme de chlamyde. Elle étire le monde habité d’est en ouest en une projection qui représente les méridiens et les parallèles sous la forme d’une grille orthogonale. Ces lignes apparaissent dans la carte dressée par Marin de Tyr, à la fin du ier siècle apr. J.-C., et surtout dans celle de Claude Ptolémée, un siècle plus tard24. Ptolémée a montré que les terres connues étaient prolongées par des terra incognita, et non forcément bornées par l’Océan environnant.
25Le monde habité n’est pas simplement délimité de façon mathématique par les méridiens et les parallèles ; il est également divisé par les géographes grecs en sept climats, formant des bandes étirées d’est en ouest parallèles à l’équateur, et ce depuis au moins Éphore, au ive siècle av. J.-C. La notion de climat, essentielle, se trouve au cœur de la pensée géographique ; la science arabe reprend le concept mais aussi le mot utilisé par les savants grecs : l’iqlīm, forgé à partir du klima grec et que l’on peut traduire par « inclinaison », est un espace caractérisé par l’inclinaison du soleil par rapport à l’horizon. Le degré d’inclinaison permet de découper le globe en un certain nombre de climats, plus précisément sept, selon la cosmographie ptoléméenne. Le concept de climat est bien antérieur à la géographie de Ptolémée, mais c’est à ce géographe alexandrin que les géographes arabes ont l’habitude d’en attribuer la paternité, c’est son nom qu’ils citent dans l’introduction de leurs ouvrages.
26Les climats sont sous l’influence de diverses planètes et leur positionnement par rapport à celles-ci ainsi qu’au sein de l’architecture générale du globe définit des milieux plus ou moins propices à l’humanité, par le jeu de la combinaison infinie des quatre éléments primordiaux : la terre, l’eau, l’air et le feu. La théorie ptoléméenne de la division du monde en sept climats, quelles que soient ses origines astronomiques, est fondamentalement une géographie centrée sur l’homme. Les œuvres de la sūrat al-ard, dans la droite ligne de la pensée de Ptolémée25, analysent essentiellement les rapports des hommes à l’espace et au milieu qu’ils occupent, dans la droite lignée de la mésologie hippocratique, comme nous l’avons vu.
27Il convient néanmoins pour Ptolémée et les savants de sa génération d’affiner les calculs des anciens, de les rectifier le cas échéant. C’est ce que se propose de faire notre géographe qui reprend les données avancées par Ératosthène et par Marin de Tyr (ier siècle)26. Sa Géographie est une mise à jour des données cartographiques. Marin avait déjà contesté les données fournies par Ératosthène (géographe du iiie siècle av. J.-C., nommé à la tête de la bibliothèque d’Alexandrie sous Ptolémée Évergète (246-221 av. J.-C.) et repoussé les dimensions du monde en tenant compte des découvertes faites par les légions romaines au Sahara sous le règne de Vespasien27. Ptolémée en tint compte. Il dressa de plus la liste des coordonnées des lieux remarquables afin que tout géographe puisse lui-même dresser une carte du monde ; les livres II à VII passent en revue ces lieux à reporter sur la carte en les assortissant de leurs coordonnées en latitude (à partir de l’équateur) et en longitude (à partir d’un méridien d’origine, celui des îles Fortunées Canaries) afin de dresser une carte globale de l’œkoumène. Il énumère ainsi sèchement ces coordonnées.
28Le livre VIII guide la réalisation de cartes régionales, au nombre de vingt-six. C’est le premier atlas de géographie qui est ainsi conçu, comme le souligne Germaine Aujac28. Le principal mérite de Ptolémée est donc d’avoir fait faire des progrès à la technique cartographique en insistant sur la nécessité d’établir une liste de coordonnées précises (dans la mesure de ses moyens) et en choisissant un mode de représentation cohérent (généralement la projection conique pour la carte globale et la projection orthogonale pour les cartes régionales). Vers 1400, ces cartes byzantines et les manuscrits qui les accompagnaient commencèrent à être traduits en latin, à l’initiative de Manuel Chrysoloras, originaire de Constantinople et venu s’installer à Venise en 1394. À partir de cette date, la Géographie de Ptolémée connut un succès considérable en Occident ; dans le monde islamique, elle constituait depuis bien longtemps déjà le socle de la discipline. Précisons pour finir que ce que la carte globale de Ptolémée privilégiait (au sens où elle les place au centre), ce sont l’Asie et l’Afrique, et non l’Europe, petite péninsule attachée à l’extrémité ouest de l’Asie. Si Ératosthène, qui prenait comme référence le méridien de Rhodes, plaçait au centre la mer Égée, ce n’est plus le cas de la carte de Ptolémée : son méridien central passe par la mer Caspienne et le golfe Persique. Et le parallèle central, le tropique d’été, fait ressortir encore plus l’immensité de l’Afrique29. C’est sur ce modèle que se fonde la géographie de langue arabe.
ANDRÉ MIQUEL ET LA GÉOGRAPHIE ARABE DE L’ÂGE CLASSIQUE
Un modèle d’analyse
« Dans ce brassage des connaissances de tous ordres et de toutes origines qui caractérise la Bagdad cosmopolite des années 850, la géographie s’affirme précisément comme le symbole de la totalité, du refus de la spécialisation ou de l’exclusive. Aucune autre discipline ne peut lui disputer l’honneur d’avoir été comme elle ouverte à toutes les influences sans exception. C’est par cette vocation éminente à représenter l’ensemble du grand mouvement scientifique d’alors que la géographie, touchant à toutes les autres recherches, est “autre chose” que chacune d’elles30. »
29L’ouvrage d’André Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu’au milieu du xie siècle, dont le premier tome paraît en 1967, livre une analyse magistrale de l’émergence de la géographie de langue arabe au Moyen Âge ; il frappe par l’ampleur de son propos, par le riche humanisme qui le sous-tend et qui permet à l’histoire, la littérature, la philosophie, aux différentes composantes de la pensée de se côtoyer de façon particulièrement féconde. Il est certainement l’un des plus importants ouvrages d’histoire écrits de notre temps sur le monde islamique médiéval, à mille lieues des ouvrages chaffouins et rabougris de ceux qui reprochent à André Miquel de ne pas être un « pur » historien. Là comme ailleurs, le métissage est bien salutaire. Nous nous faisons donc un devoir, et un plaisir, de résumer ici l’apport décisif d’une analyse qui nous a constamment guidée, tout au long de ce travail. Les pages qui suivent ne prétendent pas fournir un résumé exhaustif de l’œuvre considérable d’André Miquel, mais plutôt mettre l’accent sur certaines des analyses qu’il a développées dans le premier tome de La géographie humaine du monde musulman. C’est une invitation à lire ou à relire cette contribution décisive.
30« Cherchez la science du berceau jusqu’à la tombe, serait-ce jusqu’en Chine », stipule un célèbre hadith ; ce fut la science qui vint à Bagdad, dans le contexte de la floraison intellectuelle du ixe siècle, véritable « siècle arabe des Lumières », selon André Miquel. La géographie arabe est ainsi « fille du califat de Bagdad », tant il est vrai que la redécouverte de cette science antique est intimement liée à l’épisode historique fondateur qu’est l’établissement du califat en Irak à partir de 750. De nombreux textes anciens furent sortis des monastères où ils dormaient, au cœur des vieilles terres de culture hellénistique désormais conquises par l’Islam ; ils furent traduits et étudiés, au moment même où la connaissance du grec déclinait totalement en Occident. Cet héritage, qui n’est pas plus « occidental » que ne l’étaient les terres byzantines qui l’abritaient, ne fut pas laissé en friche ; l’esprit du temps est tout entier consacré à un intense questionnement métaphysique touchant à la place de l’homme nouveau, le musulman, dans l’empire et dans le monde. Nombreuses furent les disciplines mobilisées afin d’élaborer dogmes et pratiques, au moment même où le nouvel espace de l’Islam recouvrait des terres d’antique civilisation. Questionnement et redécouverte d’héritages culturels étrangers31, à la faveur du gigantesque travail de traduction des viiie et ixe siècles, se conjuguèrent pour donner naissance à la brillante civilisation de l’Islam. Dans ce vaste champ du savoir, l’antique science géographique héritée de la Grèce et pluriséculaire apparut dans toute la fraîcheur de sa redécouverte, grâce au « miracle de sa résurrection32 ».
31Pendant le ixe siècle, un considérable travail de transcription fut entrepris. En 832, le calife abbasside Al-Maʾmūn fit de la maison de la sagesse à Bagdad (bayt al-ḥikma) une bibliothèque où des traducteurs transposèrent en arabe plus de cent traités grecs de médecine, certaines des œuvres d’Aristote et de Platon, ainsi que de nombreux ouvrages scientifiques et géographiques, dont l’Almageste de Ptolémée, probablement traduit en arabe un peu auparavant, vers 80033. Il s’agit là d’un temps de rencontre des savoirs, d’interpénétration des disciplines et des systèmes de pensée, comparable à celui que connut l’Occident latin aux xiie-xiiie siècles. Suivirent les traductions de la Géographie du même Ptolémée, de ses Tables, ses Hypothèses des planètes, son Planisphère, ainsi que des Tables de Théon d’Alexandrie, de la Géographie de Marin de Tyr et de divers traités d’Aristarque, d’Autolycus, de Théodose, d’Ammonius et d’Hypsiclès34. Les meilleurs connaisseurs du grec furent sollicités, et ils se permirent parfois d’assortir leurs travaux de commentaires personnels visant à justifier leur interprétation du texte. La cosmographie ptoléméenne des cercles intérieurs et des épicycles ordonnés autour d’une Terre immobile au centre de l’Univers fut abondamment reprise, digérée, compilée par la première génération des astronomes bagdadiens, dans les années 840-880. Ce sont ces études de l’ordre cosmique qui sont à l’origine de la naissance de la géographie, grecque comme arabe. Le microcosme apparaît comme la réplique du macrocosme, et toute méditation sur l’ordre du monde se prolonge par une observation de la Création. Les sciences de la Terre, comme l’a montré André Miquel, sont redevables du « même esprit de classement numérique qui préside à la connaissance du cosmos. Les chiffres qui ponctuent la description de la planète reflètent bien le même tempérament distributif que la science des étoiles35 ».
32L’abondance de données d’ordre mathématique ne doit pas faire oublier qu’il s’agit d’une géographie fondamentalement humaine, et les planètes ne sont souvent convoquées que pour mieux mettre en valeur l’interaction qui les lie à la terre et aux hommes. L’héritage grec, en même temps qu’il est fondu dans un substrat arabo-musulman, est combiné à d’autres influences36. La Perse apporte également sa vision du monde. À la conception géodésique des climats héritée de la Grèce, s’oppose la construction géopolitique des keswar, qui présuppose une distribution étoilée autour d’une zone centrale, celle de l’Irak et de l’Iran. La division du monde se fait ici moins mathématique car l’homme en est le pivot. L’approche géographique est fondamentalement humaine, alors que s’impose la notion de centre, lequel est déterminé non par la conjonction des chiffres, mais par l’histoire et le rayonnement du lieu. La représentation persane du monde dépasse la simple nomenclature arithmétique du globe : les thèmes abordés sont ceux des rois du monde, des grandes villes, des traits fondamentaux des peuples, de l’art du pouvoir face aux sujets, aux courtisans ou aux ennemis, de l’aptitude du souverain à juger du caractère des hommes, etc. Il s’agit là d’une vision fondamentalement politique du monde et l’espace devient ici territoire37. Quelles que soient les influences dont elle s’est enrichie, quelle que soit l’origine des géographes (ceux des ixe et xe siècles furent presque tous persans), la géographie est toujours d’expression arabe à l’époque classique. André Miquel insiste sur ce monopole de la langue, à l’exclusion de tout monopole ethnique. La géographie « arabe » naît de ces rencontres multiples, dans le contexte spécifique et composite de l’Irak, « avec le concours de l’Arabie, mais aussi de la Perse, de la Grèce et de l’Inde38 ». La division en climats héritée de la Grèce évolue, dans le sens notamment de la réintroduction de la notion de centre, ou plus précisément d’un climat privilégié : le IVe climat, ce fameux climat médian, celui de l’Irak et de Babylone dont a hérité l’Islam. Il occupe une position privilégiée qui confère à ses habitants des qualités exceptionnelles. Il va sans dire que ce IVe climat va être étendu à l’extrême, bien au-delà des limites que lui avaient fixées les géographes grecs.
33Paradoxalement, le succès remporté par la division en climats ne va pas renvoyer aux oubliettes de la géographie la division étoilée héritée de la Perse. Les deux systèmes vont se combiner, se superposer, vont parfois être présentés conjointement dans les ouvrages de la géographie arabe. À la distribution en rosace héritée de la Perse, on impose une translation qui fait passer le cœur de l’œkoumène des régions de l’ancienne Médie aux villes saintes de l’Arabie.
34L’humanisation à l’extrême de la géographie héritée de Ptolémée s’accompagne d’une dégradation des concepts mathématiques, d’une subjectivisation des données scientifiques, ou prétendument scientifiques. On assiste à la naissance d’une prose géographique arabe, originale dans la combinaison des différentes influences et prétendant très vite à l’autonomie et à la spécificité de sa réflexion. C’est peut-être là un trait caractéristique de l’Islam classique que d’assumer d’hériter d’une pluralité de civilisations, qu’il considère de plus comme étrangères. Nul besoin ici de justifier cette réception du legs antique par une continuité, contrairement à ce que fera en son temps l’Occident médiéval. La civilisation de l’Islam classique est le fruit d’une culture composite qui, « parce qu’elle est née de la rencontre de traditions différentes, ne peut précisément s’élaborer, en tant que telle, qu’au prix de concessions réciproques de ces cultures les unes vis-à-vis des autres39 ». Il nous faut en conclure, avec André Miquel, à la puissance du syncrétisme de l’Islam « qui embrasse l’histoire, en la rapportant à son avènement, la Terre, en l’ordonnant autour de cet Orient qui le vit naître, et la connaissance, en la modelant aux normes de l’adab40 ». L’adab, que l’on peut traduire de manière approximative par culture moyenne ou culture générale, devient omniprésent au sein d’une littérature géographique qui oscille entre technicité et divertissement, qui couvre un champ de connaissances tellement vaste qu’elle ne peut être spécialisée dans aucun domaine.
35Les premières œuvres de la géographie arabe, celles du ixe siècle, appartiennent au genre de la ṣūrat al-ard, la « cartographie de la Terre », qui juxtapose éléments cartographiques, concepts mathématiques de l’astronomie appliquée et science des climats, héritée de la Grèce. Le premier et le plus célèbre des ouvrages de la ṣūrat al-ard est l’atlas dressé par les astronomes du célèbre calife abbasside al-Ma’mūn (813-833), la ṣūra ma’mūniyya, « carte d’al-Ma’mūn », dont malheureusement aucun exemplaire n’est parvenu jusqu’à nous. Masʿūdī, qui dit l’avoir vue, la prétend supérieure aux cartes grecques car les données fournies par Marin de Tyr et Ptolémée sont enrichies de celles propres au dār al-islām41. Le grand astronome et mathématicien Muhammad b. Mūsā al-Ḫuwārizmī (m. entre 220 et 230/835-844) a participé à sa conception ; il aurait écrit un Kitāb ṣūrat al-ard complétant la ṣūra ma’mūniyya42. Il est bien difficile de qualifier cet ouvrage de livre de géographie, tant il est encore la simple reprise de ce qui figure sur la carte. André Miquel souligne également le rôle joué par le philosophe, astronome, médecin et éminent scientifique qu’est al-Kindī (m. après 256/870).
36Cette première géographie cartographique est contemporaine de l’avènement d’une autre géographie, plus administrative celle-ci, destinée à la formation du kātib, le scribe-arpenteur-juriste, et intimement liée à l’organisation de l’empire abbasside. Ibn Ḫurradaḏbih compose ainsi en 232/846 un ouvrage intitulé Kitāb al-masālik wa al-mamālik, ouvrage dont il livre une seconde version, remaniée, en 272/885 ; ce responsable des services de la poste (barīd) entend ainsi organiser la collecte d’informations concernant l’immense empire sur ces trois sujets essentiels que sont les impôts, les frontières et les routes. On trouve dans cette géographie des considérations scientifiques empruntées à la ṣūrat al-ard mais aussi, et de plus en plus, des thèmes propres à l’adab et à la culture de l’honnête homme : évocation des merveilles, anecdotes sur les grands rois, récits historiques, légendes propres à résumer un lieu, énoncé des péripéties qui émaillent le voyage. La géographie désormais est l’une de ces disciplines incontournables qui constituent l’adab, lequel est destiné aux esprits éclairés et curieux, mais non spécialistes. Le discours géographique, tiraillé entre les exigences littéraires, le souci de rester « scientifique » et celui de continuer de livrer des informations techniques, oscille constamment, depuis ses origines, entre le plaisir du divertissement, l’exigence de la réflexion43 et le désir d’instruire. Il s’agit là d’une véritable « science humaine ».
37Les œuvres de la ṣūrat al-ard comme celles de la géographie spéculative ou administrative fondent la géographie arabe. Celle-ci arrive cependant à son apogée au xe siècle, avec l’avènement du genre des masālik wa al-mamālik, véritable quintessence d’une géographie humaine du monde musulman, selon André Miquel. Ce genre qui concourt à la constitution de l’adab devient à proprement parler une géographie lorsque Ibn al-Faqīh, dans un ouvrage composé en 290/903, le Kitāb al-buldān, choisit de présenter ces données éparses pays par pays. La cohérence est là spatiale et il ne s’agit plus d’insérer des pages de géographie dans des ouvrages d’adab, mais de permettre à l’adab de se déployer dans un cadre défini par celui de la succession des lieux.
38C’est en partie grâce à cette innovation que survient un tournant majeur au milieu du xe siècle, l’apparition d’une vraie géographie humaine, celle des masālik wa al-mamālik, c’est-à-dire des « itinéraires et des royaumes », laquelle est la première à se définir comme une géographie et à s’en satisfaire44. Elle couvre l’essentiel du xe siècle, le siècle d’or du monde arabo-musulman médiéval, grâce aux traités de Balḫī (m. 322/934), d’Ištaḫrī (m. vers 951), d’Ibn Ḥawqal et Muqaddasī (m. 1004). Ces descriptions des routes et des États reprennent les œuvres précédentes, les compilent, mais aussi les réorganisent, les recentrent sur leur propos géographique. Le souci de rigueur et la nécessité du travail sur le terrain, qui rend nécessaire la pratique du voyage, sont affichés avec beaucoup plus de force. La pérégrination devient l’un des moyens d’accès au savoir45. Les fruits de l’observation personnelle (ʿiyān) sont confrontés aux données puisées dans l’information livresque. On procède, selon André Miquel, à l’enregistrement des données du quotidien ; il s’agit d’une véritable géographie du concret, du plausible, qui refoule le champ du merveilleux vers les terres étrangères à l’Islam.
39Le genre comporte une autre innovation de taille, qui découle de la précédente : cette géographie ne s’intéresse qu’au seul empire de l’Islam, la mamlaka ; les pays étrangers, autrefois sujets de prédilection des descriptions de la Terre habitée, sont ravalés au rang de marges et ne sont intéressants que dans la mesure où ils témoignent de ce que n’est pas le dār al-islām.
40Les masālik donnent un nouveau sens au vieux terme d’origine grecque de climat ; l’iqlīm n’est plus l’une des sept zones du monde habité, mais une province du monde musulman. On perçoit chez Ibn Ḥawqal (m. après 988) comme chez Muqaddasī (m. 1004), les maîtres de la géographie bagdadienne, une conscience très nette de la spécificité du monde musulman, accompagnée d’une reconnaissance tout aussi nette de ses divisions. La constatation du poids et de l’identité des provinces, de leur diversité, mais aussi de leur communauté de culture révèle de la part de la géographie des masālik wa al-mamālik une vision assez réaliste, bien que parfois empreinte de nostalgie, de son objet d’étude.
41Le paradoxe de cette géographie est que son recentrage sur la mamlaka intervient précisément au moment où celle-ci est menacée dans son unité, donc dans son existence. Le xe siècle voit la multiplication des dynasties territoriales, entraînant l’autonomie voire la sécession de provinces entières, mais aussi l’émergence de califats rivaux. Le califat abbasside, soumis au protectorat de la dynastie bouyide depuis 945, ne peut empêcher la proclamation d’un califat chiite à Kairouan (909) puis au Caire (969), et d’un califat omeyyade (la dynastie rivale et honnie) depuis Cordoue à partir de 929. C’est l’effondrement temporel du califat de Bagdad et la fin de son pouvoir universel. La géographie arabe arrive à maturation alors même que son objet d’étude est remis en cause. Il semblerait que ces géographes n’aient vu que grippage du mécanisme là ou commençait la désagrégation. Plus sûrement, l’essor des voyages, lié à celui du commerce, le sentiment très profond d’une communauté de culture et de religion ont certainement atténué la constatation des divisions politiques. Mais surtout, la géographie a contribué puissamment à affirmer la communauté de civilisation de cet immense ensemble. Elle fait exister le dār al-islām alors que s’effondre la mamlaka. C’est peut-être l’une des plus puissantes et efficaces tentatives pour maintenir l’unité, cette obsession du Moyen Âge arabe, alors même que les divisions sont à l’œuvre.
42Cette géographie cependant ne survit pas, du moins en Orient, aux bouleversements du xie siècle. L’intrusion brutale des Turcs seldjukides sur la scène proche-orientale, au milieu du xie siècle, a d’importantes conséquences : le califat abbasside est à nouveau sous tutelle, un sunnisme militant et nivelant devient la bannière de ce peuple nouvellement converti à l’islam, mais surtout, à partir d’Alp Arslan (1063-1072) et de Malik Shāh (1072-1092), le persan (re)devient la langue de culture dans une grande partie de l’Orient (Iran, puis plus tard Anatolie, Inde).
43La mamlaka a fait long feu et l’unité de façade du dār al-islām imaginée par les lettrés vole en éclats, tandis que les divisions politiques, pensées un temps comme conjoncturelles, perdurent. Au xiie siècle, dans une Syrie-Palestine assaillie par les croisés, les nouveaux hommes forts ne sont plus les califes mais des chefs de guerre turcs et kurdes qui se sont imposés par les armes : Zenki (1096-1146), son fils Nūr al-Dīn (1146-1174) et Saladin (1171-1193) ; au siècle suivant, seuls les Almohades accordent encore de l’importance au titre suprême. Ces événements sonnent le glas d’une géographie califale à visée universelle. La géographie des masālik wa al-mamālik ne peut s’adapter à tant de changements et périclite. C’est à ce tournant, le milieu du xie siècle, qu’André Miquel clôt son étude.
44Il précise cependant dans un article essentiel46 ce que furent les principales orientations ultérieures d’une discipline qui ne disparut pas, mais évolua en profondeur en opérant un retour aux formes antérieures tout en favorisant l’essor de nouvelles tendances. La fin du monopole de la langue arabe dans la prose géographique, l’accentuation du clivage entre Occident et Orient de l’Islam, la disparition de la mamlaka ont rendu caduque la géographie impériale de l’époque précédente. L’expression de mamlakat al-islām disparaît brutalement des textes ; le genre de l’atlas de l’Islam devient périmé et, « désormais, l’œuvre va être à la géographie des États, des régions, ou alors de la Terre entière, quand ce n’est pas de l’univers », constate André Miquel47. La tendance, après l’effacement du genre de l’atlas de l’Islam, semble être le repli sur des formes plus anciennes qui s’étaient maintenues à l’époque de la géographie impériale, comme la production d’encyclopédies, la cosmographie et la littérature régionale48.
45Le retour le plus flagrant, dans la forme, à la géographie arabe d’avant les années 950-1000 consiste à décrire de nouveau le monde connu dans sa totalité, et non plus à se satisfaire de la seule description du domaine de l’Islam. C’est le cas du magistral ouvrage de Yāqūt (m. 1229), le Muʿğam al-buldān, qui renoue avec l’ancienne science des pays qu’avait illustrée Ibn al-Faqīh au ixe siècle. Cet ouvrage cependant est un dictionnaire, une vaste somme récapitulative, et non un traité qui se propose de découper le monde en provinces, climats ou pays, et de le décrire selon une logique spatiale, qui continue de guider, en revanche, la géographie produite en al-Andalus. Cette œuvre comme celles écrites dans l’Occident du monde musulman ne sont pas un simple retour à l’ancien genre de la ṣūrat al-ard, dans la mesure où l’on reprend la démarche rigoureuse et minutieuse de la géographie des masālik wa al-mamālik, les descriptions de pays se faisant désormais plus précises, plus approfondies. Se retrouvent parfois l’antique division en climats, mais aussi la récente répartition en pays ; même dans ce dernier cas, le monde entier est décrit. Sa partie occidentale et latine s’impose de fait sur le nouvel échiquier politique. Les Mongols font une entrée également remarquée sur la scène géographique. Loin de l’assurance du xe siècle, la discipline s’intéresse, contrainte et forcée, au reste de l’œkoumène.
46La géographie arabe de ce temps fait également preuve d’innovation. L’essor de la géographie religieuse des ziyārāt, les visites des lieux saints, témoigne ainsi, selon André Miquel, « d’une volonté d’espérer en la survie de l’Islam et de maintenir vivante la conscience de la réalité, spirituelle autant que spatiale, d’un ensemble musulman, fût-il politiquement éclaté49 ». La plupart des auteurs de cette géographie des « intercessions » sont des Maghrébins, en particulier andalous, qui effectuent le voyage en Orient pour retrouver sinon le centre politique du moins le cœur religieux et culturel du monde musulman.
47L’une des nouveautés de la géographie d’après l’an mil reste le poids qu’acquiert le journal de voyage, la riḥla, genre très ancien qui remonte à la naissance même de la géographie arabe50. Les relations de voyage apparaissent alors sous la forme d’aḫbār, suite de récits fragmentaires et discontinus glanés auprès de marins et de marchands, ou fruit d’expériences personnelles. Autrefois conçu comme l’« un des moyens de l’information », de l’investigation, le voyage semble devenir fin en soi ; « Jamais, en tout cas, il n’avait débouché sur une forme littéraire originale : ce “journal” qui le raconte. Tout change ici, radicalement, à partir du xie siècle d’abord, et avec Ibn Battūta ensuite », écrit André Miquel51.
48L’originalité de la relation de voyage est de consigner les choses vues dans l’ordre de leur découverte au cours de l’itinéraire, de lier l’espace vécu au temps parcouru, même si cela n’empêche bien sûr pas la vision d’ensemble que ne peuvent manquer d’avoir les auteurs qui écrivent une fois le voyage achevé52. Une fois encore, ce sont majoritairement des Occidentaux qui s’illustrent dans cet exercice, dans la mesure où la visite du vieux cœur oriental reste le but privilégié du voyage53. Les relations de voyages ont longtemps été considérées comme la quintessence de la littérature géographique du Moyen Âge arabo-musulman. Mais si ce type de récit peut également témoigner d’une véritable vision de l’espace, il diffère en grande partie des vastes traités de géographie universelle ressuscités par André Miquel, qui ont contribué à l’élaboration d’une image globale et cohérente du monde et du dār al-islām qui transcende le terrain. Ces traités ne disparaissent cependant pas au xie siècle. Leur écriture se poursuit, mais elle s’effectue désormais dans l’Occident du dār al-islām, en ces terres bien peu décrites par la géographie bagdadienne : la géographie écrite en al-Andalus vise principalement à réparer les lacunes de la géographie orientale concernant cet espace.
Réparer les lacunes de la géographie orientale
49L’émergence d’une géographie élaborée en Espagne et décrivant cette terre est directement liée à la volonté de réparer un oubli, une lacune de la géographie orientale qui avait fait de l’Occident du monde musulman le parent pauvre du dār al-islām. Au ixe siècle, Ibn Ḫurradaḏbih54, Yaʿqūbī55 ou Ibn al-Faqīh56 ne font qu’évoquer l’Espagne. L’allusion à la lointaine terre andalouse répond essentiellement au projet de témoigner de l’immensité des terres soumises à l’Islam et, partant, d’insister sur son éloignement. Au siècle suivant, qui est celui de l’âge d’or de la géographie humaine du monde musulman, celle des masālik wa al-mamālik, l’objet d’étude de la géographie n’est plus l’ensemble du monde habité mais le seul domaine de l’Islam ainsi que ses marges. Al-Andalus fait alors figure de périphérie bien éloignée d’un cœur résolument oriental, voire irakien. Ces géographes, dont la sympathie va le plus souvent au shiisme, ne posent en rivale de Bagdad, outre Médine et La Mecque, que la seule ville du Caire, capitale du califat fatimide. Ils ne peuvent cependant ignorer le poids de cette terre ibérique sise à l’extrême occident du domaine de l’Islam.
Muqaddasī et al-Andalus
50Muqaddasī, le plus grand des géographes orientaux selon André Miquel, est particulièrement avare de détails concernant l’Espagne dans son aḥsan al-taqāsīm fī maʿrifat al-aqālīm (La meilleure répartition pour la connaissance des provinces), rédigé vers 375/985-380/990. Lui qui affirme la nécessité de l’autopsie, du voyage sur le terrain et qui prétend ne décrire que ce qu’il a vu n’est jamais allé en Espagne, ce qu’il avoue volontiers. On est dès lors peu surpris du traitement qu’il réserve à cette terre. Dans le chapitre intitulé « Traits spécifiques des provinces », il énumère longuement les villes de l’Orient et ne consacre qu’une seule et brève allusion à al-Andalus, bien révélatrice : « Quant à al-Andalus, on dit qu’elle est un paradis, mais il est bien connu que les paradis terrestres sont au nombre de quatre : la Ġūṭa de Damas, le Nahr al-Ubulla, le jardin du Ṣuġd et Šiʿb-Bawwān57. » Il réfute donc ce qui est communément avancé, au nom d’une légitimité supérieure : l’opinion du plus grand nombre, qui ne joue pas là, loin s’en faut, en faveur d’al-Andalus. À moins d’être pris en flagrant délit de malhonnêteté intellectuelle, il ne peut cependant passer totalement sous silence le poids symbolique mais aussi politique de cette terre. Il ajoute ainsi dans un chapitre intitulé « Abrégé à l’usage des juristes » :
« Si j’avais visité al-Andalus, je l’aurais divisée en districts en tenant compte du nombre élevé des chefs-lieux, des régions (aʿmāl) et des territoires qui s’y trouvent : car al-Andalus rappelle le Haytal58, elle est même plus importante (et il reste bien peu de chefs-lieux de l’Islām que nous n’ayons pu mentionner, faute de les connaître). Al-Andalus est, pour l’Ifrīqiya, l’analogue, sinon l’homologue, de ce flanc59. Ibn Ḫurradaḏbih signale qu’elle compte quarante chefs-lieux, renommés s’entend60. »
51Al-Andalus existe donc bien, même si c’est en rapport avec la seule Ifrīqiya et que sa zone d’influence n’est que régionale. Le géographe shiite éprouve bien peu d’attrait pour une terre où s’épanouit à nouveau la dynastie ennemie des Omeyyades. En la comparant au Haytal (la Transoxiane), terre prestigieuse mais non arabe, le géographe insiste sur l’ambiguïté du statut d’al-Andalus. Il se voit contraint de reconnaître, sur le modèle de ses prédécesseurs, que la terre d’Espagne est résolument arabe, et il la situe de fait dans l’une des six provinces arabes sur les quatorze que compte le dār al-islām61, mais il minimise volontairement son poids. Muqaddasī insiste à plusieurs reprises sur l’éloignement d’al-Andalus62 et la localise dans le Ve climat, celui de l’Europe chrétienne63. Il situe même ses marges septentrionales dans le VIe climat, ce qui constitue une originalité64. Les autres allusions témoignent tout autant de la volonté de souligner l’identité complexe de l’Espagne, partie intégrante du dār al-islām, mais également terre étrangère et lointaine qui ne peut prétendre diriger l’umma, en dépit, ou peut-être en raison, de la dynastie qui la gouverne. Lorsqu’il donne la liste des dix-sept métropoles des quatorze provinces, le géographe cite Cordoue, mais ajoute immédiatement qu’elle est l’une des deux capitales du Maghreb.
52La ville des Omeyyades se voit donc reconnaître le statut de métropole, mais elle partage le rôle de capitale avec Kairouan. Seules deux autres provinces sont ainsi dotées d’une direction bicéphale : l’Arabie avec Zabīd et La Mekke et le Mashreq avec Samarqand et Nīshāpūr. La symétrie est remarquable : la province centrale et les deux espaces frontaliers qui séparent le dār al-islām du reste du monde partagent la même caractéristique. Al-Andalus est, une fois encore, l’homologue du Haytal65.
53L’Arabe (et shiite) qu’est Muqaddasī réussit de ce fait à affirmer la centralité de l’Arabie, au détriment de Bagdad et des Abbassides, mais aussi à refouler en des marges lointaines le domaine persan à l’est et l’Espagne omeyyade à l’ouest. La capitale de cette dernière, Cordoue, est même concurrencée dans son rôle de métropole par Kairouan, la ville où fut proclamé le califat shiite des Fatimides en 909-910. Il est donc permis de douter de la bonne foi de Muqaddasī lorsqu’il avance que la raison essentielle de la brièveté des pages qu’il a consacrées à l’Espagne réside dans l’absence de voyage sur le terrain. Il choisit en fait sinon de l’ignorer, du moins d’en minimiser le poids et d’en réduire l’influence. Nous voyons là l’identité profonde de la géographie, qui consiste en l’élaboration d’une image du monde et non en la simple énumération des lieux visités. Dans la carte mentale que dresse Muqaddasī, al-Andalus occupe une place restreinte. Tout arabe que soit cette province, elle est avant tout éloignée, comparable à l’extrémité de la zone persane et concurrencée dans sa sphère d’influence même par une ville emblématique du shiisme. C’est sa vision d’al-Andalus.
La description d’al-Andalus par Ibn Ḥawqal
54Ibn Ḥawqal, l’autre grand géographe des masālik wa al-mamālik, est plus prolixe, sinon mieux disposé à l’égard de la péninsule Ibérique. Il rédige la première véritable description dont nous disposons de la terre espagnole. Marchand et espion tout autant que géographe, il parcourt les contrées qui s’étendent des confins de l’Égypte aux rives de l’océan Atlantique entre 947 et 95166 ; il accumule les notes et rédige probablement son ouvrage vers 988. Celui-ci, refonte de la géographie d’Ištaḫrī, s’intitule le Kitāb ṣūrat al-ard. La plupart des informations sur l’Orient sont de seconde main. Régis Blachère estime qu’en revanche le géographe oriental est véritablement novateur dans la partie qu’il consacre au Maghreb et à l’Espagne :
« D’une comparaison entre les ouvrages d’Ibn Ḥawqal et d’Ištaḫrī, il ressort nettement que le premier doit au second plus qu’il ne l’avoue. Il lui emprunte et son plan et des chapitres entiers comme ceux sur l’Arabie, le golfe Persique, le Khuzistan, le Fars, le Kerman, l’Indus, le Dailam, la mer Noire, le Khorassan et le Séistan auxquels il se borne à joindre des additions intéressantes mais très courtes. Il lui doit également l’essentiel des développements sur l’Égypte, la Syrie, l’Iraq et la Mésopotamie. C’est donc seulement dans ses chapitres sur le Maghreb, l’Espagne et la Sicile qu’Ibn Ḥawqal peut être réellement considéré comme original67. »
55Après quelques considérations générales sur la configuration de la Terre, Ibn Ḥawqal rédige un premier chapitre sur l’Arabie, un second sur la « mer de Perse » et aborde ensuite la description du Maghreb puis de l’Espagne. Contrairement à ses prédécesseurs et à Muqaddasī, il s’est rendu dans ces provinces de l’Occident musulman auxquelles il consacre une description d’une cinquantaine de pages environ, dont quarante au Maghreb, de Barqa à Tanger, et dix à l’Espagne qu’il précise avoir visitée en 337/948, « alors que régnait Abū al-Mutarrif ʿAbd al-Raḥmān ibn Muḥammad ibn ʿAbd Allāh ibn Muḥammad ibn ʿAbd al-Raḥmān ibn Ḥakam ibn Hishām ibn ʿAbd al-Raḥmān ibn Muʿāwiya ibn Hišām ibn ʿAbd al-Malik ibn Marwān68 ».
56Les deux territoires sont, de manière très classique, assez étroitement associés69 : « L’Espagne est une presqu’île qui touche au petit continent du côté de la Galice et de la France : elle fait partie de l’ensemble du Maghreb70. » Plus étonnante est l’analyse qui suit :
« Le Maghreb s’étend en partie le long de la mer Méditerranée, dans son côté occidental, car cette mer baigne deux régions, l’une orientale, l’autre occidentale, toutes deux habitées. La région occidentale part de l’Égypte et de Barqa en direction de l’Ifriqīya et du territoire de Ténès, jusqu’à Ceuta et Tanger, tout cet ensemble appartenant aux Arabes, et se poursuit jusqu’à Azila et ce qui se trouve dans l’arrière-pays. La partie orientale constitue l’Empire byzantin, depuis les confins syriens, en direction de Constantinople, jusqu’à Rome, la Calabre, la Lombardie, la France, la Galice ; le territoire restant appartient jusqu’au bout aux Arabes, sous la domination des seigneurs de l’Espagne. J’en ai dessiné les villes, j’ai décrit ses districts et ses revenus, le commerce qui s’y pratique, les importations et d’autres détails, puis ce qui est spécial à la péninsule de l’Espagne sur ses côtes. J’avais d’abord joint cette dernière région à l’Empire byzantin, puis j’ai jugé nécessaire de les séparer et de leur donner une carte indépendante l’une de l’autre71. »
57La mer Méditerranée est bien le lieu où se chevauchent différentes civilisations, et les frontières sont particulièrement floues. Nous voyons cependant ici poindre ce qui fait l’ambiguïté du territoire espagnol aux yeux d’Ibn Ḥawqal : c’est une terre qui appartient au territoire historique des Rūm, mais qu’il convient malgré tout d’inclure dans la description du dār al-islām, car elle est sous domination arabe. Lorsque le géographe indique qu’il a changé son angle d’approche, il ne s’agit pas là d’un quelconque tâtonnement méthodologique qu’il veut nous exposer, mais d’une véritable prise de position politique et religieuse. Le Maghreb, qu’il situe sans hésitation dans la terre des Arabes, aurait tout autant mérité de poser problème. Si ce dernier est résolument du bon côté, c’est qu’il est en grande partie soumis aux Fatimides lorsque Ibn Ḥawqal rédige son ouvrage.
58Pas plus que Muqaddasī, il ne semble éprouver de sympathie pour la terre des Omeyyades, cette dynastie qui a mis fin aux prétentions alides à la direction de l’ensemble de l’umma. Tout dans la description détaillée qu’il fait de la péninsule Ibérique laisse à penser qu’elle ne peut être le nouveau centre du dār al-islām d’où le titre califal rayonnerait à nouveau. Il insiste ainsi sur la frontière qui sépare al-Andalus des terres des Francs, ce que ne reprendra aucun des géographes andalous :
« L’Espagne est une presqu’île qui touche au petit continent du côté de la Galice et du pays des Francs. […] Sa frontière court à partir des environs du pays de la Galice, à travers la province de Santarem, Lisbonne, Ocsonoba, les environs de Gibraléon et les régions avoisinantes, la presqu’île de Gibraltar, Malaga, Almería, le pays de Murcie et de Valence, les alentours de Tortosa, touche au domaine des infidèles (bilād al-kufr), tout près de la mer, dans le pays de France, et du côté de l’ouest par le pays des Basques et des Galiciens, pour parvenir à la mer72. »
59C’est bien l’espace formé par les terres qui appartiennent à l’Islam, al-Andalus stricto sensu, qu’il dessine ici et non l’ensemble de la péninsule Ibérique, contrairement au parti pris adopté par les géographes andalous qui se gardent bien de zébrer ce territoire présenté dans son unité physique.
60Les quelques lignes que nous venons de citer figurent en tête du chapitre consacré au Maghreb. Le géographe réitère sa présentation de la Péninsule dans le chapitre qui lui est réservé :
« L’Ouest de cette presqu’île commence à l’entrée du détroit cité, qui verse ses eaux dans l’Océan, vers les régions de Niebla et de Gibraleon, vers Lepe et Silves, et enfin jusqu’à Cintra et au fleuve qui prend sa source à Zamora, chef-lieu des Galiciens, et qui se jette dans l’Océan. La frontière septentrionale s’étend de la région de Cintra, passe par Zamora, Léon et Yuna, dans la province de Galice jusqu’à ses limites extrêmes. La partie orientale part de la frontière de la Galice, en direction du détroit occidental, à travers les régions de Saragosse, les territoires de Huesca et de Tortosa, jusqu’au pays des Francs du côté du continent. Le Sud est formé par la côte du détroit cité, à partir de Pechina jusqu’en face de l’île de Sicile, s’étendant ainsi sur les territoires de Valence, de Murcie, d’Almería, de Malaga et d’Algésiras, jusqu’au coin formé par l’Océan. La région habitée commence le long du détroit méditerranéen, à partir de Séville et d’Algésiras, passe par Almería en direction des Francs, revient par la province de la Galice à Cintra et Ocsonoba sur l’Océan. La région frontalière Sidonia-Murcie et le territoire qui la prolonge de Valence à Tortosa, dernière ville au bord de la mer, bordant le pays des Francs, constituent les Marches, du côté du continent, et touchent au pays des Ghalidjashkash, zone de guerre contre les chrétiens. Au-delà se trouve la région des Basques, qui sont les chrétiens de la Galice. L’Espagne a donc deux frontières, une qui côtoie la région de l’infidélité et l’autre qui borde l’Océan73. »
61La référence aux Francs, aux Galiciens, à l’infidélité est récurrente : al-Andalus n’est qu’un îlot musulman en pays franc. Cette présentation générale privilégie les marges et non les fleurons de l’Islam andalou, l’identité de cette terre se découvre dans l’exposé de ses limites et non dans la description de son cœur. Aucun des géographes andalous ne reprendra ces lignes, nulle compilation occidentale ne les reproduira. Les repères topographiques sont ici nombreux et précis, la Péninsule est précisément individualisée et localisée par rapport à ses voisins et adversaires. Il y a bien quelques imprécisions, les plus criantes étant la place assignée aux fleuves, assimilés à des détroits, mais ce sont des villes et des provinces que le géographe oriental énumère ici, et non ces lieux symboliques que sont les trois angles de la Péninsule et que privilégient les géographes andalous.
62Les dix pages qui sont entièrement consacrées à la seule terre andalouse se présentent de manière assez originale : cinq sont de considérations générales, puis vient une page de description de la ville de Cordoue ; suivent deux pages traitant des ressources d’al-Andalus et indiquant une trentaine d’itinéraires reliant des villes entre elles. De façon un peu confuse, quelques renseignements d’ordre général viennent se superposer à ces indications d’itinéraires. Au cours de l’ensemble du chapitre, alternent célébration des qualités de l’Espagne et exposé de ses défauts, selon une démarche très usitée dans la littérature géographique. Ibn Ḥawqal décrit ainsi le grand nombre de terres cultivées, la richesse de cette terre en eau et en bois, et il relève que « l’abondance et l’aisance dominent tous les aspects de la vie : tous, grands et petits, peuvent s’enrichir et parvenir à l’opulence74 ». Il précise que cette aisance des populations est en grande partie due à la faiblesse de l’imposition et à la richesse du souverain. Ibn Ḥawqal détaille alors la fortune dont bénéficie le prince et semble trouver extraordinaire la somme totale de ses biens :
« Un des détails les plus susceptibles de donner une idée de cette énorme opulence, c’est que la ferme du monnayage de l’Hôtel des monnaies, pour les dinars et les dirhems, se monte annuellement à 200 000 dinars, ce qui fait, au change de dix-sept dirhems par dinar, un total de 3 400 000 dirhems. Ajoutons à tout cela les contributions et revenus du pays, les impôts fonciers, les dîmes, les affermages, les péages, la capitation, les taxes douanières sur les nombreuses marchandises qui entrent ou sortent à bord des navires, et les droits perçus sur les tavernes des marchés urbains75. »
63Le géographe, marchand et espion tout à la fois, semble, en homme averti, ébahi par de telles ressources tout en soupesant les richesses dont pourraient s’emparer les Fatimides s’ils réussissaient à abattre les souverains andalous. Le but d’une telle énumération présente également l’avantage, sous couvert de neutralité géographique, de préciser l’étendue et la variété des taxes perçues dans un système fiscal où seule la capitation, la zakāt, est permise et licite. La mention des droits perçus sur les tavernes n’est pas du meilleur effet. Le géographe précise certes qu’al-Andalus est si opulente, les transactions et les productions si nombreuses que les taxes procurent quantité d’argent au souverain tout en semblant légères à la population. Il n’empêche que la surabondance de prélèvements, même légers, contribue à insister sur le peu de légitimité du pouvoir qui les impose.
64C’est donc sous le masque de la célébration de l’opulence que se présente ce premier tableau de la terre andalouse. Le portrait, bien connu, que dresse Ibn Ḥawqal des habitants du pays est en revanche bien moins élogieux :
« Ce qui étonne le plus sur la condition de cette péninsule, c’est qu’elle appartient encore au souverain qui y règne, malgré le peu de fierté des habitants, leur mentalité sordide, et leur manque d’intelligence ; ils sont bien loin d’avoir de l’énergie et du courage, ils montent mal à cheval, ils n’ont ni l’audace ni la capacité de s’opposer à de bons soldats et de mesurer leurs forces avec des hommes braves et intrépides, tandis que nos seigneurs – sur eux soit le salut ! – connaissent fort bien la véritable situation du pays, le montant de ses revenus, et savent en quoi consistent ses avantages et ses agréments76. »
65Ibn Ḥawqal ne saurait être plus clair : ses maîtres les Fatimides ne se font guère d’illusions sur les réelles possibilités militaires d’al-Andalus, tout en estimant à leur juste valeur les ressources du pays. Le géographe semble s’en donner à cœur joie lorsqu’il énumère les défauts des Andalous. Son tableau ne saurait être trompeur : les indigènes d’al-Andalus sont absolument dépourvus de ces qualités qui sont l’apanage des Arabes, fierté, courage au combat, maîtrise du cheval et sens de l’honneur77. Si le souverain est indéniablement arabe, les forces sur lesquelles il s’appuie ne sont pas fiables ; elles le sont infiniment moins que les auxiliaires persans ou maghrébins des souverains shiites, qu’ils soient califes fatimides ou vizirs bouyides. La raison en est la proximité des terres restées chrétiennes. Le géographe précise, dans la description qu’il fait du district d’Usfuqa, que de nombreux chrétiens vivent au sein même d’al-Andalus : « Il y a en Espagne plus d’une exploitation agricole groupant des milliers de paysans, qui ignorent tout de la vie urbaine et sont des Rūm de confession chrétienne. Il leur arrive de se révolter et d’aller se retrancher dans un château fort. La répression est de longue durée car ils sont fiers et obstinés : lorsqu’ils ont rejeté le joug de l’obéissance, il est extrêmement difficile de les réduire à moins qu’on ne les extermine jusqu’au dernier, entreprise longue et malaisée78. » Le Persan qu’est Ibn Ḥawqal ne peut reprocher aux populations d’al-Andalus de ne pas être arabes, il les stigmatise donc en dévoilant cette identité rūm et chrétienne que n’abolit pas une souveraineté arabe. L’un des seuls personnages dont il cite le nom est ainsi le célèbre Umar ibn Ḥafsūn, celui-là même qui tint le pouvoir omeyyade en échec à la fin du ixe siècle et au début du xe siècle, et dont la chute permit la proclamation du califat79.
66Aucun des géographes andalous ne reprendra ce tableau des campagnes restées chrétiennes, et l’évocation d’Umar ibn Ḥafsūn a généralement pour but de montrer que ce type de rébellion cesse avec la mort du révolté. La géographie andalouse ne traite quasiment jamais des groupes ethniques ou des différences de religion à l’intérieur de la Péninsule. Ibn Ḥawqal poursuit même son inventaire des populations en évoquant les Slaves (Saqāliba) : « Un article d’exportation bien connu consiste dans les esclaves, garçons et filles, qui ont été enlevés en France et en Galice, ainsi que les eunuques slaves. Tous les eunuques slaves qui se trouvent sur la surface de la terre proviennent [en fait transitent] de l’Espagne. On leur fait subir la castration près de ce pays : l’opération est faite par des marchands juifs80. »
67Enfin, last but not least, le géographe oriental évoque même l’islam, ce qui ne constitue pas une évidence en soi, tant il est vrai que ses homologues andalous répugnent à présenter ce truisme qu’est l’existence de populations musulmanes, dont l’évocation même appelle en complément de présenter celles qui ne sont pas gagnées à l’islam. La phrase d’Ibn Ḥawqal est restée célèbre : « Dans l’Espagne tout entière on ne trouve pas une seule mosquée délabrée81. » On peut avancer qu’Ibn Ḥawqal fait une géographie de l’insolite, de l’étranger sinon de l’étrange, et qu’il flirte avec ce que nous appelons l’ethnologie. Peu lui importe de montrer les disparités et la diversité d’al-Andalus puisqu’il n’est pas de cette terre, mais originaire du vieux cœur oriental du dār al-islām. L’argument exotique n’est pas écarté et la géographie renoue là avec une vieille habitude, celle de rendre compte de l’étrangeté et de la différence des terres éloignées. La description que fait Ibn Ḥawqal d’al-Andalus n’annonce pas celle qu’écriront les Andalous ; elle s’apparente cependant fortement à la façon dont ses derniers pourront décrire les terres de leurs étrangers, ceux qui sont résolument différents : Galiciens et Basques. Lorsque l’on décrit l’autre, et c’est ce que faisait Ibn Ḥawqal, la géographie se mue en ethnographie.
68De sensibilité shiite, il ne saurait faire l’éloge d’al-Andalus et, partant, des souverains omeyyades qui la gouvernent. Ces princes, en dépit de leur bon gouvernement, ou peut-être à cause de celui-ci, ne resteront à jamais que les émirs d’al-Andalus. Comme commerçant cependant, il peut à loisir célébrer les richesses de cette terre, la variété de ses productions. À l’instar des Égyptiens qui continuent de commercer avec l’Espagne, le géographe ne peut ignorer cette terre excentrée, sourde aux revendications alides, mais féconde. Il est bien représentatif de cette absence de fanatisme religieux qu’André Miquel dénote chez la plupart des géographes arabes du xe siècle82.
69Le plus étonnant cependant reste l’absence totale d’interpénétration entre ces œuvres orientales, celles de Muqaddasī et d’Ibn Ḥawqal, et les grands traités de la géographie andalouse, ceux de ʿUḏrī, Bakrī, Idrīsī et Ḥimyarī. Alors que la compilation est érigée au rang de règle, que la plupart de nos auteurs recopient allègrement les pages écrites sur l’Orient, l’emprunt est inexistant lorsqu’il s’agit de décrire l’Espagne. La géographie andalouse suit ses propres règles, se constitue de manière autonome et cumulative sur les bases qu’elle s’est elle-même fixées dès lors qu’il s’agit de décrire la péninsule Ibérique. Dans cette histoire-là, Rāzī (m. 955) fait figure de père fondateur, de grand initiateur. Un mystère néanmoins demeure : Ibn Ḥawqal et dans une moindre mesure Muqaddasī ont-ils eu connaissance de l’ouvrage de Rāzī ? Nulle allusion ou reprise n’étaye cette hypothèse, vraisemblable pourtant si l’on se fie à la seule chronologie. Que l’oubli soit volontaire ou non, une seule chose est sûre, ce sont deux types de géographie qui se situent dans la même veine mais qui s’excluent dans leurs objectifs comme dans l’idéologie qui les sous-tendent.
LA GÉOGRAPHIE ANDALOUSE : L’AUTRE VERSANT D’UNE MÊME ÉCRITURE
70La géographie arabe écrite depuis al-Andalus a pour but essentiel de réparer les lacunes de la géographie « bagdadienne » concernant l’Occident du dār al-islām. Il ne s’agit donc pas, par définition, d’une géographie différente, « occidentale », réductible à une identité qui ne serait que celle de l’altérité, mais d’une démarche complémentaire visant à rendre plus exhaustive encore l’ancienne discipline héritée de la Grèce et remodelée selon les canons de la civilisation arabo-musulmane. Pour oser une image, la situation de la géographie de langue arabe écrite depuis l’Occident ressemble, en inversant les aires géographiques, à celle de l’Empire romain à partir de 476 : il s’écroule en Occident, mais se maintient en Orient. De la même façon que nous appelons Byzantins ces « survivants » pour les dissocier des Romains, désignation qu’ils revendiquaient pourtant, nous appelons géographie andalouse une géographie de langue arabe qui s’écrit désormais loin du cœur de l’Islam, mais qui se pense comme le prolongement naturel de ce qui a été conçu auparavant en Orient.
71Prolongement, car la démarche géographique est la même : décrire les provinces et les pays, en énumérer les villes et les curiosités, divertir tout en instruisant. Pour ce faire, les géographes allient subtilement compilation et expérience du terrain, comme leurs prédécesseurs du genre des masālik wa al-mamālik. À ce type de littérature géographique est emprunté le principe d’indiquer routes et distances, la précision dans la description des étapes échelonnées le long d’itinéraires, l’insertion d’anecdotes historiques, et jusqu’au titre même de certains des ouvrages : Kitāb al-masālik wa al-mamālik83. La géographie d’après l’an mil combine cependant la démarche de la ṣūrat al-ard (la cartographie du monde habité), qui prévalait au ixe siècle, et la méthode des masālik wa al-mamālik. Comme le montre André Miquel dans un article consacré à la géographie d’après l’an mil84, les descriptions du seul dār al-islām, caractéristiques du genre des masālik wa al-mamālik du xe siècle, laissent alors place à des fresques plus vastes encore, renouant parfois avec la description de l’ensemble du monde habité. La géographie califale, qui ne s’intéressait qu’au monde musulman, principalement en sa partie orientale, et qui ravalait les autres contrées au rang de simples marges, disparaît.
72La géographie arabe écrite dans l’Occident du monde musulman joue désormais un rôle de premier plan : Rāzī au xe siècle fait sortir l’Espagne musulmane de l’ombre, Warrāq et Bakrī au xie siècle dévoilent le Maghreb, Idrīsī un siècle plus tard fait découvrir l’Occident latin. La description de la partie occidentale du dār al-islām est donc le préalable à un agrandissement du champ des investigations géographiques : le pivot depuis lequel la géographie s’écrit, translaté depuis l’Orient, permet à cette dernière de s’intéresser de plus près à un monde latin et chrétien en plein « réveil ». La géographie bagdadienne du xe siècle pouvait jouer le jeu du splendide isolement, la géographie andalouse ou occidentale des xie-xiie siècles est le témoin, involontaire mais aux premières loges, d’un basculement du rapport des forces dans le monde méditerranéen. La géographie qui continue à s’écrire depuis l’Orient après l’an mil sut tenir compte de la pertinence nouvellement acquise de son homologue andalouse, ne serait-ce que parce qu’elle ne pouvait plus se contenter d’écarter l’Occident d’un revers de manche, comme le faisait Ibn al-Faqīh dans son Kitāb al-buldān (903)85. Comment dès lors ces deux géographies, l’andalouse et l’orientale, cohabitent-elles ? S’influencent-elles mutuellement ? Sont-elles les deux versants d’une même écriture, fondée sur l’héritage de la géographie arabe des ixe-xe siècles ?
73Plaçons-nous d’abord du point de vue occidental. Les géographes andalous, à l’exception de Rāzī, décrivent également l’ensemble du dār al-islām ainsi que ses marges. La fresque globale confère néanmoins à ces dernières une place plus large que celle que leur réservait la géographie des masālik wa al-mamālik. C’est bien un tableau général de l’œkoumène qu’ils brossent à grands traits86. Il importe donc de décrire aussi l’Orient, berceau de l’islam, cœur de la civilisation. La géographie andalouse ne se satisfait pas de la seule monographie régionale. Il lui faut englober l’Orient dans ses descriptions, ce qui témoigne bien de sa fidélité à la géographie des ixe-xe siècles. Or les géographes andalous, ou occidentaux, n’ont la plupart du temps rien à apprendre aux lecteurs orientaux sur leur propre terre. Ils compilent donc les traités de la géographie antérieure. C’est ainsi que le manuscrit de ʿUḏrī trouvé à Jérusalem ne comporte que les pages relatives à l’Espagne, le reste n’ayant pas été jugé digne d’être retenu. Bakrī peut consacrer un livre entier à la description de la péninsule Arabique sans y être jamais allé, et Idrīsī n’est novateur que lorsqu’il décrit l’Occident.
74Il est essentiel cependant de décrire cette partie du monde – l’Orient – car les Occidentaux ne sauraient se satisfaire d’un portrait tronqué, alors que le but évident est de redonner à la terre d’al-Andalus toute sa place au sein du dār al-islām, alors qu’elle est menacée dans son existence même. La référence à quelques grands maîtres orientaux est ainsi incontournable dès lors qu’il est question de certains sujets. Bakrī s’inspire principalement de Tabarī (224-310/839-923)87 et de Masʿūdī (280-345/893-956)88 dans la première partie de son ouvrage, lorsqu’il retrace l’histoire du monde depuis la Création. Ibn Rustah (m. 279/892), auteur d’un ouvrage encyclopédique intitulé Kitāb al-Aʿlāq al-Nafīsa (« Les atours précieux »)89, est une source essentielle pour dépeindre Constantinople, Rome et les terres slaves. Ibn Ḫurradaḏbih (m. 200/912), auteur d’un Kitāb al-masālik wa al-mamālik90, est enfin le principal inspirateur, avec Ibn Ḥawqal et Muqaddasī, des pages consacrées à l’Orient. Idrīsī cite les ouvrages dont il est redevable dans le prologue de la Nuzhat al-muštāq :
« Le Livre des merveilles d’al-Masʿūdī et les livres d’Abū Nasr Saʿīd al-Ğayhānī91, d’Abū al-Qāsim ʿUbayd Allāh b. Ḫurradaḏbih, d’Aḥmad b. ʿUmar al-ʿUḏrī, d’Abū al-Qāsim Muḥammad al-Ḥawqalī al-Baġdādī (Ibn Ḥawqal), de Ḫānāḫ b. Ḫāqān al-Kīmākī, de Mūsā b. Qāsim al-Qaradī, d’Ahmad b. Yaʿqūb, connu sous le nom d’al-Yaʿqūbī, d’Isḥāq b. al-Ḥasan al-Munağğim (l’“astronome”), de Qudāma al-Baṣrī, de Ptolémée al-Aqlūdī (Claudius) et d’Orose (Urusyūs) al-Anṭākī (l’Antiochénien)92. »
75Ḥimyarī enfin, qui ne cite presque jamais ses sources tout en étant pour l’essentiel un compilateur, reprend de fait l’ensemble de ces auteurs lorsqu’il recopie in extenso ʿUḏrī, Bakrī et Idrīsī. La compilation en sens inverse est également de mise et elle est particulièrement signifiante à nos yeux dans la mesure où elle est une reconnaissance par l’Orient des lettres de noblesse de la géographie écrite dans l’Occident du dār al-islām : lorsqu’ils décrivent cette partie du monde, les géographes orientaux des xiie, xiiie et xive siècles compilent les ouvrages rédigés en al-Andalus. Qazwīnī (m. 682/1283), auteur de deux ouvrages intitulés Āṯār al-bilād (« Monuments des pays ») et Kitāb ‘ Ağā’ib al-maḫlūqāt (« Merveilles des choses créées ») reprend mot pour mot le texte de ʿUḏrī lorsqu’il évoque les merveilles (ʿağā’ib) d’al-Andalus et précise explicitement la provenance de ces passages93.
76Abū l-Fidā’ (672-732/1273-1331), prince et lettré, l’un des grands noms de la géographie arabe d’après l’an mil, recopie des passages entiers de la Nuzhat al muštāq d’Idrīsī. Il cite même son nom dès la première page de son livre, juste après celui d’Ibn Ḥawqal94. Plus étonnant, l’emprunt va parfois au-delà de ce nous pensions : Abū l-Fidāʾ reprend les notices qu’Idrīsī consacre aux villes de Tyr, Césarée de Palestine et Saint-Jean-d’Acre, peut-être parce qu’il s’agit de localités qui furent aux mains des Francs et qu’il considère que le géographe du roi Roger restera à jamais le plus fin connaisseur de ces derniers95. Lorsqu’il dresse le tableau de l’Espagne, il invoque le patronage d’Ibn Saʿīd al-Maġribī (610-685/1213-1286)96. Le nom du célèbre polygraphe andalou, qui ne nous semble cependant pas être l’auteur d’un véritable ouvrage de géographie, est ainsi répété en tête de chacune des notices consacrées aux lieux d’al-Andalus. Il est parfois précédé de la mention « d’après ʿAbd al-Barr97 ». Le grand traditionniste andalou que fut Abū ʿUmar b. ʿAbd al-Barr (368-463/978-1071), auteur d’un bref opuscule géographique qui ne nous est pas parvenu et que l’on ne cite guère, sert ici de caution au discours géographique. Il est une sorte d’isnād qui garantit l’authenticité des informations, plus que ne le feraient les géographes à proprement parler. On mesure une fois encore l’ambiguïté du statut épistémologique de la géographie. Il est net cependant que la source est andalouse98. La principale grâce que trouve Abū l-Fidāʾ à Ibn Saʿīd est de fournir de manière systématique les coordonnées en latitude et en longitude des différentes villes ; il précise que l’absence de ce type d’information est le principal défaut de l’ouvrage d’Idrīsī99. D’après M. Reinaud, le traducteur d’Abū l-Fidāʾ au xixe siècle, le géographe oriental « se laissa séduire par l’origine occidentale d’Ibn Sa’īd, et lui accorda une foi entière pour les contrées de l’Europe et de l’Afrique100 ». Certains passages d’Abū l-Fidā’, notamment le portrait des Galiciens, sont empruntés en fait à Bakrī, qui n’est cependant jamais nommément cité.
77Yāqūt (1179-1229), enfin, cite un livre de Bakrī parmi ses ouvrages de référence, en compagnie de ceux d’Ibn Ḫurradaḏbih, d’Ibn al-Faqīh, d’Ištakrī et d’Ibn Ḥawqal, mais il s’agit de son dictionnaire des toponymes douteux de la péninsule Arabique. Une fois encore, un Andalou devient une référence alors qu’il est question d’une terre orientale, qui plus est l’Arabie ! Dans la description qu’il fait de la péninsule Ibérique, éclatée en de nombreuses notices au sein de ce dictionnaire géographique, on reconnaît l’influence de ʿUḏrī, de Bakrī et d’Idrīsī101. Yāqūt reprend également des éléments fournis par Rāzī, sans cependant citer cet auteur ; il précise ainsi que l’Espagne est divisée en 41 cercles administratifs (kūra), ce qui correspond peu ou prou à la situation de l’époque califale, chiffre que seul Rāzī donne parmi tous nos géographes. C’est donc reconnaître, de la part des Orientaux, que les Occidentaux sont les plus aptes à décrire leurs propres terres et, partant, admettre qu’ils concourent, à égalité, à l’élaboration de la discipline. Cette double compilation adoube les Occidentaux, les légitime : ils sont bien l’autre versant d’une même écriture.
78En aucun cas ces auteurs andalous ne sont donc les chantres d’une géographie « nationale ». Ils ne sont pas retenus selon un quelconque critère ethnique, mais parce qu’ils sont à l’origine d’un discours original sur l’Occident, au sein d’un tableau global de l’ensemble du monde habité, ce que reconnaissent fort bien leurs contemporains orientaux. Nous pouvons dès lors intégrer Idrīsī. Qu’importent les incertitudes portant sur ses origines (qu’il soit né en Sicile ou en Espagne n’est pas l’élément essentiel de son identité, cela compte bien moins que son ascendance chérifienne, que tous les biographes soulignent). Nous l’intégrons parce qu’il a un discours original sur l’Espagne et sur l’Occident. Être l’autre versant d’une même écriture confère donc à la géographie écrite depuis al-Andalus une identité et une cohérence dont on l’a longtemps dépossédée. On en faisait au mieux une pâle imitatrice de la géographie des masālik wa al-mamālik, et au pire une géographie nationale.
79La première attitude consistait à affirmer, en se fondant sur le décalage chronologique existant entre les œuvres majeures du xe siècle et la production de la péninsule Ibérique, que cette dernière avait épousé les canons de la géographie orientale et fait preuve de bien peu d’originalité. La preuve en était la reprise de titres semblables (kitāb wa l-masālik wa al-mamālik), ainsi que la compilation des données concernant l’Orient. Nous avons vu que la réciproque est vraie. Cela ne peut que nous amener à réfléchir sur le statut de la compilation au sein du savoir médiéval, et non servir de fondement à une critique de la littérature géographique écrite depuis l’Occident du monde musulman. Les grands traités des masālik wa al-mamālik se sont eux-mêmes largement inspirés des genres antérieurs de la ṣurat al-arad et de la géographie administrative, eux-mêmes tributaires de la géographie antique. Il existe un socle du discours géographique, sans cesse enrichi de nouvelles touches ; la géographie est une constante réécriture.
80Quant au décalage chronologique, que l’on en juge : Muqaddasī écrit vers 990, Rāzī vers… 930 ! Il est vrai que les véritables continuateurs des grands géographes orientaux du xe siècle, qui faisaient de l’ensemble du dār al-islām leur principal objet d’étude, sont ʿUḏrī, Bakrī et Idrīsī, aux xie et xiie siècles. Ils enrichissent cependant le genre d’une originalité de poids : ils décrivent l’ensemble de l’okoumène, tout en respectant le cadre originel de la discipline : la présentation des lieux selon leur succession dans l’espace, ainsi que l’exposé de leurs particularités. Pour qu’il y ait reprise ou décalage, il faut qu’il y ait eu rupture. Or ce n’est guère le cas. Les œuvres andalouses s’inscrivent dans l’évolution de la géographie de langue arabe. André Miquel utilise à dessein l’expression de « relance occidentale », ce qui implique l’existence d’une continuité. L’espace et le temps ne se confondent pas au point que l’on puisse faire de l’immensité des distances un hiatus chronologique.
81La thèse consistant en l’affirmation d’une ontologique hispanité de la littérature écrite dans la Péninsule ne tient pas plus que celle de la reprise stérile des canons orientaux. En faisant l’histoire de cette représentation, nous ne considérons pas ces sources dans le cadre de l’histoire des productions « nationales », ce qui conduirait à nous plonger de fait dans le débat sans fin de l’historiographie espagnole, celui-là même qui n’a cessé d’agiter les esprits, de susciter de multiples controverses depuis deux siècles, et dont les termes sont simples sinon simplistes : les « Andalous » sont-ils des Arabes ou des Espagnols ? Les œuvres de la géographie andalouse ont ainsi été sollicitées par certains des plus grands historiens espagnols pour étayer leurs affirmations en faveur de l’une ou de l’autre thèse. Claudio Sanchez Albornoz, dont le souvenir de la magistrale polémique qu’il entretint avec Americo Castro est encore vivace, défendit l’idée selon laquelle certains des géographes andalous, et au premier plan Rāzī, furent les compilateurs et, partant, les continuateurs de sources antiques et wisigothiques. Rāzī a certes utilisé les ouvrages d’Orose et d’Isidore de Séville102, mais cela ne constitue pas une démarche exceptionnelle ; ainsi, une œuvre postérieure et assez énigmatique intitulée Cronica Gothorum Pseudo-Isidoriana, composée vraisemblablement à la fin du xie siècle par un mozarabe, s’inspire des mêmes auteurs et paraît assez proche de la chronique de Rāzī. Si la parenté avec les œuvres latines est indubitable, les conclusions qu’on en tire doivent être prudentes. Vouloir faire de Rāzī le continuateur des chroniqueurs latins et, sommes-nous tentée d’écrire, seulement cela, revient à insérer tous les géographes andalous dans la chaîne ininterrompue des auteurs espagnols, de l’Antiquité aux temps modernes. Cette thèse fut notamment soutenue, pour des raisons par ailleurs très nobles, par Claudio Sanchez Albornoz qui affirmait ainsi que Rāzī s’était particulièrement intéressé au lointain passé de sa « patrie espagnole », ce qui en faisait l’« un des grands historiens de la Péninsule103 ».
82Si l’on suit cette hypothèse, on ne peut que conclure au caractère original de la production littéraire andalouse, dont les chemins se seraient très tôt séparés, quand bien même ils ne les auraient jamais croisés, de ceux de la géographie arabe classique. Ce serait affirmer la continuité d’un discours géographique proprement espagnol. Si Isidore de Séville décrit surtout la gens Gothorum, dont la terre d’élection est l’Espagne, Rāzī est effectivement le premier auteur à consacrer un ouvrage à l’histoire d’une terre qu’il prend au préalable le soin de décrire minutieusement. Doit-on pour autant en faire un géographe espagnol, c’est-à-dire un géographe non arabe ? La compilation de sources antiques ne suffit pas à le différencier des géographes orientaux qui puisèrent allègrement dans des textes grecs, byzantins, persans ou autres. Ce sont même cette perméabilité aux influences extérieures et cette capacité à intégrer des données étrangères qui caractérisent la géographie arabe. L’originalité de l’œuvre de Rāzī est indubitablement profonde, mais elle tient plus à la spécificité de la période omeyyade qui l’a suscitée qu’à son caractère espagnol. Si Diego Catalan, dans l’introduction qu’il rédigea à la publication de la Cronica del Moro Rasis104, reconnaît l’importance du contexte politique, celui du califat de Cordoue, qui permet l’émergence de cette œuvre géographique, les conclusions qu’il en tire ne peuvent que nous surprendre ; ainsi écrit-il :
Esta importancia concedida al suelo, como marco de la historia, responde, posiblemente, a la conciencia que al-Rāzī tenía de que la autonomía y grandeza del califato Omeya sólo era posible gracias a la convivencia en la morada hispánica de gentes muy diversas que se sentían identificadas con esa morada. Sólo un Alfonso X volverá, andados los tiempos, a concebir une historia de España de estructura similar105.
83C’est supposer que l’originalité du peuplement de l’Espagne fonde le califat et, partant, autorise l’existence d’une histoire/géographie de la Péninsule. Les travaux de Gabriel Martinez-Gros sur l’idéologie omeyyade ont suffisamment démontré que la légitimité du califat ne repose pas sur son acceptation par un « peuple » pour qu’il soit besoin d’y revenir106. Cette phrase de Diego Catalan nous plonge de fait, et de manière anachronique, dans le champ d’une certaine conception de la nation, celle notamment définie par Renan, et selon laquelle « une nation est une âme107 ». Selon cette conception moderne, l’adhésion au groupe témoigne du primat des éléments spirituels ; appartenir à une nation, c’est vouloir y être intégré. La notion de peuple, tout autant que l’expression de la volonté de l’individu, fonderait la nation. C’est visiblement à cette définition de la nation que Diego Catalan se réfère. Cela impose cependant de se pencher quelque peu sur les concepts utilisés. Celui qui a soulevé et qui continue de soulever le plus de problèmes aux historiens est bien celui de « peuple andalou ». Si c’est à cette notion plus que floue que Diego Catalan se réfère, force nous est de constater qu’elle n’existe que depuis le xixe siècle, depuis les travaux de Reinhart Dozy, véritable « découvreur » de ce « peuple andalou » mythique. L’avantage de ce concept est, en fait, sa neutralité ; il suggère un métissage entre Arabes, Berbères et autochtones, métissage dont nous ne savons presque rien, mais qui justifie l’absence d’un choix radical en faveur de l’une de ces composantes pour représenter la population de la Péninsule au Moyen Âge108. La réalité du peuplement de l’Espagne musulmane, dans sa diversité et sa complexité, n’apparaît guère dans les sources, et a fortiori chez Rāzī, dans la mesure où cela intéresse très peu nos auteurs. Selon eux, une « nation », écrirons-nous avec anachronisme, un « pays » (bilād), c’est le territoire où s’exerce un pouvoir. Le géographe transcende parfois cette définition, lorsque les divisions politiques hypothèquent la notion primordiale d’unité, mais il ne rattache ce territoire à un peuple particulier que lorsqu’il décrit des peuples étranges et étrangers. Si Rāzī est bien le premier à décrire de manière relativement précise le territoire de la Péninsule, ce n’est vraisemblablement pas parce qu’il lui reconnaît une unité de peuplement, mais parce qu’il se situe bien dans la lignée des grands géographes arabes qui présentent le sol, le milieu dans lequel l’Histoire va s’écrire. Il nous paraît donc bien difficile d’exclure Rāzī du champ de la géographie arabe et d’en faire, même en qualité de pionnier, un géographe « national ».
84S’il est en revanche une véritable originalité de la géographie arabe écrite depuis al-Andalus, c’est qu’elle a puisé la plupart de ses informations à la source de la géographie latine. La géographie arabe orientale des ixe-xe siècles, celle de la ṣūrat al-ard puis des masālik wa al-mamālik, s’était principalement inspirée de la géographie grecque. Ptolémée ou Marin de Tyr furent ainsi à l’origine d’une certaine vision du monde. Les œuvres latines au contraire, et l’on pense principalement à celles de Strabon, sont totalement ignorées. Or il incombait aux géographes andalous de décrire aussi l’Occident du monde. Ils ont donc nourri leurs ouvrages des renseignements dont ils disposaient. Et ceux-ci figuraient essentiellement dans les ouvrages d’Orose et d’Isidore de Séville. Encore une fois, ce n’est pas l’emprunt qui est remarquable, il est en fait constitutif de l’élaboration du savoir géographique, mais le contenu de cet emprunt. La production géographique andalouse est donc avant tout l’illustration de la capacité de la géographie de langue d’arabe à s’adapter à la diversité de ses champs d’étude, à évoluer selon les contraintes. Il faut donc se garder de l’enfermer dans une analyse trop étroite qui passerait à côté de la richesse des motifs qu’elle déploie.
Notes de bas de page
1 Sur cet auteur, cf. A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman…, op. cit., t. I, p. 10, 69 et suiv.
2 C’est le titre de l’ouvrage de Yaʿqūbī, écrit en 276/889, cf. A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman…, op. cit., t. I, p. 102 et suiv.
3 S. Maqbul Ahmad, EI, 2, t. II, p. 590-605.
4 J. Jolivet, « Classifications des sciences », dans R. Rashed (dir.), Histoire des sciences arabes, t. III, Technologie, alchimie et sciences de la vie, Paris, Seuil, 1997, p. 256-258.
5 Ibid., p. 264-267.
6 Il ne faut pas le confondre avec l’astronome cité plus haut, qui vécut à l’époque du calife al-Maʾmūn (813-833) et qui écrivit le premier Kitāb ṣūrat al-ard.
7 P. Lory, « Philosophes et savants », dans J.-Cl. Garcin (dir.), États, sociétés et cultures du monde musulman médiéval, Paris, PUF, 2000, p. 371-372.
8 Il prétend, dans le prologue de son Dictionnaire des pays (Mu’jam al-buldān), que la connaissance de ce monde, soit par les voyages, soit par l’étude des traités scientifiques, est une des obligations rigoureuses imposées au vrai croyant. Il étaye son affirmation par la citation de quelques versets du Coran et de plusieurs hadiths. À côté de ces preuves théologiques se placent des arguments rationnels qui démontrent que la géographie est un besoin de tous les temps et de tous les pays, Yāqūt, Muʿğam al-buldān, Beyrouth, 1374-1376/1955-1957, 20 vol. en 5 t. ; trad. partielle par W. Jwaideh, The Introductory Chapters of Yāqūt’s Muʿğam al-buldān, Leyde, 1959.
9 J.-F. Staszak, La géographie d’avant la géographie. Le climat chez Aristote et Hippocrate, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 18-19.
10 Ibid., p. 61.
11 Ibid., p. 63-64.
12 Ibid., p. 72.
13 Ce texte d’Hippocrate était connu dans le monde islamique médiéval, en particulier grâce au commentaire qu’en avait fait Galien. C’est ce commentaire de Galien qui avait été traduit en arabe par le célèbre traducteur Ḥunayn ibn Isḥāq au ixe siècle (sur la connaissance d’Hippocrate dans l’Iraq abbasside, voir l’article de J.-C. Ducène, « L’influence du traité “Les airs, les eaux et les lieux” d’Hippocrate chez les penseurs arabes du Moyen Âge », Res Antiquae, 7, 2010, p. 87-104).
14 Il est à cet égard particulièrement intéressant de relever une phrase d’Abū al-Fidāʾ, figurant dans la préface de son ouvrage de géographie : « Notre plan, en composant ce livre, a été celui d’Ibn Ğazla (médecin de Bagdad de la fin du xie siècle), dans son livre de médecine intitulé Takwīn al-abdān (Tableau synoptique, mot à mot constitution ou complexion, des corps) ; c’est pour cela que nous l’avons intitulé Takwīn al-buldān (Tableau synoptique des pays) » ; Géographie d’Aboulféda, trad. M. Reinaud, Paris, 1848, t. II, 1re partie, p. 3.
15 C. Jacob, Géographie et ethnographie en Grèce ancienne, op. cit., p. 126-131. G. Aujac, Claude Ptolémée, astronome, astrologue, géographe. Connaissance et représentation du monde habité, Paris, Éditions du CTHS, 1993.
16 Ibid., p. 8.
17 Ibid., p. 9.
18 Ibid., p. 166 : c’est l’érudit Maxime Planude (1260-1310) qui aurait retrouvé au xiiie siècle, un manuscrit byzantin du xiie siècle, dépourvu de cartes. Il fit alors exécuter ces cartes en suivant les instructions de Ptolémée et offrit un exemplaire de son ouvrage à l’empereur Andronic II Paléologue (1282-1328). Les deux plus anciens manuscrits à cartes conservés remontent à cette tradition.
19 Ibid., p. 8.
20 Ibid., p. 15.
21 C’est le cas également de Galien, en médecine.
22 Sur le nombre des sphères célestes entourant la Terre, sept ou onze, voir le t. II de l’ouvrage d’A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman…, op. cit., chap. I.
23 L’Almageste de Ptolémée a été traduit en même temps que sa Géographie.
24 Voir sur le sujet l’ouvrage de C. Jacob, Géographie et ethnographie en Grèce ancienne, op. cit.
25 La Géographie de Ptolémée est déjà nettement plus centrée sur l’homme que celle de ses prédécesseurs astronomes, et notamment Ératosthène, dont la vision du monde est bien plus mathématique, cf. C. Jacob, Géographie et ethnographie en Grèce ancienne, op. cit., p. 128 et suiv.
26 On sait aujourd’hui que les mesures du monde avancées par Ératosthène sont bien plus proches de la réalité que les rectifications de Ptolémée. C’est néanmoins cette dernière erreur, sur les dimensions est/ouest de l’œkoumène, qui est à l’origine directe de la découverte fortuite de Cuba et d’Haïti par Christophe Colomb : pensant, comme Ptolémée, dont il possédait un exemplaire de la Géographie dans l’édition de Rome de 1478, que l’espace d’océan séparant l’extrémité occidentale de l’extrémité orientale faisait moins de 180°, on pouvait aisément partir à la recherche des Indes et de la Chine par l’ouest.
27 Voir G. Aujac, Claude Ptolémée, astronome, astrologue, géographe. Connaissance et représentation du monde habité, op. cit., p. 112 et suiv.
28 Ibid., p. 163-164.
29 Ibid., p. 189.
30 A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman…, op. cit., t. I, p. 32.
31 Sur la notion d’héritage assumé, cf. A. de Libera, Penser au Moyen Âge, Paris, Seuil, 1991, p. 100.
32 Ibid., p. 18.
33 Sur la bayt al-ḥikma, voir D. Sourdel, EI, 2, t. II, p. 1175 et p. 130 ; M.-G. Balty-Guesdon, « Le bayt al-ḥikma de Bagdad », Arabica, 39, 1992, p. 131-150 ; F. Micheau, « Les institutions scientifiques dans le Proche-Orient médiéval », dans R. Rashed (dir.), Histoire des sciences arabes, 1997, vol. III, p. 233-254.
34 A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman…, op. cit., p. 8.
35 Ibid., p. 10.
36 L’emprunt grec permet, notamment chez le célèbre Ğāḥiẓ (776-868), de contrebalancer l’influence persane dans la culture arabo-musulmane qui s’élabore en ce ixe siècle. La Grèce a l’avantage d’être « loin et morte », écrit A. Miquel, ibid., t. I, p. 40.
37 La politique (siyāsa) comme la chancellerie (kitāba) sont considérées dans le monde islamique médiéval comme persanes par excellence.
38 A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman…, op. cit., t. I, p. 253.
39 Ibid.
40 Ibid., p. 171.
41 Al-Mas’ūdī, Les prairies d’or, trad. C. Pellat, Paris, 1962, I, p. 76-77, en ressort une image du monde ptoléméenne mais avec un grand nombre d’innovations. Les contours de l’Afrique au nord de l’équateur sont revus. Il est à remarquer que la forme de l’Afrique n’est pas décrite plus au sud, on ignore si le continent était censé se continuer vers l’orient et fermer l’océan Indien, comme chez Ptolémée.
42 A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman…, op. cit., t. I, p. 74-75. L’original ne nous est cependant pas parvenu, et le seul exemplaire dont nous disposons, postérieur au ixe siècle, se constitue de listes de coordonnées.
43 Il existe aussi une géographie spéculative, qu’incarne notamment Jāhiz (776-868). Cet auteur inclassable, brillant et novateur, conçoit une œuvre originale fondée sur ce qu’il considère être les trois critères fondamentaux inhérents à la recherche : la raison, l’observation et le Coran. Sa géographie humaine se voulait dégagée de la pensée magique. Il est, selon A. Miquel, un positiviste avant la lettre et l’un des premiers géographes musulmans à poser le problème de l’homme dans le monde et du rapport à son environnement. Paradoxalement, la puissance de l’œuvre de Jāhiz, son succès même, lui a nui. Il a tant servi de modèle que l’imitation de son adab est devenue culture en soi : « Ses questionnements qui étaient source de réflexion vont, par le simple jeu de la redite et du plagiat, grossir l’arsenal des thèmes éculés », écrit A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman…, op. cit., p. 52.
44 Ibid., p. 267 et suiv.
45 Ibid., p. 277 et suiv. ; H. Touati, Islam et voyage au Moyen Âge. Histoire et anthropologie d’une pratique lettrée, Paris, Seuil, 2000, p. 123-185.
46 A. Miquel, « La géographie arabe après l’an mil », Popoli e paesi nella cultura altomedievale, XXIX, 23-29 avril 1981, p. 153-174.
47 Ibid., p. 155.
48 Le jugement porté souvent sur les productions encyclopédiques, pour le moins négatif puisqu’il y est question de décadence, de fin de la géographie arabe, est puissamment nuancé par A. Miquel : « L’appétit de consignation, le nombre d’ouvrages attribués à un seul auteur, l’ampleur de telle ou telle encyclopédie empêchent qu’on traite par le mépris, en la taxant de “décadente”, une littérature qui disposait d’une pareille vitalité. On dira […] qu’il ne s’agissait que de compiler un savoir. Certes, mais, encore une fois, avec quelle force ! Ou quelle crainte, peut-être ! Car les misères de l’histoire ont conduit l’Orient d’après l’an mil à méditer sur la mort possible des civilisations. […] Tout se passe, en fait, comme si la littérature de ce temps avait réservé sa fonction – et engagé son honneur même – à rassembler, par peur d’une disparition possible et pour en conserver le témoignage aux yeux des hommes, la civilisation qu’elle exprimait », ibid., p. 159.
49 Ibid., p. 169.
50 On pense bien sûr à l’anonyme Relation de l’Inde et de la Chine, composée en 851 et qui fut à l’origine de toute une littérature dite des ʿağāʾib, consistant en la description des merveilles de ces contrées exotiques ; tout aussi célèbre, le Voyage au pays des Bulgares de la Volga d’Ibn Faḍlān, rédigé dans les années 920 à la suite d’une ambassade dans cette contrée. Sur les prémices de la consignation par écrit des impressions de voyage au ixe siècle, cf. H. Touati, Islam et voyage au Moyen Âge, op. cit., p. 259-297.
51 Ibid., p. 171.
52 Les travaux les plus intéressants sur les relations de voyages andalouses sont ceux de Y. Dejugnat.
53 Avec Ibn Ğubayr (m. 1217), la riḥla devient une nouvelle forme littéraire à part entière : « En notant ses impressions de voyage au jour le jour, Ibn Jubayr fonde un genre inédit jusque-là dans la littérature arabe, défini par la présentation simultanée et progressive d’un temps, d’un espace et d’une aventure individuelle. » Avec Ibn Baṭṭūṭa enfin, le voyage devient véritablement une fin en soi. Le fantastique périple du géographe commence à Tanger, en 1325, et ne prend fin que vingt-quatre années plus tard. Il aura parcouru 120 000 km, visité l’ensemble du monde arabe, une partie de l’Afrique, l’Iran, l’Anatolie, Constantinople, la Russie du Sud, l’Asie centrale, l’Inde, les îles Maldives, Ceylan, le Bengale, Sumatra et les ports de la Chine. Ibn Baṭṭūṭa préfigure déjà les voyageurs de l’époque moderne, mais le voyage ne sera plus dévolu à la seule civilisation de l’Islam. Quelques exceptions notables méritent d’être signalées : Nāsir-ī Ḫusrū (m. 481/1088), originaire du Ḫūrasān, nous a ainsi légué une importante relation de voyage, l’une des rares sources géographiques décrivant Le Caire fatimide.
54 Ibn Ḫurradaḏbih est l’auteur d’un ouvrage de géographie administrative, le Kitāb al-masālik wa al-mamālik, composé en 232/846 ; cf. A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman…, op. cit., t. I, p. XXI et 87-92.
55 Yaʿqūbī a composé le Kitāb al-buldān (le « Livre des pays ») en 276/889-890 ; cf. A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman…, op. cit., t. I, p. XXI, 102 et suiv.
56 Ibn al-Faqīh est l’auteur d’une vaste encyclopédie géographique, le Kitāb al-buldān, composée en 290/903 ; cf. A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman…, op. cit., t. I, p. XXII et 153-189.
57 Muqaddasī, aḥsan al-taqāsīm fī maʿrifat al-aqālīm, trad. par A. Miquel, La meilleure répartition pour la connaissance des provinces, Damas, IFD, 1963, p. 79-80.
58 C’est-à-dire la Transoxiane, comme l’Ifrīqiya est le pendant du Ḫurāsān.
59 wa al-Andalus miṯlu hāḏā al-jānibi al-ifrīqiyyu aw qarībatun minhu.
60 Muqaddasī, op. cit., p. 123-124.
61 Quatorze provinces : six arabes (Arabie, Irak, Aqār, Shām, Égypte et Maghreb), huit non arabes (ʿağamiyya, Mashriq, Daylam, riḥāb, Jibāl, Khūzistān, Fārs, Kirmān et Sind). Muqaddasī, op. cit., p. 123.
62 Éloignement, mais aussi flou dans la localisation et les références, ainsi : « Le rempart de Gog et Magog serait au-delà de l’Andalus, selon d’autres, au défilé de Ḫazarān, et Gog et Magog seraient les Khazar », ibid., p. 119-120.
63 Ibid., p. 134-135.
64 Il s’agit ici des sept climats définis par la géographie ptoléméenne.
65 G. Martinez-Gros a souligné cette symétrie dans un article intitulé : « La division du monde selon Idrīsī », dans M. Balard, A. Ducellier (éd.), Le partage du monde, Paris, 1998, p. 318-327.
66 Ibn Ḥawqal livre trois dates dans son texte : il est à Mahdiya en 947, en Espagne en 948 et à Siğilmāssa en 951.
67 R. Blachère, Extraits des principaux géographes arabes du Moyen Âge, op. cit., p. 136.
68 ʿAbd al-Rahmān III (921-961) ; cité dans Ibn Ḥawqal, La configuration de la Terre, t. I, introd. et trad. J. H. Kramers, G. Wiet, Paris, Maisonneuve & Larose, 2001, p. 107.
69 On relèvera qu’Ibn Ḥawqal, comme Muqaddasī, insiste sur la complémentarité qui lie al-Andalus et le Maghreb. En revanche, le Persan qu’il est ne fait aucune comparaison entre cette province double du Maghreb et le Haytal, contrairement à Muqaddasī.
70 Ibn Ḥawqal, texte, p. 60 ; trad., p. 58.
71 Ibn Ḥawqal, texte, p. 60 ; trad., p. 57.
72 Ibn Ḥawqal, texte, p. 61-62 ; trad., p. 59.
73 Ibn Ḥawqal, texte, p. 109 ; trad., p. 108.
74 Ibn Ḥawqal, texte, p. 108 ; trad., p. 107.
75 Ibn Ḥawqal, texte, p. 108 ; trad., p. 107-108.
76 Ibn Ḥawqal, texte, p. 108-109 ; trad., p. 108.
77 Le géographe insiste même quelques pages plus loin : « Leurs soldats ne présentent pas un beau spectacle à voir, parce qu’ils ignorent tout de l’art et des règles de l’équitation, malgré leur bravoure et leur habitude des combats [légère concession]. La plupart de leurs guerres se déroulent au moyen de stratagèmes et de ruses. Ni moi-même ni personne n’avons jamais vu un homme monté sur un cheval de sang ou un cheval de demi-sang, qui chausse des étriers ; ils en sont incapables. Aucun d’eux, à ma connaissance, n’utilise d’étriers, de crainte, en cas de chute, que le pied ne reste accroché. Ils montent donc leurs chevaux sans selle », texte p. 113 ; trad., p. 112.
78 Ibn Ḥawqal, texte p. 111 ; trad., p. 110.
79 Ibn Ḥawqal, texte p. 110 ; trad., p. 109.
80 Ibn Ḥawqal, texte p. 110 ; trad., p. 109.
81 Ibn Ḥawqal, texte p. 116 ; trad., p. 115.
82 A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman…, op. cit., t. I, p. 338 et suiv.
83 C’est ainsi que se nomment les ouvrages de Bakrī et de Warrāq. Sur la valeur générique de cette appellation, cf. R. Blachère, Extraits des principaux géographes arabes du Moyen Âge, Paris, Klincksieck, 1957, p. 110, et A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman…, op. cit., t. I, p. 267 et suiv.
84 A. Miquel, « La géographie arabe après l’an mil », art. cité, p. 153-174.
85 Sur Ibn al-Faqīh, cf. A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman…, op. cit., t. I, p. 153 et suiv.
86 Le modèle achevé étant l’ouvrage d’Idrīsī, qui « dévoile » l’Occident latin.
87 Lorsqu’il mentionne Ṭabarī, Bakrī le fait de différentes manières : soit en l’appelant Abū Ğaʿfar ou Muhammad ibn Ğarīr, soit en le désignant par la première lettre de son nom (T-) ou très rarement par Ṭabarī. En revanche, il ne donne pas le titre des ouvrages qu’il compile. Il utilise en fait principalement le premier volume de son Histoire, intitulée Taʾrīḫ al-Rusul wa al-mulūk (éd. Dār al-Maʿārif, Le Caire, 1960, 10 vol.), consacrée à l’histoire du monde, depuis la Création jusqu’au prophète Muhammad.
88 Les citations empruntées à Masʿūdī sont encore plus nombreuses que celles faites à Tabarī. Elles proviennent du résumé de la vaste chronique de l’auteur (le Kitāb aḫbār al-zamān), les Prairies d’or (Kitāb Murūj al-Ḏahab). Elles figurent à la fois dans la première partie de l’ouvrage de Bakrī, mais aussi dans la seconde, la partie proprement géographique. Le géographe andalou cite le plus souvent Masʿūdī littéralement. Il le désigne soit par son nom, soit par Abū el-Hassan, soit par la lettre S.
89 Éd. De Goeje, BGA, t. VII, trad. G. Wiet, Le Caire, 1955.
90 Éd. De Goeje, Leyde, Brill, 1889.
91 Vizir des Samanides (gouverneurs de Transoxiane et du Ḫūrasān pour le compte des califes abbassides). Auteur d’un Kitāb al-masālik wa al-mamālik dans la première moitié du xe siècle.
92 Idrīsī, texte, p. 8 ; trad., p. 60.
93 Âthār al-bilād, Beyrouth, 1380/1960, p. 502, 505, 512, 549 et 553 ; Kitāb ‘ Ajā’ib al-maḫlūqāt, éd. Wüstenfeld, Göttingen, 1849, p. 173.
94 Géographie d’Aboulféda, texte arabe et traduction française M. Reinaud, t. I, p. 1.
95 Abū al-Fidāʾ, texte p. 243, 239 et 270.
96 Sur ce personnage, cf. EI, 2, t. III, p. 950.
97 Abū al-Fidāʾ, t. II, 1re partie, p. 235.
98 Ibid., p. 243.
99 Ibid., p. 1.
100 Ibid., t. I, p. CXLIII.
101 Gamal ʿAbd al-Karīm, « La España musulmana en la obra de Yāqūt (s. xii-xiii). Repertorio enciclopédico de cuidades, castillos y lugares de al-Andalus. Extraído del “Muʿğam al-buldān” (Diccionario de los países) », Cuadernos de Historia del Islam, Monográfica-Islámica Occidentalia, no 6, Grenade, 1974.
102 Sur la question de la compilation de sources latines, voir E. Tixier du Mesnil, « Regards croisés sur Hispan/Ishbân, énigmatique héros éponyme de l’Espagne d’après les sources médiévales arabes et latine », Studia islamica, 102, 2006.
103 Cl. Sanchez Albornoz, Investigationes sobre historiografia Hispana medieval (siglos viii al xii ), Buenos Aires, 1967, p. 304.
104 D. Catalan, M. S. de Andres (éd.), La Cronica del moro Rasis, Madrid, Gredos, Seminario Menéndez Pidal (Fuentes Cronísticas de la Historia de España, III), 1975, p. XXIX. Il s’agit de la publication de la traduction portugaise médiévale de l’ouvrage de Rāzī, exécutée sur l’ordre du roi Denis de Portugal par un clerc nommé Gil Peres au début du xive siècle.
105 Ibid., p. XXX.
106 G. Martinez-Gros, L’idéologie omeyyade (la construction de la légitimité du califat de Cordoue, xe-xie siècles), Madrid, Casa de Velázquez, 1992.
107 Citée par X. de Planhol, Les nations du Prophète, Paris, Fayard, 1993, p. 16.
108 G. Martinez-Gros intitulé « “Andalou”, “Arabe”, “Espagnol” dans l’Histoire des Musulmans d’Espagne de Reinhart Dozy ».
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