Guerre froide et question de Palestine
p. 19-30
Texte intégral
1Depuis la fin du xviiie siècle, le Proche-Orient est intégré dans l’espace politique de l’Europe créant une interaction permanente entre les acteurs locaux et les acteurs internationaux. Tout conflit passe par l’implication et l’ingérence des puissances extérieures et toute force politique locale essaye de jouer sur la rivalité de ces dernières. C’est que l’on a appelé, au xixe siècle, la question d’Orient ponctuée par les crises d’Orient successives, 1833, 1839-1841, 1854-1856, 1876-1882. Le seul régulateur possible était le « concert des puissances » avec ses grands congrès européens (Paris, Berlin) et ses conférences des ambassadeurs.
2L’intelligence politique de Theodor Herzl était d’avoir compris que le sionisme ne pouvait exister et réaliser ses projets qu’en gagnant à lui le soutien d’une ou de plusieurs grandes puissances, d’où la notion de « sionisme politique ». Weizmann réussira le projet en gagnant le soutien britannique. Durant la période de l’entre-deux-guerres, la Grande-Bretagne est la puissance hégémonique régionale, les Français étant sur la défensive et repliés sur leur mandat sur la Syrie et le Liban. Certains nationalistes arabes voire certains sionistes ont alors tenté d’impliquer de leurs côtés les puissances contestataires de l’ordre établi qu’étaient alors l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie.
3La Seconde Guerre mondiale a vu l’entrée en scène des États-Unis. Le sionisme officiel a joué alors la carte américaine face à la prise de distance croissante des Britanniques par rapport au projet sioniste. Les nationalistes arabes ont aussi tenté d’utiliser les Américains, ce qui a facilité l’accès à l’indépendance effective de la Syrie et du Liban.
4Néanmoins à l’issue de la guerre, la Grande-Bretagne reste de très loin la puissance hégémonique, ayant conclu des traités d’alliance avec la majorité des États de la région et exerçant une très forte influence régionale sur les autres. La France est pratiquement éliminée politiquement. Seuls les États-Unis, en 1945-1946, semblent vouloir contester les privilèges honorifiques et matériels des Britanniques. Mais le début de la guerre froide les ramène à la réalité. Le dispositif britannique au Moyen-Orient est indispensable à la géopolitique occidentale.
LA GÉOPOLITIQUE DE LA PREMIÈRE GUERRE DE PALESTINE
5Si pour les stratèges occidentaux, le Moyen-Orient est indispensable comme base arrière du système militaire occidental en Europe, il constitue pour les Soviétiques un monde hostile. La totalité des États de la région ont des régimes politiques anticommunistes et sont liés au bloc occidental. Le pétrole du golfe Persique est indispensable au relèvement de l’économie européenne. Si Moscou exerce de fortes pressions sur son environnement immédiat, Turquie et Iran, cela a pour conséquence de les jeter dans le camp occidental. Dans la région arabe, les Soviétiques peuvent encourager les partis communistes locaux, mais ils ne sont pas des forces puissantes. Il reste alors à jouer la carte de la déstabilisation interne du dispositif britannique en soutenant le nationalisme kurde en Irak et en donnant des encouragements au sionisme.
6L’appui diplomatique accordé au sionisme est contraire à la pratique soviétique depuis les origines. Le sionisme était très implanté dans l’ancienne Russie et les bolcheviques le considéraient comme un ennemi politique dont il fallait déraciner l’implantation dans la population juive. Le tournant avait eu lieu durant la Seconde Guerre mondiale. Staline avait jugé que le sionisme avait une forte influence aux États-Unis et avait opéré un rapprochement dans la perspective de renforcer la solidité de l’alliance contre le nazisme. En 1947, ce facteur n’existait plus. En revanche, le combat sioniste contre les Britanniques en Palestine était un moyen d’affaiblir le dispositif britannique dans la région. Si Moscou mène une action essentiellement pragmatique, sa propagande va jusqu’à reconnaître l’existence d’un peuple juif et de la nécessité de lui offrir un État après ce qu’il a souffert au cours de la Seconde Guerre mondiale (discours de Gromyko à l’ONU, le 14 mai 1947). L’ensemble des partis communistes, y compris ceux des pays arabes, est contraint de suivre.
7Les États-Unis eux découvrent après les Britanniques l’un des axiomes essentiels de la question de Palestine, la contradiction entre les intérêts intérieurs et mondiaux et ceux dont on a la charge au Moyen-Orient. Les institutions et groupes de pression concernés, le Département d’État, les militaires, les compagnies pétrolières et les Américains installés dans la région sont hostiles à l’établissement d’un État juif en Palestine. Ils craignent l’installation d’une inimitié durable envers les États-Unis dans les pays arabes et musulmans. En revanche, l’opinion publique américaine est d’autant plus favorable au sionisme qu’elle ne veut pas voir une nouvelle vague d’immigration juive européenne venir s’installer aux États-Unis. La solution de la question juive en Europe doit exclure cette option. Truman est ainsi poussé par des raisons morales et électorales à soutenir la plupart des revendications sionistes sans accepter, au moins au début, leurs conclusions logiques. Il en résulte la seule crise majeure dans les relations « privilégiées » entre la Grande-Bretagne et les États-Unis. Londres accuse à juste titre la Maison blanche de saboter de façon irresponsable sa politique palestinienne. C’est une des raisons essentielles de l’abandon du mandat sur la Palestine et de la transmission du dossier à l’ONU.
8Du fait même que la décolonisation ne vient juste que de commencer en Asie, l’ONU en 1947 est surtout composée d’États européens et américains. Les Arabes palestiniens ne peuvent bénéficier d’une solidarité afro-asiatique. Alors que débute le grand affrontement entre les deux blocs, il existe une convergence effective sur le dossier palestinien. Les trente-trois pays à avoir voté le plan de partage sont tous de tradition chrétienne et n’appartiennent pas au monde récemment décolonisé. Les treize opposants sont tous des pays récemment libérés de la domination européenne (pour la plupart après la Première Guerre mondiale) et aucun n’est de tradition chrétienne. Cette ligne de clivage jouera un rôle grandissant dans les décennies suivantes et durera jusqu’à aujourd’hui.
9La première guerre de Palestine constitue un cas unique de toute l’histoire contemporaine du Proche-Orient. La totalité des forces extérieures pèse d’un seul côté. La Grande-Bretagne respecte l’embargo international et ne livre pas des armes à ses alliés arabes en dépit de ses engagements contractuels, l’Union soviétique et dans une moindre mesure la France fournissent en armements l’État d’Israël en dépit de l’embargo, les États-Unis accordent un soutien diplomatique au nouvel État tout en cherchant une solution politique au conflit. Les démocraties populaires en formation, mais non l’Union soviétique, autorisent l’émigration des Juifs de leurs pays vers Israël, étape supplémentaire dans la voie de l’homogénéisation ethnique de l’Europe centrale et balkanique.
10S’il y a convergence objective des grandes puissances en faveur de l’établissement de l’État d’Israël, l’impact de la guerre froide se traduit par l’impossibilité d’un concert des puissances dictant aux intéressés un règlement du conflit. De toute façon, comme le montre l’expérience de la commission de conciliation de l’ONU regroupant les États-Unis, la France et la Turquie, le facteur intérieur américain rend impossible une pression politique sur Israël.
11Le principal perdant en termes géopolitiques est la Grande-Bretagne qui a réussi à se rendre impopulaire aussi bien chez les Israéliens que chez les Arabes. Sa capacité d’agir est considérablement réduite. Pour la même raison, le gagnant est l’Union soviétique qui bénéficie de l’impopularité des Occidentaux, ce qui compense la vague d’anticommunisme dans le monde arabe suite à sa politique en 1948. Le régime stalinien s’éloigne rapidement d’Israël accusé d’avoir voulu exercer une influence sur les Juifs soviétiques. Le discours soviétique prend un tour nettement antisémite au début des années 1950.
12Faute de pouvoir obtenir un règlement politique, les Occidentaux essayent de geler la situation par le biais de la déclaration tripartite du 29 mai 1950 qui impose une régulation franco-américano-britannique des livraisons d’armements aux pays de la région, consacrant le monopole occidental de l’armement.
LA DÉFENSE DU MOYEN-ORIENT
13Avec la création de l’OTAN progressivement étendue à la Grèce et à la Turquie, la priorité occidentale passe à la défense du Moyen-Orient, élément vital pour la reconquête de l’Europe continentale en cas d’invasion de l’Armée rouge. Les plans de guerre considèrent que les Soviétiques peuvent arriver jusqu’à Suez où aura lieu la bataille d’arrêt. Dans cette perspective, les traités bilatéraux de la période précédente seront remplacés par des accords multilatéraux. Les pays arabes y voient surtout le moyen de perpétuer la domination britannique et s’y opposent. Le rejet égyptien fait grande sensation, entraînant une confrontation violente avec les Britanniques, qui sera l’une des causes immédiates de la révolution égyptienne de 1952.
14Le jeune État d’Israël essaye de persuader les Occidentaux qu’il constitue la première force militaire de la région et que c’est sur lui et non sur les Arabes que doit dépendre la défense du Moyen-Orient. Au fur et à mesure que progresse le réarmement occidental, la bataille d’arrêt virtuelle se déplace vers le Nord : Palestine, Syrie, Taurus, Caucase. L’angoisse des dirigeants israéliens est de voir les Occidentaux faire des concessions politiques aux Arabes sur le dossier palestinien en contrepartie de leur intégration dans le système de défense occidental.
15Le danger se précise avec l’administration Eisenhower, moins engagée par rapport au sionisme que l’administration précédente et plus prompte à agir selon la raison d’État. La construction complexe qu’échafaudent alors Américains et Britanniques est d’autant plus mal perçue par l’ensemble des intéressés qu’elle ne leur est délivrée que de façon fragmentaire. Elle comprend ainsi un système de pacte couvrant l’espace entre la Méditerranée et le Pakistan, la rangée Nord ou Northern Tier conditionnant les livraisons d’armes, une série de grands projets de développement de nature hydraulique (aménagement des eaux du bassin du Jourdain, haut-barrage d’Assouan), un règlement politique du conflit palestinien (plans alpha et gamma).
16Arabes et Israéliens se retrouvent comme souvent dans un consensus négatif qu’ils ne peuvent pas exprimer ouvertement. Ils ont peur que par le contrôle de l’armement comme par celui de l’économie par le biais des projets de développement, les Occidentaux leur imposent une tutelle stricte, limitant leur précieuse indépendance récemment acquise. S’ils sont anticommunistes, ils n’ont aucune envie de s’attirer l’hostilité active de l’Union soviétique. Ne pouvant se permettre de rejeter brutalement les offres occidentales dont ils discernent mal les contours, ils cherchent à gagner du temps et finassent sur les détails. En cela leur attitude tranche avec celle des pays du Northern Tier (Turquie, Iran, Pakistan) directement exposés à la menace soviétique et plus sensibles aux arguments américains.
17De fait, tout alignement sur l’Occident, est profondément impopulaire dans les opinions publiques arabes où l’anti-impérialisme est solidement ancré et la question de l’armement conditionne celle de l’hégémonie régionale que pourrait acquérir celui qui deviendrait le partenaire privilégié du bloc occidental. La conférence de Bandoeng consacre le sentiment neutraliste et la volonté de jouer un rôle propre sur la scène mondiale. Même les courants proches des Frères musulmans se déclarent favorables à un rapprochement avec le bloc de l’Est.
LA FIN DU MONOPOLE DE L’ARMEMENT
18L’année décisive est 1955. La guerre des frontières s’intensifie entre Israël et ses voisins, rendant plus cruciale la question de l’armement. Le régime hachémite d’Irak joue la carte occidentale et, par le pacte de Bagdad, se rallie au Northern Tier se voyant ainsi promettre la primauté régionale en termes d’armement. L’Égypte nassérienne réplique par une guerre de propagande disqualifiant comme trahison au profit de l’impérialisme le projet irakien.
19De leur côté, les successeurs de Staline entrevoient la possibilité de contourner le Northern Tier en faisant une ouverture politique aux nationalistes arabes, mettant en second plan les partis communistes. L’offre est ainsi signifiée à l’Égypte et à la Syrie.
20La convergence soviéto-arabe rétablit en quelque sorte le système politique régional dans sa normalité séculaire. L’entrée en scène de l’Union soviétique est tout autant une implication qu’une ingérence. Les contrats d’armement signés par l’Égypte puis par la Syrie mettent fin au monopole de l’Occident et remettent en cause son hégémonie, même s’ils sont présentés comme des simples transactions commerciales. Ils établissent les conditions d’une course aux armements.
21Les premiers mois de 1956 voient tout le projet américain se désagréger alors qu’une seconde guerre israélo-arabe apparaît comme imminente, créant une situation de confusion chez les responsables américains et britanniques alors que les Français s’alignent sur Israël, violant ouvertement la régulation occidentale de l’armement. L’ensemble des erreurs de calcul des acteurs débouche sur la crise de Suez.
22Là encore, la crise débouche sur une convergence objective des positions américaines et soviétiques, cette fois pour obtenir le retrait des forces franco-britanniques puis israéliennes. Outre leur colère contre le comportement de leurs alliés, le comportement des Américains se comprend par la prise en compte de l’émergence politique du Tiers-Monde. Sans réaction forte, il y aurait eu un risque de voir le monde nouvellement indépendant basculer du côté du bloc de l’Est. La doctrine Eisenhower de 1957 montre bien que l’Égypte nassérienne est toujours considérée comme un adversaire dont il faut limiter la marge d’action.
LA LUTTE POUR LE MOYEN-ORIENT ET LA GUERRE FROIDE ARABE
23Dès 1957, avec le plan Chepilov, l’Union soviétique définit ses enjeux pour la région du Moyen-Orient. Elle propose aux Occidentaux une neutralisation militaire et le règlement pacifique des conflits. Si la rhétorique apparaît proche du neutralisme des Afro-Asiatiques, la méthode suivie consiste à restaurer le concert des puissances du xixe avec l’Union soviétique comme partenaire majeur.
24De 1957 à 1964, la question de Palestine est en quelque sorte mise au second plan de la lutte pour le Moyen-Orient. Nasser a passé une sorte d’accord informel avec les Américains, la mettant « dans la glacière » (in the icebox). Dans l’opposition entre progressistes et conservateurs arabes, le sionisme est avant tout un argument rhétorique. Nasser s’en prend ainsi à « l’impérialisme, au sionisme et à la réaction ». Les conservateurs répondent à cette disqualification en soulignant l’immobilisme de Nasser par rapport à Israël. Cette rhétorique de combat est aussi utilisée dans les oppositions internes entre progressistes (Égypte, Syrie, Irak à partir de 1958).
25Avec l’intervention égyptienne au Yémen en 1962, on passe à la guerre froide arabe avec pour enjeu l’hégémonie régionale et le contrôle de la péninsule Arabique.
26Dans ce contexte, l’Union soviétique reconnaît chez ses alliés arabes l’existence d’une voie non capitaliste de développement. Son but est de soutenir une industrialisation dirigiste qui doit déboucher sur la constitution d’une classe ouvrière et donc du socialisme. Après la confrontation entre l’Égypte de Nasser et l’Irak de Qasim, Moscou doit accepter la limitation voire la suppression de la marge d’action des partis communistes locaux. L’autoritarisme des partenaires arabes de l’Union soviétique y trouve l’un de ses ressorts. Plus on se rapproche des Soviétiques, plus on met les communistes en prison, plus Moscou reconnaît l’existence d’un socialisme spécifique.
27Le comportement soviétique est assez original. Si Moscou fournit à ses partenaires de l’armement, de la formation et des aides à l’industrialisation, il est plutôt attentiste dans les nouveaux développements politiques. Il n’est pas à l’origine des crises mais tente plutôt d’utiliser les événements en cours pour renforcer ses positions. Il est vrai qu’il doit gérer les contradictions entre ses différents alliés qui sont en compétition permanente.
28À partir de 1964, la tension remonte entre Israël et ses voisins arabes. Là encore, l’Union soviétique accompagne le mouvement plus qu’elle ne le suscite. Elle fournit ainsi à l’Égypte, les moyens d’assurer la guerre du Yémen et la course aux armements avec Israël sans chercher à provoquer la crise. En revanche, à partir de l’administration Kennedy, les États-Unis fournissent de plus en plus d’armements à Israël. Sous l’administration Johnson, la protection américaine à Israël est proclamée publiquement.
29L’implication croissante des États-Unis à côté d’Israël a aussi pour moteur la prise de distance des fournisseurs européens traditionnels d’armement à Israël, la France, l’Allemagne fédérale et la Grande-Bretagne. Mais il ne s’agit pas pour l’État hébreu d’une simple substitution, mais bien d’une visée stratégique fondamentale. La marge de supériorité militaire israélienne indispensable pour assurer la survie de l’État implique un soutien extérieur fort face à l’hostilité régionale. Seuls les États-Unis sont les garants à long terme de la sécurité de l’État d’Israël.
30Le choix américain trouve sa logique plus dans la vie politique intérieure américaine que dans les nécessités de politique étrangère. Par ailleurs, une intervention militaire directe en faveur d’Israël est exclue dans le contexte de la guerre du Vietnam. Israël doit être suffisamment fort pour pouvoir se passer d’une intervention militaire américaine directe.
31La crise de mai-juin 1967 est un processus complexe qui prend ses explications tout aussi bien dans la résurgence de l’identité politique palestinienne que dans la reprise de la guerre des frontières et la guerre froide arabe. À ses causes profondes, s’ajoute une série d’erreurs de calculs de la part de tous les acteurs qui débouche sur la guerre de juin 1967.
LES CONSÉQUENCES DE JUIN 1967
32On a cherché à attribuer soit aux États-Unis soit à l’Union soviétique la principale responsabilité de la guerre, généralement en application de la théorie du complot. L’explication la plus admise aujourd’hui est celle de l’erreur de calcul.
33En revanche durant la crise, Nasser a voulu, en utilisant l’arme de l’anti-impérialisme, exercer le maximum de pression sur les États-Unis et ses alliés régionaux et Washington aurait été bienheureux de voir tomber son régime du fait de la guerre. Certains ont déjà pensé à un « nouveau Moyen-Orient ».
34L’une des raisons de l’attentisme israélien durant la période a été la conviction qu’en dépit d’un succès militaire, les États-Unis ne toléreraient pas une expansion territoriale, comme ils l’avaient montré durant la crise de Suez. Or l’administration Johnson, sans véritable réflexion, préalable, prend la décision fatidique de laisser ouverte la possibilité d’annexions à l’issue d’un règlement politique, le respect de l’intégrité territoriale étant à établir après et non avant ce règlement. C’est sur cette base que sont établies les ambiguïtés de la résolution 242. On crée ainsi les conditions de perpétuation du conflit sur plusieurs décennies.
35Nasser, ayant pris conscience très rapidement de ce choix américain, décide d’impliquer le plus possible le bloc de l’Est dans le conflit à la fois pour modifier le rapport de force et pour se donner le moyen de marchander le départ des Soviétiques contre des concessions américaines. L’Union soviétique, humiliée par la défaite arabe, accepte les demandes arabes tout en préconisant un règlement politique qu’elle présente à ses alliés comme une sorte de « Brest-Litovsk », c’est-à-dire un arrangement temporaire que l’on pourra remettre en cause si la conjoncture future le permet.
36Il en résulte pour les trois années suivantes une situation contrastée. La guerre accroît constamment l’implication soviétique et les livraisons d’armes américaines à Israël. Washington interprète les événements comme un vaste plan d’ensemble d’expansion soviétique dans la région. En même temps, l’Union soviétique présente les thèses arabes dans la négociation internationale. La phase essentielle a lieu durant les premières années de l’administration Nixon. Les conversations à deux (États-Unis, Union soviétique) et à quatre (États-Unis, Union soviétique, France, Grande-Bretagne) représentent l’objectif essentiel de la politique soviétique, l’établissement d’une sorte de concert des puissances pour gérer les affaires de la région. Alors que les positions soviétiques ne sont pas loin de celles avancées par la France et dans une moindre mesure de la Grande-Bretagne, elles sont pénalisées par leur habillage rhétorique pesant du discours de l’anti-impérialisme.
37Les États-Unis assimilent les positions soviétiques à celles des plus extrémistes des Arabes alors qu’elles comprennent le retour aux lignes du 4 juin 1967 et la mise en place des instruments de la non-belligérance. Très tôt, la diplomatie américaine avance la nécessité d’une paix au sens juridique du terme avec relations diplomatiques entre Israël et les pays arabes, ce qui n’est pas compris dans la résolution 242.
38Plus essentiellement, le consensus politique à Washington est d’arriver à un règlement politique qui exclurait les Soviétiques voire les éliminerait de la région. Deux voies sont alors possibles, celle du secrétaire d’État William Rogers qui va dans le sens d’un règlement global qui permettrait de diminuer le besoin des Arabes d’avoir recours aux Soviétiques et donc leur influence régionale. La seconde est celle de Henry Kissinger qui consiste à utiliser Israël pour punir les Arabes d’avoir recours aux Soviétiques tout en laissant entendre que seuls les États-Unis ont les moyens d’obtenir un règlement acceptable pour les Arabes de la part d’Israël.
ISRAËL COMME ATOUT STRATÉGIQUE
39L’Union soviétique avait suivi avec prudence les développements de la « révolution palestinienne » à partir de 1968. Le Fatah et l’OLP avaient été admis au rang de mouvement de libération nationale, mais pas plus. La diplomatie soviétique avait déjà du mal à gérer les divergences stratégiques entre ses différents partenaires arabes (Algérie, Égypte, Syrie, Irak) pour ne pas en ajouter de nouveaux. Elle n’était même pas sûre d’avoir un véritable accord arabe pour les propositions avancées dans les discussions de New York qui sont avant tout des exégèses de la résolution 242 que seule l’Égypte a acceptée.
40L’acceptation par Nasser du plan Rogers en juillet 1970 a été présentée aux Soviétiques comme une démarche tactique. Ils n’ont certainement pas été enchantés de voir les Égyptiens traiter directement avec les Américains, mais ils ont en même temps été soulagés par le cessez-le-feu, qui mettait fin à leur participation directe aux combats.
41La crise qui s’ensuit met les Soviétiques dans une situation impossible. La révolution palestinienne s’oppose à la ligne politique nassérienne avec le soutien plus ou moins ouvert de l’Irak et de la Syrie. Elle débouche sur un affrontement direct entre les Palestiniens et la monarchie hachémite en Jordanie, avec le risque d’entrée en scène soit de l’armée irakienne soit de l’armée syrienne. Alors que Moscou paraît désemparé devant les contradictions de ses alliances arabes, l’ensemble des événements est présenté par Kissinger et Nixon comme une manœuvre soviétique destinée à faire tomber la Jordanie dans son camp.
42Hussein et les Américains utilisent alors la dissuasion israélienne pour empêcher une participation syrienne aux combats de « septembre noir ». Israël est le grand gagnant de la crise et acquiert le statut d’« atout stratégique » contre une menace soviétique totalement fantasmatique. L’État hébreu obtient ainsi un accroissement considérable de l’aide civile et militaire américaine.
43C’est maintenant la ligne Kissinger qui l’a emporté. En jouant sur la situation de « ni-paix ni-guerre » à la longue insupportable pour les États arabes concernés, on les forcera à accepter un règlement dont les grandes lignes seront dictées par les Américains. Kissinger imagine ainsi des subterfuges juridiques déguisant les annexions israéliennes, ce qui, selon lui, doit pouvoir contenter les Arabes.
44Les Soviétiques sont comme pris dans un piège. Les Américains ont mis fin aux discussions sur les conditions d’un règlement politique alors que Moscou manque de confiance dans la capacité des armées arabes à affronter Israël. Il en résulte une sorte de paralysie de l’action soviétique, ce qui ne fait que renforcer l’inconfort arabe de la situation de ni-paix ni-guerre. Le risque de voir un retournement arabe en faveur des Américains se concrétise avec l’expulsion des conseillers soviétiques d’Égypte en juillet 1972.
45Les Soviétiques doivent se résigner à donner à l’Égypte et à la Syrie les moyens de se lancer dans une guerre à laquelle ils ne croient pas et dont ils sont tenus à l’écart des préparatifs. Ils lancent des signaux désespérés aux Américains sur la nécessité de mettre fin à la situation de ni-paix ni-guerre, ce qui ne fait que renforcer la conviction de Nixon et de Kissinger sur l’excellence de leur ligne politique.
LA GUERRE D’OCTOBRE 1973
46La bonne tenue des armées arabes durant la guerre d’octobre est une heureuse surprise pour les Soviétiques qui n’y croyaient pas. Néanmoins dès le début des combats, ils poussent la Syrie et l’Égypte à accepter un cessez-le-feu sur place qui consacrerait leurs succès militaires. On est loin de la vision commune qui voit dans l’attaque arabe une progression soviétique.
47Kissinger lui saisit toutes les dimensions du problème : sortir de l’impasse du ni paix ni guerre, profiter des ouvertures égyptiennes pour opérer un renversement des alliances arabes en faveur des États-Unis. Il lui faut à la fois interdire à une partie d’obtenir un avantage décisif et faire des États-Unis l’acteur décisif du processus de paix. Il va ainsi à Moscou pour obtenir un cessez-le-feu que la situation militaire impose et improvise une alerte nucléaire qui est, pour le moins, une absurde surréaction à une proposition soviétique limitée.
48Son succès immédiat est d’obtenir des parties l’acceptation de sa stratégie des « petits pas » (step by step). Elle repose sur l’incapacité arabe d’accepter la conséquence logique du processus engagé par la guerre, le principe des territoires contre la paix et la normalisation des rapports avec Israël. Négocier par l’intermédiaire des Américains permet d’éviter l’étape décisive tandis qu’Israël y gagne la possibilité de gagner le temps nécessaire pour rétablir sa supériorité militaire.
49Dans le cadre strict de la guerre froide, le gagnant est les États-Unis qui font basculer l’Égypte dans leur camp. La stratégie de Sadate est de faire de son pays un meilleur atout stratégique pour les Américains qu’Israël. Il sait ainsi jouer de la faiblesse (il lui faut pour se maintenir des succès tangibles) et de la force de son pays (son poids dans le jeu régional).
50Après l’épuisement de l’approche partielle, l’administration Carter revient à l’idée d’une solution globale représentée par une conférence internationale. Elle se heurte à la question de la participation soviétique, inacceptable pour Israël comme pour l’Égypte. Sadate prend l’initiative d’aller à Jérusalem mais se rend compte rapidement qu’une négociation bilatérale est vouée à l’échec. La médiation américaine reste indispensable pour tout accord.
51La perte de l’Égypte, véritable traumatisme pour le bloc de l’Est, réoriente l’action soviétique vers la Syrie, l’Irak et les Palestiniens, mais là encore Moscou se heurte aux contradictions arabes devenues criantes avec la guerre civile libanaise. La politique soviétique reste essentiellement réactive sans capacité à créer une nouvelle dynamique des événements.
52La France avait mené en avant-garde une politique arabe dont le but était de présenter aux Arabes une autre vision de l’Occident, qui ne serait pas en confrontation avec eux. La diplomatie française n’avait pas d’illusion sur sa capacité à influencer directement les événements. Son but était double, persuader les Arabes d’accepter la problématique des territoires contre la paix et inciter les Américains à accepter cette solution. Après 1973, l’Europe politique en construction adopte cette perspective. Mais la diplomatie européenne est d’abord une diplomatie entre Européens pour arriver à l’adoption d’une position commune, une fois ce résultat obtenu, elle semble perdre toute dynamique pour aller au-delà.
L’ARC DE CRISES
53La montée de la rente pétrolière avait déjà bouleversé les conditions de la guerre froide au Moyen-Orient. Les acteurs arabes se sont largement émancipés des besoins de financement du bloc de l’Est. L’argent facile ruine le mode de développement dirigiste du socialisme arabe. Les élites arabes se jettent dans une frénésie de consommation qui les éloigne de toute austérité socialiste.
54La protection des monarchies pétrolières de la péninsule Arabique avait été depuis 1945 définie comme un intérêt « national » américain et une composante majeure des relations heurtées avec l’Égypte nassérienne. En tant qu’empire successeur de la Grande-Bretagne, les États-Unis avaient repris l’engagement d’interdire la progression russe vers les mers chaudes et Nixon avait fait de l’Iran le gendarme régional ayant la capacité de faire barrière.
55La révolution iranienne bouleverse toutes les données tandis que l’islamisme radical désigne tout aussi l’Union soviétique comme les États-Unis comme ennemis à combattre. Les dirigeants américains démontrent une incapacité intellectuelle à saisir les nouvelles données à un moment où la fin de la détente inaugure une nouvelle phase de la guerre froide.
56La création d’une force d’intervention rapide (Rapid Deployment Joint Task Force, RDJTF) destinée à protéger les pays du Golfe par le président Carter repose la question de savoir qui est l’atout stratégique. Israël tente de faire croire qu’il a capacité de projeter ses forces dans cette région, mais il n’en ni les moyens ni la légitimité. Au contraire, l’Égypte et la Jordanie ont la capacité politique d’intervenir, encore faut-il pouvoir leur fournir les armements nécessaires.
57L’administration Reagan aborde le Moyen-Orient dans une problématique de guerre froide contre l’expansion soviétique. Elle tente d’imposer un improbable « consensus stratégique » entre Israël et les alliés arabes des États-Unis, ce qui débouche sur un affrontement au Congrès sur le dossier des livraisons d’armement à l’Arabie Saoudite. La Jordanie, qui refuse de se prêter aux accords de Camp David, se voit refuser par les parlementaires américains les armes qu’elle demande. Finalement, lors de la création du Central Command en 1983, Israël s’en trouve exclu contrairement à l’Égypte et à la Jordanie. C’est l’aveu que la relation militaire israélo-américaine ne peut être que bilatérale, concernant les domaines de la technologie et du renseignement, et qu’Israël ne peut prétendre dans le réel pouvoir jouer le rôle d’atout stratégique qu’est, dans une certaine mesure, l’Égypte d’Husni Mubarak qui sait récolter les dividendes de sa position géostratégique.
58Cela importe peu parce que le ciment de l’alliance américano-israélienne réside dans l’étroite identification des deux pays pour des raisons culturelles et religieuses. Les nombreux amis d’Israël affirment en permanence que l’État hébreu est bien un atout stratégique dans la guerre froide et les voix dissidentes ne sont pas entendues.
59On le voit bien dans l’invasion israélienne du Liban en 1982. Elle est présentée par le gouvernement israélien comme la volonté de détruire les alliés de l’Union soviétique dans ce pays et d’établir une hégémonie pro-occidentale dans la région. L’implication américaine avec la force multinationale jusqu’au début 1984 suit la même rhétorique.
60L’Union soviétique d’Andropov réplique en procédant à un réarmement accéléré de la Syrie. C’est le dernier acte important de la guerre froide dans cette région. Avec Gorbatchev, Moscou entame un processus graduel de désengagement tout en prétendant toujours jouer un rôle dans le règlement politique. Une satisfaction purement formelle lui sera offerte lors de la conférence de Madrid en 1991.
CONCLUSION
61Le simple fait que la question de Palestine existe antérieurement à la guerre froide et se poursuit largement au-delà relativise l’importance de cette dernière. Néanmoins la guerre froide rétablit la région comme espace de compétition politique internationale après la période d’hégémonie britannique. Les grandes puissances retrouvent les logiques d’implication et d’ingérence du xixe siècle tout en faisant de la question de la régulation l’enjeu par excellence. Une fois qu’elle s’est imposée comme acteur majeur sur le terrain, l’Union soviétique a tenté d’obtenir un concert des puissances et un règlement politique qui consoliderait sa capacité d’influence. Inversement les États-Unis ont eu comme objectif majeur d’éliminer cette influence et de rétablir l’hégémonie occidentale sur cette région du monde. Dans cette perspective, ils ont inlassablement proposé des processus de paix qui se sont toujours heurtés à la même difficulté, la faible capacité américaine d’influer sur les choix israéliens.
62Il en a été de même pour l’Union soviétique. L’aide économique et militaire aux partenaires arabes n’a pas permis d’influer sur leurs choix intérieurs. Le socialisme arabe a été essentiellement endogène et les Soviétiques n’ont toujours eu qu’une faible capacité d’influence sur les choix stratégiques de leurs partenaires arabes. Une expansion soviétique établissant des démocraties populaires satellites de l’Union soviétique a été essentiellement un fantasme occidental. Les Soviétiques n’en ont jamais eu les moyens et, par conséquent, la volonté. De même que les Américains, ils ont été les prisonniers de leurs alliances, des fournisseurs d’aides civiles et militaires sans véritables contreparties politiques.
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L’Arabie marchande
État et commerce sous les sultans rasūlides du Yémen (626-858/1229-1454)
Éric Vallet
2010
Esclaves et maîtres
Les Mamelouks des Beys de Tunis du xviie siècle aux années 1880
M’hamed Oualdi
2011
Islamisation et arabisation de l’Occident musulman médiéval (viie-xiie siècle)
Dominique Valérian (dir.)
2011
L'invention du cadi
La justice des musulmans, des juifs et des chrétiens aux premiers siècles de l'Islam
Mathieu Tillier
2017
Gouverner en Islam (xe-xve siècle)
Textes et de documents
Anne-Marie Eddé et Sylvie Denoix (dir.)
2015
Une histoire du Proche-Orient au temps présent
Études en hommage à Nadine Picaudou
Philippe Pétriat et Pierre Vermeren (dir.)
2015
Frontières de sable, frontières de papier
Histoire de territoires et de frontières, du jihad de Sokoto à la colonisation française du Niger, xixe-xxe siècles
Camille Lefebvre
2015
Géographes d’al-Andalus
De l’inventaire d’un territoire à la construction d’une mémoire
Emmanuelle Tixier Du Mesnil
2014
Les maîtres du jeu
Pouvoir et violence politique à l'aube du sultanat mamlouk circassien (784-815/1382-1412)
Clément Onimus
2019