Avènements et investitures
p. 25-39
Texte intégral
1. Le testament du ḥajib* al-Manṣūr (1002)
1Le prétendu testament qu’al-Manṣūr aurait dicté à son fils ‘Abd al-Malik fait partie des morceaux d’anthologie du grand dictionnaire biographique d’Ibn Bassām al-Shantarīnī (m. 1148), al-Dhakhīra fī maḥāsin ahl al-Jazīra [Le trésor des qualités des habitants de la Péninsule]. Né à Santarem (Portugal actuel) au temps des royaumes de Taïfas, Ibn Bassām en fut chassé par la conquête chrétienne en 1093 et dut se réfugier à Séville, devenue le siège de l’empire almoravide en péninsule Ibérique, à partir de 1095. Il y termina son ouvrage, écrit en prose rimée et principalement consacré aux hommes de lettres d’al-Andalus, bien qu’on y trouve aussi des biographies d’hommes d’État, agrémentées d’anecdotes et de poèmes. Le passage que nous présentons concerne le tout-puissant Muḥammad b. Abī ‘Āmir al-Manṣūr qui, deux ans seulement après la mort d’al-Ḥakam II en 976, réussit à s’emparer des clefs du pouvoir en al-Andalus tout en se présentant comme le protecteur du calife Hishām II, encore enfant, et en se contentant du titre de ḥājib*, « chambellan » chargé aussi du commandement de l’armée en al-Andalus. Ses innombrables expéditions militaires contre les chrétiens du Nord contribuèrent à la popularité de cette figure largement héroïsée par la tradition postérieure, et ce fut de retour d’une campagne contre Burgos qu’il s’éteignit à Medinaceli, terrassé par la maladie. On assiste ici à une scène qui précède son décès : l’homme d’État, sur son lit de mort, dicte ses dernières volontés à son fils ‘Abd al-Malik (1002-1008). Ibn Bassām emprunte ce récit, très certainement fictif, au grand historien Ibn Ḥayyān (m. 1076) qui, dans sa chronique disparue de la fin du califat et de l’ère des Taïfas, le Matīn, déclare lui-même le tenir de son père, qui n’était autre que le secrétaire du vizir d’al-Manṣūr. Par ce « testament », al-Manṣūr inaugure une dynastie parallèle, celle des ‘ Āmirides (1002-1009) dont le dernier représentant, évoqué dans le texte, fut ‘Abd al-Raḥmān « Sanchuelo » qui, après avoir sans doute assassiné son frère en 1008, se fit reconnaître par Hishām II comme son successeur et déclencha ainsi la guerre civile qui dévasta al-Andalus entre 1009 et 1031. Ce testament fictif propose d’ailleurs une réflexion lucide sur les ressorts de l’autorité des ‘Āmirides tout en disséminant des signes annonciateurs de la grande crise à venir. Cet exposé de « Realpolitik » présente al-Manṣūr comme un usurpateur, sans pour autant nier l’impuissance de Hishām II. Tout le xie siècle andalou, dont Ibn Bassām est l’héritier, fut en effet hanté par cette méditation sur les causes de la chute des Omeyyades, que l’on peut comparer à la réflexion sur l’avènement du sultanat en Orient.
2Source : Ibn Bassām al-Shantarīnī, al-Dhakhīra fī maḥāsin ahl al-Jazīra, éd. par I. ‘Abbās, al-Dār al-‘arabiyya li l-kitāb, Libye/Tunis, 1979, t. IV, vol. 1, p. 76-77 ; trad. espagnole, F. de la Granja, « El testamento de Almanzor », Miscelánea José María Lacarra. Estudios de Historia medieval, Universidad de Zaragoza, 1968, p. 30-32 ; nouvelle trad. en français C. Aillet.
3Mon père m’a dit qu’il avait entendu Muḥammad b. Abī ‘Āmir délivrer son testament à son fils ‘Abd al-Malik, lors de la maladie qui l’emporta, dans les termes suivants : « Ô mon fils, tu ne trouveras pas de meilleur conseiller que moi, aussi ne passe pas à côté de mes recommandations ! Dans les moments où j’arrivais à rassembler les forces qui me quittaient, j’ai mis à nu pour toi ma vision des choses et ma réflexion, que je dépose ici entre tes mains, sous forme de maximes. Pour toi, j’ai foulé de mes pieds le terrain de la dynastie, redressé ses gouverneurs successifs, différencié les revenus du royaume de ses dépenses, accru ses réserves alimentaires et ses munitions. Je t’ai laissé un impôt (jibāya) qui excède le montant que tu devras engager pour l’armée et les autres frais, alors ne te mets pas à dépenser à tour de bras ! Garde-toi d’offrir aux gouverneurs la moindre possibilité de commettre l’injustice, car cela altèrerait rapidement ton autorité. La prodigalité excessive provoque une corruption sans remède, aussi dois-tu mesurer ton zèle dans chacune de tes entreprises et t’assurer de la solidité des demandes que les intrigants t’adressent. Pour toi, je me suis efforcé de dresser la masse des sujets, dont le plus grand désir est de se protéger de l’imprévu et de se réfugier dans la douceur de la sollicitude.
4Quant au seigneur du palais (ṣāḥib al-qaṣr), tu le connais et tu sais qu’il ne peut rien venir de nuisible pour toi de son côté. Le mal peut venir de ceux qui tentent de se rapprocher de lui et de revêtir en son nom l’habit des révoltes. Ne quitte jamais des yeux cette fraction dans son ensemble, et ne cesse jamais de t’en soucier et de t’en méfier. Afin d’éviter le moindre imprévu, empresse-toi de t’occuper de quiconque pourrait te donner de la crainte, tout en te chargeant personnellement de répondre de la manière la plus accomplie à tout ce dont le seigneur du palais aurait besoin. Il n’y a rien qui puisse vous protéger, toi et les tiens, de l’accusation d’avoir enfreint le serment d’allégeance (yamīn bay‘a) si ce n’est la responsabilité des dépenses du souverain (wālī). Le laisser gouverner seul ? C’est compter sans le malheur que pourraient provoquer son ignorance et sa faiblesse à cet égard. Pour ma part, je souhaite que nous lui donnions tous les deux de la latitude, du moment que nous nous en tenons au Livre sacré et à la Sunna. L’argent que ta mère a amassé constitue le trésor de ton propre royaume et la provision dont tu disposes en cas de besoin. Conserve-le comme tu conserves les membres de ton corps, que tu n’échangeras pour rien au monde sauf s’il se produit une situation extrême qui te fait craindre pour le reste de ton corps. Quant aux ressources de l’impôt (al-kharāj), tu ne dois en user que modérément.
5Ton frère ‘Abd al-Raḥmān a reçu de moi la part de mon héritage que je pensais qu’il était en droit de toucher. Je lui ai fait quitter son commandement de la Marche (al-thaghr*) afin que l’ennemi ne trouve pas moyen de vous dresser l’un contre l’autre contre les clauses de mon testament, et que cela hâte la destruction de mon autorité et attire le malheur sur ma dynastie. Vu que je t’ai assuré contre tout dommage qui pourrait venir de lui, assure-le contre toute injustice qui pourrait venir de toi.
6Il en va de même pour les autres membres de ta famille, à qui j’ai laissé en quantité proportionnelle la quantité d’argent qui leur revenait sur ce que Dieu a mis entre mes mains. Que tu sois mon successeur quand je ne serai plus, leur sera plus utile que tout ce que je me suis efforcé de faire. Ne les délaisse pas et soucie-toi de tous comme je l’ai fait. Après moi, tu seras leur père. Prends les hommes de la famille et mets-les à ton service et étends tes bras protecteurs sur les femmes. Puisse Dieu tous les assister et qu’il leur accorde sa meilleure protection.
7Si les affaires se laissent mener depuis la Résidence (al-ḥaḍra), c’est ainsi qu’il faut procéder et c’est le meilleur chemin à suivre, mais si l’on se révolte contre toi, tu dois mettre la main à l’ouvrage toi-même et ne pas agir comme une femme en vous laissant détourner, toi et les tiens, par votre sécurité ! N’oubliez pas ce que les Omeyyades et leur parti, à Cordoue, nourrissent contre vous dans leur esprit ! Si tu dois te dresser contre l’un d’entre eux, qui entrerait en révolte contre toi, n’oublie pas de t’entourer des tiens. Si tu crains d’être en position de faiblesse, retire-toi avec ton cercle de proches (khāṣṣa) et les esclaves-soldats (ghilmān) dans un de ces confins que j’ai fait fortifier pour toi.
8Réfléchis à ton lendemain si tu négliges ce jour-ci ! Garde-toi bien de mettre ne serait-ce que le bout de tes doigts dans la main d’un Marwānide avec qui tu t’entendrais bien, car moi je connais le péché que j’ai commis à leur égard !
9Bibliographie : Ph. Sénac, Al-Mansûr. Le fléau de l’an mil, Paris, 2006 ; É. Levi-Provençal, Histoire de l’Espagne musulmane, Paris, rééd. Maisonneuve et Larose, 1999, 3 vol. ; A. Echevarría, Almanzor : un califa en la sombra, Madrid, Silex Ediciones, 2011 ; L. Bariani, Almanzor, Saint Sébastien, Nerea, 2003 ; C. de la Puente, « La caracterización de Almanzor : entre la epopeya y la historia », dans M. L. Ávila, M. Marín (éd.), Biografias y genero biografico en el Occidente islamico, Madrid, CSIC, 1997, p. 367-402.
2. Réception à bagdad du prince seljoukide sulayman (1155)
10Dans cet extrait, al-Bundārī (m. 1245), historien de la dynastie seljoukide écrivant après la disparition des sultans turkmènes, évoque la réception du prince Sulaymān Shāh, frère du puissant sultan Mas‘ūd et petit-fils de Malikshāh, par les fonctionnaires au service du calife abbasside al-Muqtafī (1136-1160). La mort de Mas‘ ūd, en 1152, marqua une période de conflit entre divers membres de la famille seljoukide, ainsi que la fin du pouvoir réel de cette dynastie en Irak. La réception réservée à Sulaymān, dépeinte par al-Bundārī, pourtant panégyriste des souverains turkmènes, en témoigne : le protocole observé est bien en-deçà de celui jusque-là destiné aux véritables sultans, le cortège envoyé pour l’accueillir est réduit et le prince, contraint de se prosterner au seuil du palais califal en signe d’humilité, n’est pas reçu par le calife. Sulaymān, dont al-Bundārī critique la conduite dissipée, ne se montre pas intéressé par la gestion des affaires de l’État, et c’est le calife en personne qui choisit le vizir qui gouvernera à la place du Seljoukide. Si certains symboles de la souveraineté seljoukide sont sauvegardés, notamment la mention de Sulaymān dans la khuṭba* bagdadienne, le titre de sultan lui est refusé, signe que le pouvoir est désormais retourné entre les mains du calife abbasside et de ses administrateurs.
11Source : al-Bundārī, Ta’rīkh dawlat Āl Saljūq, ou Zubdat al-nuṣra wa nukhbat al-‘uṣra [Histoire des Seldjoukides], s. n., Le Caire, 1900, p. 220-221 ; trad. V. Van Renterghem.
12Arrivée du sultan Sulaymān b. Muḥammad b. Malikshāh à Bagdad ; l’accueil favorable que lui réserva le calife et les préparatifs de l’armée sous son commandement, cela en l’an 550/1155-1156.
13[‘Imād al-Dīn al-Iṣfahānī],1 que Dieu lui fasse miséricorde, a dit : Sulaymān avait renoncé au pouvoir et déserté son trône. Son abandon [du trône] coïncidait avec sa conduite [habituelle] des affaires [du royaume]. Il errait par monts et par vaux, accablé de revers, éprouvant des hauts et des bas, au gré des rencontres et des situations, sans se fixer nulle part ni trouver nul refuge, sans être secouru de quiconque. Il comprit que sa seule issue, pour sa sécurité, était de s’en remettre à la protection de l’Émir des croyants, et décida de nouer, grâce à l’immunité [accordée par le calife], une attache solide [à laquelle se raccrocher].
14[‘Imād al-Dīn al-Iṣfahānī] dit : Je me trouvais alors à Bagdad, lorsque l’on apprit que Sulaymān approchait, manifestant son allégeance [au calife]. On lui réserva le meilleur des accueils, ainsi qu’à sa suite, et on honora sa venue. Si on lui avait accordé le droit au sultanat, le vizir serait venu l’accueillir avec le grand cadi et les deux syndics (naqīb-s*), ainsi que les plus nobles serviteurs privés du calife, comme c’était la coutume pour [accueillir] les sultans. Mais ils se contentèrent d’aller à sa rencontre avec un noble cortège, avec à sa tête ‘Izz al-Dīn Muḥammad, le fils du vizir2, accompagné de Mukhliṣ al-Dīn Ibn Ilkyā al-Harrāsī3 et de deux serviteurs [du calife]. Le cortège s’arrêta hors de la ville et attendit qu’il [Sulaymān] approche. Il fut alors accueilli par le fils du vizir qui lui tint un discours qui l’enchanta et le ravit. Il lui dit : « L’Émir des croyants – que les prières de Dieu soient sur lui – t’envoie ses salutations. » Ibn Ilkyā al-Harrāsī lui traduisit ce salut en persan.
15Sulaymān mit pied à terre et embrassa le sol, puis remonta à cheval et entra en ville. Il traversa les marchés, entrant par la porte du rempart au niveau de l’hippodrome, et parvint jusqu’à l’esplanade4. Lorsqu’il arriva devant Bāb al-Nūbī5, on le fit descendre [de cheval], et on l’obligea à embrasser le seuil, en signe d’honneur pour lui. Là [sur ce seuil] se trouvait une pierre devant laquelle mettaient pied à terre les émissaires et les chefs du pèlerinage, lorsqu’ils arrivaient, après quoi ils l’effleuraient de leurs lèvres et le glorifiaient. Aucun sultan seljoukide n’avait embrassé le seuil [de Bāb al-Nūbī] avant Sulaymān ; aucun roi daylamite [de la dynastie bouyide] ne l’avait fait non plus. […]
16Puis ils le firent remonter à cheval, lui firent [à nouveau] traverser les marchés et franchirent la Porte du Rempart du sultan. Ils l’installèrent au Palais du sultan (Dār al-salṭana)6 et mirent à son service toute une hiérarchie d’employés. Ils l’honorèrent et le revêtirent du collier et des bracelets, et l’on fit la khuṭba* en son nom dans les mosquées [lors de la prière] du vendredi, du haut des minbars*. […] Cependant, ils ne le qualifièrent pas d’autre épithète laudative qu’almu‘aẓẓam (le révéré) et ne lui décernèrent pas [le titre de] sultan ni de nom [de règne] […].
17Tout au long de son séjour, il se permit [de jouir de] tous ses appétits illicites, se délectant du plaisir [que lui procuraient] ses divertissements […] ; et cela, alors que le calife était convaincu de sa loyauté et que leurs étendards étaient noués7, le calife veillant à œuvrer dans l’intérêt de Sulaymān alors que lui-même ne s’en souciait pas.
18Le calife ordonna à ses armées de se préparer à partir sous ses ordres, pour le rétablir dans son sultanat. Il nomma comme vizir [de Sulaymān] Sharaf al-Dīn al-Khurāsānī, qui était un grand homme, couvert de gloire et de noble origine. Il était arrivé à Bagdad comme émissaire du temps du sultan Sanjar ; c’est lui qui avait rapporté au palais califal la tunique (burda*) et le sceptre du Prophète, qui avaient été pris [par les souverains seljoukides] sous le califat d’al-Mustarshid.
19Bibliographie : EI 2, « al-Bundārī » (M. Th. Houtsma [Cl. Cahen]), « ‘Imād al-Dīn », (H. Massé), « Saldjūḳides » (C. E. Bosworth) ; Encyclopaedia Iranica, E. Yarshater (dir.), Londres, Routledge & Kegan Paul, 1986-2012 (en cours), 16 vol., « ‘Emād-al-Dīn Kāteb, Abū ‘Abd-Allāh Moḥammad » (D. S. Richards).
3. La succession du calife al-Qa’im (1075)
20Histoire universelle écrite à l’époque de la renaissance califale, la Chronique bien ordonnée du polygraphe hanbalite bagdadien Ibn al-Jawzī (m. 1201) représente l’une des sources principales de l’histoire de l’Irak sous domination seljoukide. Fervent défenseur des califes face à la tutelle des sultans turkmènes, Ibn al-Jawzī retrace dans les derniers volumes de son ouvrage les événements marquants de l’histoire de l’État abbasside et de la vie bagdadienne. À l’occasion du décès du calife al-Qā’im, dont le long règne (1031-1075) vit la transition de la domination des émirs bouyides à celle des sultans seljoukides, et de sa succession par son petit-fils al-Muqtadī (1075-1094), Ibn al-Jawzī dresse ici le portrait de califes influents, maîtres de leurs choix en matière de nominations de leurs fonctionnaires, passant sous silence le rôle souvent décisif des sultans en la matière. Au risque d’un certain décalage avec la réalité de la tutelle exercée par les Seljoukides sur le calife, l’Abbasside et ses employés sont présentés comme à l’origine des principales décisions politiques, et le seul fonctionnaire seljoukide évoqué est le shiḥna, gouverneur militaire de Bagdad au service du sultan de l’époque, le puissant Malikshāh (1072-1092). Le texte décrit également les modalités de la succession au sein de la dynastie abbasside : le successeur désigné (walī al-‘ ahd) est ici choisi par le calife agonisant, et la cérémonie du serment d’allégeance (bay‘ a *) prêté par les principaux notables bagdadiens, lettrés et fonctionnaires, assied la légitimité du nouveau souverain.
21Source : Ibn al-Jawzī, Kitāb al-Muntaẓam fī ta’rīkh al-mulūk wa l-umam [Chronique bien ordonnée de l’histoire des rois et des nations], éd. par M. et M. ‘Abd al-Qādir ‘Aṭā, Beyrouth, Dār al-kutub al-‘ilmiyya, 1412/1992, 18 tomes en 17 volumes, t. 16, p. 161-166 ; trad. V. Van Renterghem.
Le calife al-Qā’im, mourant, dicte ses dernières volontés. en matière de succession au califat
22Le jeudi 28 rajab [467]/19 mars 1075 : Le calife [al-Qā’im] subit une saignée pour un mal qui l’avait atteint […] ; ses forces déclinèrent et l’on désespéra de lui. Les craintes [concernant son décès] se multiplièrent et des rumeurs agitèrent les gens et les troublèrent. Ils retirèrent leurs biens du Ḥarīm8, [et les mirent à l’abri] à l’intérieur du palais et sur la rive occidentale [de Bagdad]. On eut peur des ‘ayyārūn* qui pariaient et faisaient des emprunts en misant sur la mort du calife pour se livrer au pillage.
23Lorsque le calife sentit son terme approcher, il convoqua ‘ Uddat al-Dīn9 et lui dit : « Ô mon fils, de mon vivant, j’ai pris à mon service [comme vizirs] Ibn Ayyūb, Ibn al-Muslima, Ibn Dārust et Ibn Jahīr, et je n’ai vu personne qui convienne mieux à l’État qu’Ibn Jahīr et son fils10 ; ne renonce pas à eux [en faveur de quelqu’un d’autre] ». ‘ Uddat al-Dīn lui embrassa la main et pleura devant lui. On apporta l’encrier et al-Qā’im bi-Amr Allāh écrivit un texte [en ce sens], puis il dit : « Complète de ton écriture, en disant que tu acceptes de façon irrévocable de prendre pour vizir ‘Amīd al-Dawla11. » Il s’exécuta, et l’on convoqua le grand cadi, les deux syndics et les témoins instrumentaires, le dimanche 9 sha‘bān 467/30 mars 1075. Ils restèrent au dīwān* jusqu’à la nuit, puis furent convoqués avec le vizir dans les appartements [du calife]. Le calife était derrière sa fenêtre grillagée, maintenu assis [en raison de sa faiblesse], et ‘Uddat al-Dīn était debout à sa tête ; le public entendait sa voix mais ne voyait pas sa personne. [Al-Qā’im] dit : « Témoignez du contenu de ce document, où j’ai inscrit deux lignes de ma main. » Ils répondirent : « À tes ordres. » Et le rideau fut tiré. Le document indiquait que ‘ Uddat al-Dīn devait succéder [au calife] et que l’on devait s’en remettre à lui. […]
Suit le texte du décret
24Les deux lignes qui avaient été ajoutées stipulaient de ne changer aucun serviteur actuel [de l’État], et de ne toucher ni à leurs possessions, ni aux concessions (iqṭā‘*) dont ils bénéficiaient.
25Le lendemain, ‘Uddat al-Dīn convoqua ‘Amīd al-Dawla Abū Manṣūr, et ordonna de lui remettre les robes d’honneur. Les gens furent agités par la rumeur de la mort du calife. Le vizir Fakhr al-Dawla mobilisa des Turcs et des Hachémites en armes, pour effectuer des rondes ; il ordonna au shiḥna* de dresser une tente auprès du Palais du sultan, et l’autorité régna.
26Le décès [du calife] survint au cours de la nuit du jeudi 13 sha‘bān [467]/3 avril 1075. Le vizir Fakhr al-Dawla et son fils ‘Amīd al-Dawla s’assirent pieds nus au dīwān, vêtements déchirés et turbans ôtés12, entourés d’un drap fin pour toute parure. Les gens firent de même, et ‘Uddat al-Dīn interdit aux femmes esclaves et aux serviteurs13 de pousser des cris [de lamentation].
Califat d’al-Muqtadī bi-Amr Allāh
27De son nom complet : ‘Abd Allāh b. Dhakhīrat al-Dīn Abī l-‘Abbās Muḥammad b. al-Qā’im bi-Amr Allāh, de sa kunya* : Abū l-Qāsim. Il naquit à l’aube du mercredi 8 jumādā I 448/24 juillet 1056. Sa mère était une concubine arménienne du nom d’Arjawān, surnommée Qurrat al-‘Ayn (Qui réjouit l’œil) ; elle connut de son vivant son califat, ainsi que le califat de son fils et de son petitfils. Al-Dhakhīra était le seul descendant mâle survivant d’al-Qā’im, et les gens redoutaient que la dynastie [abbasside] ne s’interrompît par manque d’un fils au sein de la famille d’al-Qādir14. Les autres membres de la famille [abbasside], en effet, fréquentaient le peuple de la ville, et se comportaient en gens de la rue. […]
Serment d’allégeance (bay‘a) en l’honneur d’al-Muqtadī bi-Amr Allāh
28Nous avons mentionné que lorsqu’al-Qā’im était à l’agonie, il avait mis par écrit sa volonté de prendre al-Muqtadī comme successeur, et, lorsqu’il mourut, ce dernier lui succéda comme calife, le vendredi 13 sha‘bān de cette année/3 avril 1075. Il prit comme nom de règne (laqab*) : al-Muqtadī bi-Amr Allāh (Celui qui se conforme à la volonté divine) et siégea au Palais de l’Arbre, vêtu d’une robe blanche, d’un élégant turban blanc, et d’une coiffe de fine étoffe couleur perle. Le vizir Fakhr al-Dawla et son fils ‘Amīd al-Dawla entrèrent, et convoquèrent Mu’ayyid al-Mulk b. al-Niẓām15, les deux syndics Ṭirād [et] al-‘Alawī16, le grand cadi al-Dāmaghānī17, Dubays18, Abū Ṭālib al-Zaynabī19, Ibn Riḍwān20, Ibn Jarada21, les plus importants sharīf*-s, témoins instrumentaires et dirigeants, et tous prêtèrent le serment d’allégeance. Le premier à prêter serment fut le sharīf Abū Ja‘far22, car, lorsqu’il avait lavé [la dépouille d’] al-Qā’im, il avait fait la bay‘a [en l’honneur d’al-Muqtadī] avant tout le monde. […]
29Prêtèrent aussi serment avec les autres Abū Isḥāq23, Abū Naṣr Ibn al-Ṣabbāgh24 et Abū Muḥammad al-Tamīmī25. [Le calife] parut et dirigea la prière de l’aprèsmidi. Une heure plus tard, le cercueil [d’al-Qā’im] fut porté sur le bateau rapide des califes, et tous pleuraient, mais sans pousser de cris. Il fit la prière [funéraire] et répéta quatre fois le takbīr26. [Le défunt calife] fut enterré dans la pièce qui était réservée à ses retraites.
30Al-Muqtadī était un homme [digne de ce nom] parmi les Abbassides, au caractère fort et déterminé, courageux, doté de charisme. Sous son règne, l’État gagna en considération. […] On fit la khuṭba* en son nom au Yémen, dans les pays de Syrie, à Jérusalem, à La Mekke et à Médine. […] Son règne fut marqué par une grande prospérité. Il eut comme vizirs Abū Manṣūr Muḥammad Ibn Jahīr27, puis Abū Shujā‘28, puis reprit Abū Manṣūr ; ses [grands] cadis furent successivement Abū ‘Abd Allāh al-Dāmaghānī, puis Abū Bakr al-Shāmī29, et ses chambellans (ḥājib-s*) Abū ‘Abd Allāh al-Mardūsī30, puis après lui Abū Manṣūr al-Mu‘awwaj.
31Bibliographie : E. J. Hanne, Putting the Caliph in His Place : Power, Authority, and the Late Abbasid Caliphate, Madison, Fairleigh Dickinson University Press, 2007 ; E. J. Hanne, « Ritual and Reality : the Bay‘a Process in Eleventh and Twelfth Century Islamic Courts », dans A. Beihammer, S. Constantinou et M. G. Parani (dir.), Court Ceremonies and Rituals of Power in Byzantium and the Medieval Mediterranean : Comparative Perspectives, Leyde, Brill (The Medieval Mediterranean 98), 2013, p. 141-158.
4. L’avenement de la dynastie rassoulide au yemen
32Rédigée à la fin du xive siècle, la grande chronique rassoulide d’al-Khazrajī (m. 1409) constituait au départ la dernière partie d’une histoire universelle de l’Islam, même si elle circula très vite sous une forme indépendante. Ainsi présentée, elle offre un récit officiel de l’histoire des deux premiers siècles de la dynastie. L’auteur, qui avait un temps supervisé la construction des madrasas sultaniennes, fit carrière à la cour comme poète et généalogiste. Il fit très certainement œuvre de commande, comme l’atteste le fait que son histoire universelle circula aussi sous le nom du souverain rassoulide al-Ashraf Ismā‘īl (1377-1400) lui-même. Al-Khazrajī se distingue notamment par son insistance sur la généalogie royale des Rassoulides, rattachés à l’illustre lignage princier anté-islamique des Arabes Ghassanides. Il reprend pour cela la légende qui faisait de certains Turkmènes des descendants de Ghassanides qui se seraient réfugiés en Anatolie au moment de la première conquête islamique. Il cherche également à présenter les Rassoulides comme les héritiers légitimes du dernier sultan ayyoubide du Yémen, al-Mas‘ūd Yūsuf (1216-1229). Le texte ne peut masquer toutefois les fortes résistances que rencontra Nūr al-Dīn ‘Alī, fondateur de la dynastie, dont le pouvoir ne fut reconnu officiellement par le calife abbasside qu’en 1234.
33Source : al-Khazrajī, Al-‘Uqūd al-lu’lu’iyya fī ta’rīkh al-dawla al-rasūliyya, éd. par ‘A. al-Ḥibshī, Sanaa, Maktabat al-Irshād, 2009, 2 vol., t. 1, p. 62-65, 67, 73-74, 79 ; trad. É. Vallet.
34Lorsque les membres de ce lignage (bayt) s’installèrent en Irak, ceux qui les connaissaient rattachaient leur généalogie aux Ghassanides, tandis que ceux qui ne les connaissaient pas les classaient parmi les Turkmènes. Ce lignage se manifestait par son courage et sa supériorité (ri’āsa). Muḥammad b. Hārūn31 jouissait d’une position influente, le calife abbasside l’avait fait venir à ses côtés et aimait sa compagnie. Il en fit son messager personnel vers la Syrie et l’Égypte et ne lui dissimulait rien. Ainsi, on lui donna le nom de « messager » (rasūl), et il se fit connaître sous cette appellation si bien que son nom originel tomba dans l’oubli : seul un petit nombre de gens s’en souvenaient encore. Par la suite, il vint s’installer en Syrie, puis en Égypte avec ses enfants.
35L’auteur de la Vie d’al-Muẓaffar32 rapporte que, lorsque le pouvoir souverain (mulk) échut aux Banū Ayyūb en Égypte, ils avaient à leur côté un clan des Banū Rasūl, car ils savaient qu’ils étaient de condition royale depuis des temps anciens, et qu’ils possédaient de hautes vertus, un courage impétueux et un jugement avisé. Les Banū Ayyūb furent unanimes à considérer qu’il fallait leur donner [le pouvoir sur] le Yémen. Mais ceux qui étaient les plus avisés parmi eux dirent aux autres : [ne doit-on pas craindre] dans ce cas qu’ils puisent [dans les revenus du Yémen] contre vous et qu’ils en viennent à vous disputer la Syrie ? Ils se mirent donc d’accord pour les envoyer au Yémen en compagnie d’al-Malik al-Mu‘aẓẓam Tūrānshāh b. Ayyūb. [Les Banū Rasūl] partirent en sa compagnie, après que son frère al-Nāṣir Yūsuf b. Ayyūb33 leur eut fait prêter serment d’allégeance à son frère, en leur recommandant d’être ses compagnons loyaux et de lui prêter conseil en le servant. Ils jouissaient en Égypte d’une grande considération et estime, d’une bonne réputation et d’un grand renom. Il s’agissait de cinq hommes, d’une même lignée : Shams al-Dīn ‘Alī b. Rasūl, Badr al-Dīn al-Ḥasan b. ‘Alī b. Rasūl, Nūr al-Dīn ‘Umar b. ‘Alī b. Rasūl, Fakhr al-Dīn Abū Bakr b. ‘Alī b. Rasūl, Sharaf al-Dīn Mūsā b. ‘Alī b. Rasūl […].
36L’émir Shams al-Dīn ‘Alī b. Rasūl et ses enfants demeurèrent au Yémen avec les Banū Ayyūb en se comportant de la meilleure manière. L’émir Shams al-Dīn était empli de raison, d’un vaste savoir, de scrupule religieux et de piété ; il avait une opinion de poids et l’esprit d’un chef, une capacité à commander et à prendre les bonnes décisions. Il occupait le rang le plus élevé auprès de Sayf al-Islām34 et jouissait de l’influence la plus haute, si bien que les femmes de Sayf al-Islām ne se couvraient pas devant lui, en raison de sa droiture, de son bon comportement et de l’évidence de sa bénédiction.
37Lorsque le maître de l’Égypte al-Ẓāhir Baybars écrivit à al-Malik al-Muẓaffar – que Dieu le prenne en sa miséricorde – un message dans lequel il le menaçait et lui faisait du chantage35, al-Malik al-Muẓaffar – que Dieu le prenne en sa miséricorde – lui répondit en lui disant en substance : « Nous sommes les dépositaires de la baraka* de notre aïeul, car Dieu a conservé pour les “deux garçons” la baraka de leur aïeul à la septième génération36, aussi n’avons-nous aucune peur ni ne craignons aucun mal par la grâce de Dieu et la baraka de notre aïeul – que Dieu le prenne en sa miséricorde. » L’émir Shams al-Dīn – que Dieu le prenne en sa miséricorde – habitait dans la région de Jibla et, parmi les monuments qu’il a laissés, se trouve là-bas le Qaṣr ‘Ūmān, et une grande partie de sa descendance habite encore là-bas jusqu’à nos jours.
38Il aimait les savants et les justes, et ils l’aimaient en raison de sa vie exemplaire, et la justesse de son âme. Il eut de nombreuses fois des fonctions de commandement dans la région de Ḥays, et eut pour compagnon le faqīh, le juste, Ḥasan b. Abī Bakr al-Shaybānī. Le faqīh Ḥasan al-Shaybānī faisait partie des hommes les plus religieux et il l’incitait à faire des actes bons et à être bienveillant envers les sujets (al-ra‘iyya). Shams al-Dīn ne s’opposait pas à cela. Al-Shaybānī faisait beaucoup de prières pour lui. Il lui annonça peut-être le destin royal de sa descendance. [Shams al-Dīn] mourut au mois de ṣafar 624/février 1227, que Dieu le prenne en sa miséricorde. […]
39[Le sultan al-Mas‘ūd Yūsuf37] avait nommé les Banū Rasūl à la tête de gouvernorats importants. Il était émerveillé par leur obéissance totale et leur courage intrépide. Il avait confié à l’émir Badr al-Dīn [la province de] Sanaa, en lui remettant un iqṭā‘*, et à l’émir Nūr al-Dīn les forteresses de Wuṣāb38, où il resta quelque temps, puis le gouvernement de La noble Mekke, où il resta en place également quelque temps. C’est durant son gouvernorat à La Mekke que naquit en 619/1221-1222 son fils al-Malik al-Muẓaffar Yūsuf b. ‘Umar39, à qui on donnait de ce fait le surnom du « Mekkois » (al-Makkī). Lorsqu’il déchargea [Nūr al-Dīn ‘Alī] de ses fonctions à La Mekke, il le nomma atabeg* en charge de son armée, et de toutes ses affaires. […]
40Puis [al-Mas‘ūd] décida de repartir pour l’Égypte. En effet, son oncle al-Malik al-Mu‘aẓẓam ‘Ῑsā fils d’al-Malik al-‘Ᾱdil Abū Bakr b. Ayyūb, qui était alors maître de Damas, était retourné à la miséricorde divine. Le père [d’al-Mas‘ūd], al-Malik al-Sulṭān al-Kāmil l’appela à revenir dans un message car il voulait lui donner Damas. [Al-Mas‘ūd] en conçut une très grande joie et se prépara à partir. Mais la maladie avait commencé à le gagner et il convoqua alors son atabeg Nūr al-Dīn ‘Umar b. ‘Alī b. Rasūl en lui disant : « J’ai pris la décision de partir et j’ai fait de toi mon représentant (nā’ib*) au Yémen. Si je venais à mourir, prends le pouvoir sur le Yémen à mes frères, car tu as été à mon service, je connais ta perspicacité et ta persévérance. Si je vis, garde ta position, et prends garde de ne laisser entrer personne de ma famille au Yémen, même si al-Malik al-Kāmil, mon père, te l’ordonnait dans une missive. S’il insistait pour cela, alors je joindrai mes forces à celles de mon oncle al-Ashraf contre lui, nous le combattrons et nous le détournerons. » Nūr al-Dīn lui répondit : « Je crains que mes frères ne s’opposent à moi. » Al-Malik al-Mas‘ūd lui répliqua : « Je peux t’épargner cela » et il les fit emprisonner à ce moment-là. On dit aussi qu’il ne les fit pas emprisonner avant que l’armée ne soit partie, car il craignait qu’ils ne tentent d’obtenir le soutien de la plus grand part de l’armée en leur faveur. […]
41Lorsqu’al-Malik al-Mas‘ ūd mourut à la date précitée [1229] et que la nouvelle de sa mort parvint au Yémen, le sultan Nūr al-Dīn prit entièrement le pouvoir, masquant son intention de l’exercer de façon indépendante. Il fit dire qu’il était le représentant d’al-Mas‘ūd, et ne changea rien à la monnaie ni à la khuṭba*. Il nomma dans les forteresses et les villes ceux qui lui convenaient et en qui il avait confiance, il démit ceux dont il craignait qu’ils s’opposent, et tua ou fit emprisonner ceux qui avaient manifesté une volonté de rébellion ou de révolte.
42Le sultan Nūr al-Dīn faisait partie des hommes déterminés et décidés, doué de grandes qualités et généreux, vif dans ses mouvements. C’était un combattant, jamais lassé de la guerre. Il était à la fois magnanime et rusé.
43En ces jours-là, il se trouvait à Zabīd, gouvernant les régions de la Tihāma. Il quitta la ville forte de Zabīd pour gagner Ta‘izz en shawwāl 626/septembre 1229. Il établit son camp devant la forteresse de Ta‘izz et lui imposa un siège éprouvant. Il imposa aux gens une absence de ravitaillement jusqu’à l’épuisement.
44Bibliographie : E. Peskes, « Western Arabia and Yemen (Fifth/Eleventh Century to the Ottoman Conquest) », dans The New Cambridge History of Islam, M. Fierro (éd.), Cambridge University Press, 5 vol., Cambridge, 2011, vol. 2, p. 285-299 ; G. R. Smith, « The Ayyubids and Rasulids : the Transfer of Power in 7th/13th Yemen », Islamic Culture, 43, 1969, p. 175-188, repris dans Studies in Medieval History of the Yemen and South Arabia, Variorum Reprints, 1997 ; G. R. Smith, The Ayyubids and Early Rasulids in the Yemen (567-694/1173-1295), E. J. W. Gibb Memorial Trust, Londres, 1974, 2 vol. ; É. Vallet, « L’historiographie rasūlide (Yémen, xiiie-xve siècle) », Studia Islamica, 102-103, 2006, p. 35-70.
5. De l’esclavage au sultanat : origine et carriere de Barqūq
45L’auteur de cet extrait, le chroniqueur et biographe Ibn Taghrī Birdī, fait partie de ces lettrés musulmans, qui, fils de mamlouks (awlād al-nās*), pouvaient se targuer à la fois de maîtriser la culture et la langue turques de leurs pères et d’appartenir pleinement à deux mondes, la société militaire mamlouke, d’une part, et le milieu des hommes de savoir, les oulémas, d’autre part. Parfaitement informé des mœurs et usages de la cour mamlouke puisque son père était un grand émir du royaume, Ibn Taghrī Birdī retrace, dans cette notice tirée de son dictionnaire biographique, le parcours du fondateur de la dynastie des Mamlouks circassiens (1382-1517), le sultan al-Ẓāhir Barqūq. De la nature incertaine de son nom dans sa contrée natale à celui du marchand qui l’a importé en Égypte, de l’identité de son maître acquéreur aux différentes solidarités collectives qui ont accompagné son parcours, de son affranchissement à son élévation dans la hiérarchie militaire et à son accession au sultanat, Ibn Taghrī Birdī offre un récit condensé de l’incroyable et fulgurante ascension qui pouvait mener certains de ces esclaves-soldats jusqu’aux plus hauts sommets de l’État, le sultanat.
46Source : Ibn Taghrī Birdī, Al-Manhal al-ṣāfī wa l-mustawfī ba‘d al-Wāfī [La source pure qui vient parachever le Complément], éd. par M. M. Amīn et al., Le Caire, Dār al-kutub, 13 vol., 1956-2009, t. 3, p. 285-286 ; trad. M. Eychenne.
47Barqūq fils d’Ānaṣ, le Sultan al-Malik al-Ẓāhir Abū Sa‘īd Barqūq al-‘Uthmānī al-Yalbughāwī al-Jārkasī [le Circassien], sultan du royaume d’Égypte, fondateur de la dynastie des Circassiens.
48Khawājā ‘Uthmān l’amena de son pays. Son nom était Altunbughā – on dit [aussi] Sūdūn. Mais lorsque l’atabeg Yalbughā al-‘Umarī al-Khassākī l’acheta, il lui donna pour nom Barqūq. C’est [du moins] ce que le cadi ‘Alā’al-Dīn ‘Alī, fils du prédicateur de la [madrasa] Nāṣiriyya dit ; il le tient du grand cadi Walī al-Dīn Abū Zur‘a al-‘Irāqī, d’après le marchand Burhān al-Dīn al-Maḥallī, d’après Khawājā ‘Uthmān, celui qui amena Barqūq.
49[Quant à moi], je dis : ce qui est certain, à mes yeux, c’est que [son nom] était anciennement Barqūq dans son pays car ses sœurs, ses proches, et son père, se sont rendus dans le royaume d’Égypte en très grand nombre, et aucun d’entre eux ne s’est passionné pour cette question40, pas plus qu’aucun des membres de sa cour (ḥawāshiyya), originaires du même pays que lui, qui formaient aussi un groupe très nombreux.
50Ceux qui rapportent cette information sont dignes de foi, mais Burhān al-Dīn al-Maḥallī ne connaissait pas la langue turque, et Khawājā ‘Uthmān ne connaissait pas la langue arabe. C’est de là que vint l’erreur. Mais Dieu seul sait.
51Lorsque l’atabeg Yalbughā fit l’acquisition de Barqūq, il l’affranchit et le fit entrer parmi ses mamlouks. [Il y resta] jusqu’à l’assassinat de Yalbughā, qui avait été fomenté par les mamlouks de sa propre maison, et leur groupe se sépara. On fit partir Barqūq parmi ceux qui partirent en Syrie. [Là], il entra au service de l’émir Manjak al-Yūsufī, vice-roi de Damas, jusqu’à ce que le sultan al-Malik al-Ashraf Sha‘ bān, fils de Ḥusayn, demandât aux mamlouks de Yalbughā de revenir dans le royaume d’Égypte. Le sultan les fit alors entrer au service de ses fils. Barqūq resta parmi les mamlouks des fils de sultan (asyād) jusqu’à ce que, menés par l’émir Aynabak, ils se révoltent après le voyage au Hedjaz d’al-Ashraf [Sha‘ bān]. À ce moment-là, Barqūq fut transféré de la troupe des soldats (jundiyya) à l’émirat de timballerie (ṭablkhānāh*) en une seule fois, puis à l’émirat de cent et au commandement de mille. Il dirigea les écuries sultaniennes, devint grand connétable (amīr akhūr) puis il fut investi du rang de grand émir (amīr kabīr). Il ne cessa d’administrer le commandement, et les puissants l’assistèrent jusqu’à ce que partent ceux qui s’opposaient à lui et que son pouvoir devienne considérable. Les grands de l’État l’imposèrent au sultanat ; il déposa al-Malik al-Ṣāliḥ Ḥājjī41, fils d’al-Malik al-Ashraf Sha‘ bān, fils de Ḥusayn, et fut couronné sultan.
52Bibliographie : D. Ayalon, « L’esclavage du Mamlouk », Oriental Notes and Studies, 1, 1951, p. 1-66 ; D. Ayalon, « The Circassians in the Mamluk Kingdom », JAOS 69, p. 135-147 ; J. Loiseau, Reconstruire la maison du sultan. Ruine et recomposition de l’ordre urbain au Caire (1350-1450), Le Caire, Ifao, 2010 ; J. Loiseau, Les Mamelouks, xiiie- xvie siècle. Une expérience du pouvoir dans l’Islam médiéval, Paris, Le Seuil, 2014 ; EI 3, « Barqūq » (W. C. Schutz).
Notes de bas de page
1 ‘Imād al-Dīn al-Iṣfahānī (m. 1201), secrétaire de Saladin, rédigea une première version de l’Histoire des Seljoukides, à partir des mémoires d’Anūshirwān b. Khālid (m. 1138), vizir chiite des sultans Maḥmūd et Mas‘ūd et du calife al-Mustarshid. C’est cette version que résume ici al-Bundārī.
2 ‘Izz al-Dīn Muḥammad (m. 1166), fils du vizir Ibn Hubayra (m. 1165), lui-même employé du dīwān califal.
3 Probablement Abū l-Ma‘ālī ‘Abd al-Malik (m. 1170), employé du dīwān abbasside, fils d’un célèbre enseignant de droit chafiite iranien, professeur à la madrasa Niẓāmiyya de Bagdad.
4 Sulaymān pénètre dans Bagdad par son quart sud-est et se dirige vers l’esplanade centrale des quartiers califaux, devant la mosquée du Palais.
5 Principale porte des palais califaux, sur la rive orientale de Bagdad.
6 Extra-muros, au nord de la rive orientale.
7 Des étendards abbassides et seljoukides étaient symboliquement noués en signe d’alliance des deux dynasties.
8 Partie centrale de la ville intra-muros sur la rive orientale de Bagdad, autour des palais califaux. Le Ḥārīm, protégé par une enceinte, représentait en théorie une zone inviolable, placée sous la protection du calife abbasside.
9 Son petit-fils, le futur al-Muqtadī.
10 Fakhr al-Dawla Ibn Jahīr (m. 1090) et son fils ‘Amīd al-Dawla Ibn Jahīr (m. 1100).
11 ‘Amīd al-Mulk dans le texte arabe, visiblement erroné. ‘Amīd al-Dawla Ibn Jāhīr, fils du vizir Fakhr al-Dawla Ibn Jahīr, fut à son tour vizir d’al-Qā’im et d’al-Muqtadī.
12 En signe de grand deuil.
13 À savoir l’entourage domestique du calife.
14 Père et prédécesseur d’al-Qā’im (991-1031).
15 Fils du vizir seljoukide Niẓām al-Mulk, futur vizir du sultan Muḥammad b. Malikshāh. Il mourut en 1101.
16 Le Hachémite Abū l-Fawāris Ṭirād al-Zaynabī (m. 1098), représentant (naqīb) des Abbassides, et le Ḥusaynide Abū l-Ghanā’im al-Mu‘ammar (m. 1097), représentant des Alides.
17 Abū ‘Abd Allāh Muḥammad al-Dāmaghānī (m. 1085), grand cadi hanafite de 1055 à sa mort.
18 Dubays b. Mazyad (m. 1135), souverain chiite de la ville de Hilla, alternativement allié puis opposant aux califes abbassides.
19 Abū Ṭālib al-Ḥusayn al-Zaynabī (m. 1118), frère de Ṭirād, professeur de droit hanafite et futur représentant des Hachémites.
20 Ibn Riḍwān (m. 1082), beau-père de Mu’ayyid al-Mulk, fondé de pouvoir (wakīl) du calife et témoin instrumentaire, inspecteur (nāẓir) de l’hôpital de Bagdad.
21 Ibn Jarada (m. 1084), grand commerçant et mécène de la communauté hanbalite.
22 Abū Ja‘far Ibn Abī Mūsā (m. 1077), sharīf abbasside, éminent lettré hanbalite.
23 Abū Isḥāq al-Shīrāzī (m. 1083), illustre professeur de droit chafiite à la madrasa Niẓāmiyya.
24 Ibn al-Ṣabbāgh (m. 1084), juriste chafiite, premier enseignant de droit à la madrasa Niẓāmiyya.
25 Abū Muḥammad al-Tamīmī (m. 1095), juriste hanbalite et prédicateur de renom.
26 La formule Allāh akbar.
27 ‘Amīd al-Dawla Ibn Jahīr, vizir des Abbassides en 1079-83 et 1091-1100.
28 Abū Shujā‘ Muḥammad, surnommé Ẓahīr al-Dīn (m. 1095), vizir du calife de 1084 à 1091.
29 Abū Bakr al-Shāmī (m. 1095), lettré chafiite, grand cadi de 1085 à 1095.
30 Abū ‘Abd Allāh al-Mardūsī (m. 1085), fonctionnaire au service des Abbassides depuis la période bouyide, chambellan (ḥājib) de Bāb al-Nūbī depuis la fin du règne d’al-Qā’im.
31 Considéré comme l’ancêtre du lignage rassoulide, il vécut dans le courant du xiie siècle.
32 Sīra muẓaffariyya, biographie du sultan rassoulide al-Muẓaffar Yūsuf (1250-1295).
33 Saladin (1174-1193).
34 Sayf al-IslāmṬughtakīn b. Ayyūb, frère de Saladin et maître du Yémen entre 1184 et 1197.
35 Il s’agit vraisemblablement de la lettre envoyée par Baybars en 1269, lors du pèlerinage qu’il effectua à La Mekke, moment de grande tension avec les Rassoulides.
36 Allusion au Coran : 18, 82 : « Quant au mur : il appartenait à deux garçons orphelins, originaires de cette ville. Un trésor qui leur est destiné se trouve dessous. Leur père était un homme juste et ton Seigneur a voulu qu’ils découvrent leur trésor à leur majorité, comme une miséricorde de ton Seigneur. »
37 Maître ayyoubide du Yémen entre 1214 et 1229.
38 Massif montagneux situé entre Ta‘izz et Zabīd.
39 Il devint par la suite le second sultan de la dynastie rassoulide, entre 1250 et 1295.
40 Pour le fait qu’il ait éventuellement changé de nom, ce qui selon l’auteur induit qu’il n’a pas changé de nom, et s’appelait Barqūq à l’origine.
41 Al-Ṣāliḥ Ḥajjī II, devenu sultan en 1381, mais déposé l’année suivante par le sultan Barqūq. Il retrouva brièvement le pouvoir en 1389, après la destitution de Barqūq par des émirs rebelles, avant d’être de nouveau destitué.
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