Conseils éclairés au souverain
p. 105-112
Texte intégral
24. De la justice et du bon gouvernement : conseils d’un lettre hanbalite au calife al-Qā’im
1Ce texte se présente comme la copie d’une lettre adressée, en 1068, au calife abbasside al-Qā’im (1031-1075) par un lettré hanbalite bagdadien du milieu du xie siècle, Ibn al-Bannā’(m. 1079). Elle est insérée au milieu de notes prises par son auteur, qui constituent une sorte de journal quotidien connu par un unique manuscrit autographe, qu’Ibn al-Bannā’ne destinait sans doute pas à la publication. Cette lettre ressort du genre des conseils au prince (naṣīḥat al-mulūk), familier des oulémas de l’époque. L’argumentation repose entièrement sur le recours aux traditions prophétiques (hadith), et tourne autour du thème omniprésent de la justice du souverain et de la lutte contre l’oppression. La référence aux rêves, au début du texte, s’explique par le fait que l’auteur hanbalite pratiquait l’oniromancie et relate, deux paragraphes plus haut, un songe qu’il avait fait sur le thème de la dénonciation de l’oppression auprès du pouvoir califal. Un autre thème central est celui de l’obligation d’« ordonner le bien et interdire le mal », revendiquée par les hanbalites comme un devoir de chaque croyant, justifiant ainsi les reproches voilés adressés au souverain. La lettre s’inscrit dans un contexte troublé, qui avait conduit à l’assignation à résidence, par le pouvoir califal, d’une personnalité éminente du hanbalisme bagdadien. Le texte ne condamne pas ouvertement le calife dont il cherche à se ménager les bonnes grâces, mais l’exhorte de façon générale à rendre justice à l’opprimé contre son oppresseur – certainement, entre les lignes, aux hanbalites contre leurs détracteurs. Aucune information n’est disponible sur la réception que ce type d’admonestation était susceptible de recevoir auprès du souverain ou de son entourage, mais l’intérêt de l’écrit réside dans les thèmes et la nature de l’argumentation.
2Source : Ibn al-Bannāʼ, « Journal », éd. du texte arabe et trad. angl. George Makdisi, « Autograph Diary of an Eleventh Century Historian of Baghdād », BSOAS, XIX/2, 1957, § 130, p. 285-288 et 297-299 ; trad. française V. Van Renterghem.
3Copie d’une lettre de conseil au calife – que Dieu prolonge sa dynastie et fasse durer éternellement son pouvoir.
4Muḥammad Ibn Sīrīn13 transmit [cette tradition] sous l’autorité d’Abū Hubayra et dit : « L’Apôtre de Dieu – que les prières de Dieu soient sur lui – a dit : “Les rêves des musulmans constituent la 46e part de la Prophétie”. »
5‘Ubāda b. al-Ṣāmit a rapporté que l’Apôtre de Dieu a dit : « Les rêves des musulmans constituent la 70e part de la Prophétie. »
6Suivent plusieurs traditions prophétiques assurant la véracité des rêves et leur importance
7Le rêve que j’ai fait indique que les morts, dans leurs tombes, ont été gravement dérangés en raison des troubles provoqués par les vivants, surtout [ceux causés par] celui que nous connaissions pour ses efforts dans l’intérêt de la religion, et dans le combat contre les injustices faites aux musulmans. […] [Le Prophète] – que les prières de Dieu soient sur lui – a dit : « N’attristez pas vos morts par de mauvaises actions, car vos actes leur sont connus. »
8L’obligation la plus essentielle, parmi celles imposées par Dieu Très-Haut à ceux qui défendent les intérêts de la religion, est de combattre les injustices, et de délivrer les musulmans de l’oppression. ‘Ā’isha – que Dieu soit satisfait d’elle – a relaté que le Prophète – que les prières de Dieu soient sur lui – a dit : « Viens en aide à ton frère, qu’il soit oppresseur ou opprimé. S’il est oppresseur, retiens ses mains [afin qu’il ne puisse commettre d’actes injustes] ; s’il est victime d’oppression, exige son dû pour lui. » Et Ḥumayd rapporte une tradition sous l’autorité d’Anas. Il dit : L’Apôtre de Dieu a dit : « Viens en aide à ton frère, qu’il soit oppresseur ou opprimé ». On lui demanda : « Ô Envoyé de Dieu ! L’opprimé, nous viendrons à son aide ; mais l’oppresseur, comment l’aiderons-nous ? » Il leur répondit : « Vous l’empêcherez d’opprimer, et c’est de cette façon que vous l’aiderez. »
9Lorsque Ja‘far b. Abī Ṭālib revint d’Éthiopie, l’Apôtre de Dieu vint à sa rencontre. Lorsqu’il leva les yeux sur l’Apôtre, il n’osa pas [parler]. Le Prophète – le salut soit sur lui – lui dit : « Mets-moi au courant des nouvelles de l’Éthiopie. » Ja‘far répondit : « Que mon père et ma mère soient ta rançon14 ! Alors que j’empruntais une de ses routes, je vis une vieille femme qui portait un panier sur sa tête. Un jeune homme arriva, monté sur un cheval à pleine vitesse ; il lui lança sa hache au visage, et fit tomber le panier. Elle se redressa et implora pour lui l’aide [divine], lui déclarant : « Malheur à toi, demain, lorsque le souverain siègera sur son trône afin de rendre un jugement entre l’oppresseur et l’opprimé ! » [Ja‘far] dit : Je regardai alors l’Envoyé de Dieu, et je vis des larmes rouler sur sa barbe telles des perles. Puis l’Apôtre de Dieu dit : « Que Dieu ne bénisse pas une communauté (umma*) qui ne rend pas justice à l’opprimé contre l’oppresseur. »
10Suivent deux autres traditions prophétiques sur le même thème
11Par Dieu, ô Émir des croyants ! Je suis quelqu’un de droit, un conseiller loyal, priant tant en public qu’en secret pour que dure l’existence de cette dynastie bénie, héritière du Prophète, pour que se prolonge le règne de l’Imām al-Qā’im – que Dieu fasse durer éternellement son pouvoir. Depuis près de cinquante ans, je proclame ses slogans par tout le pays, devant témoins. J’ai vu de mes yeux la façon dont la Vérité suprême écarte [le mal] [de ce pouvoir] par l’excellence de son credo, par le caractère béni de ses mœurs, et par le bon effet de ses prières. Que Dieu le guide à tout jamais vers les actions vertueuses, vers les meilleurs choix, et l’aide à défendre les intérêts des sujets comme des régions [qu’il gouverne].
12Anas b. Mālik a rapporté que l’Apôtre de Dieu – que les prières et le salut de Dieu soient sur lui – a dit : « Ordonnez le bien et interdisez le mal, sans quoi Dieu donnera pouvoir sur vous aux plus mauvais d’entre vous ; les meilleurs parmi vous imploreront [Dieu], mais il ne leur sera pas répondu. »
13Anas rapporte encore que le Prophète – le salut soit sur lui – dit : « La terre s’effondrera avant le coucher du soleil. » On lui demanda : « Ô Apôtre de Dieu ! La terre qui abrite des musulmans peut-elle s’effondrer ? » Il répondit : « Oui, si la plupart de leurs actions consiste en turpitudes. »
14Suit une autre tradition prophétique sur le même thème, transmise par ‘Umar b. al-Khaṭṭāb
15‘Ā’isha a dit : J’ai entendu l’Apôtre de Dieu dire : « Parmi ce qui m’a été révélé [figure l’ordre suivant] : Ordonnez le bien et interdisez le mal, sans quoi vous m’implorerez sans que je vous réponde, vous vous plaindrez sans que je vous donne, vous demanderez mon aide mais ne l’obtiendrez pas. »
16Lorsque les conseillers loyaux de l’Émir des croyants se font rares, les hommes de vertu sont affaiblis. ‘Alī b. Abī Ṭālib rapporte que le Prophète – que les prières de Dieu soient sur lui – a dit : « Dieu tout puissant a dit : Ma colère est grande contre celui qui oppresse qui n’a d’autre recours que moi. » Nous trouvons refuge auprès de Dieu contre les conséquences de l’injustice et de la corruption ! Ce sont là deux fléaux, pour cette vie et pour celle à venir.
17Les proches de Dieu, aux nobles esprits, [lacune] – que Dieu les bénisse – ne font pas connaître d’injustices […]. Quant aux oulémas, leurs paroles ne sont pas entendues, et leurs ordres ne sont pas obéis. Quant aux hommes vertueux, ils restent chez eux et gardent le silence. Quant aux hommes de confiance, les hommes vertueux se sont plaints auprès d’eux du violent chagrin qu’ils éprouvent en matière de religion ; ils se sont soulagés auprès d’eux et agissent dans le [bon] intérêt, tant par ce qu’ils font que par ce qu’ils empêchent. […] Ils sont devenus la cible des oppresseurs, qui les poursuivent en visant leurs biens, leurs possessions et leurs affaires. Ils se préoccupent uniquement d’eux-mêmes, indépendamment de tout événement qui pourrait les atteindre. « Car nous appartenons à Dieu, et vers lui nous retournerons15. » [Que Dieu nous protège] de cette terrible calamité pour l’Islam, et d’un tel revers ! Nous demandons humblement à Dieu, le Très-Généreux, de prolonger l’existence de notre seigneur et maître, l’Imām al-Qā’im bi-Amr Allāh, Émir des croyants ; que Dieu prolonge ses jours, et fasse durer éternellement son pouvoir ; qu’il l’aide [à défendre] les intérêts de la religion, à assister les hommes de bonne mœurs, et à soumettre les oppresseurs ; qu’il lui réponde favorablement, à lui et à notre maître, le très noble prince, l’aidé par Dieu, al-Muqtadī16, secours de la religion, soutien de l’islam et des musulmans, à leurs pieuses prières et à leurs humbles invocations, par sa magnificence et sa générosité. [Qu’il en soit ainsi], si telle est la volonté divine !
18Bibliographie : A. Al-Azmeh, Muslim Kingship. Power and the Sacred in Muslim, Christian and Pagan Polities, Londres/New York, I. B. Tauris, 2001 ; G. Makdisi, « Autograph Diary of an Eleventh Century Historian of Baghdād », BSOAS, 18, 1956, p. 931 et 239-260 ; 19, 1957, p. 1348, 281-303 et 426-443 ; rééd. dans G. Makdisi, History and Politics in Eleventh Century Baghdad, Londres, Variorum Reprint, 1990.
25. Kalīla wa Dimna, un modèle illustré de bonne gouvernance
19Le livre de Kalīla wa Dimna a connu un immense succès dans l’ensemble du monde islamique depuis le viiie siècle jusqu’à nos jours. Il a très probablement été illustré dès l’origine. Le texte puise sa source dans les fables indiennes du Pañchatantra, datées entre les iie et vie siècles de notre ère. C’est grâce à une traduction en Moyen-Perse de ces fables, réalisée pour le roi sassanide Khusraw Anūshirwān (531-579), que ‘Abd Allāh Ibn al-Muqaffa‘ (m. 759), prosateur au service de l’administration omeyyade et, plus tard, abbasside, établit la version arabe la plus connue. Quatre siècles après lui, Abū l-Ma‘ālī Naṣr Allāh Munshī, également secrétaire de chancellerie, dédie au souverain ghaznévide Bahrāmshāh (1118-1152) une traduction persane des fables, qui connaît elle aussi une large diffusion dans le monde persanophone. À peu près à la même époque, les variantes fleurissent, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du monde islamique : versions versifiées en arabe et en persan, en grec, en vieil espagnol, en syriaque ou en hébreu.
20Chaque chapitre de l’ouvrage d’Ibn al-Muqaffa‘ s’ouvre sur une question que le souverain indien Dablishim pose à son conseiller légendaire, Bidpai. Suit un récit qui vise à illustrer par l’exemple le problème soulevé ; Kalīla et Dimna, deux chacals aux mœurs policées, en sont tout à la fois narrateurs et acteurs. Une leçon de sagesse est finalement tirée de chaque apologue. Destiné à l’éducation morale et politique des princes et des personnages de haut rang, Kalīla wa Dimna appartient à un genre littéraire spécifique, celui des « Miroirs des princes », genre qui n’est formalisé que tardivement en arabe où ces écrits sont plus communément appelés Naṣīḥat al-mulūk, « Conseil aux princes ». Certains de ces « Miroirs » se présentent comme des recueils d’historiettes mettant en scène des figures historiques ou mythiques ou encore des animaux qui prennent là valeur archétypale. Des situations problématiques auxquelles ils doivent faire face est tirée une leçon politique de plus grande envergure. Les principes édictés peuvent aussi bien concerner des règles de conduite protocolaires, que guider le souverain dans ses choix en usant de la sagesse, mais aussi de l’habileté et de la ruse que suppose l’exercice de sa fonction. Nombreux sont les ouvrages en langues arabe et persane affiliés à ce genre littéraire qui s’est largement développé jusqu’à la période moderne sous la plume de lettrés, religieux et mystiques, philosophes ou conseillers exerçant souvent, mais pas toujours, un emploi dans les sphères du pouvoir.
21Ces feuillets illustrés sont issus de deux manuscrits arabes du livre de Kalīla wa Dimna copiés et peints en Syrie au début du xiiie siècle, et en Égypte une centaine d’années plus tard. La première peinture montre le souverain sassanide Khusraw Anūshirwān, commanditaire du premier texte persan, en compagnie de Burzuya, son ministre. Dans l’autre illustration, les chacals Kalīla et Dimna, échangent leurs opinions sur les modalités d’une bonne gouvernance. L’influence de l’iconographie religieuse byzantine est aisément perceptible dans la première image issue de la plus ancienne copie du texte connue, conservée à la Bibliothèque nationale de France.
22Ces emprunts à la peinture chrétienne sont emblématiques de la richesse culturelle du Proche-Orient ayyoubide. La seconde représentation repose quant à elle sur une composition plus dépouillée et stylisée caractéristique des arts du livre mamlouks, mais dont les principes fondateurs sont partagés par la majorité des manuscrits illustrant ces fables tout au long des siècles.
23Bibliographie : D. Aigle, « La conception du pouvoir dans l’islam. Miroirs des princes persans et théorie sunnite (xie-xive siècle) », Perspectives médiévales, 31, 2007, p. 1744 ; A. Cheikh-Moussa, « De la “communauté de salut” à la “populace” : la représentation du “peuple” dans quatre Miroirs arabes des Princes (viiie-xiiie s.) », dans Ch. Müller et M. Roiland-Rouabah (éd.), Les non-dits du nom. Onomastique et documents en terres d’Islam. Mélanges offerts à Jacqueline Sublet, Beyrouth, Presses de l’Ifpo/IRHT, 2013, p. 497-524 ; J. Dakhlia, « Les miroirs des princes islamiques », dans A. Bresson, A.-M. Cocula et Ch. Pébarthe (éd.), L’Écriture publique du pouvoir, Paris, Boccard, 2005, p. 59-73 ; S. von Hees, « The Guidance for Kingdoms : Function of a “Mirror for Princes” at Court and its Representation of a Court », dans A. Fuess et J.-P. Hartung (éd.), Court Cultures in the Muslim World : Seventh to Nineteenth Centuries, [s. l.], Routledge, 2011, p. 370-382 ; A. K. S. Lambton, « Islamic mirrors for princes », Theory and Practice in Medieval Persian Government, Londres, Variorum Reprints, 1980, p. 419-442.
Notes de bas de page
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