Les effets du bon gouvernement
p. 69-70
Texte intégral
1L’idéal du bon gouvernement est abordé, en Islam médiéval, dans de nombreux traités de philosophie politique, de droit, de conseils aux princes. Ces ouvrages ont moins pour objectif de proposer une organisation de l’État reposant sur des règles constitutionnelles que de mener une réflexion sur la vie en société, la notion de souveraineté et le gouvernement idéal. Pour la plupart des auteurs musulmans, en effet, l’État reste une notion abstraite, personnifiée dans les actions du prince.
2La question de la légitimité du pouvoir s’est néanmoins très souvent posée. La légitimité dynastique, selon laquelle le calife devait appartenir à la famille du Prophète, ne s’est pas imposée immédiatement après la mort de Muḥammad. Elle n’est apparue, dans les faits, qu’au lendemain de la mort du quatrième calife ‘Alī (656-661) et au début du règne des Omeyyades (661-750). À partir de cette époque, la légitimité des califes pour les sunnites, des imams pour les chiites, reposa donc prioritairement sur l’appartenance à la famille plus ou moins proche du Prophète. D’où les nombreux efforts déployés par les Fatimides chiites, aux xe et xie siècles, pour démontrer leur ascendance alide et asseoir leur légitimité. Des efforts critiqués par certains – les partisans des Abbassides notamment – mais défendus par d’autres, y compris par le sunnite Ibn Khaldūn1. Les émirs, les princes (malik-s*) et les sultans, qui se partagèrent la domination politique et militaire, au sein du Dār al-Islām, tentèrent tous d’imposer, avec plus ou moins de succès, un système dynastique. Lorsque l’un d’entre eux usurpait le pouvoir, il n’était pas rare qu’il tentât de reconstruire symboliquement une légitimité en se réclamant de l’héritage de la dynastie précédente. Il pouvait, par exemple, épouser la fille ou la veuve de son prédécesseur, poursuivre son œuvre, reprendre sa titulature ou l’évoquer dans ses paroles et ses actions.
3Tout souverain exerçant une autorité temporelle sur une région, avait aussi besoin de la reconnaissance du calife pour obtenir l’adhésion de sa population, même lorsque celui-ci n’avait plus de réel pouvoir, comme ce fut le cas au Caire lorsque Baybars rétablit un califat abbasside. Une fois acquise, le souverain affichait fièrement et publiquement cette légitimité en associant son nom au calife dans la khuṭba* du vendredi, la monnaie ou encore dans sa titulature avec des titres comme « ami » ou « associé de l’Émir des croyants ». La capacité qu’avait un souverain à défendre l’Islam, à défaire ses ennemis, à assurer l’ordre et la sécurité, étaient aussi des arguments de légitimité que les souverains ont souvent fait valoir. Une légitimité militaire qui faisait dire au souverain qu’il était le seul à pouvoir assurer aux populations sécurité et prospérité. Inversement, il pouvait accuser ses adversaires d’être illégitimes parce qu’ils étaient trop faibles ou cherchaient à s’allier avec les ennemis « infidèles ».
4Une fois sa légitimité confirmée, le souverain idéal devait faire la preuve de ses vertus et de ses capacités à bien gouverner. Les Miroirs des princes, qui se multiplièrent à partir de la fin de la période omeyyade, dispensaient de nombreux conseils aux souverains en leur indiquant le comportement qu’ils devaient observer et en leur donnant pour modèle des figures célèbres du passé. Aux données hellénistiques (Aristote et Alexandre), indiennes et persanes (Chosroès), s’ajoutèrent des éléments propres à la tradition musulmane tels que la référence à des personnages bibliques réinterprétés par le Coran (Moïse, Joseph, Salomon…) ou le renvoi au modèle du Prophète, de ses compagnons et de certains califes du début de l’Islam, ‘ Umar Ibn al-Khaṭṭāb (634-644) et ‘Umar b. ‘Abd al-‘Azīz (717-720) en particulier. Les Miroirs des princes ne furent pas les seuls vecteurs de cet idéal de gouvernement. Des poèmes, des ouvrages d’adab*, des biographies laudatives de dirigeants véhiculèrent également l’image du bon souverain devant exercer la justice, empêcher l’oppression, se montrer pieux et vertueux, défendre l’Islam en menant le jihad, protéger ses sujet, faire preuve de générosité et de magnanimité. Le bon prince était aussi mécène et devait pouvoir attirer à sa cours savants, hommes de lettres et de religion. Les souverains étaient d’autant plus loués qu’ils se distinguaient par leur culture et leur maîtrise des savoirs. Les auteurs, eux-mêmes lettrés et savants, se plaisent souvent à le rappeler.
5Au travers de l’image du bon souverain, se dessine bien souvent « en creux » celle du mauvais gouvernement. Dans le Coran déjà, le mauvais souverain est celui qui erre avant de se convertir (Bilqis, reine de Saba) ou encore celui qui, tel Pharaon (Fir‘awn), gouverne de manière injuste et tyrannique. Tout au long du Moyen Âge, les dynasties qui luttèrent pour imposer leur pouvoir n’hésitèrent pas à dénigrer leurs adversaires en les accusant d’impiété, d’illégitimité, d’oppression, de trahison et d’incapacité à défendre la communauté musulmane.
Notes de bas de page
1 Ibn Khaldūn, Muqaddima, trad. A. Cheddadi, Le Livre des exemples, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2002, 2 vol., t. 1, p. 28-29.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’Arabie marchande
État et commerce sous les sultans rasūlides du Yémen (626-858/1229-1454)
Éric Vallet
2010
Esclaves et maîtres
Les Mamelouks des Beys de Tunis du xviie siècle aux années 1880
M’hamed Oualdi
2011
Islamisation et arabisation de l’Occident musulman médiéval (viie-xiie siècle)
Dominique Valérian (dir.)
2011
L'invention du cadi
La justice des musulmans, des juifs et des chrétiens aux premiers siècles de l'Islam
Mathieu Tillier
2017
Gouverner en Islam (xe-xve siècle)
Textes et de documents
Anne-Marie Eddé et Sylvie Denoix (dir.)
2015
Une histoire du Proche-Orient au temps présent
Études en hommage à Nadine Picaudou
Philippe Pétriat et Pierre Vermeren (dir.)
2015
Frontières de sable, frontières de papier
Histoire de territoires et de frontières, du jihad de Sokoto à la colonisation française du Niger, xixe-xxe siècles
Camille Lefebvre
2015
Géographes d’al-Andalus
De l’inventaire d’un territoire à la construction d’une mémoire
Emmanuelle Tixier Du Mesnil
2014
Les maîtres du jeu
Pouvoir et violence politique à l'aube du sultanat mamlouk circassien (784-815/1382-1412)
Clément Onimus
2019