Gouvernements régionaux, querelles dynastiques
p. 207-224
Texte intégral
1L’articulation des pouvoirs régionaux et leurs relations avec le pouvoir central est un problème récurrent au sein des empires et le Dār al-Islām n’y a pas échappé. On a longtemps envisagé l’affirmation de pouvoirs régionaux comme le résultat d’un affaiblissement de l’autorité centrale, même si des lectures plus positives du phénomène ont été proposées récemment, notamment en soulignant le polycentrisme inhérent à toute construction impériale. Loin de se détourner systématiquement de l’autorité centrale, les capitales régionales apparaissent souvent comme des relais de la construction de l’État impérial et, plus largement, comme le cadre d’innovations qui s’en inspirent, même si, parfois, en définitive, elles peuvent l’amener à s’en éloigner.
2L’exemple fatimide est bien documenté et permet d’assister à la construction d’un État impérial qui comprend logiquement, dès l’origine, une série de délégations régionales, alors même que le califat fatimide a souvent été décrit comme très centralisé. On voit ici clairement que la centralité de l’imam*, considéré comme un être exceptionnel en raison de son rôle dans l’interprétation de la Loi, n’exclut pas la délégation d’autorité. Ainsi en Sicile, où l’instauration de l’ordre fatimide n’alla pas de soi, puisqu’à une première rébellion matée, en 916, succédèrent des troubles à répétition, la population (c’est-à-dire avant tout les élites de la capitale, Palerme) rejetant l’autorité des gouverneurs successifs. En 948, un représentant des Banū Kalbī, un groupe proche des Fatimides depuis l’origine, y fut envoyé et donna naissance à une dynastie qui se maintint au pouvoir jusqu’à peu avant la conquête de l’île par les Hauteville au milieu du xie siècle.
3Le transfert du califat en Égypte, en 973, soulève la même question pour le berceau du califat lui-même, l’Ifrīqiya. Les Banū Ḥamdūn, un lignage revendiquant une origine arabe, fidèle de toujours et très proche de l’imam, fondateur de M’sila, et en rivalité avec les Zirides, des Berbères Sanhāja qui s’affirment dans la même région, vont être écartés au profit de ces derniers. Si l’on peut douter de la véracité des propos rapportés par al-Maqrīzī, ils ont l’intérêt de dessiner, en positif et en négatif, l’image de la délégation idéale. De manière générale, les Fatimides multiplient alors les délégations, notamment au niveau de l’espace libyen.
4La polarisation forte de l’État ne semble donc pas dépendre, du moins aux yeux des Fatimides, d’une centralisation telle que nous la concevons au vu d’expériences politiques contemporaines.
a. Nomination du gouverneur kalbide de Sicile par le calife al-Manṣūr (946-953)
5Source : Ibn al-Athīr, al-Kāmil fī l-ta’rīkh, éd. C. J. Tornberg, Leyde, 1862, réimpression Beyrouth, Dār Ṣādir, 1965-1967, 13 vol., t. 8, p. 471 ; trad. A. Nef.
Année 336/23 juillet 947-10 juillet 948 : le gouvernement d’al-Ḥasan b. ‘Alī en Sicile
6Cette année-là, al-Manṣūr désigna pour gouverner la Sicile al-Ḥasan b. ‘Alī b. Abī l-Hasan al-Kalbī qui jouissait d’une haute position auprès d’al-Manṣūr et qui s’était grandement illustré lors de la lutte contre Abū Yazīd1. Sa désignation fut motivée par le mépris croissant des infidèles (kuffār) pour les musulmans en Sicile sous ‘Aṭṭāf2 et par la faiblesse et l’incapacité de ce dernier. Les infidèles refusaient ainsi de verser le montant décidé lors de la trêve. Les Banū Ṭabarī3, qui faisaient partie, à Palerme (Ṣiqiliyya) des élites de la société et comptaient de nombreux partisans, assaillirent ‘Aṭṭāf, avec l’aide de la population de la ville, le jour de la rupture du jeûne de l’année 335/25 avril 947 et tuèrent un groupe de ses hommes. ‘Aṭṭāf lui-même se sauva et se réfugia dans le château4, tandis que [les rebelles] s’emparaient de ses étendards et de ses tambours, avant de regagner leurs maisons. Abū ‘Aṭṭāf (sic) envoya alors un messager à al-Manṣūr pour l’informer de la situation et lui demander des renforts. Mais, quand al-Manṣūr fut mis au courant, il désigna comme wālī* al-Ḥasan b. ‘Alī auquel il ordonna de partir [immédiatement].
b. Nomination, en 972, du gouverneur ziride d’Ifrīqiya par le calife al-Mu‘izz (953-975)
7Source : al-Maqrīzī, Itti‘āẓ al-ḥunafā’bi-akhbār al-a’imma al-Fāṭimiyyīn al-khulafā’, Le Caire, 1948, p. 142-143 ; trad. H. R. Idris, La Berbérie orientale sous les Zirides (xe-xiie siècles), Paris, Adrien-Maisonneuve, 1962, p. 42-43.
8Lorsque [al-Mu‘izz] décida de se rendre en Égypte, il se demanda qui il allait prendre comme lieutenant au Maghreb ; son choix se porta sur l’émir Abū Aḥmad Ja‘far b. ‘Alī [b. Ḥamdūn al-Andalusī]. Il le convoqua et lui dit sa volonté de lui confier sa lieutenance au Maghreb. Mais, au lieu d’accepter d’emblée et avec empressement, Ja‘far b. ‘Alī posa ses conditions : « Tu laisseras à mes côtés l’un de tes fils ou de tes frères qui résidera au palais, tandis que je gouvernerai. Tu ne me demanderas aucun compte des finances, attendu que les impôts que je lèverai seront au prorata de mes dépenses. Lorsque j’aurai pris une décision, je l’exécuterai sans attendre ton assentiment vu la distance qui sépare l’Égypte du Maghreb. C’est moi qui nommerai les cadis, les percepteurs du kharāj* et autres [fonctionnaires]. » Al-Mu‘izz entra en courroux et lui dit : « Ja‘far ! Tu prétends me destituer de ma royauté, t’associer à moi dans l’exercice du pouvoir, disposer à ta guise et sans me consulter des gouvernorats et des finances. Va-t’en, tu as manqué l’occasion qui t’était offerte et tu as commis une erreur de jugement ! » Ja‘far se retira.
9Ensuite al-Mu‘izz convoqua Yūsuf b. Zīrī al-Ṣanhājī et lui dit : « Prépare-toi à assumer la lieutenance du Maghreb ! » [Le Ziride] trouvant l’offre exorbitante répondit : « Ô notre maître ! Si toi et tes pères, imams issus de l’Envoyé d’Allāh – qu’Allāh le bénisse et le sauve – n’avez pas été heureux au Maghreb, comment l’y serai-je, moi qui ne suis qu’un Sahanjien, un Berbère ! Notre maître, vous me tuez sans sabre ni lance ! » [Le calife] insista tant et si bien que [Buluggīn] finit par répondre : « Ô notre maître, [j’accepte, mais] à condition que tu désignes à ta guise les cadis et les percepteurs du kharāj que tu choisiras, et remettes les « renseignements » à quelqu’un en qui tu auras confiance. Tu m’adjoindras à eux, et, obtempérant à leurs ordres, je punirai comme il faut tout réfractaire à leur autorité. Eux seuls exerceront le pouvoir et je ne serai que leur serviteur ! » Al-Mu‘izz fut satisfait de ses propos et le remercia. Quand Buluggīn se fut retiré, le grandoncle paternel d’al-Mu‘izz, Abū Ṭālib Aḥmad, fils du Mahdī ‘Ubayd Allāh, fit remarquer : « Ô notre maître, et tu ajoutes foi aux paroles et aux promesses de Yūsuf ? – Notre oncle, répondit al-Mu‘izz, quelle différence entre le discours de Yūsuf et celui de Ja‘far ! Sache, mon oncle, que le pouvoir réclamé par Ja‘far, dès le début, est bien le même que Yūsuf finira par obtenir, car avec le temps, il deviendra indépendant, mais, au départ, cette attitude est plus convenable et plus élégante aux yeux des hommes de bon sens et [un souverain] qui quitte ses États ne saurait faire mieux. »
c. Le départ d’al-Mu‘izz pour l’Égypte
10Source : Ibn al-Athīr, al-Kāmil fī l-ta’rīkh [Histoire universelle], éd. C. J. Tornberg, Leyde, 1862, réimpression Beyrouth, 1965-1967, 13 vol., t. 8, p. 620 ; trad. A. Nef.
Année 361/24 octobre 971-11 octobre 972. Le départ de l’Alide al-Mu‘izz li-Dīn Allāh d’Occident vers l’Égypte
11[…] Al-Mu‘izz désigna comme gouverneur de l’Ifrīqiya Yūsuf Buluggīn Ibn Zīrī b. Manād al-Ṣanhājī al-Ḥimyarī, mais il ne lui confia ni la juridiction de l’île de Sicile, ni celle de la ville de Tripoli d’Occident, ni celle d’Ajdābiya, ni celle de Surt. Il désigna en Sicile Ḥasan b. ‘Alī Ibn Abī l-Ḥusayn, comme nous l’avons dit, et préposa à Tripoli ‘Abd Allāh b. Yakhlaf al-Kutāmī, qui occupait une haute position auprès de lui.
12Bibliographie : M. Canard, « Une famille de partisans, puis adversaires des Fatimides en Afrique du Nord », dans Mélanges d’histoire et d’archéologie de l’Occident musulman, II, Hommage à Georges Marçais, Alger, Imprimerie officielle, 1957, p. 33-49 ; F. Dachraoui, Le califat fatimide au Maghreb 296-362/909-973, Tunis, 1981 ; H. R. Idris, La Berbérie orientale sous les Zirides (xe-xiie siècles), Paris, Adrien-Maisonneuve, 1962 ; S. Jiwa, Towards a Shi‘ i Mediterranean Empire : Fatimid Egypt and the Founding of Cairo. The Reign of Imam-Caliph al-Mu‘izz, from al-Maqrīzī’s Itti‘ āẓ al-ḥunafā’bi-akhbār al-a’imma al-Fāṭimiyyīn al-khulafā’, Londres/New York, I. B. Tauris, 2009 ; A. Nef, « Islamic Palermo and the dār al-islām : Politics, Society and the Economy (from the Mid-9th to the Mid-11th Century) », dans A. Nef (dir.), A Companion to Medieval Palermo, Leyde, Brill, 2013, p. 39-59 ; A. Nef et M. Tillier (dir.), Les voies de l’innovation dans un Empire de l’Islam polycentrique, Annales islamologiques, 45, 2011 (spécialement p. 1-20).
52. La politique anti-chiite des premiers Seljoukides à Bagdad
13Si les émirs bouyides professaient un chiisme discret qui ne se traduisit pas par des mesures anti-sunnites, les souverains seljoukides, eux, se présentaient en champions du sunnisme, caractéristique reprise par leurs biographes au point de devenir un facteur d’explication systématique de l’ensemble de leur politique, y compris dans l’historiographie récente. Bien qu’ils aient pris des mesures anti-chiites et mené une guerre sans merci contre les ismaïliens d’Alamut, leurs ennemis politiques les plus acharnés, les Seljoukides ne se livrèrent pas pour autant à une véritable persécution des chiites ; leur personnel politique comptait d’ailleurs quelques duodécimains. En Irak, les principales mesures contre les populations chiites datent du début du règne du sultan Ṭughril Beg et consistaient essentiellement dans l’affirmation de la supériorité symbolique du sunnisme. À Bagdad, elles furent suivies d’actions populaires, soutenues par le vizir abbasside, appelé ra’īs al-ru’asā’(le grand chef) et approuvées (ou tolérées) de loin par le sultan. Elles entraînèrent l’exil de la principale autorité religieuse chiite de l’époque, Abū Ja‘far al-Ṭūsī (m. 1067), dernier penseur duodécimain d’importance à avoir longuement résidé à Bagdad. Les chiites bagdadiens durent attendre le règne du calife al-Nāṣir (1180-1225) pour jouir à nouveau de la bienveillance d’un souverain.
14Source : Ibn al-Jawzī, Kitāb al-Muntaẓam fī ta’rīkh al-mulūk wa l-umam [Chronique bien ordonnée de l’histoire des rois et des nations], éd. par M. et M. ‘Abd al-Qādir ‘Aṭā, Beyrouth, Dār al-kutub al-‘ilmiyya, 1992, 18 tomes en 17 volumes, t. 16, p. 7-8, 16 ; trad. V. Van Renterghem.
Année 448/1056-1057
15[…] Cette année-là, au mausolée (mashhad) qui se trouve dans le cimetière des Quraychites5 [à Bagdad], ainsi que dans l’ancien mausolée et dans les oratoires (masjid-s*) du Karkh6, l’appel à la prière fut fait en utilisant la formule [sunnite] « la prière vaut mieux que le sommeil », et la formule qu’ils [les chiites] utilisaient auparavant, « venez à la meilleure des œuvres », fut supprimée. On arracha tous les panneaux qui, devant les portes des maisons et des ruelles, proclamaient « Muḥammad et ‘Alī sont les meilleurs des hommes7. » Un groupe de sunnites venus de Bāb al-Baṣra8 pénétra dans le Karkh, et ils récitèrent des poèmes à la gloire des Compagnons du Prophète9. Le ra’īs al-ru’asā’10ordonna à Ibn al-Nasawī11 d’exécuter Abū ‘Abd Allāh Ibn al-Jallāb, shaykh des marchands d’étoffes de Bāb al-Ṭāq12, lorsqu’il devint manifeste qu’il professait un chiisme extrême. Il fut mis à mort et crucifié devant sa boutique. Abū Ja‘far al-Ṭūsī13 s’enfuit [de Bagdad], et son domicile fut pillé.
Année 449/1057-1058
16[…] Au mois de ṣafar de cette année/avril 1057, la maison d’Abū Ja‘far al-Ṭūsī, théologien chiite du Karkh, fut saisie. On confisqua les cahiers qu’on y trouva, ainsi que la chaire du haut de laquelle il enseignait, et tout cela fut publiquement exposé au Karkh, ainsi que deux drapeaux blancs que les pèlerins venus du Karkh avaient jadis coutume d’emporter avec eux lorsqu’ils faisaient le pèlerinage à Kūfa, et le tout fut brûlé.
17Source : Sibṭ Ibn al-Jawzī, Mir’āt al-zamān [Miroir du temps], éd. Ali Sevim, « Mir’âtü’z-Zamân Fî Tarihi’l-Âyan (Kayıp Uyûnü’t-Tevârîh’ten Naklen Selçuklularla İlgili Bölümler) Sibt İbnü’l-Cevzî », Belgeler XIV/18 (1989-1992) (Türk Tarih Kurumu Basımevi, Ankara), p. 39 ; trad. V. Van Renterghem.
Année 449/1057-1058
18[…] Au mois de ṣafar de cette année/avril 1057 : la maison d’Abū Ja‘far al-Ṭūsī, juriste chiite du Karkh, fut saisie. On y confisqua des écrits et d’autres choses, la chaire du haut de laquelle il enseignait, ainsi que deux drapeaux blancs que les pèlerins venus du Karkh avaient jadis coutume d’emporter avec eux lorsqu’ils faisaient le pèlerinage aux deux sanctuaires14, et le tout fut brûlé dans les marchés du Karkh. À Bagdad se trouvaient deux fauteurs de troubles du nom d’al-Zuhayrī et Ibn al-Badan ; ce jour-là, ils se répandirent en insultes contre les habitants du Karkh et dirent : « Vous êtes les ennemis du calife ; vous n’avez rien fait ni rien dit contre Ibn Fasānjus15 lorsqu’on lui a fait subir une promenade infamante dans votre quartier. » Le ra’īs al-ru’asā’se laissa aller à dire du mal des chiites, menaçant de les tuer et de les crucifier.
19Bibliographie : V. Van Renterghem, « Controlling and Developing Baghdad : Caliphs, Sultans and the Balance of Power in the Abbasid Capital (Mid-5th/11th to Late 6th/12th Centuries) », dans Ch. Lange et S. Mecit (dir.), The Seljuqs – Politics, Society and Culture, 2011, p. 117-138.
53. La Mekke entre Fatimides et Abbassides (1063-1093)
20Alors que La Mekke était passée dans le dernier quart du xe siècle sous le contrôle des Fatimides du Caire, cette hégémonie égyptienne fut contestée dans le dernier quart du xie siècle par les maîtres seljoukides de l’Irak, au nom des califes abbassides de Bagdad. Le premier récit suivi, même s’il reste partiel, de cet affrontement a été composé par al-Fāsī (m. 1429), important dignitaire religieux de La Mekke, en compilant et rassemblant les mentions qu’il avait trouvées sur le pèlerinage dans diverses chroniques plus anciennes. Au-delà de l’affrontement entre les grands souverains qui se partageaient le Proche-Orient islamique, cette période voit également l’affirmation du pouvoir de l’émirat de La Mekke, entre les mains d’un lignage de chérifs hassanides.
21Source : al-Fāsī, Shifā’al-gharām bi-akhbār al-balad al-ḥarām [Remède à la passion pour l’histoire de la cité sacrée], chapitre XXXVIII, « Chronique des événements survenus à La Mekke à l’époque de l’Islam », Beyrouth, 2000, 2 vol., t. 2, p. 272-274 ; trad. É. Vallet.
22En l’an 455/1063, ‘Alī b. Muḥammad al-Ṣulayḥī, maître du Yémen, effectua le grand pèlerinage et exerça le pouvoir sur La Mekke. Il fit de belles démonstrations de justice et de bonté et réprima les fauteurs de troubles.
23Selon Muḥammad b. Hilāl al-Ṣābi’, des gens qui revenaient du grand pèlerinage en ṣafar 456/février 1064 racontèrent qu’al-Ṣulayḥī était entré à La Mekke le 6 du mois de dhū l-ḥijja/29 novembre 1063, qu’il s’était bien comporté envers ses habitants, et avait manifesté sa justice. Les pèlerins avaient joui d’une sécurité sans pareille, en maintenant l’ordre par la contrainte (iqāmat al-siyāsa) et suscitant une crainte révérencielle : aussi les pèlerins purent-ils effectuer les rituels du pèlerinage nuit et jour en sachant que leurs biens étaient préservés et leurs déplacements protégés. Il avait aussi fait venir des denrées, ce qui fit baisser les prix, et les langues se répandirent en remerciements en sa faveur. Il resta jusqu’au jour de ‘āshūrā’/2 janvier 106416, ou, selon un autre récit, jusqu’au mois de rabī‘ I/février-mars 1064. Le même auteur rappelle également la façon dont il avait délégué l’autorité sur La Mekke à Muḥammad b. Abī Hāshim17, que nous avons déjà mentionné.
24En 462/1069-1070, la khuṭba* abbasside fut rétablie à La Mekke, et on la dit au nom du sultan seljoukide Alp Arslān, associé au calife abbasside al-Qā’im. Cela fut à l’initiative de Muḥammad b. Abī Hāshim, émir de La Mekke, selon plusieurs historiens dont Ibn al-Athīr18. Il rapporte parmi les événements de l’an 462/1069-1070 : « En cette année-là, un envoyé du maître de La Mekke Muḥannā b. Abī Hāshim, accompagné de son fils, fut dépêché auprès du sultan Alp Arslān pour l’informer du rétablissement de la khuṭba au nom du calife al-Qā’im et du sultan à La Mekke, ainsi que de l’abandon de la khuṭba dite au nom de l’Alide, maître de l’Égypte, et de la formule « Venez à la meilleure des œuvres19 » dans l’appel à la prière. Le sultan lui remit 30 000 dinars et une robe d’honneur précieuse, et s’engagea à lui verser chaque année 10 000 dinars. Il ajouta que si l’émir de Médine Muhannā faisait de même, il lui donnerait 20 000 dinars, et chaque année 5 000 dinars. »
25Mais la chronique d’Ibn al-Athīr implique aussi que la khuṭba abbasside fut rétablie à La Mekke avant cette date puisqu’il indique qu’en 459/1067, le syndic Abū l-Ghanā’im fit le pèlerinage avec les gens, et qu’on dit la khuṭba à La Mekke pour al-Qā’im bi-Amr Allāh. Un de nos maîtres rapporte dans sa chronique que cela se passa plutôt en 458/1066, lorsqu’Abū l-Ghanā’im Muḥammad b. Abī Hāshim20 fut démis par ses gens après ce qu’il avait fait, car cela avait interrompu l’envoi de l’approvisionnement depuis l’Égypte vers La Mekke.
26Dieu seul sait lequel de ces trois récits sur le rétablissement de la khuṭba abbasside est vrai.
27En 467/1075, la khuṭba abbasside fut interrompue à La Mekke, alors qu’était rétablie la khuṭba au nom d’al-Mustanṣir, maître de l’Égypte, car il avait envoyé un cadeau considérable à Ibn Abī Hāshim. C’est ce que dit en substance Ibn al-Athīr lorsqu’il signale que la khuṭba abbasside à La Mekke dura 4 ans et 5 mois. Ibn Kathīr21 indique de son côté que la khuṭba au nom d’al-Mustanṣir fut rétablie au mois de dhū l-ḥijja de l’an 467/juillet-août 1075.
28En dhū l-ḥijja 468/juillet 1076 fut rétablie la khuṭba abbasside, selon Ibn al-Athīr et Ibn Kathīr, bien que ce dernier ne précise pas le mois. Cette même année, il y eut à La Mekke un affrontement (fitna*) entre l’émir des pèlerins irakiens, Khalī‘ al-Turkī, muqṭa‘* de Kūfa et des esclaves-soldats (‘abīd)22. Lorsqu’il avait effectué le pèlerinage cette année-là, il s’était installé dans l’une des demeures de La Mekke et des ‘abīd l’assiégèrent. Il les affronta dans un grand combat et leur infligea une terrible défaite. Après cela, il résida à al-Zāhir23. Cet événement est mentionné en substance par Ibn al-Sā‘ ī, tel que le cite Ibn Kathīr.
29En l’an 470/1077-1078, le vizir du calife abbasside envoya de Bagdad un minbar magnifique, fabriqué pour qu’y soit dite la khuṭba abbasside à La Mekke, mais lorsqu’il arriva, la khuṭba avait été rétablie pour les Égyptiens, et ce minbar fut brisé et brûlé, d’après ce que dit en substance Ibn al-Jawzī24, et que mentionnent d’autres encore.
30En 472/1079-1080, la khuṭba au nom des Égyptiens fut interrompue et la khuṭba pour al-Muqtadī et pour le sultan rétablie.
31En 479/1086-1087, la khuṭba au nom des Égyptiens fut interrompue à Médine et à La Mekke. Ces deux événements sont rapportés ainsi par Ibn Kathīr.
32En 485/1092-1093, la khuṭba fut dite à La Mekke au nom du sultan Muḥammad b. al-Sulṭān Malikshāh al-Saljūqī, après la mort de son père, et on dit également la khuṭba en son nom à Médine et dans tous les royaumes qui étaient [sous le pouvoir] de son père.
33En 486/1093-1094, d’après ce que rapporte Ibn al-Athīr parmi les événements de cette année, le pèlerinage de l’Irak ne put avoir lieu pour certains raisons qui imposèrent cela et la caravane du pèlerinage partit de Damas avec un émir envoyé par Tāj al-Dawla Tutush, maître [de Damas]. Lorsqu’ils eurent fini le pèlerinage et qu’ils s’en retournaient, l’émir de La Mekke – qui était alors Muḥammad b. Abī Hāshim – envoya une armée pour les poursuivre non loin de La Mekke. [Ses soldats] pillèrent de nombreux biens [des pèlerins] et leurs chameaux. [Les pèlerins] s’en revinrent à La Mekke, informèrent [l’émir de La Mekke] de ce qui leur était arrivé et lui demandèrent de leur rendre ce qu’il leur avait pris. Ils se lamentèrent de l’éloignement de leurs demeures et il leur rendit une partie de ce qu’il leur avait pris. Puis ils s’en retournèrent chez eux dans la pire des conditions. Voilà en résumé les calamités que les hommes de tribus arabes ont infligées aux pèlerins sur leur chemin du retour. Dieu mit fin aux jours d’Ibn Abī Hāshim l’année suivante.
34Bibliographie : H. Halm, Die Kalifen von Kairo. Die Fatimiden in Ägypten, 973-1074, Munich, C. H. Beck, 2003 ; E. J. Hanne, Putting the Caliph in his Place : Power, Authority and the Late Abbasid Caliphate, Madison, Farleigh Dickinson University Press, 2007 ; H. Kennedy, « Journey to Mecca : a History », dans V. Porter (éd.), Hajj. Journey to the Heart of Islam, Londres, British Museum Press, 2012, p. 69-132.
54. La répartition du pouvoir au sein de la famille ayyoubide
35On a souvent dit que l’historien Ibn al-Athīr (m. 1233), favorable à la dynastie zenguide de Mossoul, était plutôt hostile à Saladin et à la dynastie des Ayyoubides. Cet extrait, dans lequel il fait l’éloge du frère et des neveux de Saladin, montre qu’il n’en est rien. Il est même assez plaisant de le voir vanter l’unité et l’entente entre les fils d’al-‘Ādil (1200-1218) quand on sait que leurs divisions ont été, au contraire, l’un des traits marquants de l’histoire politique de cette région dans les années 1221-1229, après – il est vrai – l’épisode du débarquement des croisés à Damiette et leur défaite face aux troupes ayyoubides coalisées en 1221.
36Le témoignage d’Ibn al-Athīr, qui vécut, vers la fin de sa vie, deux ans à Alep et Damas alors sous domination des Ayyoubides, met également en valeur la conception familiale du pouvoir au sein de cette dynastie. Le gouvernement d’importants territoires était confié aux membres les plus proches de la famille du souverain (frères, fils ou neveux) qui reconnaissaient cependant la suzeraineté du sultan d’Égypte, en l’occurrence al-‘Ādil puis al-Kāmil (1218-1238). Enfin l’intérêt qu’Ibn al-Athīr témoigne à al-Afḍal qui avait succédé à son père Saladin à Damas (1193-1196) s’explique sans doute par le fait que le frère de l’historien, Ḍiyā’al-Dīn Ibn al-Athīr entra à son service et fut même un temps son vizir à Damas.
37Source : Ibn al-Athīr, al-Kāmil fī l-ta’rīkh, 13 vol., Beyrouth, 1965-1967, t. 12, p. 350-351, trad. anglaise D. S. Richards, The Chronicle of Ibn al-Athīr for the Crusading Period from al-Kāmil fī’l-ta’rīkh, Part 3, Aldershot, Ashgate, 2008, p. 196-197 ; trad. française A.-M. Eddé.
Mort d’al-‘Ādil et accession au pouvoir de ses fils après lui
38Al-Malik al-‘Ādil Abū Bakr b. Ayyūb mourut le 7 jumāda II 615/31 août 1218. Nous avons déjà évoqué le début de sa dynastie lorsque son oncle Asad al-Dīn Shīrkūh s’empara de l’Égypte, en 564/1168, et lorsque son frère Ṣalāḥ al-Dīn Yūsuf b. Ayyūb y régna ensuite. Quand ce dernier partit pour la Syrie, il désigna al-‘Ādil pour le remplacer en Égypte parce qu’il lui faisait confiance, s’appuyait sur lui et connaissait sa grande intelligence et sa bonne conduite.
39Après la mort de son frère Ṣalāḥ al-Dīn, al-‘Ādil prit possession de Damas et de l’Égypte, comme nous l’avons rapporté, et y régna jusqu’à ce jour [7 jumāda II/31 août]. Lorsque les Francs firent leur apparition, ainsi que nous l’avons raconté, en 614/121725, il se rendit à Marj al-Ṣuffar26. Puis, lorsque les Francs prirent la direction de l’Égypte, il se déplaça vers ‘Ᾱliqīn27 où il demeura. C’est là qu’il tomba malade et mourut. On le transporta à Damas où on l’enterra dans son mausolée.
40C’était un homme sage, de bon sens, très rusé, patient, doux, et endurant, prêt à entendre ce qui lui déplaisait et à faire comme s’il ne l’avait jamais entendu ; prompt à se fâcher lorsqu’il le fallait, car rien ne l’arrêtait, mais uniquement si c’était nécessaire.
41Il était âgé de 75 ans et quelques mois car il était né en muḥarram 540/24 juin-23 juillet 1145. Il prit le pouvoir à Damas en sha‘bān 592/28 août-25 septembre 1196, au détriment de son neveu al-Afḍal à qui il prit également l’Égypte en rabī‘ II 596/20 janvier-17 février 1200.
42L’un des cas d’adversité les plus étonnants que j’ai vus est celui d’al-Afḍal qui ne posséda jamais de royaume sans que son oncle al-‘Ādil ne le lui prenne. Cela commença lorsque Saladin donna en iqṭā‘* à son fils al-Afḍal, Harran, Édesse et Mayyāfāriqīn en [5] 86/1190 après la mort de Taqī al-Dīn28. Al-Afḍal prit la route pour s’y rendre mais lorsqu’il arriva à Alep, son père envoya derrière lui al-Malik al-‘Ādil qui le renvoya d’Alep et lui prit ces territoires. Plus tard, après la mort de son père, al-Afḍal régna à Damas mais al-‘Ādil la lui enleva. Après la mort de son frère al-Malik al-‘Azīz, il régna en Égypte avant qu’al-‘Ādil ne la lui enlève aussi. Puis il fut en possession de Sarkhad qu’al-‘Ādil lui retira également. Plus étonnant encore : j’ai vu à Jérusalem, dans l’église de Sion, une unique colonne. Le prêtre de l’église dit : « Al-Afḍal avait pris cette colonne pour la transporter à Damas mais al-‘Âdil la lui prit. Il la lui demanda et s’en empara. » Ceci est excessif et l’une des choses les plus étonnantes qu’on raconte.
43Al-‘Ādil avait divisé ses territoires de son vivant entre ses fils. Il installa al-Malik al-Kāmil Muḥammad en Égypte, et son fils al-Mu‘aẓẓam ‘Īsā à Damas, Jérusalem, Tibériade, en Jordanie, à Kérak et dans d’autres forteresses avoisinantes. À son fils al-Ashraf Mūsā il confia une partie de la Jéziré, Mayyāfāriqīn, Khilāṭ et sa province ; à son fils Shihāb al-Dīn Ghāzī il donna Édesse et à son fils al-Ḥāfiẓ Arslān Shāh il donna Qal‘at Ja‘bar. À sa mort chacun d’entre eux s’établit dans le royaume que son père lui avait confié. Ils s’entendirent très bien et ne connurent pas le genre de dissensions qui surviennent habituellement entre les fils des rois après [la mort] de leur père. Ils ne formaient au contraire qu’une seule âme, chacun faisant confiance à l’autre, au point qu’ils pouvaient se rendre visite sans être accompagnés de leurs troupes et sans avoir rien craindre. Il n’est pas étonnant que leurs possessions se soient accrues et qu’ils aient connu un gouvernement et une autorité que leur père n’avait pas connus. Par ma vie, quels excellents princes ils furent, disposés à la clémence, au jihad et à la défense de l’Islam. L’affaire de Damiette en est la preuve.
44Bibliographie : F. J. Dahlmanns, Al-Malik al-‘Ᾱdil. Ägypten und der Vordere Orient in den Jahren 589/1193 bis 615/1218, Dissertation, Giessen, 1975 ; A.-M. Eddé, La principauté ayyoubide d’Alep (1183-1260), Stuttgart, Franz Steiner, 1999 ; H. L. Gottschalk, Al-Malik al-Kāmil von Egypten und seine Zeit, Wiesbaden, Otto Harrassowitz, 1958 ; R. S. Humphreys, From Saladin to the Mongols. The Ayyubids of Damascus, 1193-1260, New York, State University of New York Press, 1977 ; C. Hillenbrand, The Crusades. Islamic Perspectives, Édimbourg, Edinburgh University Press, 1999 ; R. S. Humphreys, From Saladin to the Mongols. The Ayyubids of Damascus, 1193-1260, New York, 1977.
55. Chronique du pèlerinage à La Mekke (1304-1330)
45Dès les débuts de son règne, le sultan mamlouk Baybars (1260-1277) souhaita réaffirmer son autorité sur le pèlerinage de La Mekke en se proclamant « serviteur des deux Lieux saints », puis en effectuant lui-même le pèlerinage en 1266. À compter de cette période, la caravane du pèlerinage organisée depuis Le Caire fut accompagnée par un palanquin, le maḥmal*, représentant la majesté du sultan durant le ḥajj*. Les Mamlouks, qui n’étaient présents à La Mekke que durant cette période très réduite, n’exercèrent toutefois qu’un contrôle partiel sur cette région. Contestés par les prétentions du sultan du Yémen ou par celles du souverain mongol de l’Irak, ils devaient également compter avec les clans de chérifs ḥasanides qui prétendaient dominer localement La Mekke.
46Source : Al-Fāsī, Shifā’al-gharām bi-akhbār al-balad al-ḥarām [Remède à la passion pour l’histoire de la cité sacrée], Beyrouth, 2000, 2 vol., t. 2, p. 293-296 ; trad. É. Vallet.
47En 703/1304, l’émir Sayf al-Dīn Salār, vice-roi d’Égypte, fit le pèlerinage avec 25 émirs. Il fit de nombreuses aumônes qui comblèrent les désirs de tous les nécessiteux. Tous les hommes de religion qui avaient pris asile à La Mekke, ainsi que les habitants de cette ville, qu’il s’agisse des chérifs et de tous les autres, bénéficièrent [de sa générosité]. Il fit de même à Médine. Pour ses aumônes, il avait fait venir par la mer 10 000 irdabb-s29 de blé. Il accorda aussi de nombreuses libéralités aux émirs qui avaient accompli le pèlerinage avec lui. Depuis La Mekke, ils regagnèrent Médine, puis Jérusalem avant de se diriger vers Le Caire où ils entrèrent en même temps que la caravane égyptienne du pèlerinage. […]
48En 705/1306, il y eut à Minā un grand désordre. Des combats éclatèrent entre les gens venus d’Égypte et les gens du Hedjaz. L’émir Sayf al-Dīn Alghiya était le chef de la caravane égyptienne [du pèlerinage]. C’était un mécréant endurci, prompt à commettre des crimes. Il fit couler le sang de nombreuses personnes […] L’affaire fut déclenchée par des troubles qui éclatèrent sur le marché de Minā. Des gens furent pillés, puis la situation empira. Toutefois, ces incidents restaient circonscrits au marché. L’armée commença alors à pourchasser ceux qui avaient commis ces méfaits. Mais personne ne comprit ce qui se passait et les Mekkois s’enfuirent tous dans les montagnes, depuis le proche massif des Sarāt jusqu’aux plus lointaines. Des soldats commencèrent à s’assembler parmi eux. Toutefois, un petit nombre d’entre eux s’interposa au moment de la Lapidation (Jamra)30 pour que la situation s’apaise et que l’on revienne à un climat de vénération et de respect. Les gens se calmèrent, mais la crainte et la peur ne les quittèrent pas.
49En 709/1310, personne ne fit le pèlerinage depuis la Syrie, sauf un petit groupe de marchands et de gens du Hedjaz. Ils partirent de Damas et gagnèrent Gaza. De là, ils rejoignirent les pèlerins d’Égypte à Ayla et cheminèrent avec eux.
50En 712/1313, le sultan al-Malik al-Nāṣir Muḥammad b. Qalāwūn, souverain de l’Égypte, fit le pèlerinage avec certains des membres les plus illustres de son armée, environ 40 émirs […].
51En 719/1319-1320, al-Malik al-Nāṣir Muḥammad b. Qalāwūn fit le pèlerinage, en compagnie de 50 émirs, parmi les émirs de cent, de quarante et de dix, ainsi que d’autres hauts personnages de l’État. Il quitta Le Caire le 9 du mois de dhū l-qa‘ da/22 décembre 1319. Il couvrit d’aumônes les gens des deux Lieux saints31. Il les combla de bienfaits et fit de nombreuses bonnes actions. Il purifia la Ka‘ba de ses mains. […]
52En 720/1320-1321, selon ce que rapporte al-Birzālī32, une foule innombrable venue de toutes les régions du monde assista à la Station (waqfa) [de ‘Arafa]. Le cheikh Raḍī al-Dīn al-Ṭabarī, imam du Rocher (maqām) [d’Abraham], dit : « J’ai fait le pèlerinage tout au long de ma vie. Jamais je n’ai vu autant de monde à cette Station ». La caravane irakienne participa au pèlerinage avec de nombreux palanquins (maḥmal-s). Il y avait notamment un palanquin recouvert d’une quantité d’or importante, avec des perles et des joyaux, qui furent estimés à 100 tūmān-s d’or, soit 250 000 dinars en or égyptien.
53En 721/1321-1322, le gouverneur de Damas, l’émir Tankiz al-Nāṣirī fit le pèlerinage depuis cette cité.
54En 722/1322, le sultan al-Malik al-Nāṣir abolit les taxes (mukūs*) pesant sur la nourriture à La Mekke. En compensation, il concéda à ‘Uṭayfa, maître de La Mekke, les deux tiers [des revenus] de la ville de Damāmīn dans le Ṣa‘īd d’Égypte.
55En 725/1325, les gens firent la Station à ‘Arafa le samedi et le dimanche, en raison d’un désaccord sur [la date de] la lune nouvelle du mois de dhū l-hijja. Par ailleurs, cette année-là, la majeure partie de la caravane égyptienne du pèlerinage revint sur ses pas, en raison du manque d’eau dans les différentes haltes sur la route. De ce fait, les pèlerins d’Égypte furent peu nombreux, alors que les pèlerins d’Irak vinrent en masse. […]
56En 728/1328, les Irakiens firent le pèlerinage en emportant le cercueil de Jūbān, qui avait été le vice-roi d’Abū Sa‘īd, roi d’Irak33. Ils voulaient l’enterrer dans le mausolée qu’il avait fait construire à Médine, près de la Porte de la Miséricorde. Toutefois, Jūbān ne put y être enterré, en raison du refus de l’émir de Médine, qui attendait l’autorisation du souverain de l’Égypte. Ils assistèrent avec le cercueil à la Station de ‘Arafa. Puis ils entrèrent dans La Mekke de nuit, toujours avec le cercueil, et effectuèrent les tournées rituelles (ṭawāf) autour de la Demeure sacrée en le portant avec eux. Enfin, ils s’en retournèrent avec jusqu’à Médine où se produisit ce que nous avons déjà indiqué.
57En 730/1330, il y eut un grand affrontement entre les pèlerins d’Égypte et les habitants de La Mekke. Le cadi de La Mekke Shihāb al-Dīn al-Ṭabarī en parle dans une lettre envoyée à l’un de ses amis : « […] Par Dieu, les gens de bien n’y sont pour rien, et l’on ne peut dire : c’est la faute de ceux-ci ou de ceux-là. La faute en est à ces bandes de vauriens, de gens de peu, d’esclaves, d’individus sans vergogne, car ce sont les extorsions de taxes commises par les esclaves soldats des chérifs [de La Mekke] contre les pèlerins d’Irak, qui causèrent ces troubles. » […] Une lettre de ‘ Afīf al-Dīn al-Ṭabarī rapporte par ailleurs ce qui arriva aux pèlerins de La noble Mekke [cette année-là] : « Le vendredi, alors que le prédicateur s’apprêtait à monter en chaire, un grand désordre survint. Des cavaliers, dont des chérifs membres des Banū Ḥasan, pénétrèrent à cheval dans l’enceinte de la Mosquée sacrée pour mener une expédition punitive. Les gens se dispersèrent et les émirs d’Égypte montèrent à leur tour à cheval. Alors qu’ils attendaient le prêche, ils s’en détournèrent. Tous se mirent à s’affronter à cheval les uns contre les autres. Les marchés furent pillés. Des pèlerins et d’autres personnes dans la foule furent tués et il se produisit de nombreuses déprédations. Nous fîmes la prière du vendredi alors que les épées s’entrechoquaient. Moi et mon compagnon, nous fîmes notre tournée rituelle d’adieu (ṭawāf al-wadā‘) en courant. Les Turcs et les esclaves impies des Banū Ḥasan s’entretuèrent tandis que les gens s’enfuyaient vers al-Manzila34. »
58Bibliographie : J. J. Jomier, Le Mahmal et la caravane égyptienne des pélerins de la Mecque, Le Caire, 1953 ; Ch. Melville, « The Year of the Elephant. Mamlūk-Mongol Rivalry in the Hejaz in the Reign of Abū Sa‘īd (1317-1335) », Studia Iranica, 21, 1992, p. 197-214 ; É. Vallet, « Panique à La Mecque. Écrire la fitna au temps des chérifs ḥasanides (début ixe/xve siècle) », dans G. Lecuppre et E. Tixier du Mesnil (dir.), Désordres créateurs. L’invention politique à la faveur des troubles, Paris, Kimé, 2014, p. 215-243.
56. L’imamat zaydite du Yémen vu par un grand administrateur égyptien (xive siècle)
59Établi depuis 897 au nord du Yémen, l’imamat zaydite resta, tout au long de la période, un pouvoir à l’action limitée, reposant essentiellement sur le charisme de celui (ou de ceux) qui, parmi les descendants du Prophète, revendiquaient l’imamat. Si les zaydites eux-mêmes furent à l’origine d’une abondante production écrite, historique, juridique et théologique, les descriptions du pouvoir zaydite faites depuis l’extérieur de la communauté sont plus rares. Le présent extrait est tiré d’une vaste et célèbre encyclopédie du xive siècle, rédigée par le chef de la chancellerie mamlouke, Ibn Faḍl Allāh al-‘Umarī (m. 1348), qui consacre un chapitre aux royaumes du Yémen, divisé en deux parties, la première sur le sultanat rassoulide, la seconde sur le « royaume des chérifs ». Comme dans les autres chapitres géographiques de son encyclopédie, al-‘Umarī s’appuie sur des informateurs directs qu’il a pu lui-même interroger. Il s’agit ici principalement d’anciens membres de l’administration rassoulide, qui reflètent ainsi le regard porté depuis le cœur du sultanat du Yémen sur sa périphérie septentrionale.
60Source : Ibn Faḍl Allāh al-‘Umarī, Masālik al-abṣār fī mamālik al-amṣār. Mamālik Miṣr wa l-Shām wa l-Ḥijāz wa l-Yaman (L’Égypte, la Syrie, le Hedjaz et le Yémen), éd. par A. F. Sayyid, Le Caire, Ifao, 1985, p. 166-168 ; trad. É. Vallet.
61J’ai interrogé l’illustre Tāj al-Dīn ‘Abd al-Bāqī al-Yamānī35 sur ce qu’il savait de la situation des imams de ce royaume (mamlaka). Il m’écrivit qu’il ne connaissait pas en détail leur situation car ils sont semblables à des bédouins. Il ajouta : « Les imams zaydites sont nombreux. Parmi les plus célèbres, on compte al-Mu’ayyad bi-llāh36, al-Manṣūr bi-llāh37, al-Mahdī bi-llāh38 et al-Muṭahhar Yaḥyā b. Ḥamza39. Ce Yaḥyā b. Ḥamza est le dernier en date, sous le règne d’al-Malik al-Mu’ayyad Dāwūd b. Yūsuf maître du Yémen. Un état de trêve régnait entre eux deux. Le règne (dawla) des zaydites a commencé à la fin du règne des Abbassides, à l’époque d’al-Mustaḍī’40d’après ce que je sais. Ils ont une organisation missionnaire (da‘wa*) dans le Jīlān (ou Kīlān)41, avec des missionnaires qui prélèvent pour eux les aumônes légales (zakāwāt*) sur cette région, et des gens qui accueillent favorablement leurs missionnaires là-bas. Ce sont des descendants de Zayd b. al-Ḥasan b. al-Ḥasan al-Muthannā. Leurs partisans (shī‘a) sont nombreux et leurs imams ne sont pas occultés ni ne s’occultent. Leur imam ne recherche pas la pompe et la magnificence, car il est comme n’importe lequel de leurs partisans dans sa façon de manger, de boire, de se vêtir, de se lever et de s’asseoir, de monter et de descendre de cheval, et dans toutes ses affaires ; il s’assoit [au milieu des gens] et se tient en leur compagnie, il visite les malades, prie avec les gens lors des cérémonies funéraires, accompagne les morts [jusqu’à leur dernière demeure] et assiste à l’inhumation de certains d’entre eux.
62L’attachement de ses partisans à son égard se manifeste par le fait qu’ils croient [aux pouvoirs] de leur imam : qu’ils peuvent être guéris par ses prières, qu’il faut faire imposer ses mains sur leurs malades, et qu’ils peuvent faire tomber la pluie [par lui] s’ils souffrent de la sécheresse. Et ils accordent à cela [une croyance] exagérée.
63Je lui demandai : « Leur prédication missionnaire contient-elle une part de vérité ? » Il répondit : « Je ne fais que redire des paroles que j’ai entendues d’eux ou de ceux qui en sont proches, sans rien retrancher. » De fait, il n’est pas étonnant qu’un imam poursuivant cette conduite, par sa modestie face à Dieu, son bon comportement envers les créatures [de Dieu], et par la pureté de son origine et la bonté de sa constitution, voie ses prières accueillies favorablement et exaucées.
64L’illustre médecin Ṣalāḥ al-Dīn Muḥammad b. al-Burhān m’a rapporté que le Yémen se divisait en deux parties : les plaines côtières et les montagnes. Tout ce qui se trouve sur les plaines côtières appartient aux Rassoulides ; toutes les montagnes, ou la majeure partie d’entre elles sont aux chérifs. Les montagnes donnent moins de revenus que les plaines côtières, car ces dernières profitent des ressources venant par la mer, à laquelle leurs routes sont bien reliées, alors que les régions [de montagne] ne profitent d’aucune ressource de cet ordre, en raison de leur isolement.
65Abū Ja‘far b. Ghānim dit : « La région des chérifs avoisine la région des Sarrāt42, en direction d’al-Ṭā’if et de La très noble Mekke et c’est l’itinéraire que j’ai emprunté pour revenir du Yémen.
66Il s’agit de montagnes très élevées, avec des sources d’eau jaillissantes et des torrents, près de villages attenants les uns à côté des autres, mais aucun ne dépendant de l’autre. Dans chaque [village], les habitants remettent leurs affaires entre les mains de leur chef (kabīr). Nulle royauté d’un roi (mulk malik*) ne les agrège ; nulle autorité (ḥukm) d’un sultan ne les rassemble. Aucun de ces villages n’est dépourvu d’arbres ou d’arbustes donnant des fruits, essentiellement des vignes et des amandiers. On y trouve des champs, essentiellement d’orge. Ses habitants ont des troupeaux qui manquent d’enclos et de bergeries suffisamment vastes.
67Ses habitants sont des hommes de paix et de bien, profondément attachés à la Loi (sharī‘a) et s’y tenant, fermement arrimés à leur religion. Ils font grand cas de tous ceux qui arrivent chez eux et les accueillent comme des invités durant tout le temps de leur présence jusqu’à leur départ. […] Aucun habitant de ce territoire ne quitte son village, voyageant vers un autre, sans une personne qui l’accompagne pour le protéger43. Sinon, [les voyageurs] ne sont pas protégés contre l’hostilité entre eux et contre les différends. »
68Pour compléter notre propos sur le royaume des chérifs, nous pouvons ajouter – que Dieu nous agrée – qu’il contient de nombreuses forteresses inexpugnables et des territoires fertiles et propices aux cultures. Les tribus arabes, leurs alliées (ḥulafā’) et les Kurdes44 obéissent à ces chérifs ; de même les émirs de La Mekke penchent totalement en leur faveur, en raison de leur parenté et de leur appartenance au même madhhab*.
69Dans cette région, l’imam ainsi que ses partisans sont persuadés qu’il est un imam impeccable, auquel tous sont tenus d’obéir, et grâce à qui peuvent se tenir les prières du vendredi et les obligations communautaires. Ils considèrent que tous les rois de la terre et les sultans de toutes les contrées du monde doivent lui obéir et suivre [ses avis], même les califes abbassides ; et que tous ceux qui sont morts parmi [ces dirigeants] l’ont été en rebelles contre eux, pour avoir refusé de les suivre et leur prêter allégeance. Ils prétendent en outre, et on leur raconte, que s’étendra un règne (dawla) en leur faveur sur les nations, possédant les plus hautes vertus, dont les épées ne connaîtront pas le repos et les armées seront invincibles. Ils croient également que l’imam attendu comme preuve définitive (ḥujja) à la fin des temps sera l’un d’entre eux.
70Le costume de cet imam et de ses partisans (atbā‘) est le costume des Arabes, qu’il s’agisse de la robe (libās), du turban (‘imāma) avec son pan passant sous le menton.
71Lors de l’appel à la prière, on prononce chez eux la formule « Venez à la meilleure des œuvres45. » Aucun d’entre eux ne prononce d’injure ou de parole hostile contre les opinions zaydites.
72Quelqu’un qui est demeuré chez eux pendant une longue période m’a rapporté que c’étaient des gens secourables et vigoureux, courageux et avisés, même s’ils sont peu nombreux et n’ont pas beaucoup d’armes en raison de la faiblesse de leurs revenus.
73Bibliographie : C. van Arendonk, Les débuts de l’imamat zaydite au Yémen, trad. fr. J. Ryckmans, Leyde, Brill, 1960 ; N. Coussonnet, « Les assises du pouvoir zaydite au xiiie siècle », Revue du monde musulman et de la Méditerranée, 67, 1993, p. 25-37 ; É. Vallet, L’Arabie marchande. État et commerce sous les sultans rassoulides du Yémen (626-858/1229-1454), Paris, Publications de la Sorbonne, 2010.
Notes de bas de page
1 Rebelle kharijite qui mit en péril le califat fatimide en lançant un mouvement de rébellion en 944. Il fut défait et tué en 947.
2 ‘Aṭṭāf, Abū ‘Aṭṭāf ou Ibn ‘Aṭṭāf selon les sources : individu dont on ignore à peu près tout et qui fut gouverneur de Sicile de 941 ou 942 à 948.
3 Groupe politique dont le noyau se revendiquait d’origine arabe, proche des Aghlabides à la période précédente, il supportait mal la remise en cause de ses privilèges par les Fatimides.
4 Palais du gouverneur fatimide situé dans la ville palatine fortifiée de la Khāliṣa, édifiée à la suite d’une rébellion au milieu des années 930, entre l’enceinte palermitaine et la côte.
5 Cimetière des califes abbassides et de leur famille, situé au nord de Bagdad, sur la rive orientale du Tigre, dans le quartier d’al-Ruṣāfa.
6 Grand quartier de la rive occidentale de Bagdad, à forte coloration chiite.
7 Formule chiite.
8 Quartier de la rive occidentale de Bagdad, à la population majoritairement sunnite.
9 Les chiites duodécimains (majoritaires à Bagdad à cette époque) avaient pour coutume de maudire certains Compagnons, rendus responsables du meurtre des premiers imams.
10 Ibn al-Muslima (m. 1059), qui remplissait auprès du calife al-Qā’im des fonctions semblables à celles d’un vizir, sans en porter le titre.
11 Chef de la police bagdadienne (ṣāḥib al-shurṭa).
12 Quartier commerçant situé au nord de la rive orientale de Bagdad.
13 Principale autorité du chiisme duodécimain du xie siècle, il quitta Bagdad où il vivait depuis plusieurs décennies pour Najaf où il mourut en 1067.
14 Le sanctuaire chiite de Kūfa et sans doute celui de Karbala.
15 Vizir du dernier prince bouyide de Bagdad. Nommé gouverneur de Wāsiṭ par Ṭughril Beg, il se rallia à al-Basāsīrī et fut publiquement exécuté en 1057.
16 Dixième jour du premier mois de l’année hégirienne (muḥarram), marqué par un jeûne, selon une tradition reprise au judaïsme. Pour les chiites, ce jour marquait avant tout la commémoration du martyre de l’imam al-Ḥusayn à Kerbala, en 680.
17 Chérif de descendance hassanide devenu émir de la Mekke.
18 Historien irakien, auteur d’une histoire universelle, mort en 1233.
19 Cette phrase qui venait s’ajouter aux autres formules usuelles de l’appel à la prière était typique des chiites.
20 Chérif de descendance hassanide devenu émir de La Mekke.
21 Historien syrien, auteur d’une grande histoire de l’Islam, mort en 1373.
22 Troupes d’esclaves-soldats noirs à la solde de l’émir de La Mekke.
23 Localité située à 3 km environ de La Mekke.
24 Jurisconsulte et historien hanbalite irakien, mort en 1200.
25 Allusion à l’arrivée de la Cinquième Croisade en Orient.
26 Nom d’une prairie située au sud de la Ghouta de Damas.
27 Village également situé au sud de Damas.
28 Taqī al-Dīn ‘Umar, neveu de Saladin, qui mourut en réalité en 587/1191.
29 Mesure de capacité, 1 irdabb = 5 décalitres environ.
30 L’un des rites du pèlerinage consistant à jeter sept cailloux sur une construction symbolisant le diable, adossée à la montagne à la sortie ouest de la vallée de Minā, près de La Mekke.
31 La Mekke et Médine
32 Historien syrien mort en 1339.
33 Souverain ilkhānide qui régna de 1317 à 1335.
34 Localité proche de La Mekke.
35 Chroniqueur et secrétaire à la cour rassoulide puis auprès de l’administration mamlouke de Syrie (m. 1343).
36 Peut-être al-Mu’ayyad bi-llāh, imam zaydite du Jīlān, mort en 1020.
37 Al-Manṣūr bi-llāh ‘Abd Allāh b. Ḥamza, imam entre 1187 et 1217.
38 Al-Mahdī Aḥmad b. al-Ḥusayn, imam entre 1248 et 1258.
39 Imam entre 1328 et 1346.
40 Calife abbasside de Bagdad (1170-1180).
41 Région du nord de l’Iran.
42 Nom donné aux montagnes située au sud du Hedjaz (actuel ‘Asīr).
43 Cette pratique relève de la khafāra tribale, engagement d’une tribu (parfois moyennant finances) à protéger un ou plusieurs voyageurs ou visiteurs.
44 Troupes kurdes établies dans la région de Dhamār au moment de la conquête ayyoubide, puis devenues autonomes.
45 Ḥayya ‘alā khayr al-‘amal : formule de l’appel à la prière chez les chiites.
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