Introduction
p. 9-17
Texte intégral
« L’histoire de la géographie, c’est l’histoire de la confusion entre le modèle et la réalité », Franco Farinelli, « Pour une théorie générale de la géographie », 1989, p. 4.
1Si dans l’Antiquité la géographie est grecque, au Moyen Âge elle est arabe. Nulle contestation possible ici, il n’y a pas de traité de géographie composé dans l’Occident latin avant le xive siècle, à l’exception de deux manuscrits d’époque carolingienne qui rassemblent le savoir antique et qui n’eurent pas de postérité immédiate1. C’est certainement ce qui a valu à la période médiévale d’être quasiment absente des histoires de la géographie. Peut-on d’ailleurs parler d’histoires de la géographie ? Réalisé le plus souvent par des géographes, l’exercice reste rare et principalement centré sur l’évolution de la discipline depuis le xviiie siècle : quelques pages suffisent généralement à évoquer deux mille cinq cents ans d’histoire de la représentation du monde, alors que les exaltantes aventures de la géographie contemporaine sont contées par le menu. Au rang de ces temps anciens négligés, le Moyen Âge occupe une place de choix, quand il n’est pas simplement exclu de l’histoire de la pensée géographique. Dans une Histoire de la géographie2 publiée en 1942 dans la collection « Que sais-je ? », rééditée jusqu’en 1967, René Clozier consacrait vingt pages au « monde connu des Anciens », dix au Moyen Âge (dont huit à Guillaume de Rubrouck et Marco Polo) ; trente pages décrivaient l’évolution de la discipline à la période moderne et quarante la géographie contemporaine. Si le titre du chapitre consacré au Moyen Âge est bien trouvé : « Les grands itinéraires du Moyen Âge3 », le ton est d’emblée posé dès le premier paragraphe : « Le Moyen Âge est pour la Géographie une période de stagnation et même de recul4. » Clarence J. Glacken livra en 1967 un monumental ouvrage intitulé Traces on the Rhodian Shore, jugé suffisamment indépassable pour qu’on le traduise en français en 2002 sous le titre assez terne d’Histoire de la pensée géographique ; un volume entier est consacré à la période médiévale, le tome II, intitulé Conception du monde au Moyen Âge5. Dès l’introduction, l’auteur annonce cependant restreindre son propos au Moyen Âge chrétien : « Nous n’envisagerons pas la riche culture cosmopolite [sic] “arabe, juive et chrétienne” qui a fleuri dans la Méditerranée musulmane [re-sic], sauf quand elle a incité les penseurs chrétiens à certaines révisions et mises au point en matière de connaissances et de méthodes, ou encore à titre de digressions, telles que le Traité de la fauconnerie ou l’Art de chasser avec des oiseaux de Frédéric II, ou le Guide des égarés de Maïmonide6. » Inutile de commenter ces quelques lignes où le ridicule le dispute à l’absurde. En 1995, pour remplacer l’ouvrage bien vieilli de Clozier, Paul Claval publia dans la même collection une Histoire de la géographie, rééditée en 2001. L’ouvrage a le mérite d’accorder aussi peu de place à la géographie antique qu’à celle du Moyen Âge (respectivement neuf et huit pages) et surtout d’avoir tenu compte des analyses décisives formulées dès 1967 par le grand spécialiste de la géographie arabe médiévale, André Miquel. Les histoires de la géographie rédigées après celle de Paul Claval se contentent de reprendre ses vues, leur principal apport consistant essentiellement en une déformation de l’orthographe des noms des savants arabes, pourtant correctement rapportés par Paul Claval.
2Il existe en revanche de puissants livres consacrés à l’un ou l’autre des grands moments de la pensée géographique. La période antique est ainsi créditée de quelques brillantes études, celles d’abord de Christian Jacob et de François Hartog, celles de Germaine Aujac, Jean-François Staszak et d’autres7. Ces derniers analysent la production antique de la discipline, d’Eratosthène de Cyrène (v. 275-v. 195 av. J.-C.) à Strabon (63 av. J.-C.-entre 21 et 25 apr. J.-C.) ou Ptolémée (v. 100-180 apr. J.-C.). Nombreux sont également ceux qui s’intéressent à la résurrection supposée de la géographie, après treize siècles de sommeil, dans les œuvres de la Renaissance8. L’humanisme, qui donne à la pensée l’occasion de s’intéresser désormais à l’homme et à l’espace dans lequel il évolue, semble porter à nouveau sur les fonts baptismaux l’antique science de la description du monde.
3Le Moyen Âge latin n’a pas écrit de traités qui ne seraient que géographiques même si, comme l’ont montré Patrick Gautier-Dalché9 et Nathalie Bouloux10, les deux spécialistes de la géographie médiévale en Occident, il est porteur d’une pensée géographique qui ne se réduit pas à la réalisation de portulans destinés à guider les marins et annonciateurs des découvertes qui seront celles d’une autre époque. Car la géographie ne se limite pas à l’inventaire de mondes nouveaux. Si c’était le cas, entre les conquêtes d’Alexandre le Grand, qui permettent de repousser les limites de l’œkoumène méditerranéen, et les grandes découvertes du xve siècle, qui voient naître un Nouveau Monde, elles-mêmes prolongées par les explorations des xixe et xxe siècles11, il n’y aurait que le grand vide d’une période qui ne peut remplir les blancs de la carte.
4Cette vision minimiserait considérablement la portée et la valeur épistémologique de la discipline, que nous préférons définir comme la construction d’une représentation de l’espace. Le Moyen Âge retrouve alors toute sa place car il propose lui aussi son imago mundi, à cette différence près que c’est alors la civilisation islamique qui tient haut le flambeau de la géographie. Elle doit à sa position d’intermédiaire dans la transmission du savoir, et de trait d’union entre trois continents, son rôle prépondérant dans l’avènement, à partir d’éléments anciens, d’une nouvelle pensée géographique.
5L’européocentrisme, qui affirme l’existence d’une continuité scientifique exempte de toute souillure avec l’étranger et reliant l’Antiquité aux Temps modernes, n’est pas l’apanage de quelques zélés mais heureusement rares défenseurs de l’exclusivité du Génie occidental12. Plus par ignorance que par parti pris, des pans entiers de l’histoire de la géographie, nous l’avons vu, ne tiennent guère compte de la vitalité de cette discipline dans le monde islamique médiéval, faisant ainsi la double économie d’une analyse du Moyen Âge et de celle du monde arabo-musulman13.
6Gênée cependant par l’absence d’un continuum jugé nécessaire, consciente de la difficulté d’enjamber ainsi tant de siècles, une partie de l’historiographie des xixe et xxe siècles ressuscite la science médiévale, donc arabe, mais pour mieux la tuer une seconde fois. Comme l’a souligné Roshdy Rashed pour l’histoire des mathématiques, mais le jugement vaut également pour la géographie comme pour les autres sciences héritées de la Grèce, la science arabe n’est alors perçue qu’en tant que « conservatoire de la science hellène, une science hellène tardive, en quelque sorte. La science comme théorie est grecque, et comme méthode expérimentale, elle est née au xviie siècle. Selon cette doctrine, la science arabe constituerait un terrain de fouilles, dont l’historien serait l’archéologue, sur les traces de l’hellénisme14 ». C’est exactement ainsi que l’entendait René Clozier dans son Histoire de la géographie déjà citée : « Le grand traité [de Ptolémée], Syntaxis, traduit en arabe sous le titre d’Almageste, a fait loi dans le monde entier jusqu’à Copernic ; d’autre part sa Géographie a connu grâce aux Arabes et aux savants de la Renaissance une prestigieuse destinée15. » Et, plus loin, « les Arabes laissèrent la géographie mathématique à peu près telle qu’ils l’avaient reçue des Grecs16 ».
7Il faut attendre la seconde moitié du xxe siècle pour que les histoires universelles des sciences ménagent au savoir arabe médiéval la place qu’il mérite et que fleurissent les études consacrées aux sciences arabes dans leur globalité17, ou aux disciplines particulières qui la constituent18. Si l’astronomie, la philosophie ou la médecine arabes du Moyen Âge sont désormais présentées et analysées au sein d’ouvrages plus généraux consacrés à l’évolution de chacune de ces disciplines et balayant les époques comme les aires de civilisation, force est de constater que la géographie de langue arabe ne bénéficie pas d’un tel traitement dans les livres retraçant l’histoire de la géographie.
8L’histoire médiévale du monde islamique ne rend paradoxalement pas plus hommage à la littérature géographique de langue arabe ; elle en souligne certes l’importance mais ne lui assigne qu’une valeur strictement documentaire19. L’ampleur même de la production et la diversité des informations que la géographie recèle en font effectivement une source incontournable que tous les historiens manient. Existe-t-il seulement une thèse traitant de ces contrées et de cette époque, quel que soit son objet d’étude, qui ne cite pas au moins une fois ce type de sources ? Mais le genre est victime de son ampleur car tenu pour mineur, douteux même lorsqu’il répète des informations caduques glanées au fil de la compilation. On ne cesse cependant de l’utiliser pour y puiser des renseignements ponctuels destinés à localiser des sites ou à entrevoir les productions d’une région. La géographie est alors sollicitée en tant que réservoir de données qui permet l’écriture d’une histoire des « réalités », mais elle n’est analysée ni dans sa forme ni dans sa globalité. C’est cette lacune que nous voulons réparer. Notre propos sera d’analyser le discours géographique en tant que champ du savoir, afin de comprendre son originalité comme ses spécificités, mais aussi afin de rendre justice à des ouvrages utilisés le plus souvent de manière fragmentaire, dépossédés de ce fait à la fois de leur cohérence interne comme de leur statut d’œuvre à part entière. Nous proposons donc une lecture différente de certaines de ces œuvres, une lecture qui serait interne à chacun de ces ouvrages comme au champ du discours géographique. Loin de confronter les informations fournies par les géographes aux données tirées de l’archéologie et les autres types de sources, afin de vérifier d’un œil suspicieux la fiabilité de leurs informations, nous chercherons à mettre en lumière l’agencement et la cohérence d’un discours.
9Comme on l’aura compris, ce travail vise à cerner l’histoire d’une science, d’une construction intellectuelle, d’un champ culturel ; car savoir comment des hommes ont pu penser contribue autant à l’élaboration de l’Histoire que de déterminer comment d’autres ont pu cultiver, naviguer ou diriger. Il s’agit cependant de faire moins l’histoire des mentalités, pour reprendre le concept forgé par les historiens des Annales, que celle des idées ou, plus justement, l’histoire intellectuelle. Une histoire intellectuelle au sens où l’entend Roger Chartier20, c’est-à-dire une histoire qui couvre comme champ l’« ensemble des formes de pensée », une histoire dont « l’objet n’a pas plus de précision que celui de l’histoire sociale ou économique21 ». Cette démarche ambitieuse, telle que la définit Robert Darnton22, couvre autant l’histoire des pensées, systématiques ou informelles, que celle des courants d’opinion, des tendances littéraires, l’histoire sociale des idées (l’étude des idéologies et de la diffusion des idées) et l’histoire culturelle. Il ne s’agit toutefois pas de faire une histoire sociale d’une partie des élites savantes, mais de chercher à plonger dans leurs œuvres, pour tenter de comprendre les idées qu’elles cherchèrent à imposer. À l’extrême limite, les auteurs mêmes ne nous intéressent que dans la mesure où ils nous permettent d’appréhender leur production dans un contexte23. Ce sont les ouvrages, dans leur individualité comme dans leur succession, qui sont au cœur de notre recherche. Le discours devient en lui-même objet d’étude24. En décrivant un champ culturel, nous ne cherchons cependant pas à faire une épistémologie intemporelle et désincarnée, mais à multiplier les domaines qu’embrasse la discipline historique.
10Nous sommes heureusement aidés en cela par un livre. Un livre qui rattrape bien des oublis ou des négligences dont souffre l’histoire de la géographie, ainsi que les analyses partielles et partiales de ce genre littéraire par les historiens du monde islamique médiéval : c’est la très grande étude menée par André Miquel sur La géographie humaine du monde musulman25. Cette synthèse sur la géographie arabe jusqu’au milieu du xie siècle est fondatrice à bien des égards. Sans les voies qu’elle a ouvertes, l’analyse de cette discipline ne serait que tâtonnement empirique et catalogue des productions. Bien plus qu’une référence, elle constitue un outil méthodologique infiniment précieux.
11L’un des principaux apports d’André Miquel est d’avoir donné une dimension chronologique à l’émergence d’un savoir qui, bien que situé dans la continuité d’une pratique héritée de l’Antiquité, devait acquérir des caractéristiques spécifiques au sein de la littérature de langue arabe. La géographie arabe est ainsi « fille du califat de Bagdad », tant il est vrai que la redécouverte de cette science antique est intimement liée à l’existence du califat abbasside. Dans une vaste fresque26, André Miquel définit la discipline, les héritages dont elle se nourrit ainsi que les différentes influences qui la constituent à partir du viiie siècle, avant de retracer l’évolution qui la caractérise jusqu’au xie siècle. La géographie « bagdadienne » ne survit pas aux bouleversements de ce siècle, qui sonnent le glas d’une géographie califale à visée universelle. Le genre des masālik wa al-mamālik ne peut s’adapter à tant de changements et périclite. C’est à ce tournant, le milieu du xie siècle, qu’André Miquel clôt son étude27. Ce sont les voies qu’il a ouvertes que nous nous proposons de suivre. De suivre sur un autre terrain d’investigation, celui, chronologique, des xe-xive siècles et celui, géographique, de l’Occident du dār al-islām, alors que s’opère une véritable translation des lieux de l’écriture de la géographie.
12Depuis al-Andalus principalement, elle livre son imago mundi, donne sa version de l’œkoumène. Elle recueille l’héritage de l’époque classique, mais aussi l’enrichit par l’addition de données concernant l’Occident, à un moment où tout ce qui a été écrit sur l’Orient est définitif, complet et, en même temps, caduc. De plus, ce que nous dit la géographie andalouse est incomparablement précieux. Si le but de la discipline est de rendre compte d’un territoire, comment ne pas s’y intéresser lorsque justement elle s’écrit en al-Andalus, une terre qui n’a cessé de se réduire comme peau de chagrin durant le Moyen Âge, l’un des rares espaces perdus par l’Islam ? Les œuvres andalouses de géographie accompagnent cette évolution de bout en bout et constituent à ce titre plus qu’un témoignage, mais bien un exceptionnel champ d’investigation. Le xe siècle est marqué par son émergence, lors de l’apogée du califat omeyyade, puis suit un développement, par apports successifs sur un temps long, jusqu’à la disparition de la terre qu’elle se propose de décrire. Existe-t-il seulement une autre discipline que l’on puisse ainsi accompagner, d’œuvre en œuvre, au fil des siècles, dans la cohérence d’un discours qui évolue sans révolution ?
13L’intérêt principal de ces œuvres est de reprendre en grande partie le cadre délimité par la géographie bagdadienne, celui de la description du monde ou du dār al-islām et de ses marges, tout y en insérant une véritable vision articulée de l’Occident du monde musulman. C’est là l’apport essentiel des œuvres que nous nous proposons d’étudier : elles font exister le Maghreb au sens large du terme (Ifrīqiya, Maghreb extrême et al-Andalus), au sein d’une discipline qui a déjà fait la part belle à l’Orient : l’ouvrage de Rāzī (m. 955) ne décrit que l’Espagne et de ce fait occupe une place à part28. Du Tarṣīʿ al-aḫbār wa-tanwīʿ al-āṯār wa al-bustān fī ġarāʾib al-buldān wa al-masālik ilā ğamīʿ al-mamālik29, seules les pages que consacre son auteur, ʿUḏrī (1003-1085), à sa terre natale nous sont parvenues parce que les lecteurs orientaux du Moyen Âge n’ont conservé qu’elles. Bakrī (1014-1094) est l’un des premiers à dresser un tableau exhaustif du Maghreb et de l’Ifrīqiya dans son Kitāb al-masālik wa al-mamālik. Idrīsī, au milieu du xiie siècle, « découvre » la chrétienté latine et accorde une place considérable au monde méditerranéen au sein du Kitāb Nuzhat al-muštāq fī-iḫtirāq al-āfāq. Ḥimyarī enfin, au début du xive siècle, consacre près de la moitié de son imposant dictionnaire géographique, le Kitāb al-Rawḍ al-miʿṭār fi ḫabar al-aqtār, à la description de la seule Espagne.
14À l’exception notable de l’ouvrage de Rāzī, ces textes sont tous des traités de géographie universelle. Toutefois, nous avons choisi de n’en étudier que les passages relatifs à la péninsule Ibérique, car les appréhender dans leur globalité serait revenu au résultat inverse de celui que nous poursuivons et les aurait enfermés dans un cadre, celui de la « provincialité », car leur seul dénominateur commun aurait été l’origine andalouse de leurs auteurs30. Choisir les passages relatifs à l’Espagne offre la possibilité de comparer, à partir d’un sujet d’étude relativement restreint et traité par tous, les différences et les points communs dans la représentation d’un territoire et, partant, de délimiter le champ du savoir géographique concernant al-Andalus.
15Notre démarche pourrait prêter à confusion : il ne s’agit pas de faire de nos auteurs des géographes « espagnols » décrivant leur terre, mais, au contraire, de montrer comment ils pensent, au gré des contextes, la place de la Péninsule dans un ensemble plus vaste. Nous nous démarquons en ceci de l’approche adoptée par J. Alemany Bolufer dans les années 1910-192031, et qui consistait en l’analyse du discours des géographes arabes sur l’Espagne, après avoir mené le même type d’étude à propos des géographes antiques. Le fil directeur était alors, dans une perspective de géographie historique, de saisir ce qui constituait l’identité d’un territoire, par-delà les clivages de civilisation. C’est en fait une géographie rétrospective qui vise à rendre compte des réalités d’un espace précis, sur une période longue, et qui tend à replacer sur un même territoire les différentes empreintes laissées par les hommes du passé. Notre propos est autre : l’histoire de la géographie, contrairement à la géographie historique, vise à restituer la représentation d’un territoire telle que les hommes l’ont forgée, et non l’évolution de ce territoire lui-même.
16Le choix de privilégier les descriptions de la péninsule Ibérique comporte, de plus, un intérêt historique évident, remarqué par plusieurs historiens32 : elle occupe une position à part, à l’extrême ouest du monde habité et du dār al-islām, aux frontières de la chrétienté. Elle est en elle-même une zone de marche. Tout au long de la période qui nous occupe, les limites d’al-Andalus évoluent profondément, les anciennes frontières disparaissent à jamais, et l’Espagne musulmane recule inexorablement. Elle est, avec la Sicile, l’une de ces rares zones d’où l’Islam a reflué. Or la géographie rend théoriquement compte de l’étendue d’un territoire. On imagine donc que l’enjeu de ce discours est extrêmement important et qu’il va en quelque sorte témoigner du sentiment qu’avaient les Andalous devant la rétractation de leur propre terre. Mais la littérature arabe médiévale se laisse rarement caricaturer ; elle est là où on ne l’attend pas, et il ne faut pas compter sur elle pour retranscrire linéairement l’histoire d’un échec.
17L’exercice est donc périlleux : n’étudier de ces œuvres de géographie que ce qu’elles disent d’al-Andalus, sans jamais perdre de vue que leur visée est universelle, afin de mieux saisir la place et le rôle qu’elles assignent à la Péninsule. En dépit de notre champ d’étude et de l’origine de nos auteurs ou, plus exactement, en raison de l’origine de nos auteurs, il faut continuellement éviter l’écueil que constitue l’analyse en vase clos d’une géographie andalouse élaborée par des Andalous, et qui serait de ce fait tronquée. Ces précautions prises, nous pouvons nous plonger maintenant dans ce discours, présenter tout d’abord les hommes qui contribuèrent à son élaboration, affiner la définition de cette catégorie du savoir et tenter de saisir les arcanes de sa cohérence, parmi les motifs de son écriture. Dans un deuxième temps, nous analyserons la matière même de ces ouvrages, le socle du discours géographique que constitue le tableau des topoi répétés au fil des siècles de telle sorte qu’ils donnent de cette littérature l’illusion de transcender les aléas du temps. Car ce n’est qu’une illusion. Du xe au xive siècle, il existe en fait des géographies andalouses, que nous tenterons d’individualiser dans la troisième partie de ce travail et dont la production est le fruit de contextes spécifiques, depuis l’âge d’or du califat de Cordoue jusqu’à la disparition même de leur objet d’étude, alors que l’on tente de conserver par le discours ce qui a été perdu par les armes.
Notes de bas de page
1 Sur ces deux manuscrits, voir P. Gautier-Dalché, Géographie et culture. La représentation de l’espace du vie au xiie siècle, Ashgate, Variorum, 1997, p. 121-165.
2 R. Clozier, Histoire de la géographie, Paris, PUF (Que sais-je ?), 1942, 4e éd. 1967.
3 La géographie médiévale est effectivement une géographie des itinéraires, comme l’indiquent les masālik wa al-mamālik, « Les routes et les États ».
4 R. Clozier, Histoire de la géographie, p. 31.
5 C. J. Glacken, Histoire de la pensée géographique, t. II, Conception du monde au Moyen Âge, Ph. Pinchemel (éd.), trad. de l’américain par T. Jolas, Paris, Éditions du CTHS, 2002.
6 Ibid., p. 29-30.
7 G. Aujac, La géographie dans le monde antique, Paris, PUF, 1975 ; C. Jacob, Géographie et ethnographie en Grèce ancienne, Paris, Armand Colin, 1991 ; Id., L’empire des cartes, approche théorique de la cartographie à travers l'histoire, Paris, Albin Michel, 1992 ; Id., La description de la terre habitée de Denys d’Alexandrie, Paris, Albin Michel, 1990 ; J.-F. Staszak, La géographie d’avant la géographie. Le climat chez Aristote et Hippocrate, Paris, L’Harmattan, 1995 ; F. Hartog, Mémoire d’Ulysse, récits sur la frontière en Grèce ancienne, Paris, Gallimard, 1996.
8 N. Broc, La géographie de la Renaissance (1420-1460), Paris, Bibliothèque nationale, 1980 ; du même, La géographie des philosophes. Géographes et voyageurs français au xviiie siècle, Paris, Ophrys, 1975 ; F. de Dainville, La géographie des humanistes, Paris, 1940 ; F. Lestringant, L’atelier du cosmographe, ou l’image du monde à la Renaissance, Paris, Albin Michel, 1991.
9 P. Gautier-Dalché, La « Descriptio mappe mundi » de Hughes de Saint-Victor, Paris, Études augustiniennes, 1988 ; Id., « Un problème d’histoire culturelle : perception et représentation de l’espace au Moyen Âge », Médiévales, 18, 1990, p. 5-15 ; Id., Géographie et culture. La représentation de l’espace du vie au xiie siècle, Ashgate, Variorum, 1997 (en part. chap. IV).
10 N. Bouloux, Culture et savoirs géographiques en Italie au xive siècle, Turnhout, Brepols, 2002.
11 Ph. Pinchemel, M.-C. Robic, J.-L. Tissier, Deux siècles de géographie française, Paris, Bibliothèque nationale, 1984 ; F. Berdoulay, La formation de l’école française de géographie (1870-1914), Paris, Bibliothèque nationale, 1981 ; A.-L. Sanguin, Vidal de La Blache. Un génie de la géographie, Paris, Belin, 1993 ; N. D. Livingston, The Geographical Tradition, Oxford, Blackwell, 1992.
12 Nous pensons bien sûr au livre de S. Gougenheim, Aristote au Mont Saint Michel. Voir la magistrale réponse faite à cet ouvrage : Ph. Büttgen et al. (dir.), Les Grecs, les Arabes et nous. Enquête sur l’islamophobie savante, Paris, Fayard, 2009. Voir également R. Rashed, « La notion de science occidentale », dans Id., Entre arithmétique et algèbre. Recherches sur l’histoire des mathématiques arabes, Paris, Les Belles Lettres, 1984.
13 A. Mielli soulignait dans un ouvrage de 1938, La science arabe et son rôle dans l’évolution scientifique mondiale, qu’il n’existait pas auparavant de véritable histoire des sciences arabes, à l’exception de l’ouvrage de G. Sarton, Introduction to the History of Science, vol. I, From Homer to Omar Khayyam, Baltimore, 1927 ; vol. II, From Rabbi ben Ezra to Roger Bacon, Baltimore, 1931 (p. 292). L’ouvrage monumental de L. Thorndike, History of Magic and Experimental Science, New York, 1923-1934, 4 vol., ne traite ainsi que des auteurs écrivant le grec ou le latin. Quant aux histoires des sciences particulières, A. Mielli ne recensait au début du xxe siècle que quelques ouvrages consacrés principalement à la médecine, à la philosophie ou à l’astronomie (p. 293).
14 R. Rashed, Histoire des sciences arabes, vol. I, Paris, Seuil, 1997, préface, p. 10. C’est ainsi que Carra de Vaux, qui traduisit le texte d’astronomie de Naṣīr al-Dīn al-Ṭūsī, ainsi que l’historien P. Tannery, qui le cite, passent à côté de l’innovation qu’il représente.
15 R. Clozier, Histoire de la géographie, op. cit., p. 28-29.
16 Ce qui équivaut à la formule consacrée : « dans l’état où ils l’ont trouvée », mais il ne s’agit alors pas de science, p. 40.
17 Dont celle dirigée par R. Rashed.
18 Il serait bien sīr trop long d’énumérer tous les travaux consacrés aux différents champs du savoir arabe médiéval (cf. la bibliographie donnée dans J.-Cl. Garcin (dir.), États, sociétés et pouvoirs dans le monde arabo-musulman, t. II, Sociétés et cultures, Paris, PUF, 2000.
19 Seul C. Picard écrit : « Nous aurions beau jeu de faire l’inventaire de toutes les lacunes de ces œuvres descriptives, en tête desquelles figure le manque à peu près total de données chiffrées éliminant toute possibilité de se livrer à une étude quantitative de la navigation ; ils n’en sont pas moins les témoins privilégiés de l’épanouissement économique des littoraux et de l’océan », L’océan Atlantique musulman, de la conquête arabe à l’époque almohade. Navigation et mise en valeur des côtes d’al-Andalus et du Maghreb occidental (Portugal, Espagne, Maroc), Paris, Maisonneuve & Larose, 1997, p. 13.
20 R. Chartier, Au bord de la falaise. L’histoire entre certitudes et inquiétude, Paris, Albin Michel, 1998, p. 27-63.
21 Ibid., p. 28-29.
22 R. Darnton, « Intellectual and Cultural History », dans M. Krammer (éd.), The Past Before Us : Contemporary Historical Writing in the United States, Ithaca, Cornell University Press, 1980, p. 337 ; cité dans R. Chartier, Au bord de la falaise…, op. cit., p. 28.
23 On peut ainsi travailler sur un corpus rassemblant des textes pour la plupart anonymes, comme le fait C. Jouhaud dans un ouvrage intitulé Mazarinades : la fronde des mots, Paris, Aubier, 1985.
24 De nombreux historiens ont poursuivi dans les voies tracées par M. Foucault : J. Guilhaumou et al., Langage et idéologies : le discours comme objet de l’histoire, Paris, Éditions ouvrières, 1974 ; J. Guilhaumou, D. Maldidier, R. Robin, Discours et archive : expérimentations en analyse du discours, Liège, 1994.
25 A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu’au milieu du xie siècle, Paris, Mouton, 1967-1988.
26 Nous ne reprenons ici que certaines des analyses développées dans le t. I de La géographie humaine du monde musulman.
27 Il analyse dans un article essentiel les orientations ultérieures de la géographie : A. Miquel, « La géographie arabe après l’an mil », Popoli e paesi nella cultura altomedievale, XXIX, 23-29 avril 1981, p. 153-174.
28 La description géographique de Rāzī s’insère dans une vaste œuvre historique consacrée à la seule al-Andalus et non dans un traité de géographie universelle.
29 « L’incrustation de l’histoire et la multiplicité des vestiges, le jardin des curiosités et les itinéraires vers tous les royaumes. »
30 Cette origine andalouse est parfois bien douteuse, comme dans le cas d’Idrīsī.
31 J. Alemany Bolufer, « La geografia de la Península Ibèrica en los escritores árabes », Revista del Centro de Estudios históricos de Granada y su Reino, 1919-1921. Il est alors le seul à s’intéresser de manière globale à la production géographique.
32 H. Mu’nis, « Al-ğuġrāfia wa al-ğuġrāfiyūn fī-al-Andalus », Revista del Instituto de Estudios Islámicos, VII (1959) à XII (1964) ; I. Youlyanovitch Kratchkovski, « Les géographes arabes des xie-xiie siècles en Occident », Annales de l’Institut d’études orientales, XVIII-XIX, 1960-1961.
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