Le pouvoir et « les minorités »
p. 189-204
Texte intégral
46. Élection du patriarche copte Macaire II en 1102
1L’Histoire des patriarches d’Alexandrie est une vaste compilation des biographies de tous les patriarches ayant été à la tête de l’Église copte, depuis saint Marc jusqu’à l’élection de Cyrille b. Laqlaq en 1235. Traditionnellement attribuée à Sawīrus b. al-Muqaffa‘, elle fut en réalité réalisée, à la fin xie siècle, par le diacre alexandrin Mawhūb b. Manṣūr b. Mufarrij, puis complétée par des rédacteurs successifs, souvent proches collaborateurs des patriarches dont ils font la biographie1.
2Le passage retenu relate une élection intéressante par son déroulement canonique banal : assemblée élective des évêques et autres prélats, appel aux archontes de Fusṭāṭ, désignation définitive par l’assemblée des évêques, ratification par le pouvoir fatimide, consécration à Alexandrie. Le vizir al-Afḍal, fils du vizir Badr al-Jamālī, exerce un pouvoir absolu ; c’est lui qui accorde, à la place du calife fatimide, selon une procédure courante, l’édit reconnaissant le nouveau patriarche. L’exemption de la taxe habituellement versée par le nouveau patriarche lors de son élection montre que, dans les relations entre le pouvoir fatimide et la riche Église copte, les impôts et prélèvements de toutes sortes étaient un enjeu majeur, mais aussi, qu’à l’époque fatimide, les secrétaires chrétiens exerçaient une grande influence et pouvaient obtenir des privilèges pour leur Église.
3Source : Ta’rīkh Baṭārikat al-Kanīsa al-miṣriyya, traditionnellement traduit par Histoire des Patriarches d’Alexandrie, éd. et trad. anglaise A. Khater et O. H. E. Khs-Burmester, History of the Patriarch of the Egypt Church, vol. III, 1, Le Caire, Publications de la société d’archéologie copte (Textes et documents, XI), 1968, p. 1-3 (éd.) et 1-6 (trad.) ; trad. française F. Micheau.
4Quand le patriarche Anbā Mīkhāyīl entra dans le repos [éternel], c’était le tour des habitants de Miṣr* et des moines du monastère d’Abū Maqār [Macaire] de choisir celui qui lui succéderait. Ils écrivirent aux évêques résidant dans les deux Ṣa‘īd, le Haut et le Bas2, et dans la Terre basse3 pour les informer de sa mort, leur présenter leurs condoléances et leur demander de venir se rassembler afin de s’accorder sur celui qu’ils agréeraient pour le saint patriarcat. Ils écrivirent aussi aux Alexandrins dans les mêmes termes. C’était l’été et le temps où les récoltes, les fruits et les vignes sont parvenus à maturité. Les évêques étaient occupés à prélever les grains, les raisins et autres produits dont ils avaient besoin selon la règle des saintes Églises. Aussi s’accordèrent-ils pour ne se rassembler qu’après [la Fête de] la Croix4. Certains vinrent à Miṣr et d’autres dans les monastères bénis. Ceux qui étaient venus à Miṣr furent d’accord de se rendre au monastère de saint Abū Maqār pour se rassembler avec les autres évêques qui s’y trouvaient et avec les moines, pour prier et demander au Seigneur – la prière sur Lui – de les guider vers celui qu’Il agréera et choisira pour être leur berger et leur chef. Ils s’y rendirent au mois de bābah5 et se rassemblèrent dans l’église de saint Abū Maqār. Ils restèrent plusieurs jours, priant, citant [les noms des] ascètes et des saints du désert ainsi que des anachorètes [reclus dans] les cellules, accordant leur préférence à celui qui conviendrait pour cette fonction et cette noble place dans le clergé et la succession apostolique de Marc. Mais ils ne purent s’accorder sur celui qui conviendrait ni décider de celui qu’ils allaient promouvoir. Ils restèrent ainsi jusqu’à la fin de bābah. Puis ils s’accordèrent pour promouvoir l’une ou l’autre de deux personnes : soit le saint Maqār [Macaire], prêtre au monastère d’Abū Maqār dit l’Égyptien6, soit le diacre Yūnis [Jean] b. Sanhūt. Mais ils divergeaient sur lequel des deux ils allaient promouvoir. Ils décidèrent d’écrire aux archontes7 de Miṣr, leur exposant qu’ils avaient longuement séjourné au WādīḤabīb, examiné tous ceux qui [habitaient] dans les monastères de cette région, ainsi que les ascètes et anachorètes, qu’il n’y avait que l’une des deux personnes citées pour être promue, [ajoutant] : « Nous avons convenu que la réponse au sujet de ce choix vous revenait, et nous promouvrons celui que vous choisirez et qui vous conviendra. »
5Lorsque la lettre leur parvint, les archontes se réunirent dans l’église de saint Abū Sarja [Saint-Serge] dans le Qaṣr al-Shām‘8 et ils lurent la lettre. Parmi eux, certains connaissaient les deux moines en question, d’autres ne connaissaient que l’un des deux, d’autres encore n’en connaissaient aucun. Ceux qui connaissaient les deux trouvaient que l’un et l’autre convenaient, puis ils dirent que Maqār était d’un âge mûr, maniant bien la controverse, bon orateur, respectant les règles monastiques, alors que le moine Yūnis était très jeune dans la cléricature, d’allure avenante, à la parole éloquente. Tous portèrent leur choix sur Maqār en raison de son âge avancé et de son expérience. Ils votèrent sur son nom d’une seule voix et en firent part dans leur réponse.
6Lorsque la lettre arriva aux pères évêques et aux prêtres qui étaient restés dans le monastère, ils se réunirent pour la lire et furent tous d’accord pour en approuver le contenu. Quelques évêques, prêtres et moines se rendirent auprès de Maqār, se saisirent de lui et l’amenèrent devant l’assemblée. Mais lui protesta vivement, refusant ce [choix], les adjurant de l’en exempter, leur disant : « Je suis le fils d’un second [mariage], je n’ai ni savoir ni [connaissance des] choses cléricales, je ne conviens pas pour ce que vous voulez de moi. » Mais ils ne prêtèrent aucune attention à ses propos, ils l’entravèrent, le revêtirent du vêtement [de patriarche] et le nommèrent [patriarche] le dimanche 13 hatūr de l’année 819 [de l’ère] des Martyrs, à savoir l’année fiscale (al-kharājiyya) 4929.
7Ils se rendirent à Miṣr et arrivèrent le jeudi 17 de ce même mois de hatūr/13 novembre à l’église Abū Quzmān [Cosmas] qui se trouve près du pont proche du jardin appelé al-Zuhrī. Le shaykh Abū l-Faḍl b. al-Usquf se rendit à la demeure de l’illustre seigneur al-Afḍal. Il était alors son secrétaire, signant pour lui [les documents relatifs] aux biens et aux hommes ; il avait la charge du conseil (dīwān al-majlis) et du contrôle de tous les dīwān-s* financiers pour toutes les régions du royaume. Il l’informa que le père Anbā Maqār, le patriarche, était arrivé et qu’il lui fallait se rendre à Alexandrie pour y être consacré dans les églises de cette ville car elle est le siège du patriarcat. Or le gouverneur (wālī*) et les fonctionnaires allaient exiger de lui les droits qu’il était de coutume [de demander] à ceux qui avaient été promus [au patriarcat]. Mais cet homme était un moine, de condition modeste, ne possédant rien, n’ayant pas un dinar ou un dirham. Aussi lui demandait-il de l’en exempter afin qu’il soit rassuré et que sa position soit solide, ainsi qu’il en avait été sous ses prédécesseurs. [Al-Afḍal] acquiesça et ordonna de faire venir [le patriarche] avec honneur et respect. Celui-ci partit à cheval de l’église mentionnée précédemment ; les prêtres devant lui lisaient, portant les saints Évangiles, des encensoirs et des cierges allumés ; le peuple était autour de lui ; les évêques et les archontes chevauchaient derrière lui ; le chef de la police d’al-Qāhira était auprès de lui, et ses hommes devant eux. Ils arrivèrent à la demeure de l’illustre seigneur al-Afḍal. Quand [le patriarche] entra au-devant de lui, il fit de nombreuses invocations. [Al-Afḍal] vit que celui-ci était un homme paisible et chaste, de belle allure, parlant bien et que, par lui, Dieu lui accordait fortune et bonheur. Il le fit approcher et s’asseoir, lui témoigna de grands honneurs et lui adressa un discours éloquent. Il ordonna que soit rédigé un édit (manshūr) destiné au gouverneur d’Alexandrie et aux autres gouverneurs auprès desquels il passerait lors de son voyage [leur ordonnant] de le respecter et de l’honorer, de se dispenser de réclamer un droit ou autre, de lui apporter aide et assistance pour tout ce dont il aurait besoin. [Le patriarche] se leva et quitta l’audience avec les meilleures dispositions. Le peuple s’en réjouit vivement. Ils prirent l’édit et partirent pour Alexandrie. Tout le peuple sortit à sa rencontre. Son arrivée se fit avec les meilleures dispositions. [Le patriarche] reçut du gouverneur un bon accueil, avec vénération et honneur. Celui-ci interdit aux fonctionnaires de lui imposer le moindre dirham ni quoi que ce soit. Sa consécration eut lieu dans l’église Marc l’Évangéliste à Alexandrie le dimanche 12 kīhak de l’année 819 de l’ère des martyrs/8 décembre 1102.
8Bibliographie : A. S. Atiya (éd.), The Coptic Encyclopedia, 8 vol., New York, Macmillan Publishing Company, 1991 ; J. Den Heijer, Mawhūb ibn Manṣūr ibn Mufarriǧ et l’historiographie copto-arabe, Louvain, E. Peeters, 1989 (Corpus scriptorum christianorum orientalium 513) ; J. Den Heijer, « Le patriarcat copte d’Alexandrie à l’époque fatimide », dans Alexandrie médiévale, Chr. Décobert (éd.), Le Caire, Ifao, 2002, p. 83-97 ; A. -M. Eddé, F. Micheau, Chr. Picard, Communautés chrétiennes en pays d’Islam du début du viie siècle au milieu du xie siècle, Paris, SEDES, 1997 ; M. Martin, « Une lecture de l’Histoire des Patriarches d’Alexandrie », Proche-Orient chrétien, 35, 1985, p. 15-36.
47. Les catholicoi nestoriens de Bagdad et le pouvoir abbasside
9Chrétiens et juifs, nombreux sur le territoire abbasside, jouissaient, en principe, d’une autonomie communautaire, à condition de s’acquitter de certains impôts comme la capitation (jizya*). Aux xie- xiie siècles, la plus haute autorité religieuse du christianisme oriental était le catholicos* nestorien qui était également investi d’un pouvoir au moins théorique sur les autres communautés chrétiennes d’Irak, comme les jacobites. Élu par les notables nestoriens, clercs et laïcs, le catholicos devait obtenir la ratification de son élection par le calife qui lui octroyait un diplôme autorisant son investiture. Le texte de certains de ces diplômes, issu de la chancellerie califale, a été conservé dans des anthologies littéraires, comme les Mémoires (Tadhkira) du chiite Ibn Ḥamdūn (m. 1167), qui travaillait pour l’administration abbasside. Quant à l’Histoire des Patriarches d’Orient de Mārī Ibn Sulaymān, chronique écrite en arabe au milieu du xiie siècle, elle décrit la vie interne de la communauté nestorienne d’Irak et évoque les différents catholicoi, leurs rapports avec le pouvoir abbasside et les éléments marquants de leur catholicossat.
a. l’élection de deux catholicoi nestoriens
10Source : MārīIbn Sulaymān, Histoire des Patriarches d’Orient (Akhbār Fatòārikat kursī al-mashriq), Maris, Amri et Slibae De Patriarchis Nestorianorum, Commentaria, ex codicibus Vaticanis, éd. Henricus Gismondi, Rome, C. de Luigi, 1896, p. 122-125, 156-158 ; trad. V. Van Renterghem.
Catholicossat de Sabrīshū‘ b. Zanbūr [1061-1072]
11Suite aux événements politiques troublés, les nestoriens d’Irak se trouvaient sans catholicos* à l’époque de la rébellion d’al-Basāsīrī10, en 1059.
12Le Père Emmanuel, métropolite de Bājarmā (Bet Garmaï)11, quitta Daqūqā12 et s’installa à Bagdad où il demeura quelques mois, s’ingéniant par tous les moyens, ouverts et cachés, à obtenir le catholicossat pour lui-même. […] Avant l’arrivée d’al-Basāsīrī, à l’époque de ‘ Amīd al-Mulk13 et en raison de sa proximité avec le médecin Rajā’al-Iṣfahānī14, fin 449/1058, le ra’īs al-ru’asā’ (grand chef) Ibn al-Muslima15 avait rendu public un décret du calife al-Qā’im bi-Amr Allāh, nommant au catholicossat Sabrīshū‘, métropolite de Gundishapur16, et convoquant celui-ci à Bagdad. Puis vint al-Basāsīrīqui [saccagea] le Palais du catholicos, et la procédure [d’investiture] fut interrompue, au point que ce métropolite était reparti à Isfahan. Lorsque le calife al-Qā’im bi-Amr Allāh - que Dieu soit satisfait de lui – revint en Irak ainsi que [le sultan seljoukide] Rukn al-Dīn17 Ṭughril Beg, ‘Amīd al-Mulk se présenta, chargé d’une lettre de Rukn al-Dīn, en compagnie du ‘amīd Abū Sa‘īd al-Qāynī18. Le métropolite Sabrīshū‘ les accompagnait ; il avait été recommandé par le médecin Rajā’, afin que soit achevé le processus qui avait été interrompu. Lorsqu’il arriva à Bagdad, les évêques et les métropolites se mirent à discuter de son cas et s’opposèrent à sa nomination. Ils dirent : « Nous n’accepterons aucun catholicos qui ne soit élu selon la procédure habituelle19. » L’instigateur de tout cela était Emmanuel. S’opposèrent à [la nomination de Sabrīshū‘] ‘Abd al-Masīḥ, métropolite de Ḥulwān, Mārī, évêque d’al-Nīl, vicaire [du catholicos], et Mārī, évêque de ‘Ukbarā20, connu sous le nom d’Ibn Fahd. Finalement, arriva Gabriel b. Rakwa, évêque d’al-Ṭayrahān, qui n’était pas de cet avis. Des discussions s’ensuivirent, qu’il serait trop long de rapporter et qui aboutirent à l’envoi du ‘amīd chrétien Abū Sa‘īd al-Iṣfahānīau Dār al-Rūm21, accompagné de soldats khurasaniens, afin de les arrêter, sur ordre du sultan. Ces faits eurent lieu le premier dimanche de la semaine du milieu de l’été, à la fin du mois de jumādā II 453/juillet 1061, alors que les gens étaient en plein office. Ils furent emmenés au Palais du sultan (Dār al-Mulk), et aucun chrétien ne leur vint en aide, que ce soit en paroles ou d’une autre façon. Lorsque le jour toucha à sa fin, ils furent pris d’angoisse en raison de leurs obligations. Ils écrivirent au ‘ amīd qu’on leur envoie quelqu’un afin de prendre leur accord écrit concernant la nomination de Sabrīshū‘, et ce [bien que ce fût] contre leur gré. Cela fut fait, et Sabrīshū‘ se rendit au Palais du sultan (Dār al-Mamlaka) ce même soir. […]
13[Après avoir obtenu l’obéissance des autres notables chrétiens], ils se rendirent au Palais du calife, accompagnés par Abū ‘AlīManṣūr b. ‘Īsā b. Mār Sarjīs, Abū l-Khayr Sa‘īd b. al-Mawṣalāyā22, ‘Abd al-Masīḥ, métropolite de Ḥulwān, Mārī, évêque d’al-Nīl et Mārī, évêque de ‘Ukbarā, ainsi que les prêtres, diacres et notables chrétiens qui se trouvaient présents. Le vizir Ibn Dārust23 fut autorisé à tenir séance [afin de signifier la nomination de Sabrīshū‘], alors même que le calife [était occupé]. Puis tout le monde se rendit au monastère d’al-Madā’in24, comme c’était l’habitude. […]
14Sous son règne, il fit restaurer et équiper le Dār al-Rūm, et le prestige du catholicos grandit auprès d’eux, et parmi les patriarches, les évêques et le peuple. Après cela, il nomma Makkīkha Sulaymān al-Qankānīévêque d’al-Ṭayrahān, puis à sa mort Gabriel, métropolite de Mossoul. […] Il nomma aussi Stephanos, connu sous le nom d’Abū ‘Umar […] métropolite de Gundishapur, Nestorius al-Ḥadīthīévêque d’al-Nu‘ māniyya, Stephanos le moine évêque d’al-Sinn, [province] à laquelle il adjoint al-Bawāzīj25. Il nomma Yuḥannā al-Ḥadīthīle moine patriarche d’Égypte, et Ḥanānīshū‘ le moine évêque de Jérusalem […], Ibn Ṭūba évêque d’Alep, et nomma des évêques à Socotra et à Ḥarbath. Il envoya Mārī, évêque de Rādhān, à Anbār, et nomma Georges le moine patriarche de Baṣra. Il investit Georges al-Kashkarīet l’envoya au Khurāsān et au Khuzistan. […]
Catholicossat de saint ‘Abdīshū‘ b. al-Muqlī [1138-1147]
15Ce saint père, originaire de Mossoul, était alors métropolite par intérim de Bājarmā. Tous les croyants se mirent d’accord, à Bagdad, pour le choisir. Sous son catholicossat, eurent lieu tant de choses qu’il serait trop long de les relater. On convoqua les évêques et métropolites de Mar‘īth et Nisibe, car leur métropolite était opposé à son élection ; il dut signer l’acte d’investiture de sa main. Le seul qui s’y refusa était le métropolite de Mossoul ainsi que ses suivants. Il se rendit à cheval auprès du vizir Sharaf al-Dīn ‘Alīb. Ṭirād al-Zaynabī26, son cœur s’apaisa et le différend s’éteignit. L’avis unanime des croyants fut de se rendre à al-Madā’in. Ils se rendirent alors devant la Noble chambre – que Dieu l’ennoblisse – le mercredi 3 rabī‘ I 533/8 novembre 1138, 29 novembre 1405 du calendrier grec alexandrin. Le diplôme [califal] fut remis au saint père ‘Abdīshū‘, à qui fut remis un voile de tête (ṭarḥa) en présence du vizir. Il reçut l’ordre de se relever, et se rendit à cheval jusqu’à la porte du Ḥaram bien dirigé27, accompagné de Ḥusām al-Sharaf Abū l-Karam b. Muḥammad le Hachémite, chef de la police [bagdadienne], et d’une troupe de [gardes] turcs et d’agents califaux (ḥājib-s*)28. Il se rendit à l’église du Marché du Mardi – que Dieu Très-Haut la préserve – et s’y installa. Ce fut un jour mémorable. Avant lui, aucun catholicos n’avait été reçu par le calife et ne s’était vu remettre le diplôme de sa main, ni coiffer du voile de tête. […]
16Le saint père ‘Abdīshū‘, connu sous le nom d’Ibn al-Muqlī, était le neveu du catholicos saint Elia29 – que leurs prières accompagnent les croyants. Il géra fort bien les affaires du Saint-Siège30. Il aimait y résider, en restaura joliment les édifices et le fit jouxter d’une grande vigne pour laquelle il dépensa beaucoup d’argent. Avec cela, il aimait l’argent, en amassa beaucoup et interdit qu’on le dépense, comme il se doit, pour les pauvres et les indigents. Puis il fut atteint d’une forme de paralysie, et pendant deux mois et demi il demeura dans cet état, conscient mais ne pouvant parler ; il était là, accablé, triste, versant des larmes à l’idée de quitter ce bas-monde. Il fut [rappelé à Dieu] le 3 jumādā II 542/30 octobre 1147, ce qui correspond au 25 novembre 1459 du calendrier grec alexandrin ; il était resté catholicos neuf ans et neuf jours.
b. Diplôme accordé au catholicos ‘Abdīshū‘ b. Al-Muqlī par le calife al-Muqtafī en 1138
17Source : Ibn Ḥamdūn, Tadhkira [Mémoires] ; trad. B. Landron, Chrétiens et musulmans en Irak : Attitudes Nestoriennes vis-à-vis de l’Islam, Paris, Cariscript, 1994, p. 125-126.
18La charte du plus haut imamat de l’islam – que ses décrets soient toujours couronnés de succès – t’est par ceci garantie pour être le catholicos des chrétiens nestoriens habitant la « Ville de la paix31 » et toutes les contrées de l’Islam. Tu reçois le pouvoir d’agir comme leur chef et celui des Grecs (Rūm), jacobites et melkites, qu’ils soient représentés ici ou non, qui pourraient s’opposer à eux dans quelque pays que ce soit. Tu as seul le droit, parmi tous tes coreligionnaires, de porter les insignes connus du catholicossat dans vos églises et dans les lieux de réunion de votre dévotion, et aucun métropolite, évêque ou diacre n’a le droit de les porter ou de les partager avec toi : ils sont la marque de leur dépendance vis-à-vis de la dignité et de la haute fonction à laquelle tu as été promu.
19Si l’un des clercs mentionnés plus haut entre en litige avec toi, se rebelle contre tes ordres, refuse d’accepter tes décisions ou trouble la paix, il sera poursuivi et puni pour sa conduite jusqu’à ce qu’il se ressaisisse et que son obstination soit brisée, afin que nul ne soit tenté de suivre son exemple et que les décisions de vos canons soient préservées dans leur intégrité.
20Suivant la voie tracée par les imams, ses prédécesseurs, dans leur façon d’agir à l’égard des catholicoi, tes prédécesseurs, l’Émir des Croyants t’accorde par ce diplôme, ainsi qu’aux adeptes de ta religion, les prérogatives statutaires suivantes : ta vie, tes biens et ceux de ton peuple seront protégés ; un grand soin sera pris de la promotion de votre prospérité ; votre manière d’enterrer vos morts sera respectée, et vos églises et monastères seront protégés. […]
21Bibliographie : M. Allard, « Les Chrétiens à Baġdād », Arabica, 9, 1962 (Baġdād, volume spécial publié à l’occasion du 1200e anniversaire de la fondation), p. 375-388 ; B. Landron, Chrétiens et musulmans en Irak : Attitudes Nestoriennes vis-à-vis de l’Islam, Paris, Cariscript (Études chrétiennes arabes), 1994 ; G. Troupeau, « L’Église nestorienne d’Orient », dans J.-M. Mayeur, Ch. et L. Pietri, A. Vauchez et M. Venard (dir.), Évêques, moines et empereurs (610-1054), Paris, Desclée (Histoire du Christianisme 4), 1993, p. 438-454 ; V. Van Renterghem, Les élites bagdadiennes au temps des Seldjoukides, Beyrouth, Presses de l’Ifpo, 2015.
48. Les dhimmī-s et la justice du souverain musulman
22Au début du xe siècle, al-Andalus compte encore une importante minorité chrétienne, notamment dans les régions rurales comme l’Extrémadure dont il est question ici. Ces chrétiens, appelés « mozarabes » en raison de leur arabisation culturelle, possédaient leurs propres tribunaux. Encadrés par leurs évêques et leurs comtes, ils pouvaient aussi faire appel à la justice du souverain musulman, comme tous les sujets. Cet extrait d’une consultation juridique concerne justement une plainte déposée par des moines de la région de Badajoz et examinée au nom du souverain par le cadi de Cordoue et ses jurisconsultes. Reprise par le juriste Ibn Sahl (m. 1096) dans son recueil de nawāzil* au xie siècle, elle provient des archives d’Ibn Ziyād, cadi de Cordoue sous ‘Abd Allāh de 903 à 912, puis derechef sous ‘ Abd al-Raḥmān III de 921 à 924.
23Source : Ibn Sahl, Aḥkām al-kubrā, éd. M. A. Khallāf, Wathā’iq fī aḥkām ahl al-dhimma fī l-Andalus, Le Caire, al-Matba‘a al-‘arabiyya al-ḥadītha, 1980, p. 58-60, cité et traduit par C. Aillet, « Islamisation et construction des frontières intercommunautaires en al-Andalus (iie/viiie-vie/xiie s.) : le cas des chrétiens », dans M. Fierro et J. Tolan (éd.), The Legal Status of ḏimmī-s in the Islamic West (Second/Eighth-Ninth/Fifteenth Centuries), Turnhout, Brepols, 2013, p. 22-23.
a. Doléance de chrétiens de la région de badajoz contre asmā’bint Ibn Ḥayyūn
24Nous avons examiné – que Dieu t’assiste – les accusations portées par les chrétiens de ce village de la province de Badajoz dans leur lettre de requête contre une femme nommée Asmā’bint Ibn Ḥayyūn.
25L’émir a ordonné – que Dieu lui accorde la santé – que tu examines attentivement leur affaire. La manière de procéder consiste à faire comparaître les chrétiens qui ont apporté à l’émir – puisse Dieu lui accorder la gloire – cette requête et à ordonner aussi à Asmā’ d’être présente. Dis-leur de parler en sa présence des plaintes qu’ils ont déposées contre elle. Ensuite, interroge-la sur leurs propos et sur les accusations qu’ils portent contre elle.
26Si elle les réfute, impose-leur de produire la preuve (bayyina) de leurs accusations. S’ils établissent une preuve, qu’elle soit présentée à Asmā’. Qu’elle sache qui a témoigné contre elle et de quoi on l’a accusée. Qu’elle sache que tu leur donnes raison.
27Si elle a une défense, il faut examiner ce qu’il en est si Dieu le veut – qu’Il soit glorifié.
28Si elle n’a aucune défense, que le jugement soit prononcé contre elle. Ce que tu as établi constitue pour toi la preuve. Il faut les départager en tenant compte des plaintes déposées. Le cadi ne doit pas tenir compte de leur désaccord.
29Avis rendu par Ibn Lubāba et Ibn Walīd.
b. Consultation (shūra) concernant leur affaire (qaḍiyya) et la présence de leur comte sans que celui-ci ait été délégué
30Nous avons lu – que Dieu t’assiste – le document d’achat des moines à Asmā’.
31Sa‘īd a gardé le message écrit au dos de ce document par l’émir – que Dieu lui accorde longue vie. Enquête auprès de l’auteur de ce message32, en recherchant la vérité et la justice de la façon que tu sais. Empresse-toi de faire cela, si Dieu le veut, toi qui as désiré connaître – que Dieu t’honore – comment examiner ce cas et comment entrer dans la procédure.
32La manière de procéder est la suivante. Que les personnes qui ont réalisé cet achat auprès d’Asmā’ comparaissent. Fais venir aussi Asmā’. Ensuite, montre-lui le document d’achat. Si elle reconnaît ce document devant eux, alors, qu’elle le respecte. Si elle le nie, alors, que les acheteurs en question fournissent une preuve ferme (bayyina) de l’achat qu’ils ont conclu auprès d’elle. S’ils délèguent à quelqu’un le soin de révéler les torts d’Asmā’, et que cette délégation est bien établie, leur représentant prendra leur place.
33On a raconté que le comte des chrétiens (qūmis al-‘ajam) avait dit : « Ce sont des moines, ils restent dans leurs monastères. Moi, je suis chargé de leurs affaires à leur place. Qu’il me soit donc confié la tâche de prouver l’achat qu’ils ont conclu auprès d’Asmā’. »
34Que Dieu t’honore ! Selon nos lois, il est nécessaire qu’ils viennent en personne ou bien qu’ils envoient leur représentant. Mais, dans ce dernier cas, il faut d’abord que la délégation soit établie en droit et que leurs notables soient au courant.
35Si leur délégué vient et qu’il prouve l’achat effectué auprès d’Asmā’ et que celle-ci refuse de reconnaître la preuve apportée par les principaux acheteurs, alors ces derniers n’ont plus aucune obligation concernant cette affaire. Tu ne devras plus les faire témoigner contre Asmā’ si celle-ci refuse d’admettre la preuve, à savoir qu’ils sont bien les acheteurs.
36Avis rendu par Ibn Lubāba et Ibn Walīd.
37Bibliographie : C. Aillet, Les Mozarabes. Christianisme, islamisation et arabisation en péninsule Ibérique ( ixe- xiie siècle), Madrid, Bibliothèque de la Casa de Velázquez, 45, 2010 ; M. Fierro et J. Tolan (éd.), The Legal Status of ḏimmī-s in the Islamic West (Second/Eighth-Ninth/Fifteenth Centuries), Turnhout, Brepols, 2013.
49. Le sultan al-Kāmil accorde sa protection au monastère Sainte-Catherine du Sinaï
38Les archives du monastère Sainte-Catherine conservent plusieurs documents qui ont trait aux relations entre ce monastère melkite et le pouvoir, sous le règne des Fatimides, des Ayyoubides et des Mamlouks. On y trouve notamment des pétitions qui étaient envoyées par les moines aux autorités égyptiennes afin d’être examinées par la juridiction chargée du redressement des abus (maẓālim*). À côté de la justice dispensée par les cadis dans le cadre de la loi religieuse (sharī‘ a*), il existait, en effet, des tribunaux qui relevaient directement du souverain ou de ses représentants, le vizir par exemple. Cette juridiction examinait en particulier les plaintes des sujets concernant l’administration, les erreurs judiciaires ou les abus des fonctionnaires.
39On retrouve dans cette pétition conservée sur une feuille de papier (29,5 cm × 17,5 cm), les formules usuelles en tête et en fin de document : l’emploi de l’expression « les esclaves embrassent la terre » par les pétitionnaires lorsqu’ils s’adressent au sultan ainsi que les formules qui appellent la bénédiction de Dieu sur le sultan et sa dynastie. La réponse du souverain est rédigée, dans ce cas précis, au dos du document. En tête, figure, en guise de signature, sa devise (‘alāma) : « louange à Dieu, Il est la cause de mon succès » qui fut utilisée par tous les sultans ayyoubides d’Égypte au xiiie siècle. Ce document nous renseigne non seulement sur la volonté des sultans ayyoubides de faire respecter la protection accordée par l’État aux dhimmī-s mais aussi sur le fonctionnement de la justice du souverain à qui il était toujours possible de s’adresser en cas d’abus ou de non-respect des accords passés avec les autorités. Le décret, rédigé en 1210, émane d’al-Kāmil (1218-1238) qui n’était pas encore sultan à cette date mais qui s’était vu confier par son père al-‘Ādil, sultan en titre de 1200 à 1218, le gouvernement de l’Égypte.
40Source : S. M. Stern, « Petitions from the Ayyubid Period », Bulletin of the School of Oriental and African Studies, 27, 1964, p. 1-32 (éd. et trad. anglaise p. 10-19) ; trad. française A.-M. Eddé.
Recto
41Les esclaves
42Les moines du mont Sinaï, que Dieu…
43Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux,
44Embrassent la terre, en la présence exaltée de notre maître le sultan al-Malik al-Kāmil – Que Dieu prolonge son règne ! – et rapportent qu’à côté de leur monastère, proche de celui-ci, à al-Rabwa33 se trouve un terrain fertile mesurant trois faddān-s34. On y trouve des figuiers, des oliviers et des grenadiers. Les Arabes35, toutefois, en ont pris possession, y ont semé et ont porté atteinte à la propriété des moines. Ces derniers demandent qu’un ordre exigeant obéissance soit émis [par le sultan] – que Dieu accroisse sa gloire et son honneur – qui permette charitablement aux esclaves (les moines) de cultiver le terrain afin de nourrir ceux qui y résident ainsi que les pèlerins [vers La Mekke] et toute autre personne qui passeraient par eux… …
45Ils prient pour que se prolonge cette dynastie bénie. Voici ce qu’ils ont rapporté. L’opinion [du sultan] est la plus haute, louange à Dieu et à lui seul !
Verso
46Louange à Dieu, Il est la cause de mon succès,
47Il a été décrété sur l’ordre très haut de notre Maître le sultan al-Malik al-Kāmil Nāṣir al-Dīn – Que Dieu exalte [cet ordre] et fasse qu’il soit appliqué – de faire cesser toute interférence avec les moines du mont Sinaï concernant les trois faddān-s qui leur appartiennent et dont la culture leur est réservée. Qu’ils puissent en disposer et qu’aucun Arabe n’interfère sur ces terres et ne nuise aux moines. Que tout gouverneur ou lieutenant qui prendra connaissance de cet acte agisse en conséquence et mette en application ce qu’il contient, après que la noble signature (‘alāma) y a été – si Dieu veut – apposée.
48Rédigé le 5 du grand mois de ramaḍān 606/3 mars 1210, conformément au message (bi-risāla) de l’excellent émir al-Ṣalāḥ36 - que Dieu lui accorde son assistance – et présenté par Shamā’il al-jāndār37.
49Bibliographie : A. S. Atiya, The Arabic Manuscripts of Mount Sinai, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1955 ; S. Heidemann, Chr. Müller, Y. Rāghib, « Un décret d’al-Malik al-‘Ādil (571/1176) relatif aux moines du mont Sinaï », Annales islamologiques, 31, 1997, p. 81-107 ; J.-M. Mouton, Le Sinaï médiéval. Un espace stratégique de l’Islam, Paris, Puf, 2000 ; D. S. Richards, Mamluk Administrative Documents from St Catherine’s Monastery, Louvain, 2011 ; S. M. Stern, « Petitions from the Mamlūk Period (Notes on the Mamlūk Documents from Sinai) », Bulletin of the Society of Oriental and African Studies, 29, 1986, p. 233-276, repris dans S. M. Stern, Coins and Documents from the Medieval Middle East, Londres, Variorum Reprints, 1986.
50. Le pouvoir mamlouk et les chrétiens : un incendie criminel à Damas (1339)
50Dans l’Égypte et la Syrie médiévales comme dans l’ensemble du monde islamique à cette époque, les relations entre musulmans et chrétiens étaient définies par ce que l’on appelait alors « le Pacte de ‘ Umar ». Les chrétiens, au même titre que les juifs ou les samaritains, en tant que non-musulmans, disposaient du statut de « protégés » (dhimmī-s*), qui les plaçaient de fait dans une situation d’infériorité juridique et financière et en faisaient des tributaires contraints de s’acquitter de certains impôts particuliers, notamment la capitation appelée jizya*. À l’époque mamlouke, nombre de chrétiens étaient employés dans l’administration financière de l’État ou dans les maisons des émirs et étaient, par conséquent, bien souvent accusés de s’enrichir aux dépens des musulmans. Le ressentiment anti-chrétien, plus ou moins vif selon les périodes, savamment attisé par des propagandistes ou des administrateurs musulmans jaloux, pouvaient parfois déboucher sur des affrontements violents. Le pouvoir mamlouk, alors contraint de prendre des mesures pour calmer la vindicte populaire, promulguait régulièrement des décrets interdisant l’emploi des chrétiens dans l’administration ou dans les maisons émirales, ne leur laissant d’autre choix que la conversion ou la perte de leur situation.
51Les deux textes suivants, l’un d’Ibn Kathīr (m. 1373), historien syrien contemporain des événements, et l’autre, plus tardif, d’al-Maqrīzī, auteur égyptien du xve siècle, proposent deux versions, à bien des égards complémentaires, d’un incendie qui ravagea, à Damas, le quartier de la mosquée des Omeyyades, en 1339. Les deux auteurs relatent, sans la moindre hésitation, qu’il s’agit d’un crime prémédité commis par des chrétiens. La façon dont les auteurs présumés ont été identifiés (la dénonciation anonyme), le moyen qui a permis d’obtenir leurs aveux (la torture) et le fait qu’ils soient quasiment tous des administrateurs au service de l’État ou des émirs mamlouks, ne laissent pourtant pas de s’interroger quant à la véracité des faits qui leur sont reprochés.
52Source : Ibn Kathīr, Al-Bidāya wa l-nihāya [Le livre du commencement et de l’aboutissement], éd. Dār al-Taqwā, Beyrouth, 1999, 14 vol., t. 14, p. 193-194 ; trad. M. Eychenne.
53Parmi les événements importants de cette année [740/1339-1340], des notables chrétiens se sont réunis dans leur église, rassemblant une importante somme d’argent afin de payer deux moines, venu du Bilād al-Rūm (Byzance), spécialisés dans la confection du naphte. Le premier de ces moines se nommait Milānī, et le second, ‘Āzir. Les deux hommes fabriquèrent des galettes avec du naphte38, dont l’effet ne se produirait qu’au bout de quatre heures et même davantage. À la fin de la journée, ils les déposèrent dans les fentes de plusieurs boutiques appartenant à des commerçants du marché [aux vêtements] pour hommes d’al-Dahsha39. Afin que personne ne devine leur identité, ils avaient revêtu des habits de musulmans. Au cours de la nuit, personne ne se douta de rien jusqu’à ce que le feu se propageât à partir de ces boutiques jusqu’à atteindre les balustrades du minaret occidental [de la mosquée des Omeyyades], du côté du marché susmentionné. Les balustrades prirent feu. Le vice-roi (nā’ib al-salṭana) de Damas, Tankiz, accompagné des émirs de mille, se rendit sur les lieux et tous grimpèrent au minaret qui était en train de se consumer. Ils protégèrent le reste de la mosquée qui fut ainsi épargnée par l’incendie, Dieu soit loué ! Toutefois, les pierres du minaret se fissurèrent, les armatures qui guidaient les escaliers brûlèrent et le minaret s’effondra. L’édifice fut reconstruit avec de nouvelles pierres. Le minaret oriental dont il est question ici est celui, d’après les hadiths, sur lequel descendra Jésus, fils de Marie40 […]
54L’intention des chrétiens était d’accéder la nuit suivante au côté occidental de la mosquée jusqu’à la halle (qaysāriyya) avec tout ce qu’elle contenait d’arcs et d’équipements militaires – « Nous sommes à Dieu et nous retournons à Lui41. » L’incendie se propagea aux maisons, aux logements et aux madrasas qui se trouvaient autour de la halle, ravageant un côté de la madrasa al-Amīniyya. Les chrétiens n’avaient d’autre but que de mettre le feu au sanctuaire des musulmans42, mais Dieu intervint43. Le vice-roi et les émirs se rendirent sur les lieux et s’interposèrent entre l’incendie et la mosquée, et Dieu les récompensa en bien. Lorsque le vice-roi fut certain qu’ils étaient à l’origine de tout cela, il ordonna l’arrestation de plusieurs notables chrétiens. Ainsi, environ soixante hommes furent saisis, torturés et spoliés. Plus d’une dizaine d’entre eux furent crucifiés et promenés sur des chameaux dans toute la ville. Ils moururent l’un après l’autre et [leurs corps] furent brûlés jusqu’à ce qu’il ne reste plus d’eux que de la cendre – que Dieu les maudisse.
55Source : Al-Maqrīzī, al-Sulūk li-ma‘rifat duwal al-mulūk [Les chemins pour la connaissance des dynasties des rois], éd. par M. Ziyāda et S. A. ‘Ashūr, Le Caire, Dār al-kutub, 1939-1973, 4 vol., t. II/2, p. 495-497 ; trad. M. Eychenne.
56Dans la nuit du samedi, premier jour du mois de dhū l-qa‘da 740/29 avril 1340 se produisit également un incendie au bout de la Halle des Fabricants d’arcs (Qaysāriyyat al-Qawwāsīn), de celle des Incrusteurs (Qaysāriyyat al-Kuftiyyin) et du Marché aux Chevaux (Sūq al-Khayl) à Damas. L’incendie dura deux jours et deux nuits et détruisit environ trente-cinq mille arcs. Les gens perdirent des richesses considérables. En particulier, les marchands perdirent une somme d’un million six cent mille dinars. Le feu détruisit également de nombreux lieux.
57Alors que les gens étaient confrontés à ces événements, on retrouva une feuille sur laquelle on pouvait lire : « Le mamlūk avisé atteste que la raison de l’incendie apparaîtra si l’on arrête Ya‘qūb, le serviteur (ghūlam) d’al-Makīn, le secrétaire de l’armée. » Ordre fut donc donné de mettre aux arrêts [ce Ya‘qūb] et de le torturer. Il accusa bientôt son maître et plusieurs secrétaires chrétiens. Convoqués devant l’émir Tankiz, [vice-roi de Damas], tous avouèrent les faits et Tankiz ordonna la mise sous séquestre de leurs biens. Il leur rédigea un acte dont le contenu est en résumé celui-ci : « al-Rashīd Salāma, b. Salmān, b. Marjā, le chrétien, secrétaire de l’émir ‘Alam al-Dīn Sanjar al-Bashmaqdār, témoigne qu’au milieu du mois de shawwāl/mi-avril [740] se sont rendus chez lui, al-Makīn Yūsuf Ibn Majallī, le secrétaire de l’émir Bahādur Āṣ, et al-Makīn Yūsuf, le percepteur de l’armée (‘āmil al-jaysh). Ils étaient accompagnés de deux moines nommés Mīlānī et ‘Āzir, venus de Constantinople pour lutter contre la religion musulmane et ses adeptes, qui, après s’être vendus, leur avaient enseigné la confection du feu grégeois (nafṭ). Tous se sont rassemblés dans le verger d’al-Makīn Yūsuf et, [après] s’être procurés le naphte dont ils avaient besoin, ont confectionné des galettes et se sont déguisés en changeant de vêtements. Ensuite, ils sont descendus jusqu’à al-Dahsha et se sont dispersés aux quatre coins du marché. Ils ont acheté une pièce d’étoffe qu’ils ont payée à son propriétaire, puis la lui ont laissée en dépôt, après y avoir préalablement déposé les galettes qu’ils avaient confectionnées. C’est de là qu’a débuté l’incendie. Ils ont ensuite payé une somme de cinq cents dirhams au chirurgien chrétien, qui se trouve à la Porte de la Halle des fabricants d’arcs. Ils lui ont remis l’une de ces galettes qu’il lança sur une boutique à l’intérieur de la halle. C’est de là qu’est parti le deuxième incendie. Après cela, les deux moines mentionnés sont partis avec des documents que leur remirent ces chrétiens pour Beyrouth où le percepteur [al-Makīn Yūsuf] les embarqua sur un bateau pour Chypre. »
58Le procès-verbal fut daté du 20 dhū l-qa‘da/18 mai 1340 et envoyé au sultan. On fit crucifier ce groupe [de chrétiens] le samedi 22 dhū l-qa‘da/20 mai après les avoir préalablement sévèrement torturés. Ils étaient au total vingt-et-un parmi lesquels se trouvaient al-Makīn Ibn Majallī, le percepteur de l’armée et son frère, ainsi qu’al-Makīn Jirjis, secrétaire du séquestre (kātib al-ḥawṭāt), al-Makīn, secrétaire de l’émir Bahādur Āṣ, Sam‘ān et son frère Bishāra, al-Rashīd Salāma b. Sulaymān, secrétaire de l’émir Sanjar al-Bashmaqdār (le porte-pantoufles), al-‘Alam, percepteur (‘āmil*) de Beyrouth, le chirurgien et deux bouchers chrétiens, ainsi qu’un individu appelé Sabīl Allāh. Ce dernier se trouvait au Caire en 725/1324-1325 ; il était alors vêtu d’un costume étrange en cuir, portait sur son épaule une jarre en cuivre d’Andalousie et à la main tenait des boissons. Il disait dans une langue étrangère (ou avec un accent étranger) : « Sabīl Allāh » (le chemin de Dieu) et servait à boire aux gens sans être payé. Certains avaient de la considération pour lui, mais d’autres le soupçonnaient d’être un espion. Puis, cet homme partit faire le pèlerinage (ḥajj*) et arriva à Damas où il s’installa pour servir de l’eau à boire aux gens, jusqu’à ce qu’il entrât en relation avec les chrétiens à propos de l’incendie. Tous moururent deux jours après avoir été crucifiés. On leur trouva plus de mille dirhams qui furent affectés à la réparation du minaret de la mosquée et d’al-Dahsha. Le sultan écrivit à Tankiz pour désapprouver le meurtre des chrétiens car cela allait inciter les habitants de Constantinople à se retourner contre les marchands musulmans et à les tuer.
59Bibliographie : J. Nielsen, « The Participation of Christians and Jews in the Ayyubid and Mamluk State : A Historiographical Reflection », dans M. Haddad et al. (éd.), Towards a Cultural History of Bilād al-Shām during the Mamluk Era : Prosperity or Decline, Tolerance or Preservation, Beyrouth, Orient-Institut Beirut/Ergon Verlag Würzburg, 2010, p. 3-12 ; M. Perlmann, « Notes on Anti-Christian Propaganda in the Mamlūk Empire », BSOAS, 10, 1940-1942, p. 843-861 ; EI2, « Dhimma » (Cl. Cahen).
Notes de bas de page
1 Les biographies des patriarches Michel IV (1092-1102) et Macaire II (1102-1128) ont été rédigées par Yūḥannā b. Ṣā‘īd b. Yaḥyā b. Minyā, connu sous le nom d’Ibn al-Qulzumī, un laïc qui fut secrétaire dans l’administration fatimide.
2 Le Ṣa‘īd est le nom de la Haute-Égypte. Lorsqu’en 1077 Badr al-Jamālīfit de Qūṣ une nouvelle capitale, on distingua le Haut Ṣa‘īd, avec Qūṣ comme capitale, et le Bas Ṣa‘īd avec Asyūtò comme capitale. D’où ici l’expression les deux Ṣa‘īd.
3 C’est-à-dire le Delta.
4 14 septembre 1102.
5 Deuxième mois du calendrier copte, du 11 ou 12 octobre au 9 ou 10 novembre.
6 Le texte arabe donne “dit le peintre” (al-muṣawwir) mais on peut penser qu’il s’agit d’une faute de copiste pour al-Miṣrī(l’Égyptien) dont la graphie arabe est proche, car le grand anachorète Macaire était couramment appelé Macaire l’Égyptien pour le distinguer de son contemporain Macaire l’Alexandrin.
7 Les archontes (terme dérivé du grec) sont les chefs des laïcs. Cette élite jouait un rôle important dans la vie de l’Église copte.
8 Nom donné, par les Arabes, à l’antique forteresse de Babylone, près de laquelle fut construite Fustòātò.
9 9 novembre 1102. Hatūr est le troisième mois du calendrier copte. L’ère des Martyrs, ou ère de Dioclétien, commence en 284 ; elle est couramment utilisée par les coptes en mémoire de la persécution des chrétiens sous Dioclétien. L’année fiscale avait été créée par l’administration musulmane d’Égypte pour prélever les impôts fonciers (kharāj, d’où son nom de kharājiyya) ; c’était une année solaire, qui suivait le rythme de la crue et l’époque de la récolte ; elle était légèrement plus longue que l’année hégirienne lunaire.
10 Émir chiite qui, en 1059, fit passer l’Irak sous obédience fatimide pendant une année, forçant le calife abbasside à l’exil. Le retour du sultan Ṭughril Beg en Irak se solda par l’exécution d’al-Basāsīrīet le retour du calife à Bagdad.
11 Province ecclésiastique de Haute-Mésopotamie, autour de la ville de Kirkuk.
12 Ville située au sud de Kirkuk, siège du métropolite de Bet Garmaï à cette époque.
13 ‘Amīd al-Mulk al-Kundurī(m. 1064), vizir de Ṭughril Beg.
14 Influent médecin nestorien au service d’al-Basāsīrī.
15 Ibn al-Muslima remplissait auprès du calife des fonctions semblables à celles d’un vizir, sans en porter le titre. Il fut exécuté par al-Basāsīrīen 1059.
16 Ville du Khuzistan (sud-ouest de l’Iran actuel). Le métropolite de Gundishapur était le deuxième personnage le plus important de l’Église nestorienne, après le catholicos.
17 Rukn al-Dawla dans le texte arabe qu’il faut lire Rukn al-Dīn.
18 Al-Qānīdans le texte arabe. Gouverneur civil (‘amīd) de Bagdad dans les années 1063-1064, au service des Seljoukides, et fermier des revenus fiscaux de Bagdad.
19 Le texte arabe précise « bi l-banādiq », littéralement « par les boules », ce qui renvoie sans doute à un mode de scrutin spécifique.
20 Ḥulwān, al-Nīl, ‘Ukbarā : provinces ecclésiastiques ou évêchés irakiens.
21 Église située au nord de la rive orientale de Bagdad, siège du catholicos nestorien depuis le ixe siècle.
22 Ce personnage n’est pas identifié, mais le lignage des Banū Mawṣalāyā donna plusieurs hauts fonctionnaires à l’administration abbasside au cours du xie siècle.
23 Ibn Kārust dans l’édition arabe. Ibn Dārust, originaire du Khuzistan, avait servi les derniers Bouyides et entra au service d’al-Qā’im comme vizir en 1061. S’étant montré corrompu, il fut démis l’année suivante.
24 Al-Madā’in (nom arabe de Ctésiphon), située sur le Tigre à une trentaine de km au sud-est de Bagdad, était le siège du catholicos nestorien jusqu’à ce qu’il se déplace à Bagdad au ixe siècle, afin de représenter l’ensemble des chrétiens orientaux auprès du calife abbasside.
25 Provinces et localités irakiennes.
26 Vizir des califes al-Mustarshid et al-Muqtafī, il mourut en 1143.
27 Le Ḥaram (ou Ḥarīm) désigne ici l’enceinte protégée des palais abbassides.
28 On désigne par ḥājib-s, à cette époque, non seulement les chambellans, mais aussi des agents califaux chargés de différentes fonctions, en particulier du maintien de l’ordre, dans certains quartiers Bagdad.
29 Elia II, catholicos nestorien de 1111 à 1131.
30 C’est-à-dire le Dār al-Rūm.
31 Bagdad était, depuis sa fondation, connue sous le nom de « Ville de la paix » (Madīnat al-salām).
32 Allusion probable au secrétaire qui a écrit ce message, Saʻīd.
33 Nom d’un domaine, connu également par d’autres sources, qui dépendait du monastère.
34 L’équivalent, à cette époque, d’environ 6 368 m2.
35 Le terme « Arabes » est souvent employé comme synonyme de bédouins, mais ici il ne peut s’agir que de semi-nomades puisqu’ils cultivent la terre.
36 Ce qui signifie que l’acte fut transmis à la chancellerie pour y être rédigé par cet important personnage militaire.
37 L’émir jāndār faisait partie de la garde rapprochée du sultan. Après avoir été rédigé, le document était « présenté » au souverain afin qu’il y appose sa signature.
38 Traduction d’après le texte d’al-Maqrīzī (cf. ci-dessous) car le terme employé par Ibn Kathīr (kaḥṭ ?) est peut-être une mauvaise transcription de ka‘k (galette, biscuit).
39 Marché situé à l’est de la mosquée des Omeyyades.
40 Selon la tradition musulmane, Jésus descendra à la fin des temps sur le minaret blanc de Damas, identifié tantôt à celui la Porte orientale du rempart, tantôt au minaret oriental de la mosquée des Omeyyades, pour combattre l’Antéchrist (al-Dajjāl).
41 Coran : 2, 156.
42 La mosquée des Omeyyades.
43 Littéralement : Dieu s’est interposé entre eux et leur désir.
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