Polycentrisme et formes de résistance
p. 205-206
Texte intégral
1La question de la délégation d’autorité s’est posée à plusieurs niveaux en Islam. En effet, non seulement le calife a subi la montée des pouvoirs des vizirs et des émirs, parfois d’une autre obédience, non seulement le califat s’est morcelé, en perdant son unicité, mais encore, dans ses provinces, les pouvoirs locaux se sont affirmés. La question se pose de savoir s’il s’est agi d’un affaiblissement supplémentaire du pouvoir central. L’historiographie récente penche plutôt pour l’expression d’un polycentrisme qui ne remet pas l’autorité du prince en question, mais s’en fait, au moins dans un premier temps, le relais. Si ce polycentrisme n’est pas une remise en question radicale de l’autorité centrale, mais, souvent, une force d’innovation locale, il n’en reste pas moins que des forces séparatistes et de nombreuses résistances au pouvoir se sont fait jour en Islam médiéval.
2L’exemple des gouverneurs nommés par les califes fatimides au Maghreb et en Sicile illustre bien la diversité des relations qui pouvaient exister entre le centre et la périphérie de l’empire. En 947-948, les Fatimides, après avoir maté une révolte des Banū Ṭabarī, nommèrent gouverneur de Palerme un émir de la tribu des Kalb. Il fut à l’origine de la dynastie des Kalbides (948-1044) qui resta jusqu’au bout fidèle aux Fatimides. Tel ne fut pas le cas des Zirides (940-1148), Berbères de la tribu des Sanhaja, à qui les Fatimides confièrent le gouvernement de l’Ifriqīya après leur conquête de l’Égypte en 969. Les Zirides ne tardèrent pas à faire sécession provoquant une violente riposte des Fatimides qui envoyèrent les tribus arabes des Banū Hilāl ravager leurs territoires, au milieu du xie siècle. Les Hammadides, cousins des Zirides, qui avaient pris le contrôle du Maghreb central et avaient fait de la Qal‘a des Banū Ḥammād leur capitale, réussirent, eux, à se maintenir jusqu’en 1152, date à laquelle ils durent s’incliner face aux Almohades.
3Lorsque le pouvoir central venait à bout d’une rébellion, le châtiment pouvait être féroce. Mais l’affirmation des autonomies régionales ne s’est pas toujours accompagnée d’actions violentes, comme le montre l’exemple des Ayyoubides qui instaurèrent en Égypte, en Syrie et en Haute-Mésopotamie, une sorte de confédération familiale au sein de laquelle la suzeraineté du sultan d’Égypte était plus ou moins reconnue par tous. À la même époque, au Yémen, dominé à partir de 1229 par les Rassoulides, l’imamat chiite zaydite se maintint sans grandes difficultés au nord du pays et ne semble pas avoir suscité une forte hostilité de la part des sunnites, à en croire, en tout cas, l’encyclopédiste égyptien al-‘Umarī (m. 1348).
4Dans la péninsule Arabique, la pluralité des califats posa également la question du contrôle des lieux saints de l’Islam, enjeu majeur pour les souverains musulmans. Une lutte s’engagea ainsi entre Abbassides et Fatimides pour le contrôle de La Mekke et de Médine qui reconnurent tantôt la suzeraineté des uns et tantôt celle des autres. Au xive siècle, le sultan du Yémen, le souverain mongol de l’Irak, désormais musulman, et le sultan mamlouk se disputèrent, eux aussi, la prééminence sur ces villes.
5L’insoumission se développait surtout aux marges des empires, dans des régions où le pouvoir royal ne pouvait s’exercer ni directement ni par délégation. Au Maghreb, des juristes furent amenés à se prononcer sur les conditions d’application de la loi musulmane dans ces régions rebelles. Les tribus arabes, turcomanes ou berbères, nomades ou semi-nomades, installées en Afrique du Nord, en Égypte ou au Proche-Orient, posèrent très souvent des problèmes aux pouvoirs centraux. Les États avaient besoin d’elles pour renforcer occasionnellement leurs armées, guider les caravanes ou les troupes dans le désert, se procurer des produits d’élevage, mais leur soutien était peu fiable et leur territoire servait souvent de refuge aux rebelles. Pour renforcer leur contrôle sur ces tribus – en général sévèrement jugées par les populations citadines qui craignaient leurs violences et leurs pillages – les souverains tentèrent plusieurs stratégies : conversion du statut des terres qu’ils contrôlaient de longue date en un système de concession (iqṭā‘*) ; déplacement des tribus d’une région vers une autre, nomination par le souverain d’un émir des Arabes censé représenter les tribus d’une région donnée. Aucune de ces stratégies, cependant, ne permit aux pouvoirs centraux de dominer complètement et durablement les tribus.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’Arabie marchande
État et commerce sous les sultans rasūlides du Yémen (626-858/1229-1454)
Éric Vallet
2010
Esclaves et maîtres
Les Mamelouks des Beys de Tunis du xviie siècle aux années 1880
M’hamed Oualdi
2011
Islamisation et arabisation de l’Occident musulman médiéval (viie-xiie siècle)
Dominique Valérian (dir.)
2011
L'invention du cadi
La justice des musulmans, des juifs et des chrétiens aux premiers siècles de l'Islam
Mathieu Tillier
2017
Gouverner en Islam (xe-xve siècle)
Textes et de documents
Anne-Marie Eddé et Sylvie Denoix (dir.)
2015
Une histoire du Proche-Orient au temps présent
Études en hommage à Nadine Picaudou
Philippe Pétriat et Pierre Vermeren (dir.)
2015
Frontières de sable, frontières de papier
Histoire de territoires et de frontières, du jihad de Sokoto à la colonisation française du Niger, xixe-xxe siècles
Camille Lefebvre
2015
Géographes d’al-Andalus
De l’inventaire d’un territoire à la construction d’une mémoire
Emmanuelle Tixier Du Mesnil
2014
Les maîtres du jeu
Pouvoir et violence politique à l'aube du sultanat mamlouk circassien (784-815/1382-1412)
Clément Onimus
2019