Villes et fondations princières
p. 307-309
Texte intégral
79. La fondation d’al-qāhira (969)
1Monument littéraire à la gloire du Caire et de l’Égypte, les Khiṭaṭ de l’historien égyptien al-Maqrīzī (m. 1442) retracent l’histoire de la ville en s’intéressant plus particulièrement aux strates successives qui ont modifié son urbanisme et sa topographie. L’auteur propose de lire, dans le paysage visible à son époque, les traces d’une histoire prestigieuse, en passe de disparaître sous l’effet de la ruine qui marque son temps. Œuvre de mémoire, ses Khiṭaṭ reconstruisent en définitive l’image d’une Égypte islamique idéale, dont al-Qāhira aurait été, dès sa fondation, le centre incontesté.
2Source : Al-Maqrīzī, Kitāb al-mawā‘ iẓ wa l-i‘ tibār bi dhikr al-khiṭaṭ wa l-athār, éd. A. F. Sayyid, Londres al-Furqān, 2002-2004, 6 vol., t. 2, p. 207-212 ; traduction de l’arabe par P. Casanova, Description historique et topographique de l’Égypte, 4e partie, Le Caire, 1920, P. 36-49, revue par É. Vallet.
Ce qui se trouvait à l’emplacement d’al-Qāhira avant sa fondation
3[…] Alors que la dynastie ikhshidide avait disparu de Miṣr1 et que la situation du pays était troublée par la continuité des famines et la longue succession des épidémies et des mortalités, la ville d’al-Qāhira fut fondée à l’arrivée des armées d’al-Mu‘izz li-Dīn Allāh Abū Tamīm Ma‘ add, Émir des croyants, par l’entremise de son esclave et secrétaire, le Qā’id Jawhar. C’est lui qui fit établir son camp et arrêter sa monture là où est aujourd’hui al-Qāhira.
4À cette époque, ce n’était qu’une étendue sablonneuse, servant de passage à ceux qui se rendaient d’al-Fusṭāṭ à ‘Ayn Shams. […] Quand Jawhar campa dans cette étendue, il n’y avait pas de constructions, sauf en quelques lieux : le jardin de l’Ikhshīd Muḥammad b. Tughj qu’on appelle aujourd’hui le jardin de Kāfūr à al-Qāhira ; un couvent de chrétiens appelé le Couvent des Ossements (Dayr al-‘Iẓām), où les chrétiens prétendaient qu’il y avait [le corps de] quelqu’un qui avait connu le Messie – que le salut soit sur lui. Aujourd’hui subsiste le puits de ce couvent. […] Entre l’emplacement d’al-Qāhira et la ville d’al-Fusṭāṭ, il y avait le long du canal une terre […] sur laquelle se trouvaient de nombreuses églises et des monastères chrétiens qui furent détruits peu à peu, jusqu’à la dernière église qui le fut sous le règne d’al-Malik al-Nāṣir Muḥammad b. Qalāwūn. Toutes les constructions aujourd’hui situées entre al-Qāhira et Miṣr sont postérieures à l’édification d’al-Qāhira, car auparavant il n’y avait rien, sauf des églises […].
La construction d’al-Qāhira et sa situation sous la dynastie fatimide
5Cela se passa ainsi. Le Qā’id Jawhar le Secrétaire était arrivé à Guizeh avec l’armée de son maître l’Imām al-Mu‘izz li-Dīn Allāh Abū Tamīm Ma‘add le mercredi 17 du mois de sha‘bān 358/5 juillet 969. Après le coucher du soleil, son armée se mit en marche et passa le pont par vagues. Jawhar, entouré de ses cavaliers, se rendit au lieu de campement que lui avait indiqué al-Mu‘izz, à l’emplacement d’al-Qāhira aujourd’hui ; il s’y établit et fixa le tracé du palais. Une fois la nuit passée, lorsque les habitants de Miṣr se réveillèrent, ils se rendirent auprès de lui pour le féliciter. Là, ils découvrirent qu’il avait déjà fait creuser les fondations du palais durant la nuit. Or, cela avait été fait selon un tracé sinueux, ce qui déplut à Jawhar lorsqu’il s’en aperçut. Mais il dit : « Cela a été creusé au cours d’une nuit bénie et à une heure fortunée. » Il le laissa ainsi et fit entrer au sein de l’ensemble le Couvent des Ossements. On dit aussi que Jawhar établit le tracé d’al-Qāhira le samedi, 6e jour avant la fin du mois de jumādā II 357/24 mai 968.
6Chaque tribu délimita sa concession (khiṭṭa), qui prit son nom. Ainsi, la tribu de Zuwayla s’établit sur la concession (ḥāra) connue sous ce nom. Un groupe des gens de Barqa délimita le quartier de Barqiyya. Les Rūm délimitèrent deux concessions : celle des Rūm, qui est connue aujourd’hui sous ce nom, et Ḥāraṭ al-Rūm al-Jawwāniyyāt près de Bāb al-Naṣr (Porte de la Victoire). En fondant al-Qāhira là où elle se trouve aujourd’hui, Jawhar voulait qu’elle devienne une forteresse placée entre les Qarmates et la ville de Miṣr, de façon à les combattre loin d’elle. Il entoura le campement, où il s’était établi avec son armée, d’un mur de briques crues. Il éleva à l’intérieur de ce mur une grande mosquée (jāmi‘) et un palais. Il en fit un lieu fortifié, à même de le protéger et d’accueillir son armée. Il fit creuser le fossé au nord pour empêcher les offensives des Qarmates en direction d’al-Qāhira et de la ville qui se trouvait en arrière.
7L’étendue d’al-Qāhira à cette époque était bien moindre que l’étendue actuelle. Il y avait des portes sur les quatre côtés. Sur le côté sud, d’où l’on se rend à la ville de Miṣr, il y avait deux portes voisines l’une de l’autre, appelées toutes les deux Bāb Zuwayla. […] Sur le côté nord d’al-Qāhira, d’où l’on se rend à ‘Ayn Shams, il y avait deux portes : l’une, Bāb al-Naṣr, était située à l’extrémité de l’esplanade qui borde l’actuelle grande mosquée d’al-Ḥākim. […] Ce qui s’étend entre cet endroit et l’actuelle Bāb al-Naṣr a été ajouté à al-Qāhira après Jawhar. L’autre porte du côté nord était Bāb al-Futūḥ (Porte des Conquêtes). Sa voûte subsiste encore de notre temps ainsi que son pilier gauche. […]
8À l’intérieur du mur d’al-Qāhira se trouvaient deux palais et une grande mosquée. L’un des deux palais était appelé le Grand Palais oriental. C’était la résidence du calife et l’endroit où était logé son harem. Il y tenait ses audiences devant les soldats et les dignitaires de l’État. Ce palais comprenait aussi les bureaux (dīwān*), le Trésor public, les magasins d’armes, etc. Après que Jawhar en eut établi les fondements, al-Mu‘izz y fit des agrandissements, ainsi que les califes, ses successeurs. L’autre palais, situé en face du premier et appelé le Palais occidental, donnait sur le jardin de Kāfūr. Le calife s’y rendait, au temps de la crue du Nil, pour se divertir à la vue du canal (khalīj) et de ce qui se trouvait à l’ouest du canal : l’étang connu sous le nom de Ventre de la Vache, le jardin nommé La Bagdadienne et tous les autres jardins avoisinant la terre d’al-Lūq et le verger d’al-Zuhrī. […] Entre ce Palais occidental et le Grand Palais oriental s’étendait une esplanade spacieuse où pouvaient se tenir dix mille soldats, tant cavaliers que piétons : on l’appelait Entre-les-Deux-Palais (Bayn al-Qaṣrayn). […] Telle était la physionomie d’al-Qāhira sous la dynastie fatimide. Ces diverses constructions avaient été créées petit à petit, et al-Qāhira ne cessa d’être la résidence du califat, le siège de la royauté et une fortification pour les combats, où ne logeaient que le calife, ses armées et ceux à qui il faisait la faveur de les rapprocher de lui.
9Quant à l’extérieur d’al-Qāhira, des quatre côtés, je vais dire ce qu’il en était sous la dynastie fatimide. […]
10Al-Maqrīzī décrit les différents quartiers qui se sont développés au sud d’al-Qāhira. Sur le bord occidental d’al-Qāhira coulait le grand canal depuis Bāb al-Qanṭara (Porte du Pont) jusqu’à al-Maqs : il était bordé des jardins à l’ouest desquels était le Nil. […] Des portes d’al-Qāhira jusqu’au Canal, il y avait une étendue dépourvue de constructions. Seuls des pavillons avaient vue sur les jardins à l’ouest du canal, derrière lesquels était le Nil. La population se rendait entre les pavillons et le canal pour se divertir. Il se réunissait là une foule innombrable de désœuvrés et de badauds. À raconter tout ce qui s’offrait à eux d’amusements et de divertissements, le papier ne suffirait pas. […]
11Quant au côté nord d’al-Qāhira, il se divisait en deux sections : l’une au dehors de Bāb al-Futūḥ, l’autre au dehors de Bāb al-Naṣr. Hors de la première porte, il y avait un des pavillons du calife et, en face, deux grands jardins. […] Hors de Bāb al-Naṣr était l’Esplanade de la Fête (Muṣallā al-‘Īd). […]
12Le côté oriental d’al-Qāhira entre le mur et la montagne était une plaine. Plus tard, al-Ḥākim bi-Amr Allāh ordonna de jeter les décombres d’al-Qāhira derrière les murs afin d’empêcher que les torrents ne pénètrent dans la ville. […] Ce côté resta vide de constructions jusqu’à la disparition de la dynastie fatimide.
13Gloire à Celui qui dure après l’anéantissement de sa créature !
14Bibliographie : S. Denoix, « Les premiers siècles arabes. De la Conquête aux califes fatimides chiites (641– 1171) », dans A. Raymond (dir.), Le Caire, Paris, Citadelles-Mazenod, 2000, p. 57-145 ; S. Denoix, Décrire Le Caire. Fusṭāṭ-Miṣr d’après Ibn Duqmāq et Maqrīzī, Le Caire, Ifao, 1992 ; H. Halm, Die Kalifen von Kairo. Die Fatimiden in Ägypten, 973-1074, Munich, C. H. Beck, 2003 ; A. Raymond, Le Caire, Paris, Fayard, 1993 ; A. F. Sayyid, La capitale de l’Égypte jusqu’à l’époque fatimide. Al-Qahira et Fusṭāṭ. Essai de reconstitution topographique, Beyrouth/Stuttgart, Orient-Institut/Franz Steiner, 1998.
Notes de bas de page
1 Terme utilisé pour désigner à la fois l’Égypte et sa capitale arabe, Fusṭāṭ.
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