Le prince réel : de la bonne gouvernance à la tyrannie
p. 113-120
Texte intégral
26. La justice des maẓalim*
1Aux yeux des sujets musulmans comme non musulmans, le pouvoir devait se montrer attentif aux difficultés quotidiennes de la population et réprimer les exactions des agents de l’État. La justice du souverain trouvait sa meilleure expression dans l’institution des maẓālim*, tribunal du « redressement des abus » que le prince présidait en personne ou qu’il confiait à ses plus proches représentants. Les développements de cette institution sont notamment connus grâce à al-Maqrīzī (m. 1442), un savant chafiite égyptien qui, avant de se consacrer à son œuvre d’historien, poursuivit une carrière d’administrateur au service des Mamlouks. L’extrait suivant est tiré de ses Khiṭaṭ, un ouvrage de topographie historique de l’Égypte. Le chapitre qu’il consacre à « l’īwān* connu sous le nom de Dār al-‘adl* », dans une partie plus largement dédiée à la citadelle du Caire, lui donne l’occasion de retracer l’histoire des maẓālim depuis l’arrivée des Fatimides en Égypte à la fin du xe siècle jusqu’à sa propre époque. À travers l’évocation de procédures impliquant divers rouages de l’administration, il montre comment la justice prit progressivement place au cœur du cérémonial sultanien, et fut érigée en symbole majeur de la bonne gouvernance.
2Source : Al-Maqrīzī, al-Mawā‘iẓ wa l-i‘tibār fī dhikr al-khiṭaṭ wa l-āthār, éd. par A. Fu’ād Sayyid, al-Furqān, Londres, 2002-2004, 6 vol., t. 3, p. 663-668 ; trad. M. Tillier.
3Quand al-Mu‘izz li-Dīn Allāh fut arrivé en Égypte et y eut installé le califat, tantôt l’administration des maẓālim fut confiée au grand cadi, tantôt l’un des grands officiers de la dynastie fut seul responsable de l’examen des plaintes. Puis, lorsque le pouvoir d’al-Mustanṣir bi-llāh Abū Ma‘add b. al-Ẓāhir déclina, à l’époque où une grande crise s’abattit sur l’Égypte, le chef des armées (amīr al-juyūsh) Badr al-Jamālī vint au Caire et fut nommé vizir. L’administration de la dynastie lui échut dans sa totalité, comme ce fut le cas pour les vizirs qui lui succédèrent. L’usage voulut dès lors que le vizir, s’il était homme d’épée, tînt en personne audiences de maẓālim. Le grand cadi siégeait face à lui, avec à ses côtés deux témoins reconnus. À côté du vizir s’asseyait le secrétaire au calame fin (almuwaqqi‘ bi-l-qalam al-daqīq) et, un peu plus loin, le chef du bureau financier. Le Maître de la porte se tenait debout près du vizir, de même que le commandant de l’armée. À leurs côtés prenaient place, selon leur rang, les chambellans (ḥājib-s*) et les lieutenants (nuwwāb*). De telles audiences avaient lieu deux jours par semaine.
4Le dernier responsable des maẓālim pour les Fatimides fut Ruzzīk, fils du grand vizir al-Malik al-Ṣālih Ṭalā’i‘ b. Ruzzīk, alors que son père était vizir. L’acte d’investiture qui lui fut remis de la part du calife mentionnait notamment : « L’Émir des croyants te charge de superviser les maẓālim et de rendre justice aux victimes contre leurs oppresseurs. »
5Lorsque la dynastie ne disposait pas d’un vizir militaire, le Maître de la porte tenait audience de maẓālim à la Porte d’or, l’une des entrées du palais. À ses côtés se tenaient les chambellans et les syndics (naqīb-s*), et un héraut appelait en sa présence : « [Approchez,] ô victimes d’injustices ! » La foule s’avançait alors. Si quelqu’un présentait par oral un sujet de plainte, un ordre d’enquête écrit était envoyé aux gouverneurs ou aux cadis. Quiconque souhaitait se plaindre d’un adversaire résidant à l’extérieur du Caire ou de Fusṭāṭ devait produire une pétition dans laquelle il exposait son préjudice : le chambellan la ramassait et la remettait, avec les autres pétitions, au secrétaire du calame fin, qui rédigeait [au dos] une apostille. [La pétition], munie de son apostille, était transmise au secrétaire du calame épais (muwaqqi‘ bi l-qalam al-jalīl) qui développait les suggestions du secrétaire au calame fin. La liasse des pétitions était apportée dans un sac au calife qui y apposait son paraphe. Les apostilles munies de leur paraphe (tawāqī‘) étaient enfin remises, dans leur sac, au chambellan qui, debout à la porte du palais, les distribuait aux plaignants concernés.
6Le premier roi qui édifia un palais de justice (Dār al-‘adl) fut le sultan al-Malik al-‘Ādil Nūr al-Dīn Maḥmūd b. Zankī1. Quand ce dernier apprit que les lieutenants d’Asad al-Dīn Shīrkūh b. Shādī2 opprimaient le peuple et maltraitaient les sujets qui se plaignaient au cadi Kamāl al-Dīn al-Shahrazūrī sans que ce dernier parvînt à les défendre, il construisit un palais de justice à Damas. Une fois l’édifice terminé, Shīrkūh convoqua ses lieutenants et leur dit : « C’est à mon intention que Nūr al-Dīn a ordonné la construction de ce palais. Pardieu, si jamais l’un de vous m’oblige à comparaître au palais de justice [à cause de ses méfaits], je le ferai crucifier ! Allez donc trouver tous ceux auxquels un conflit vous oppose, concernant des propriétés ou autre chose, et trouvez une solution. Donnez-leur satisfaction, quoi qu’il en coûte, dussent-ils s’emparer de toutes mes possessions ! » Ils répliquèrent : « Lorsque les gens apprendront la nouvelle, leurs réclamations ne connaîtront plus de bornes ! » – « Je suis bien aise de perdre tout ce que j’ai, déclara-t-il, pourvu que Nūr al-Dīn ne me considère pas comme un tyran, et qu’il ne m’oblige pas à m’asseoir au tribunal au même niveau qu’un homme du commun ! » Les fidèles [de Shīrkūh] s’en furent donc mettre ses ordres à exécution et contentèrent leurs adversaires devant témoins.
7Nūr al-Dīn se mit à tenir audience au palais de justice deux jours par semaine, en présence du cadi et des juristes. Pendant un temps, nul ne vint se plaindre de Shīrkūh. [Nūr al-Dīn] demanda des explications et apprit ce qu’il s’était passé entre ses lieutenants et lui. « Dieu soit loué, s’exclama-t-il, car Il m’a donné des hommes qui rendent justice d’eux-mêmes, sans attendre de comparaître devant moi ! »
8Le sultan al-Malik al-Nāṣir Ṣalāh al-Dīn Yūsuf b. Ayyūb siégeait également [aux maẓālim], le lundi et le jeudi, afin de manifester sa justice. Quand al-Malik al-Mu‘izz ‘Izz al-Dīn Aybak le Turcoman devint sultan3, il nomma l’émir ‘Alā’al-Dīn Aydakīn al-Bunduqdārī vice-roi dans la province égyptienne. Celui-ci tint des audiences régulières dans les madrasas ṣāliḥides4 d’Entre-les-deux-palais, accompagné des lieutenants du palais de justice, afin de mettre les affaires en ordre et d’examiner les plaintes relatives aux abus. Il appela à répandre le vin par terre et abolit les taxes sur les boissons fermentées.
9[…] Puis al-Malik al-Ẓāhir Rukn al-Dīn Baybars al-Bunduqdārī fit édifier un palais de justice et y siégea pour examiner les plaintes relatives aux abus, comme nous l’avons vu. Al-Malik al-Nāṣir Muḥammad b. Qālāwūn5 fit construire l’īwān et y tint des audiences régulières le lundi et le jeudi. Il y tranchait parfois les litiges lorsque ses subordonnés s’en montraient incapables.
10Quand al-Malik al-Ẓāhir Barqūq6 s’empara du sultanat, il se fit aménager une salle d’audience aux écuries sultaniennes de la Citadelle de la montagne. Il tint [sa première] audience le dimanche 28 ramaḍān de l’an 789/15 septembre 1387, puis prit l’habitude de siéger le dimanche et le mercredi. Il traitait indifféremment les cas graves et les affaires mineures. Plus tard, il changea les jours d’audience pour le mardi et le samedi, et ajouta [bientôt] le vendredi après la prière de l’après-midi. Il conserva cet emploi du temps jusqu’à sa mort. Quand après lui son fils al-Malik al-Nāṣir Faraj7 s’empara du pouvoir, il suivit l’exemple de son père et tint audiences de maẓālim aux écuries. Le secrétaire personnel (kātib al-sirr) Fatḥ al-Dīn Fatḥ Allāh lui lisait les pétitions comme il les avait lues à son père. Cela profita à certains et provoqua la ruine de bien d’autres ; les dommages causés étaient d’ailleurs bien plus importants que les bénéfices. […]
De l’hommage (khidma) dans l’īwān connu sous le nom de Palais de justice
11L’usage voulait que le sultan siégeât dans cet īwān chaque lundi et jeudi matin de l’année, sauf pendant le mois de ramaḍān. L’audience était dédiée aux maẓālim ; c’est aussi à cette occasion que le peuple rendait hommage et que la plupart des ambassadeurs étaient reçus. Lorsqu’il tenait audience de maẓālim*, [le sultan] siégeait sur une chaise ainsi constituée que ses jambes touchaient presque le sol, à côté de la chaire (minbar*) qui représentait le trône du pouvoir (al-mulk) et du sultanat. L’usage voulait que les grands cadis des quatre écoles juridiques vinssent tout d’abord s’asseoir à sa droite. Le plus éminent était le grand cadi chafiite, qui prenait place à proximité immédiate du sultan, suivi du grand cadi hanafite, puis du malikite et du hanbalite. À côté du grand cadi hanbalite s’asseyaient le surintendant des finances (wakīl bayt al-māl) et le préfet de la ḥisba* du Caire. À gauche du sultan siégeait le secrétaire personnel (kātib al-sirr) et, devant lui, le contrôleur de l’armée (nāẓir al-jaysh) ainsi que le groupe des secrétaires connus sous l’appellation de « secrétaires de l’estrade » (kuttāb* al-dast), assis en cercle. Si le vizir comptait au nombre des gens de plume, il se tenait entre le sultan et le secrétaire personnel. S’il appartenait aux hommes d’épée, il demeurait debout à l’écart, en compagnie du reste des dignitaires. Enfin, s’il occupait la fonction de vice-roi (nā’ib al-salṭana), il prenait place avec les [principaux] dignitaires. Derrière le sultan, à sa droite et à sa gauche, se tenaient deux rangs de [soldats] silāḥdāriyya, jamdāriyya et khāssakiyya8. À une distance d’environ quinze coudées, à droite et à gauche [du sultan], s’asseyaient les plus éminents et les plus respectables des grands émirs de deux cents – que l’on appelait « émirs du conseil » –, suivis des grands émirs de rang inférieur et des dignitaires, qui, pour leur part, se tenaient debout, tandis que le reste des émirs se tenaient debout également derrière les émirs du conseil. En retrait du cercle qui entourait le sultan, les chambellans et les porteurs d’encriers (dawādāriyya) se chargeaient de transmettre les pétitions et d’amener les ambassadeurs, les plaignants, et quiconque sollicitait une faveur ou un besoin. Le secrétaire personnel et les secrétaires de l’estrade lisaient les pétitions au sultan. Parfois ce dernier ressentait la nécessité de consulter les cadis, notamment pour des questions religieuses ou relevant de la sharī‘a *. Quant aux affaires militaires, les pétitions concernant les émirs de concessions fiscales (iqṭā‘-s*) étaient lues par le contrôleur de l’armée. Si [le sultan] souhaitait vérifier un point relatif aux affaires militaires, il en discutait avec le chambellan ou le secrétaire de l’armée. En dehors de telles questions, le sultan rendait ses décisions sur la base de son opinion personnelle.
12Bibliographie : A. Fuess, « Ẓulm by Maẓālim ? The Political Implications of the Use of Maẓālim Jurisdiction by the Mamluk Sultans », Mamluk Studies Review, 13, 2009, p. 121-146 ; F. Hasebe, « Sultan Barqūq and his Complaining Subjects in the Royal Stables », Al-Masāq, 21, 2009, p. 315-330 ; J. Nielsen, Secular Justice in an Islamic State : Maẓālim under the Baḥrī Mamlūks, 662/1264-789/1387, Nederlands Historisch-Archaeologisch Instituut te Istanbul, Leyde, 1985 ; N. O. Rabbat, « The Ideological Significance of the Dār al-‘Adl in the Medieval Islamic Orient », International Journal of Middle East Studies, 27, 1995, p. 3-28.
27. Les vertus du sultan rassoulide al-Muẓaffar Yūsuf
13Le règne du sultan al-Muẓaffar Yūsuf, deuxième sultan de la dynastie rassoulide au Yémen (1250-1295), a profondément marqué l’histoire de la région, à la fois par sa longueur et par ses succès politiques et militaires. Le portrait qui en est dressé par le chroniqueur de cour al-Khazrajī (m. 1409), plus d’un siècle après sa mort, vient clore le récit détaillé du règne, en insistant plus particulièrement sur les édifices que le souverain fit bâtir, sur sa piété et sa connaissance approfondie des divers champs du savoir, ce qui était devenu, au cours du xive siècle, un élément de légitimation essentiel de la dynastie.
14Source : Al-Khazrajī, Al-‘Uqūd al-lu’lu’iyya fī ta’rīkh al-dawla al-rasūliyya [Histoire de la dynastie rassoulide], éd. al-Ḥibshī, Sanaa, Maktabat al-Irshād, 2009, 2 vol., t. 1, p. 327-331 ; trad. É. Vallet.
15Le Successeur (khalīfa*)9, le sultan al-Malik al-Muẓaffar10 Shams al-Dīn Yūsuf b. ‘Umar b. ‘Alī b. Rasūl mourut le mardi 13 ramaḍān de l’année 694/27 juillet 1295, à l’âge, dit-on, de 74 ans, dix mois, vingt-et-un jours et dix heures. Son règne avait duré 46 ans. C’est à son propos que l’Émir des croyants ‘Alī b. Abī Ṭālib aurait dit dans une prédiction concernant les Yéménites : « Puis règnera al-Malik al-Muẓaffar qui les gouvernera 30 et 17 ans. »
16Le Successeur était un prince plein de noblesse, de courage et de magnanimité, n’hésitant pas à dépenser largement, en particulier lors des guerres, et il obtint par sa manière de gouverner (siyāsa) et d’administrer le pouvoir ce que nul autre roi que lui n’obtint jamais. Lorsqu’il mourut, l’Imām Muṭahhar b. Yaḥyā11 déclara, alors que lui parvenait [la nouvelle de sa mort] : « Il est mort le plus grand des tubba‘-s12, il est mort le Mu‘āwiya de notre temps, il est mort celui dont les calames ont brisé nos épées et nos lances. »
17L’auteur dit : al-Muẓaffar a laissé de bons monuments encore visibles aujourd’hui. Parmi eux se trouve la madrasa qu’il fit construire à Maghrabat Ta‘izz13, connue sous le nom d’al-Muẓaffariyya, et où il installa un professeur, un assistant et dix étudiants et stipendia un imam, un muezzin, un maître et dix orphelins à qui il devait apprendre le Coran, et un intendant. Il la dota d’un waqf* qui devait subvenir aux besoins de tous. Il fit également construire une mosquée (masjid) à Maghrabat Ta‘izz, connue aujourd’hui sous le nom de la « nouvelle mosquée » où il stipendia un imam, un muezzin et un intendant, et il la dota d’un waqf qui devait subvenir aux besoins de tous.
18Parmi ses monuments se trouve aussi la grande mosquée à Dhū ‘Udayna14, où il stipendia un imam, un prédicateur (khaṭīb*), deux muezzins et deux intendants. Il la dota d’un waqf qui devait subvenir aux besoins de tous. On lui doit aussi la construction de l’hôtellerie (dār al-ḍayf) à Dhū ‘Udayna et du couvent (khānqāh*) qui se trouve dans la ville de Ḥays15, où il stipendia un imam, un muezzin, un intendant, un maître d’école et des orphelins apprenant le Coran. Il prévit qu’un repas devait être servi chaque jour pour ceux qui étaient de passage, d’une quantité totale d’un mudd de grain16, sans compter la viande et les dattes. Il la dota d’un waqf important. On dit que le waqf de cette khānqāh qui se trouve dans la ville de Ḥays comprenait chaque année mille mudd-s de grains.
19Parmi les monuments [qu’il fit construire] se trouve aussi la grande mosquée al-Muẓaffarī située dans la ville d’al-Mahjam17, où il stipendia un enseignant [de droit] et des étudiants, un imam, un prédicateur, un muezzin, un intendant, un maître d’école et des orphelins. Il la dota d’un très bon waqf qui devait subvenir aux besoins de tous.
20Parmi ses monuments se trouve également la grande mosquée située au centre d’al-Maḥālib18. Il y stipendia un imam, un prédicateur, un muezzin, un intendant, un maître d’école et des orphelins et la dota d’un bon waqf qui devait subvenir à leurs besoins.
21Il construisit une madrasa à Ẓafār al-Ḥabūḍī19 et la dota d’un waqf qui devait subvenir aux besoins de ceux qui y étaient stipendiés.
22Son serviteur (khādim) Badr al-Muẓaffarī a construit dans la ville de Zabīd une madrasa pour le fiqh* de l’Imām al-Shāfi‘ī – que Dieu soit satisfait de lui –, une madrasa pour les traditionnistes, une madrasa pour la lecture du saint Coran selon les sept lectures et une hôtellerie. Il stipendia dans la madrasa pour le fiqh, la madrasa pour les lectures et l’hôtellerie à chaque fois un imam, un muezzin et un intendant. Il les dota de waqfs qui devaient subvenir aux besoins de tous.
23Le règne du Successeur – que Dieu le prenne en sa miséricorde – inclinait fortement à la justice et à la clémence. Il aimait s’asseoir en compagnie de savants et d’hommes pieux et s’était engagé dans l’apprentissage des sciences religieuses. Il avait acquis des connaissances dans chaque domaine. Il avait appris le droit (fiqh)20 auprès du juriste Muḥammad b. Ismā‘ īl al-Ḥaḍramī et d’autres ; les hadiths auprès du juriste Muḥammad b. Ibrāhīm al-Fishalī et du juriste Muḥibb al-Dīn Aḥmad b. ‘Abd Allāh al-Ṭabarī ; la grammaire et la langue [arabe] auprès du shaykh Ibn Yaḥyā Ibrāhīm al-‘Amak ; la logique (manṭīq) auprès du juriste Aḥmad b. ‘Abd al-Ḥamīd al-Surdudī. Il a compilé quarante hadiths du Prophète, vingt de recommandations (targhīb) et vingt d’avertissements (tarhīb). J’ai entendu plus d’une fois le juriste Jamāl al-Dīn Muḥammad b. ‘Abd Allāh al-Raymī dire qu’il avait parcouru les recueils de hadiths canoniques parmi les livres de notre seigneur le défunt Successeur, et qu’il avait pu constater qu’ils avaient été vérifiés entièrement de sa propre main, si bien qu’en voyant cela, on pouvait penser qu’il n’avait passé son temps qu’à cela tout au long de sa vie, quand bien même on connaît tout le temps qu’il a consacré à de nombreuses autres sciences, et aux affaires du royaume. Son professeur, le juriste Muḥammad b. al-Ḥaḍramī, a rapporté : « Notre maître al-Malik al-Muẓaffar écrivait chaque verset du Livre de Dieu le Très Haut avec son commentaire. Il apprenait par cœur le verset et son commentaire. » […]
24Il connaissait aussi la médecine. Lorsqu’il conquit la ville de Ẓafār al-Ḥabūḍī, il mentionne dans sa lettre à al-Malik al-Ẓāhir Baybars, maître de l’Égypte qu’il avait besoin du médecin pour la ville de Ẓafār car elle était insalubre. Il dit : « Que son Altesse (al-maqām al-‘ālī) ne pense pas que nous voulons un médecin pour nous-mêmes, car nous connaissons, par la grâce de Dieu, la médecine comme personne d’autre. Nous l’avons étudiée depuis notre jeunesse avec ardeur et notre fils ‘Umar al-Ashraf21 est un savant en médecine et il est l’auteur d’un compendium (jāmi‘) incomparable. »
25Al-Muẓaffar avait une connaissance très avancée dans tous les domaines du savoir. Cela est confirmé par cette note de sa main que j’ai vue sur un volume du Commentaire (tafsīr) de Fakhr al-Dīn al-Rāzī22 : « Je dis : j’ai revu ce Commentaire depuis le début jusqu’à la fin et je l’ai collationné. J’ai vu qu’il y avait beaucoup de lacunes. Quatre copies d’Égypte me sont parvenues du grand cadi Tāj al-Dīn b. bint al-A‘azz, et j’y ai vu les mêmes lacunes. Cela ne m’a pas convaincu et j’ai pensé que cela venait du copiste. J’ai envoyé quelqu’un dans le Khurāsān à Hérat et j’ai reçu une copie [autographe] de l’auteur. Je l’ai lue et j’ai vu les mêmes lacunes, et de nombreux blancs. » Quelle ardeur dans la quête d’un savoir exact, dans les efforts déployés pour y parvenir et dans la lecture méticuleuse de ce Commentaire rassemblant les divers savoirs !
26Il aimait ses sujets, et leur prodiguait ses bienfaits. Il ne les chargeait pas au-delà de ce qu’ils étaient capables [de donner]. Si des gens d’une région se plaignaient d’un représentant [de l’État] (‘āmil) ou d’un secrétaire (kātib*), il le démettait [de ses fonctions] et ne le renommait pas dans cette région, de crainte des maux qu’il pourrait leur infliger. Si une région donnait plus d’impôt foncier (kharāj*) que de coutume, ou moins, il s’informait de la raison de l’augmentation ou de la baisse. Si l’augmentation venait d’une innovation blâmable introduite par un représentant, ou que la baisse était due à la ruine d’une région, il punissait le représentant d’une façon exemplaire, lui confisquait ses biens, et renonçait à l’employer pour toujours. Il ordonnait aux gouverneurs et aux muqṭa‘-s* d’être justes avec les sujets et d’honorer les savants.
27On rapporte qu’il avait 500 cavaliers en Égypte qui menaient le jihad contre les Francs. Leurs soldes étaient envoyées depuis le Yémen avec les présents et les cadeaux qu’il y envoyait.
28On rapporte que le roi de Chine interdit dans son pays la circoncision aux musulmans. Ils en furent outragés et en souffrirent. Le sultan al-Malik al-Muẓaffar – que Dieu le prenne en sa miséricorde – lui envoya une lettre dans laquelle il intercéda pour eux en demandant la permission [de pratiquer la circoncision]. Il lui envoya aussi un cadeau précieux, adapté à ce qu’il souhaitait. Son intercession fut acceptée et cela leur fut de nouveau permis.
29Bibliographie : N. Sadek, « Ta‘izz, Capital of the Rasulid Dynasty in Yemen », Proceedings of the Seminar for Arabian Studies, 33, 2003, p. 309-313 ; É. Vallet, « Des “sultans-secrétaires” ? Pratique de l’archive et savoirs encyclopédiques dans l’État rasūlide (viie-ixe/xiiie-xve siècles) », Annales islamologiques, 46, 2012, p. 229-254 ; D. M. Varisco, « Texts and Pretexts : the Unity of the Rasulid State under al-Malik al-Muzaffar », Revue du monde musulman et de la Méditerranée, 67, 1994, p. 13-23.
Notes de bas de page
1 Prince zenguide (1146-1174) d’Alep puis de Damas.
2 Émir kurde de Nūr al-Dīn et oncle de Saladin.
3 Premier sultan mamlouk (1250-1257).
4 Il s’agit de la double madrasa construite en 1243-1244 au centre du Caire par le sultan ayyoubide al-Ṣāliḥ Ayyūb, voir plan p. 317.
5 Sultan de 1294 à 1295 puis de 1299 à 1340.
6 Sultan de 1382 à 1389 puis de 1390 à 1399.
7 Sultan de 1399 à 1412.
8 Les silāḥdāriyya s’occupaient des armes du sultan ; les jamdāriyya et les khāṣṣakiyya faisaient partie de sa garde rapprochée.
9 L’usage de ce terme s’entend ici, non pas en relation avec le califat abbasside, mais s’imposa dans le contexte de la guerre de succession qui suivit la mort d’al-Manṣūr ‘Umar, fondateur de la dynastie rassoulide. Al-Muẓaffar se présente et est présenté ainsi comme son successeur légitime.
10 Al-Malik al-Muẓaffar : le roi qui a reçu la victoire [de Dieu].
11 Imam zaydite entre 1275 et 1297.
12 Nom donné dans l’historiographie arabe aux rois yéménites de l’anté-Islam, réputés avoir unifié l’Arabie sous leur égide.
13 Bourg situé au pied de la forteresse de Ta‘izz.
14 Bourg situé au nord de la forteresse de Ta‘izz.
15 Ville du sud de la Tihāma.
16 Mesure yéménite qui dépasse la charge que peut porter un gros chameau.
17 Capitale du Wādī Surdud, l’une des plus importantes vallées de la Tihāma.
18 Capitale du Wādī Rima‘, autre grande vallée de la Tihāma.
19 Port situé sur la côte de l’actuel Dhofar (ouest du sultanat d’Oman), conquis par les troupes d’al-Muẓaffar en 1279. Au nom de la cité était ajoutée « al-Ḥabūḍī » du nom de la dynastie qui le gouverna jusqu’en 1279.
20 Littéralement : il avait « lu » (qara‘a), selon la procédure d’enseignement ordinaire.
21 Devenu brièvement sultan en 1295-96.
22 Fakhr al-Dīn al-Rāzī (m. 1209), célèbre théologien et exégète sunnite.
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