Conclusion de la deuxième partie
p. 305-306
Texte intégral
1En 1890, la France prend possession sur le papier d’un large espace, connu alors sous le nom de Soudan central, pour lequel elle n’a encore aucune intention spécifique. Aucun Français ne s’y est rendu, et la ligne tracée lors des négociations avec le Royaume-Uni n’existe que sur les cartes. La prise de possession symbolique du territoire se réalise d’abord dans une série de missions qui ne procèdent pas à l’occupation, mais ont pour objectif de matérialiser par le parcours la domination française. En traversant ces régions, en troupes conquérantes exhibant armement et supériorité technique, la France s’adresse autant aux autres puissances européennes qu’aux populations locales. Dans cette région, la conquête française se réalise bien à la manière des Mongols et repose sur l’action d’une armée mobile qui sème la terreur dans les villages avant de disparaître, parfois pendant plusieurs années1.
2Un des objectifs principaux de ces missions est de confronter la frontière tracée sur le papier, la ligne Say-Barroua, aux réalités du terrain. Lors des négociations, en l’absence de données cartographiques ou documentaires suffisantes, les plénipotentiaires ont défini la frontière comme devant se conformer à ce qui appartenait « équitablement » à Sokoto. Définir la frontière, c’est donc questionner ce qui dépend historiquement et politiquement de l’autorité d’un État africain. Ce qui était au début une position a minima devient, au fur et à mesure des délimitations, un principe affirmé, qui s’adapte aux logiques spécifiques de l’occupation de cette région, largement appuyées sur les autorités politiques existantes. Par conséquent, les vingt années nécessaires à l’élaboration de cette frontière voient les recherches et les interrogations européennes se concentrer sur des réalités géopolitiques africaines. Les populations sont interrogées sur leurs liens politiques, sur l’étendue de leurs territoires et sur la configuration de leurs frontières. Cette perspective est reconduite pour d’autres tracés au sein du territoire militaire du Niger et notamment les frontières internes à l’Empire français. Pour les populations qui ont pendant près d’un siècle tenté de résister aux velléités d’hégémonie religieuse et politique de Sokoto, l’arrivée d’un nouvel acteur puissant dans la région qui leur garantit leur indépendance, sans les razzier ou leur demander de fournir d’esclaves, est souvent vue comme une opportunité.
3L’occupation minimale, faible en hommes et en moyens, contraint les militaires français à s’appuyer sur les pouvoirs locaux et donc à utiliser les configurations territoriales existantes. Ainsi une connaissance précise des sociétés est nécessaire. Les besoins de l’action et les risques dus à la faiblesse des moyens obligent les militaires à une analyse serrée des sociétés locales, gage de succès et même de survie. Cette période de conquête est donc marquée par la volonté d’acquérir une connaissance suffisante afin de servir les intérêts de la domination. Pour ce faire, les militaires français, nouveaux dans la région, sont obligés d’avoir constamment recours aux savoirs et à la médiation des populations locales. Pour définir un territoire, ou ses frontières, les militaires fondent leurs recherches sur l’enquête auprès des populations et sur leur définition propre du territoire. Ces dernières, et particulièrement les classes dominantes et les autorités politiques, conscientes du pouvoir qui leur est ainsi conféré, s’impliquent dans le processus de définition. Par leurs actions, par leurs revendications, par la place accordée à leurs savoirs, les sociétés de la région ont pu ainsi agir et jouer un rôle dans la définition des territoires coloniaux.
4Durant la période de conquête, la construction des espaces apparaît ainsi comme un processus mutuel d’accommodement, les Français s’adaptant aux réalités locales parce que cela est nécessaire à leur domination ; les autorités politiques locales usant de la marche de manœuvre qui leur est accordée. Si la situation coloniale implique que les décisions définitives ne sont que le fait des occupants, le rôle clé des populations locales ne peut être éludé. Les administrateurs utilisent les configurations territoriales existantes afin de définir la structure territoriale de l’administration, de tracer les limites administratives et les frontières. Mais ce respect du cadre territorial existant repose sur plusieurs équivoques dans la définition que chacun des acteurs coloniaux et africains se fait du territoire et des frontières.
Notes de bas de page
1 Selon la formule de Jane Burbank, Frederick Cooper, Empires : de la Chine ancienne à nos jours, Paris, Payot, 2011, p. 30.
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Frontières de sable, frontières de papier
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