Le moment colonial de la colonie du Niger (1922-1964)
p. 307-308
Texte intégral
1Le processus de constitution du territoire et de ses frontières pendant la période de conquête maintenant mis au jour, il convient d’analyser comment l’occupant a exercé spatialement son autorité pendant le moment colonial et quelles ont été les formes prises par cette occupation. Au-delà de la constitution formelle du territoire, il faut envisager ce que signifie l’occupation pour les populations et comment elle se matérialise dans leur vie quotidienne. Pour Romain Bertrand, deux conceptions contradictoires de l’État colonial cohabitent, celui-ci est considéré soit comme tout-puissant, possédant des capacités d’exercice de la force et de contrôle infinies ; soit, à l’inverse, comme inefficace, glissant sur les populations sans réussir à les transformer1. Une voie médiane peut être adoptée, qui ferait la part des choses entre la représentation d’un dominé omnipotent et l’hypothèse d’un État colonial tout-puissant. L’État colonial n’est pas un État intrinsèquement hégémonique et omniprésent qui utiliserait la force et la violence en tous lieux et en toutes circonstances, mais on ne peut à l’inverse le réduire à une incapacité congénitale. Cette voie privilégie l’analyse de l’extrême complexité des pratiques de pouvoir et de subjectivation coloniales. Ainsi, le monde colonial est fait de contraintes fortes qui s’imposent aux acteurs dominés, sans pour autant réduire à néant leur capacité individuelle et collective à conférer un sens et des règles à leur vie. La rencontre coloniale altère toute personne et toute chose impliquées, mais ne peut empêcher les jeux autochtones avec les normes coloniales. Enfin, la construction d’un appareil de contrôle d’État ne saurait être entièrement destructurante, puisque cela irait à l’encontre même de son propre intérêt.
2Un des phénomènes majeurs de la colonisation en Afrique est l’instauration de nouvelles formes de découpage territorial, l’imposition d’une autre représentation de l’espace, centrée autour de la question de la propriété et d’une définition rigoureuse et fixe des territoires. La multiplicité des formes du rapport à l’espace, les dynamiques liées au territoire, la diversité des types de frontières – tantôt confins où se rejouent les souverainetés, tantôt fronts, tantôt limites d’autorité – sont remplacées par une territorialisation figée et linéaire, fondée sur la clôture d’une étendue. L’histoire de la construction du territoire au Niger a mis en jeu acteurs coloniaux et autorités politiques locales. Mais, si les pouvoirs politiques et les aristocraties locales ont joué un rôle décisif dans la construction des configurations territoriales, dans le même temps l’administration coloniale a imposé ses représentations, ses valeurs et ses propres modes de gestion. Sous couvert de conserver les réalités locales telles qu’elles existent et de perpétuer les structures de pouvoir, la colonisation française reconstruit la tradition au prisme de son propre regard et bouleverse les systèmes de rapports à la terre.
3Au xixe siècle, le Soudan central était un large espace régional formé de plusieurs zones écologiques dont la complémentarité était construite autour des échanges. Dans cette région structurée par un ensemble de mouvements économiques, politiques et culturels, les déplacements étaient au cœur de l’identité, fondant les logiques de l’économie et l’imaginaire de la plupart des populations. La colonisation transforme fondamentalement cet espace et les réseaux de circulation qui le structurent. Elle fractionne son économie-monde en une myriade de petits espaces sociaux qu’elle érige bientôt en autant de races, de tribus et d’ethnies qui auraient de tout temps vécu séparées les unes des autres. Alors qu’au xixe siècle les différents groupes sociaux étaient imbriqués, vivant dans des espaces partagés et expérimentant des réseaux d’échanges complexes, on assiste, avec la conquête, à la désarticulation des relations entre les sociétés locales et les systèmes de circulation.
4Ces transformations ont profondément déstabilisé les sociétés locales. Les évolutions politiques ont été interrompues, les mouvements ont été contraints et les dynamiques régionales bloquées. Cela ne signifie pas, pour autant, que les populations de la région se sont figées dans une inertie passive. Elles ont, au contraire, cherché à contourner et à influencer les réalités coloniales dans leur intérêt, inventant ainsi d’autres mouvements et créant d’autres dynamiques. Il est donc essentiel d’analyser comment la colonisation a exercé sa domination territoriale et comment les sociétés locales y ont répondu, en reconstituant les modes de domination coloniale et les bouleversements qu’ils ont introduits dans les sociétés locales, ainsi que les réponses formulées par celles-ci.
Notes de bas de page
1 Romain Bertrand, État colonial…, op. cit., p. 298-301 et 666-671.
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