Les relations idéales
p. 239-243
Texte intégral
61. Comment sermonner un souverain
1Ibn al-Jawzī (m. 1201) n’est pas seulement l’auteur d’une grande histoire universelle intitulée al-Muntaẓam [Chronique bien ordonnée] dont l’importance pour l’histoire de l’Irak est bien connue. Il rédigea aussi de très nombreux autres ouvrages dont un traité intitulé Sayd al-khātir [La pensée vigile] dans lequel il livre une réflexion sur des questions diverses, aussi bien sociales que politiques, philosophiques ou éthiques. Lui-même grand sermonnaire et proche du pouvoir, ses observations sur l’art de bien sermonner un souverain n’en ont que plus de saveur. On y retrouve - parfois en creux - une conception du bon gouvernement, longuement développée ailleurs dans les Miroirs des princes qui prêchaient aux souverains la justice, la nécessité de s’entourer de conseils éclairés, le souci du bien des sujets et l’exemplarité des bons souverains qui les avaient précédés. On y relève aussi les liens étroits et parfois ambigus qui unissaient le pouvoir aux milieux religieux. Les oulémas détenaient le savoir et se devaient de conseiller le souverain, tout en étant parfois exposés à sa colère. Ibn al-Jawzī en fit lui-même l’amère expérience puisque, après avoir côtoyé les plus hautes sphères du pouvoir, il fut arrêté et exilé durant cinq ans, sous le règne du calife al-Nāṣir li-Dīn Allāh (1180-1225) ce qui explique peut-être l’amertume qui pointe au travers de ces lignes, même s’il est difficile de ne pas sourire, à la lecture de ces lamentations, sur le thème récurrent de la décadence et de la nostalgie des temps anciens.
2Source : Ibn al-Jawzī, Sayd al-khātir, trad. D. Reig, La pensée vigile, Paris, Sindbad, 1986, p. 283-285.
3Quand on adresse un sermon au souverain il faut faire preuve d’une grande habileté et éviter surtout de lui déclarer en face qu’il est un tyran.
4En effet, les princes ont l’usage exclusif de la force et de la contrainte ; leur adresser un sermon qui pourrait être interprété comme une réprimande, c’est les humilier et ils ne le supportent pas. Le sermonnaire doit donc mêler à son sermon des allusions à la noblesse de la souveraineté, il doit montrer que la récompense s’obtient en ménageant les sujets, et rappeler la conduite des souverains justes qui les ont précédés.
5Mais, auparavant, il observera bien le cas de celui auquel il va s’adresser : s’il constate qu’il a une belle conduite ainsi qu’il arrivait à al-Manṣūr b. ‘Ammār1 et d’autres qui, quand ils exhortaient Hārūn al-Rashīd, le faisaient pleurer, s’il voit que le souverain n’a que le bien pour but, il pourra aller loin dans son exhortation et ses recommandations. Mais s’il constate qu’il est injuste, qu’il ne fait pas cas de ce qui est bon et que l’ignorance le domine, il devra tout faire pour ne pas le rencontrer, pour éviter de s’adresser à lui, car il mettrait sa vie en danger ou bien il se ferait son complice en chantant ses louanges. Mais s’il y était contraint, il devrait procéder par allusion.
6Certains souverains devenaient plus doux, quand on les exhortait, et supportaient les sermonnaires au point qu’al-Manṣūr pouvait déclarer brutalement : « Vous êtes un tyran » et le calife l’acceptait.
7Mais les temps ont changé et la plupart de ceux qui détiennent le pouvoir se sont corrompus. Les savants les flattent et celui qui ne le fait pas ne voit pas ses conseils de justice accueillis favorablement, alors il se tait.
8Les fonctions d’autorité étaient recherchées autrefois uniquement par des hommes que la science avait formés et que l’expérience avait mûris. Désormais, la plupart des hommes au pouvoir rivalisent d’ignorance. Le pouvoir appartient à ceux qui n’en sont pas dignes. De cette sorte de gens, il convient de se méfier et de se tenir éloigné.
9Le sermonnaire qui subit l’épreuve de s’adresser à eux doit le faire avec une extrême précaution sans se laisser abuser quand ils déclarent qu’ils accepteront tout ce qu’il dira car s’il prononce un mot qui les contrarie, leur colère se soulève.
10De même l’homme qui s’adresse au sultan devra éviter de décrier devant lui les gens qui exercent une autorité ; le sermonnaire serait en bute à leurs entreprises de destruction car ils craindront que le souverain n’examine leur situation de trop près et que leurs affaires ne se gâtent.
11Il vaut mieux, à l’époque actuelle, se tenir à l’écart de ces hommes, il est plus sage d’éviter de les exhorter. Si l’on y est obligé, il faudra le faire avec de très grands ménagements et adresser son sermon au peuple qui, lui, écoute et n’est en rien inquiété.
12Bibliographie : L. G. Jones, The Power of Oratory in the Medieval Muslim World, Cambridge, Cambridge University Press, 2012 ; J. Pedersen, « The Islamic preacher, wā‘iẓ, mudhakkir, qāṣṣ », dans Ignaz Goldziher Memorial Volume, Budapest, 1948, 2 vol., t. 1, p. 226-251 ; M. L. Swartz, « The Rules of the Popular Preaching in Twelfth-Century Baghdad, According to Ibn al-Jawzî », dans G. Makdisi, D. Sourdel, J. Sourdel-Thomine (éd.), Prédication et propagande au Moyen Âge. Islam, Byzance, Occident, Paris, Puf, 1983, p. 223-239.
62. Le sultan et le saint : la rencontre de Muḥammad I, émir de Grenade, et du maître soufi d’Almeria (1255)
13Si l’alliance avec les oulémas malikites est un élément bien connu de la stratégie de légitimation de la dynastie nasride, on a moins souligné le rôle déterminant des milieux soufis dans l’établissement de l’émirat. Dans cette perspective, des études récentes ont attiré l’attention sur la figure d’un maître spirituel (shaykh*), originaire de la petite localité de Ohanes (Almeria), Abū Marwān ‘Abd al-Malik al-Yuḥānisī (m. 1269), dont la vie nous est connue essentiellement par le récit hagiographique que lui a consacré son disciple marocain Aḥmad al-Qashtālī (m. ap. 1271). Il semble avoir contribué, de façon décisive, à la reconnaissance de Muḥammad I (1237-1273) dans les milieux populaires urbains, désorientés par l’instabilité politique qui accompagna la dislocation de l’empire almohade au milieu du xiiie siècle, assurant ainsi son succès face à son principal rival, Ibn Hūd de Murcie.
14Cet extrait, où est racontée la première rencontre entre le sultan et le « saint » (walī*), permet d’aborder la manière dont le pouvoir nasride, à l’heure de l’écrasante supériorité politique et militaire chrétienne, a cherché à établir des contacts avec les milieux soufis pour consolider son autorité. À la différence des Mamlouks, leurs contemporains, qui purent s’appuyer directement sur des confréries soufies bien structurées, les Nasrides tentèrent d’approcher et de tisser des liens avec une forme de soufisme encore peu institutionnalisée, en raison de la méfiance des oulémas andalous à l’égard de ces formes de vie religieuse.
15Source : Aḥmad al-Qashtālī, Tuḥfat al-mughtarib bi-bilād al-Maghrib li-man lahu min al-ikhwān fī karāmāt al-shaykh Abī Marwān [Présent de celui qui s’exile dans le pays du Maghreb pour celui qui a des frères spirituels, sur les prodiges du maître Abū Marwān], éd. par F. de la Granja, Madrid, 1974, p. 68-69 et trad. espagnole B. Boloix Gallardo, Prodigios del maestro sufí Abū Marwān al-Yuḥānisī de Almería, Madrid, 2010, p. 147-149 ; trad. française Y. Dejugnat.
16À propos des révélations [du shaykh Abū Marwān] et de la manière dont il consola les rois de leurs préoccupations. Il est le guide compréhensif pour les serviteurs et les esclaves.
17Il arriva que le maître d’al-Andalus, l’émir des musulmans (amīr al-muslimīn) Abū ‘Abd Allāh Muḥammad b. Yūsuf b. Naṣr2, vint à Guadix et se logea à l’extérieur de la ville. Il voulait avoir un entretien avec le shaykh [Abū Marwān] – que Dieu leur accorde Sa miséricorde –, alors qu’il n’y avait eu, avant [cette occasion], ni contact ni rencontre entre les deux hommes. Je pense que cela arriva vers l’année 653/1255-1256.
18Le sultan [Abū ‘Abd Allāh Muḥammad] demanda à ses vizirs :
19— Qui vous paraît être la personne la plus amène pour s’entretenir avec cet homme ?
20Ils répondirent :
21— Le secrétaire Muḥammad Ibn al-Sukkān.
22[Les vizirs] se dirigèrent alors vers lui pour lui demander de se préparer à voir le sultan à l’extérieur de la ville. [Ensuite, Ibn al-Sukkān] partit [pour rencontrer le shaykh Abū Marwān] et lui rappela l’histoire [de l’émir nasride].
23Mais le shaykh refusa [d’y aller] et lui dit :
24— Pourquoi m’invites-tu à aller voir [le sultan] ?
25[Ibn] al-Sukkān l’exhorta à le faire, en lui rappelant ce que disent les hadiths et le Coran à propos de l’obéissance [que l’on doit] au sultan, puisqu’il constitue un bienfait pour le bon ordre de la communauté des croyants (umma*) et protège les musulmans contre les adversités. [Cependant], le shaykh refusa de partir, manifestant son refus de tout contact [avec le sultan] et demeurant imperméable [aux sollicitations du messager].
26Quand Ibn al-Sukkān vit que le shaykh refusait de dire « oui » et continuait à être réticent à suivre ses injonctions, il jura par trois fois qu’il divorcerait de son épouse, fille de son oncle maternel, s’il n’atteignait pas son objectif.
27[Finalement, le shaykh] se dirigea avec [Ibn al-Sukkān] vers le campement et le sultan le reçut, le comblant de faveurs et d’honneurs [en le convoquant] dans sa tente privée. [Le sultan nasride] lui expliqua alors qu’une des conditions que lui avait imposées le roi de Castille3 était de réaliser un voyage annuel à l’endroit où se trouverait le [roi castillan], qu’il soit en terres chrétiennes ou musulmanes4. Le roi de Castille et le roi d’Aragon et comte de Barcelone5 étaient [à cette époque] en conflit et prétendaient s’affronter avec leurs armées respectives, chacun pouvant gagner ou perdre6.
28Le sultan avait alors reçu une missive de la part des chrétiens [castillans] lui ordonnant de choisir parmi les musulmans les meilleurs et les plus vaillants combattants pour qu’ils entrent dans les terres de Barcelone afin de faire des captifs et de semer le désordre, jusqu’à ce que les [Barcelonais] soient contraints de lancer des cris de détresse au roi. Cette demande fut très dure pour Ibn Naṣr ; c’est pourquoi il la refusa et tenta de substituer audit voyage le paiement de deux cent mille dinars d’argent. Mais le [roi] chrétien n’accepta pas [l’échange, donnant à choisir au sultan] entre payer cinq cent mille dinars ou envoyer sans délai les renforts à Barcelone. Ibn Naṣr demeura ainsi affligé et dans une situation d’insécurité, terrorisé par ce qui lui avait été demandé. Il se dirigea vers le shaykh Abū Marwān et lui dit :
29— « J’espère [que je suis] dans tes pensées, car je ne me risquerai pas à affronter cette situation sans tes prières et d’autres comme les tiennes. Certes, il y eut des conflits et des adversités durant mon gouvernement ; mais, je n’avais pas vu, jusqu’alors, de situation aussi grave que celle-ci. En effet, voici l’armée des musulmans dans son ensemble et s’il lui arrivait quelque chose, je ne voudrais pas [qu’elle me laisse] derrière elle. »
30Les larmes commencèrent à couler dans les yeux du sultan, terrorisé par la précarité de son armée face à la supériorité des troupes chrétiennes. Le shaykh pria pour lui et lui promit qu’ils seraient saufs et protégés, après quoi il ordonna [au sultan] de s’établir dans le point le plus retiré de son pays et d’y rester, car de ce lieu, il pourrait revenir sain et sauf. [Le sultan] prit congé du [shaykh] et se mit en route pour Vera7, dans les confins de ses domaines, où il demeura [jusqu’à ce que] s’y rassemble la quasi intégralité de ses troupes.
31Au moment du départ, [le sultan] avait écrit au roi [de Castille] pour lui dire que, s’il exigeait qu’il fasse le voyage, il se dirigerait là où celui-ci le lui ordonnerait. Le [roi] chrétien [castillan] envoya la lettre [du sultan] au [souverain] de Barcelone pour se montrer encore plus dur avec lui. L’envoi de cette missive fut la cause de leur réconciliation. [Finalement], le [roi] chrétien [castillan] s’adressa au sultan [nasride] pour lui dire de revenir dans son pays, ce qu’il put faire sans dommage, avec l’ensemble de ses hommes.
32Ce prodige [du shaykh] fut la cause de la réconciliation des deux [souverains], et empêcha que la situation n’empire, [parvenant] à l’accord pour les besoins des musulmans. Que Dieu profite à tous dans leurs objectifs, leur accorde Sa miséricorde ainsi qu’à nous, après eux. Il est le Clément, le Miséricordieux, le Généreux.
33Bibliographie : B. Boloix Gallardo, De la Taifa de Arjona al Reino nazarí de Granada (1232-1246). En torno a los orígenes de un Estado y de una dinastía, Jaén, 2006 ; M. Fierro, « Opposition to Sufism in al-Andalus », dans F. de Jong et B. Radtke (éd.), Islamic Mysticism contested. Thirteen Centuries of Controversies and Polemics, Leyde, Brill, 1999, p. 174-206 ; M. Marín, « Inqibaḍ ‘an al-sulṭān : ‘ulamā’ and political power in al-Andalus », dans M. Marín et M. García Arenal, Saber religioso y poder político en el Islam (Actas del Simposio Internacional, Grenade, 15-18 octobre 1991), Madrid, Agencia Española de Cooperación Internacional, 1994, p. 127-139.
Notes de bas de page
1 Célèbre sermonnaire bagdadien du ixe siècle (m. 839-840).
2 Il s’agit de Muḥammad I, le fondateur et le premier émir de la dynastie nasride, qui gouverna le royaume de Grenade de 1237 à 1273.
3 Alphonse X le Sage (1252-1284).
4 En 1246, Muḥammad I avait signé avec le roi Ferdinand III (1217-1252), le traité de Jaén, par lequel il devenait le vassal du roi de Castille. L’émir nasride cédait la place forte de Jaén à la Castille, devait l’aide militaire (auxilium), requise dans cet épisode, et conseil (consilium) et s’engageait à assister aux Cortes castillanes. Enfin, il devait payer annuellement un tribut (paria) de 150 000 maravedis.
5 Il s’agit du roi d’Aragon et comte de Barcelone, Jacques Ier le Conquérant (1213-1276).
6 Référence à des incidents frontaliers survenus entre les couronnes de Castille et d’Aragon, qui furent résolus pacifiquement, un an plus tard, à Soria en 1256.
7 Localité située dans l’actuelle province d’Almeria.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’Arabie marchande
État et commerce sous les sultans rasūlides du Yémen (626-858/1229-1454)
Éric Vallet
2010
Esclaves et maîtres
Les Mamelouks des Beys de Tunis du xviie siècle aux années 1880
M’hamed Oualdi
2011
Islamisation et arabisation de l’Occident musulman médiéval (viie-xiie siècle)
Dominique Valérian (dir.)
2011
L'invention du cadi
La justice des musulmans, des juifs et des chrétiens aux premiers siècles de l'Islam
Mathieu Tillier
2017
Gouverner en Islam (xe-xve siècle)
Textes et de documents
Anne-Marie Eddé et Sylvie Denoix (dir.)
2015
Une histoire du Proche-Orient au temps présent
Études en hommage à Nadine Picaudou
Philippe Pétriat et Pierre Vermeren (dir.)
2015
Frontières de sable, frontières de papier
Histoire de territoires et de frontières, du jihad de Sokoto à la colonisation française du Niger, xixe-xxe siècles
Camille Lefebvre
2015
Géographes d’al-Andalus
De l’inventaire d’un territoire à la construction d’une mémoire
Emmanuelle Tixier Du Mesnil
2014
Les maîtres du jeu
Pouvoir et violence politique à l'aube du sultanat mamlouk circassien (784-815/1382-1412)
Clément Onimus
2019