Surveillance des espaces publics
p. 333-335
Texte intégral
84. Le rôle du muḥtasib à bagdad à l’époque seljoukide
1Traditionnellement chargé du contrôle des marchés et des professions (surveillance des poids et mesures, répression des fraudes, inspection des artisans et des commerçants), le muḥtasib*, ou « chargé de la ḥisba », jouait également un rôle dans le contrôle urbain. Officiant parallèlement au chef de la police (ṣāḥib al-shurṭa*) abbasside et au gouverneur (shiḥna*) seljoukide, il était nommé par le calife. Il s’agissait souvent d’un lettré ou d’un juriste. Son rôle, très diversifié, consistait à veiller à l’application de la Loi religieuse dans les espaces publics, mais il ne pouvait pas intervenir dans les espaces privés et familiaux. Il devait également faire appliquer des mesures d’intérêt collectif, concernant l’hygiène publique par exemple. Il était, comme le chef de la police, investi du pouvoir de punir lui-même les contrevenants à ses ordres. Bien que l’on ne connaisse pas la rémunération qui lui était attachée, des indices montrent que la charge de muḥtasib pouvait s’acheter.
2Source : Ibn al-Jawzī, Kitāb al-Muntaẓam fī ta’rīkh al-mulūk wa l-umam [Chronique bien ordonnée de l’histoire des rois et des nations], éd. par M. et M. ‘Abd al-Qādir ‘Aṭā, Beyrouth, Dār al-kutub al-‘ilmiyya, 1412/1992, 18 tomes en 17 volumes, t. 16, p. 166, 205 ; t. 17, p. 256, 264 ; t. 18, p. 159, 177 ; trad. V. Van Renterghem.
Année 467 de l’hégire/1074-1075
3[…] Fakhr al-Dawla1 ordonna au muḥtasib du Ḥarīm2 de pourchasser les femmes de mauvaises mœurs et de vendre leurs maisons. Un groupe d’entre elles subirent une promenade infamante, à dos d’âne ; elles devaient elles-mêmes proclamer publiquement [leur déshonneur]. Elles furent bannies sur la rive occidentale [de Bagdad]. On interdit aux gens d’entrer au hammam sans pagne, on supprima les pigeonniers et l’on interdit les jeux impliquant des oiseaux, afin que personne ne puisse observer les terrasses [de ses voisins]3. On interdit aux responsables des hammams de rejeter leurs eaux dans le Tigre, et on les obligea à creuser des puits afin que les eaux s’y rassemblent. Qui voulait laver du poisson ou des denrées salées devait se rendre à al-Najmī. On interdit aussi aux bateliers de transporter ensemble hommes et femmes [pour traverser le Tigre]. […]
Année 472 de l’hégire/1079-1080
4[…] Le vendredi 5 rabī‘/5 septembre 1079 : Abū Ja‘far b. al-Kharqī4, le témoin instrumentaire, fut nommé muḥtasib du Ḥarīm. La situation était très dégradée, et la fraude très répandue, à tel point que, dans les balances de certains marchands ambulants, il trouva des poids semblables à des grains de riz, faits de marbre, qui pesaient chacun deux fois et demi [le poids qu’ils auraient dû peser]. Il prit en main la situation, au point d’étendre son pouvoir sur tous : il n’employait pas de mouchards et n’acceptait aucune intercession. ‘Amīd al-Dawla5 lui avait promis qu’il en serait ainsi et le lui avait confirmé par un décret. Il maîtrisa la situation, rétablissant l’autorité ; il punit et sanctionna [les contrevenants], sans accepter d’intercession [en faveur de quiconque] ; ainsi, les affaires furent bien contrôlées et les maux furent éradiqués.
Année 524 de l’hégire/1129-1130
5[…] Le 5 muḥarram/19 décembre 1129 : Ibn al-Narsī6 fut nommé muḥtasib, et Abū ‘Abd Allāh al-Raṭabī7 fut démis, car il avait commis de nombreuses fautes. On [lui] réclama 500 dinars.
Année 525 de l’hégire/1130-1131
6[…] Le lundi 12 shawwāl/7 septembre 1131 : on convoqua Kathīr b. Shamālīq, Abū l-Ma‘ālī b. Shāfi‘8 et Abū l-Muẓaffar Ibn al-Ṣabbāgh9, qui avaient apporté leur caution juridique à un faux témoignage, contre un important pot-de-vin. […] Lorsqu’il fut établi qu’ils avaient falsifié le jugement, on les fit sortir de Bāb al-Nūbī (Porte du Nubien)10, accompagnés du grand chambellan (ḥājib al-bāb)11 et d’Ibn al-Narsī le muḥtasib. Ils furent exposés sur une estrade, et tous trois furent flagellés, au vu et au su de toute l’assistance. Puis on les reconduisit dans les appartements du grand chambellan [où ils étaient détenus].
Année 559 de l’hégire/1163-1164
7[…] Le dimanche 14 ṣafar/12 janvier 1164 : un groupe de fabricants de nattes subit une promenade infâmante ; ils avaient écrit le nom des 12 imams [chiites] sur les nattes, et furent exposés par le muḥtasib, sur ordre du vizir.
Année 563 de l’hégire/1167-1168
8[…] En sha‘bān/mai-juin 1168 : Le muḥtasib tint, à son habitude, séance à Bāb Badr12. Il prit un groupe de marchands ambulants et ordonna d’en punir un, mais le muḥtasib fut molesté à coup de briques, à tel point que l’on craignit pour sa vie. Il disparut et n’osa plus se montrer à cheval, jusqu’à ce qu’il fasse parvenir un message au grand chambellan, qui lui envoya des serviteurs pour l’escorter jusqu’à son domicile. Les marchands ambulants furent pris, châtiés et jetés en prison.
9Bibliographie : EI2, « Ḥisba » (Cl. Cahen et M. Talbi) ; C. Lange, « Changes in the office of Ḥisba under the Seljuqs », dans Ch. Lange et S. Mecit (dir.), The Seljuqs – Politics, Society and Culture, 2011, p. 157-181.
Notes de bas de page
1 Fakhr al-Dawla Ibn Jahīr (m. 1090), proche des Seljoukides et vizir des califes al-Qā’im et al-Muqtadī.
2 Quartier protégé de la rive orientale de Bagdad, entouré d’une enceinte, contenant les palais abbassides. Par extension, le terme désigne les quartiers centraux de la rive orientale de la ville.
3 Afin de préserver du regard les parties privées des maisons.
4 Mort après 1081.
5 ‘Amīd al-Dawla Abū Manṣūr Ibn Jāhir (m. 1100), vizir du calife al-Muqtadī.
6 Abū l-Barakāt ‘Abd al-Bāqī Ibn al-Narsī (m. 1150), cadi et témoin instrumentaire ; il aurait acheté les charges de muḥtasib et de juge contre une somme importante.
7 Sans doute Abū l-‘Abbās Aḥmad al-Karkhī, connu sous le nom d’Ibn al-Raṭabī, muḥtasib de 1095 à 1129.
8 Juriste hanbalite et témoin instrumentaire auprès des tribunaux de Bagdad, mort en 1148.
9 Lettré et témoin instrumentaire de Bagdad, deux fois destitué de sa fonction, mort en 1148.
10 Porte d’apparat des palais califaux.
11 Chargé de la supervision des palais, du contrôle des visiteurs et de l’exécution des sentences califales.
12 Esplanade publique située devant l’une des portes du complexe palatial abbasside, sur laquelle donnait un belvédère à partir duquel le calife pouvait assister à ce qui s’y déroulait sans être vu lui-même.
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