Chapitre 6. Épilogue : la fabrique de la judicature musulmane
p. 535-583
Texte intégral
1Il fallut plus d’un siècle pour que la judicature des conquérants arabo-musulmans acquière les caractéristiques qu’on lui connaît à l’époque classique. Tant du point de vue de l’organisation des audiences que de celui des procédures, les pratiques judiciaires se construisirent lentement, au gré de débats que l’on ne peut partiellement reconstituer qu’après le tournant du viiie siècle. L’image, véhiculée par certaines sources musulmanes, de cadis occupant une position centrale dès la seconde moitié du viie siècle, est par ailleurs nuancée par la documentation papyrologique, qui suggère pour sa part que l’institution se développa surtout à partir des Abbassides.
2C’est qu’en tout état de cause, le cadi fut loin de jamais monopoliser l’exercice de la justice. Non seulement d’autres organes émanant du pouvoir musulman jouèrent un rôle judiciaire primordial – notamment les gouverneurs de provinces à l’époque marwānide –, mais les tribunaux déjà en place au moment des conquêtes continuèrent de fonctionner – voire s’épanouirent, telle la justice épiscopale. Si l’on en croit l’exemple de l’Égypte, certaines de ces institutions vinrent peu à peu s’articuler à celle du cadi, avant de fusionner avec elle. D’autres, qui survécurent dans un cadre communautaire – justice ecclésiastique et rabbinique –, durent s’adapter au nouveau contexte historique, et affiner leur arsenal juridique afin de ne pas disparaître en raison de l’attrait toujours plus grand qu’exerçaient les tribunaux musulmans.
3Il convient maintenant de s’interroger plus en profondeur sur les articulations des différents systèmes, sur leurs éventuelles interactions, et de reposer la question de la genèse de la judicature musulmane, délibérément écartée jusqu’à présent1.
1. L’HÉRITAGE ARABE
4Le cadi, laissent entendre certains chercheurs, est l’héritier du ḥakam de l’Arabie préislamique2. « Beaucoup » des premiers cadis se seraient appuyés sur leur précédente expérience d’arbitres, lit-on sous la plume de Wael Hallaq3. Le lien entre l’arbitrage antéislamique et la judicature du cadi est pourtant ténu. Le nombre de cadis que l’on connaît pour être d’anciens ḥakam-s est en réalité très faible. Le seul exemple recensé pour l’Égypte est celui de Kaʿb b. Ḍinna4. Si la tradition affirme qu’en Irak, Šurayḥ et Iyās b. Muʿāwiya furent pris pour arbitres de conflits avant d’être nommés cadis, cela se passait déjà du temps de l’Islam5. De même, parmi les noms de ḥakam-s préislamiques transmis par la tradition musulmane, aucun n’est connu pour être devenu cadi. L’héritier du ḥakam préislamique n’est autre que le ḥakam (ou muḥakkam) islamique, qui ne partagea bientôt plus avec son prédécesseur que la qualité d’arbitre choisi en commun par les adversaires. De tels ḥakam-s continuèrent d’exister au début de l’Islam et ne se confondent pas avec ceux que la tradition musulmane considère comme des cadis. Le fiqh réforma l’arbitrage (taḥkīm), en calquant ses procédures sur celles mises en œuvre par le cadi, afin de l’ériger en rouage officiel du système islamique de résolution des conflits6.
5Sur le plan des pratiques judiciaires, il n’est pas aisé d’établir un lien entre les procédures que l’on voit fonctionner dans la première moitié du viiie siècle et celles dont la littérature arabe a préservé ou construit le souvenir pour la période antéislamique. Les textes évoquent avant tout des ḥakam-s tribaux ne recourant pas à la preuve légale, mais jugeant selon ce qu’ils interprétaient comme une inspiration divine. Pour le plaideur, il s’agissait moins de prouver ses prétentions que d’emporter la conviction de l’arbitre grâce à son éloquence. L’image rendue par les sources musulmanes pourrait cependant déformer le fonctionnement de l’arbitrage antéislamique à des fins polémiques, ou tout au moins grossir le trait. Quelques allusions éparses à des preuves, incluant des serments, des témoignages, peut-être des enquêtes, laissent penser que les fondements de la justice étaient moins simplistes qu’on ne pourrait le croire. Mais le détail des procédures et l’articulation des preuves nous échappent complètement. Il faut sans doute supposer l’existence d’un système mixte, dans lequel la justice reposait tant sur des preuves externes que sur des méthodes intuitives apparentées à la divination.
6Le hiatus historique qui sépare l’apparition de l’islam de l’époque marwānide conduit à bien des spéculations que les sources ne permettent pas de combler pour l’instant. Peut-on imaginer une période transitoire, au cours de laquelle certains juges institués par le pouvoir continuèrent de recourir à des procédures proches de celles des arbitres préislamiques ? Certaines caractéristiques de la judicature archaïque pourraient en effet passer pour des réminiscences de pratiques liées à l’arbitrage antéislamique. La qiyāfa et la firāsa exploitées par des personnages comme Šurayḥ à Kūfa et Iyās b. Muʿāwiya à Baṣra font appel à des capacités de « discernement » qui ne sont pas sans rappeler l’inspiration des anciens ḥakam-s. L’arbitre de Naǧrān al-Afʿā b. al-Ḥuṣayn se serait appuyé sur de telles facultés d’entendement propres à la justice salomonienne dont Iyās b. Muʿāwiya représente la dernière incarnation. Wahb b. Munabbih établit d’ailleurs un parallèle explicite entre ce personnage et le Salomon biblique lorsqu’il affirme que « Afʿā Naǧrān était en son temps le meilleur connaisseur de la science de Salomon fils de David7 ». Si la procédure éphémère dite du « jugement de Salomon » pourrait donc s’inspirer d’usages arbitraux préislamiques, le fondement en diffère néanmoins : l’aptitude d’un Iyās b. Muʿāwiya à comprendre le nœud d’une affaire ne relevait pas d’une « inspiration » comparable à celle du kāhin, mais de l’observation des signes et d’une faculté de déduction.
7Deux caractéristiques de la judicature des débuts de l’Islam pourraient également prolonger des pratiques coutumières préislamiques : le lieu de l’audience et le recours à la qasāma. Dans plusieurs villes du Proche-Orient, certains des plus anciens cadis siégeaient soit en extérieur (rue, place), soit chez eux, ce qui rappelle les us de ḥakam-s épisodiques ou officiant à l’occasion des foires8. Peut-on arguer que des coutumes arbitrales influencèrent en la matière les méthodes de la judicature étatique ? L’héritage de l’Arabie préislamique n’est peut-être pas seul en cause : à Byzance également, les gouverneurs de l’Antiquité tardive tenaient audience dans des « espaces non architecturaux », selon l’expression de Caroline Humfress, notamment sur le forum de la cité ou dans un bain9. Si l’on peut donc suspecter que les premiers cadis adoptèrent des lieux d’audience déjà en usage chez les ḥakam-s, il demeure impossible de prouver que la justice de ces derniers fut leur seule référence.
8Quant à la qasāma – procédure exceptionnelle requérant le serment de cinquante cojureurs en cas d’homicide –, elle est traditionnellement considérée comme un héritage direct de l’Arabie antéislamique, permettant à la famille de la victime d’obtenir vengeance ou réparation10. Bien des doutes subsistent néanmoins quant aux modalités de cette procédure à l’époque préislamique. L’Islam classique voit en effet deux courants s’opposer : pour les mālikites, les cinquante jureurs doivent être pris parmi les proches de la victime – il s’agit donc d’un serment accusatoire, dirigé contre un suspect – ; à l’inverse, pour les ḥanafites, il s’agit d’un serment purgatoire prêté par les habitants du voisinage où la victime a été trouvée, ceux-ci se défendant d’être coupables ou complices du meurtre, ou même de connaître l’identité du meurtrier11. Or, ces modalités contradictoires semblent s’être développées à l’époque islamique. Pour Patricia Crone, toutes deux dérivent d’interprétations différentes de la loi juive – droit rabbinique pour les mālikites, application plus stricte du Pentateuque chez les ḥanafites12. Selon Rudolph Peters – qui réfute au passage l’interprétation de Crone –, la doctrine ḥanafite de la qasāma, fondée sur un principe de responsabilité territoriale, vit vraisemblablement le jour à Kūfa dans la seconde moitié du viie siècle13 ; peut-être les normes médinoises (puis mālikites) se situent-elles plus dans la lignée des coutumes antéislamiques, mais Peters incite néanmoins à la prudence14.
9D’autres modèles arabes antéislamiques purent servir de point de départ à l’élaboration des procédures. Les traditions arbitrales romaines avaient sans doute pénétré les principautés du nord de la péninsule, et certaines procédures sassanides, juives et chrétiennes étaient probablement connues dans plusieurs régions d’Arabie avant l’Islam. Le fameux arbitrage qui suivit la bataille de Ṣiffīn en 37/657 fit l’objet d’un contrat entre les parties, qui n’est pas sans évoquer le compromissum du droit romain15. C’est avant tout l’arbitrage islamique qui se positionna par rapport à ces traditions antéislamiques, comme en témoigne le formulaire d’accord préalable que le ḥanafite égyptien al-Ṭaḥāwī (m. 321/933) propose bien plus tard dans un chapitre consacré à l’arbitrage16. Il est clair que les premiers cadis musulmans étaient susceptibles de connaître bien d’autres pratiques judiciaires que celles des anciens ḥakam-s païens : il convient donc de s’interroger sur le poids des traditions impériales et communautaires.
2. DES ANTÉCÉDENTS IMPÉRIAUX ?
2.1. Justice sassanide et pratiques musulmanes en Irak et au Khurasan
10Les musulmans n’adoptèrent pas la justice des Sassanides. Bien que cette dernière demeure assez mal connue par rapport à d’autres systèmes judiciaires antiques, d’importantes différences structurelles séparent les procédures sassanides de celles qui s’épanouirent en Islam. La justice sassanide reposait en premier lieu sur une très forte hiérarchie administrative. Plusieurs types de juges intervenaient à divers niveaux, chaque jugement étant susceptible d’être transmis en appel à l’échelon supérieur – à l’exception du verdict du mōbedān mōbed, juge suprême après le roi des rois. Officiellement, le système judiciaire musulman ne connaît pas d’appel – même si, dans les faits, les maẓālim purent tenir ce rôle17. Par ailleurs, ce n’est que tardivement, à l’époque abbasside, qu’une certaine hiérarchie des juridictions s’instaura18. Même en admettant que l’introduction du grand cadi (qāḍī l-qudāt) à la fin du viiie siècle fut influencée par d’anciens modèles sassanides – le grand cadi jouissait d’une certaine autorité sur les autres cadis19 –, cette réforme n’aboutit pas à une organisation aussi pyramidale que l’administration judiciaire sassanide pouvait l’être.
11Les procédures sassanides et musulmanes se distinguent sur des points essentiels. Chez les Sassanides, trois témoins constituaient le minimum requis pour que leur déposition ait valeur de preuve ; chez les musulmans, la théorie se fixa sur le nombre de deux, après qu’en pratique certains cadis aient même accepté des témoignages isolés. Pour les Sassanides, la preuve écrite était essentielle ; en théorie, au moins, elle fut très rapidement marginalisée en Islam, même si des documents continuèrent en réalité d’être établis et si une valeur probatoire leur fut parfois reconnue20. L’ordalie, qui jouait un rôle non négligeable dans la justice sassanide en association avec le serment, est presque totalement absente des procédures musulmanes. L’anecdote relative au gouverneur d’Irak Ziyād b. Abīhi, dans laquelle il refuse la procédure pseudo-ordalique qui lui est proposée par des plaideurs, suggère que les premiers musulmans purent avoir connaissance d’un tel système mais qu’ils le rejetèrent. Il n’est qu’à Médine, loin de toute influence sassanide, qu’on en trouve des traces mineures, et sans lien avec le serment. La prise en compte des preuves circonstancielles, importante chez les Sassanides, fut un temps envisagée à Baṣra (avec le fameux cadi Iyās b. Muʿāwiya), mais fut ensuite abandonnée pour ne réapparaître que des siècles plus tard.
12Structurellement, donc, la judicature musulmane ne fut jamais – en tout cas pour ce que l’on peut en reconstituer – l’équivalent de la judicature sassanide. Il ne faudrait néanmoins pas ignorer quelques détails rapprochant les deux traditions, qui posent souvent des questions similaires – même si leurs réponses peuvent diverger. Concernant l’organisation de l’audience, le Livre des mille jugements insiste sur la position des plaideurs, qui doivent se trouver à équidistance du juge. Une norme comparable se développa très tôt en Islam, insistant plus généralement sur la stricte égalité des parties face au juge21 ; cette norme semble néanmoins avoir fait l’objet de controverses au ier ou au début du iie siècle de l’hégire, certains savants recommandant au contraire de rapprocher du juge les plaideurs les plus fragiles (faibles, étrangers) afin qu’ils osent se défendre contre les puissants22. Un autre point de rencontre entre les droits zoroastrien et musulman concerne la venue à l’audience du défendeur. Chez les Sassanides, le refus de comparaître était sanctionné d’une forte amende, voire de la peine capitale en cas d’accusation de crime. Les juristes musulmans se penchent sur la même question – au demeurant cruciale dans toute organisation judiciaire –, pour y apporter une réponse différente et une gradation de mesures à prendre, depuis la persuasion jusqu’à la coercition.
13Sur le plan des procédures, les musulmans proposent des solutions à des problèmes soulevés par le système sassanide. Dans ce dernier, le mōbedān mōbed pouvait être saisi en tant que juge suprême ; il semblait trancher sans recevoir les plaideurs (ni entendre leurs preuves ?) et rendait un jugement sans appel, considéré comme infaillible. Non seulement les juristes musulmans s’interrogèrent sur la faillibilité du cadi et ses éventuelles erreurs23, mais ils se penchèrent longuement sur sa capacité – au début peu remise en cause semble-t-il – à prendre en compte sa connaissance personnelle du litige. Par ailleurs, l’usage du serment chez les premiers cadis irakiens (notamment kūfiotes) diffère peu de celui qu’en faisaient les Sassanides : comme chez ces derniers, le serment pouvait être déféré au demandeur ou au défendeur – alors qu’à Médine, il semble avoir été plutôt réservé au défendeur, à moins que celui-ci ne le réfère. Ce n’est que dans la première moitié du viiie siècle que les juristes irakiens tendirent à restreindre le serment au seul défendeur.
14Un des points de rencontre les plus saisissants entre le droit sassanide et les anciennes pratiques musulmanes concerne le recours à l’écrit. Les Sassanides envisageaient les documents comme un mode de preuve essentiel. Leur valeur probatoire était néanmoins conditionnée par la présence d’un sceau et par la nature de celui-ci. Le sceau d’un administrateur officiel était plus probant que celui d’un particulier ; celui d’un fonctionnaire destitué après qu’il eut dressé le document avait moindre valeur que celui d’un administrateur en poste24. L’usage de sceller les documents fut bien sûr partagé par nombre de sociétés proche-orientales. Il est néanmoins frappant de constater combien les pratiques notariales au Khurasan se distinguent encore des documents égyptiens au début de l’époque abbasside : les actes juridiques sont authentifiés par les sceaux des témoins alors que ce n’est jamais le cas en Égypte25. C’est par ailleurs en Irak, ancien territoire sassanide, que la réflexion juridique sur l’usage des sceaux alla le plus loin26. Les Sassanides semblent de surcroît avoir développé une procédure reposant sur la correspondance écrite entre deux juges : si un témoin d’une autre ville que celle du procès se trouvait dans l’incapacité de se déplacer, il pouvait faire coucher par écrit sa déposition par le juge local, qui l’envoyait ensuite à celui du procès concerné. Le document ainsi établi par un juge devait être considéré comme probant27. Une procédure épistolaire comparable se développa en Islam, dont les premières traces apparaissent en Irak au tournant du iie siècle de l’hégire28 – au Hedjaz, les plus anciennes attestations sont postérieures d’une cinquantaine d’années29. On ne peut enfin manquer un parallèle frappant concernant le traitement des détenus. Selon le Livre des mille jugements, le juge qui, enquêtant dans une prison, y trouve un homme qu’il croit innocent, ne doit pas pour autant le relâcher30. Au ixe siècle, le ḥanafite irakien al-Ḫaṣṣāf formule la même règle dans des termes très proches – bien que sa réflexion soit plus nuancée et plus développée31.
• Excursus : Baṣra, Kalīla wa-Dimna et la tradition sassanide
15On peut se demander si la ville de Baṣra ne fut pas tentée, un temps, de s’inspirer de traditions judiciaires sassanides. Le modèle d’une justice « salomonienne », fondée sur l’interprétation d’indices circonstanciels, y jouit d’un certain prestige au début du viiie siècle avec le cadi Iyās b. Muʿāwiya. En raison de l’importance que celui-ci donnait aux preuves matérielles, ainsi que de la position géographique de Baṣra, il serait tentant de voir en Iyās le parangon d’un idéal judiciaire d’origine perse. Mais les preuves font défaut.
16À partir du iiie/ixe siècle, la justice iranienne fut érigée en exemple par la littérature d’adab32. Il reste cependant à déterminer dans quelle mesure un modèle plongeant ses racines dans la tradition sassanide put être promu avant cette époque. Selon János Jany, la justice sassanide aurait laissé des traces dans le Kalīla wa-Dimna adapté du pehlvi par Ibn al-Muqaffaʿ (m. c. 139/756)33. Deux scènes seraient ainsi calquées sur des procédures sassanides34. Un récit secondaire, dans lequel des partenaires s’accusent réciproquement d’avoir volé le butin qu’ils avaient caché ensemble au pied d’un arbre, serait également inspiré d’une histoire iranienne représentative de la justice sassanide35. Jany en veut pour preuve la manière dont le juge découvre l’imposture du demandeur. Ce dernier, coupable du larcin, a caché son père dans le creux de l’arbre et prétendu que le végétal témoignerait en sa faveur. Curieux, le juge se rend auprès de l’arbre et l’interroge. Le père, dissimulé, répond que l’accusé est bien le coupable, mais le juge, soupçonnant une ruse, fait enfumer l’arbre, obligeant l’imposteur à sortir et démasquant par là même le voleur36. Aux yeux de Jany, cette histoire provient d’un récit iranien dont une autre version apparaît dans le Qābūsnāmē, miroir au prince persan rédigé par Key Kāwus au xie siècle37. Dans cette seconde version, un homme emprunte de l’argent à un ami sans témoin, en s’isolant avec lui dans un parc. Le débiteur ne s’acquitte pas de sa dette et le créancier se tourne vers le juge local, sans pouvoir prouver sa prétention. Soupçonnant la vérité, le magistrat ordonne à l’accusateur d’aller convoquer l’arbre où l’emprunt a eu lieu. Pendant que le demandeur est absent, le juge demande plusieurs fois à l’accusé s’il pense que son adversaire est arrivé sur les lieux, ce à quoi l’accusé répond par la négative, car l’arbre est éloigné. Le juge parvient ainsi à piéger l’accusé, qui reconnaît implicitement connaître le lieu de l’emprunt, ce qui est pris pour un aveu de sa culpabilité38. La présence d’une variante – assez éloignée dans le détail – d’un récit de Kalīla wa-Dimna dans un miroir des princes persan du xie siècle ne prouve pourtant en rien l’origine sassanide de l’histoire, car l’influence de Kalīla wa-Dimna sur le miroir persan serait plus vraisemblable. Même cette dernière hypothèse peut être réfutée. Jany ignore en effet qu’une histoire en tout point similaire à celle du Qābūsnāmē met en scène le cadi de Baṣra Iyās b. Muʿāwiya39. Le récit persan reprend donc avant tout une tradition arabo-musulmane.
17Si l’hypothèse de Jany ne peut donc être retenue, son intuition est bonne, et l’auteur touche sans doute juste quand il suppose une origine perse à l’histoire de « l’arbre témoin » dans Kalīla wa-Dimna. Il est aisé de montrer que ce récit existait dans la version pehlvie remontant à l’époque sassanide. En effet l’ancien texte syriaque de Kalīla wa-Dimna, vraisemblablement traduit du pehlvi au vie siècle et donc antérieur à la traduction arabe d’Ibn al-Muqaffaʿ40, mentionne la même histoire dans une version très proche41.
18Que peut-on déduire de ces récits parallèles ? Il semble bien que l’idéal d’un juge « salomonien », capable de ruser et de déceler la vérité par l’observation du détail, ait été repris par la tradition sassanide avant de faire des émules dans l’Islam. Y a-t-il pour autant un lien entre les deux ? Iyās b. Muʿāwiya se conformaitil à un modèle sassanide lorsqu’il exerçait sa justice « salomonienne », consistant à chercher des indices matériels et à examiner le comportement des plaideurs ? On ne peut exclure qu’Iyās ait été guidé par des traditions iraniennes, et que son exemple ait par la suite réintégré la littérature persane en raison de sa pertinence. Mais nous ne pouvons ici dépasser le stade de la spéculation. Tout au mieux peut-on penser que certains musulmans, en particulier à Baṣra, furent sensibles à ce modèle oriental – déjà présent dans la tradition biblique –, ce que favorisa peut-être le souvenir des pratiques sassanides.
19Répétons-le, le système judiciaire musulman ne provient pas de la transposition intégrale d’un parangon sassanide. Néanmoins, sur plusieurs points de procédure, la judicature telle qu’elle se développa en Irak aux deux premiers siècles de l’hégire accuse une ressemblance frappante avec la justice sassanide – sur des points qui semblent justement caractéristiques de l’ancienne judicature irakienne. Est-ce le fruit du hasard ? Probablement pas. Le droit sassanide eut un impact important, plusieurs siècles après la disparition du dernier roi des rois, sur la formation du droit syro-oriental42. Les concepts juridiques et les pratiques judiciaires sassanides continuèrent longtemps d’être remémorés et, probablement, débattus. Que ces idées aient été apportées par des convertis ou par le simple biais d’interactions au sein des populations irakiennes et iraniennes43, il semble bien qu’elles aient pénétré les cercles de juristes et d’hommes de pouvoir. Les musulmans ne firent ni table rase du passé, ni n’en reprirent les institutions telles quelles ; la construction de leur appareil judiciaire et les réflexions juridiques afférentes ne purent néanmoins que prendre en considération – même pour mieux les rejeter – les pratiques de l’empire déchu.
2.2. Pratiques byzantines et justice musulmane en Égypte et en Syrie
20La justice du cadi n’est pas celle des Byzantins. La comparaison des deux systèmes fait là encore apparaître d’importantes différences structurelles. Comme celle des Sassanides, la justice romano-byzantine reposait sur une pyramide administrative très hiérarchisée, chaque juridiction pouvant être saisie en appel contre les décisions de tribunaux inférieurs. La procédure permettant l’ouverture d’un procès, qu’elle passe par la litis denuntiatio ou le libelle, était autrement plus complexe et réglementée que celle en vigueur au tribunal du cadi. Le procès était payant (et cher) à Byzance, alors qu’il n’existe aucun indice qu’il en ait été de même en Islam. Du point de vue de l’organisation des audiences, le tribunal du cadi répond plus aux règles du droit romain relatif à l’arbitrage (gratuit, sans appel, soumission plus souple des litiges) – à la différence près que le cadi, nommé par le pouvoir, n’était pas un arbitre librement choisi par les plaideurs. Pour ce qui est des preuves, la différence majeure entre les droits romano-byzantin et musulman réside dans l’importance accordée à l’écrit dans le premier système, alors que celui-ci est marginalisé dans le second – même si la tradition islamique garde le souvenir d’une valeur probatoire peut-être mieux reconnue à l’origine.
21Au-delà de ces différences, les points d’accroche entre Byzance et l’Islam sont nombreux. Une première remarque s’impose : selon les sources narratives, la justice byzantine était connue des Arabes qui, à l’aube de l’Islam, n’hésitaient pas à y recourir. Al-Balāḏurī relate ainsi l’histoire de ʿAmr b. Ṣayfī al-Awsī, un Médinois attiré par le christianisme et opposé au Prophète. Il rejoignit d’abord les troupes mecquoises, puis partit en Syrie où il mourut. Deux Arabes se disputèrent sa succession : Kināna b. ʿAbd Yālīl al-Ṯaqafī, un autre ennemi du Prophète émigré en Syrie, et ʿAlqama b. ʿUlāṯa, un bédouin peut-être déjà musulman, également installé en Syrie. Le juge (ḥākim) qui trancha leur litige fut, dit al-Balāḏurī, « le maître des Byzantins à Damas » (ṣāḥib al-Rūm bi-Dimašq)44. Nul doute que pour les Arabes de passage en Syrie – quelle que fût leur religion –, la justice impériale apparaissait comme une voie possible, si ce n’est privilégiée, de résolution des conflits.
22Nous avons vu par ailleurs que dans l’Égypte marwānide, la correspondance entre le gouverneur Qurra b. Šarīk et ses pagarques rappelait à bien des égards l’ancienne procédure par rescrit, comme si cette dernière s’était de fait adaptée aux nouvelles structures gouvernementales – peut-être par le biais de plaideurs fidèles à leurs anciennes habitudes. Certes, même si cette hypothèse se confirme, elle ne concerne a priori que des populations chrétiennes qui, en Haute-Égypte, conservèrent leurs institutions traditionnelles jusqu’à ce que celles-ci s’islamisent dans la première moitié du viiie siècle. Il reste à déterminer ce que les procédures byzantines pouvaient avoir de commun avec celles du tribunal du cadi.
23La judicature musulmane égyptienne, pour ce que l’on en connaît, se distingue peu des autres provinces, et il est malaisé d’y trouver des spécificités qui la rapprocheraient du modèle byzantin. C’est que l’histoire de cette judicature est moins documentée, par certains aspects, que celle de ses équivalents irakiens ou hedjaziens. Hormis les biographies de cadis restituées par al-Kindī et quelques opinions attribuées à al-Layṯ b. Saʿd, les sources islamiques n’ont pas gardé le souvenir de débats juridiques propres à l’Égypte de la première moitié du viiie siècle. Quelle qu’ait pu être l’activité juridique dans l’Égypte du premier siècle et demi de l’Islam, celle-ci demeura inconnue des Muṣannaf-s orientaux. Le voile tendu par les sources postérieures s’avère donc particulièrement difficile à soulever. S’il est une caractéristique égyptienne qui rappelle le système romanobyzantin, celle-ci est tardive – et sa dépendance vis-à-vis de modèles antérieurs à l’Islam d’autant plus douteuse. Il s’agit de la restriction du témoignage à une élite sociale, qui intervint par étapes au tournant du ixe siècle. Pourrait-on y voir le lointain écho d’une procédure romaine qui privilégiait le témoignage des notables45 ? Le processus qui conduisit les cadis de Fusṭāṭ à s’appuyer sur une élite triée sur le volet répond à des dynamiques propres au contexte de l’Égypte abbasside. Il reste donc difficile d’établir un lien direct entre les deux phénomènes.
24À l’exception notable des procédures mises en évidence pour l’époque de Qurra b. Šarīk, il n’est pas de trace directe de l’impact des pratiques judiciaires byzantines sur l’Égypte ou la Syrie. Il convient néanmoins de noter des convergences entre le droit romain et certaines caractéristiques générales – ou devenues telles dans le courant du viiie siècle – de la judicature musulmane. Jill Harries relève que le droit romain tardif soulève notamment les questions suivantes : le juge peut-il s’appuyer sur des informations qu’il a acquises avant le procès ? A-t-il le droit de repousser son jugement s’il sent qu’il peut agir en tant que médiateur entre les plaideurs ? Peut-il poser des questions qui favorisent l’une des parties46 ? Les interrogations des musulmans suivirent des chemins comparables, parfois dans les mêmes termes : dans quelle mesure le cadi a-t-il le droit de recourir à sa connaissance préalable des faits ? Peut-il – ou doit-il – agir de manière privilégiée comme un juge ou comme un conciliateur47 ? Comment réaliser l’égalité de principe entre les plaideurs48 ?
25Enfin, bien qu’ils diffèrent sur la question de l’écrit, les systèmes romain et musulman adoptent des conceptions assez proches des preuves légales. Comme dans le droit romain, deux témoins devinrent en Islam le minimum requis pour que le témoignage se voie accorder une valeur probatoire. Les deux traditions s’interrogent sur d’éventuelles exceptions à cette règle. Le témoignage isolé d’un évêque était-il probant49 ? La parole d’un cadi avait-elle un statut à part50 ? Quels témoins étaient acceptables ? Pouvait-on agréer le témoignage de parents51 ? En sus du témoignage, le droit romain et le droit musulman accordaient une place importante au serment qui, dans l’un comme dans l’autre, pouvait être décisoire (preuve à part entière) ou supplétoire (complément de preuve, en plus d’une bayyina ou d’un témoignage isolé dans les tribunaux musulmans). Si le droit romain réclamait que le témoin dépose sous serment, il en alla différemment dans le fiqh classique, mais les sources islamiques gardent trace de serments réclamés aux témoins du ier siècle de l’hégire.
26La justice des musulmans, telle qu’on la voit fonctionner à partir de l’époque marwānide, n’est ni celle des Sassanides, ni celle des Byzantins, et pourtant, dans le détail, elle accuse des points communs frappants, selon les provinces, avec un système comme avec l’autre. Certaines procédures partagées entre plusieurs régions – témoignage, serment, principe d’égalité des plaideurs – reposent sur des concepts clés communs aux trois traditions. Mais à l’époque où elle commence à être observable (première moitié du viiie siècle), la judicature du cadi n’est la reproduction fidèle d’aucun modèle impérial antérieur. Peut-être en allait-il autrement plus tôt, dans les premières décennies qui suivirent les conquêtes. Mais de cet état antérieur nous n’avons pas assez de traces historiques pour pouvoir l’affirmer. Si tel fut le cas, il faut penser que les institutions judiciaires de l’Islam se réformèrent rapidement – à l’image des réformes numismatiques successives de la fin du viie siècle ? – pour donner naissance à un modèle original qui, au début du viiie siècle, était encore en voie d’élaboration, mais se trouvait déjà pourvu de caractéristiques structurelles le différenciant des systèmes impériaux de l’Antiquité tardive. Peut-être, comme nous l’avons vu, ce modèle fut-il en partie façonné par les instructions califales dont on garde des traces surtout depuis ʿAbd Allāh b. al-Zubayr et les premiers Marwānides52.
3. PRATIQUES ET INTERACTIONS
27L’institution du cadi se construisit autour d’un noyau d’interrogations que l’Islam partageait avec les empires auxquels il succédait. Les dynamiques précises de cette construction nous échappent. Il est possible que les premiers musulmans aient vu fonctionner les tribunaux hérités de Byzance (notamment au niveau des pagarchies égyptiennes) et des Sassanides, ou que des interrogations aient été véhiculées par les plaideurs eux-mêmes. Bien que la justice du cadi tranche avec celle des ḥakam-s préislamiques – en tout cas à l’époque où les premières observations historiques sont possibles –, certains usages conformes au système arabe « tribal » furent un temps adoptés avant de régresser au début du iie siècle de l’hégire. Bref, une institution originale se développa à partir de pratiques et de conceptions variées. Cependant la question de la genèse de l’institution ne saurait être résolue sans examiner les interactions entre les musulmans et leurs voisins d’autres confessions. Il faut donc se demander dans quelle mesure l’évolution de la judicature musulmane put résulter de dynamiques impliquant l’ensemble des institutions judiciaires présentes sur le territoire du dār al-islām.
28Le premier signe de telles interactions est de nature linguistique. Remarquons tout d’abord combien certains termes clés de la procédure judiciaire peuvent être proches en arabe et en syriaque. Au šāhid (témoin) de l’arabe correspond le sōhdō du syriaque, tous deux construits sur une racine sémitique commune – le semkat du syriaque devenant un šīn en arabe. La notion de serment est dans les deux langues construite sur des racines proches : yamīn en arabe, mawmtō (éventuellement yamīnō) en syriaque. Nous avons vu que le terme bayyina (litt. « ce qui rend clair, visible »), à la forte connotation coranique, n’était pas attesté en arabe dans le sens de « preuve » avant l’Islam. En syriaque, b. w. n. a la même signification que la racine arabe correspondante, et le verbe bayen (« montrer ») apparaît dans la version syriaque du livre de Job, où, comme dans le Coran, il est associé à Dieu53. La racine ne relève pas du champ sémantique de la preuve dans le droit canonique syriaque que nous avons pu examiner. En revanche, le même verbe est lié au témoignage dans la version syriaque ancienne de Kalīla wa-Dimna. Dans le récit des deux associés – le malin accusant l’idiot d’avoir volé sa part de trésor –, le juge ordonne au demandeur de « venir demain afin de montrer son témoignage (da-nbayen sōhdūteh)54 ». Sans doute ne faut-il pas pousser trop loin la spéculation. Que la première attestation de l’emploi judiciaire de bayyina apparaisse sous la plume de Qurra b. Šarīk, un gouverneur d’Égypte d’origine syrienne (syriaque ?)55, tient probablement au hasard. Mais on ne peut s’empêcher de penser que l’orientation terminologique de certains termes arabes put être favorisée par la sensibilité linguistique d’acteurs de premier plan.
29Comme dans d’autres domaines de l’administration, la judicature musulmane adopta un certain nombre de mots non arabes qui montrent que les musulmans ne concevaient pas leur institution en termes exclusivement arabes. Ǧilwāz, dont l’emploi est attesté à Kūfa pour désigner la personne en charge de maintenir l’ordre à l’audience, est peut-être adapté d’un mot araméen. Mais c’est dans le domaine de la conservation administrative des documents que l’interaction linguistique est la plus frappante. Les archives du cadi furent appelées dīwān dans le fiqh classique, à partir d’un mot pehlvi qui désigna aussi les « bureaux » de l’administration56. La caisse à archives qui fut d’abord utilisée en Irak au milieu du viiie siècle avant d’être adoptée quelques décennies plus tard à Fusṭāṭ était nommée qimaṭr, à partir d’un mot grec entre-temps passé en syriaque57. On peut par ailleurs se demander si le terme šurūṭ, qui vers la fin du iie/viiie siècle acquit dans le fiqh le sens de « formules » juridiques ou de « formulaires », ne vient pas faire écho – au prix d’une métathèse – au syriaque šṭōrō et à l’hébreu sheṭar, qui désignent respectivement dans le droit canonique et talmudique un « acte », un « contrat », et plus généralement à l’ancienne racine sémitique s.r.ṭ. qui porte le sens général d’« écrire » (syriaque srōṭō, « écriture » ; sōrūṭō, « écrivain »58).
30Avant d’aller plus loin dans l’analyse comparée des systèmes judiciaires musulman, juif et chrétien, penchons-nous plus largement sur les dynamiques intercommunautaires.
3.1. Des dynamiques intercommunautaires
3.1.1. Les musulmans et leurs voisins
31Dans sa récente thèse, Jack Tannous a mis en évidence la richesse des interactions qui caractérisent la société orientale des débuts de l’Islam. Les contacts entre voisins de confessions différentes, la mixité religieuse des familles, la dynamique des conversions et des reconversions contribuèrent à la formation d’une société moins divisée qu’on n’a tendance à le croire. Les codes religieux et/ou sociaux des adeptes d’autres religions étaient compris et nombre d’individus adoptaient une attitude pragmatique face aux réalités sociales59. Les barrières théologiques et confessionnelles que les sources érigent entre les groupes correspondent avant tout à une représentation d’élites intellectuelles (clercs, ʿulamā’) désireuses de définir leur communauté et d’y affermir leur autorité. Au quotidien, les croyances et les pratiques étaient beaucoup plus fluides. Tels chrétiens pouvaient s’adonner à des rites regardés comme musulmans60, d’autres convertis à l’islam conserver des rites chrétiens61. D’aucuns se voyaient à la fois juifs et chrétiens62. Quantité de chrétiens et de musulmans ne connaissaient de leur religion qu’un nombre limité de symboles et de rituels63, ce qui n’était pas sans faciliter le passage d’une confession à une autre.
32Les interactions quotidiennes entre musulmans et non-musulmans étaient innombrables : repas pris ensemble64, soins de musulmans par des chrétiens65, prières conjointes et lieux de cultes communs66, etc. Un ouvrage en pehlvi du ixe ou du xe siècle, le Rivāyat-i Hēmīt-i Ašawahistān, s’interroge sur la licéité (selon la loi zoroastrienne) de se baigner dans une eau où des adhérents de la « mauvaise religion » (les musulmans) se seraient lavés, signe que la fréquentation des mêmes hammams par les musulmans et les zoroastriens était au moins envisageable67. Les enfants de couples mixtes – père musulman, mère chrétienne – pouvaient, bien que musulmans, recevoir l’éducation d’un prêtre et même être baptisés68. Nombre de musulmans continuaient de révérer les saints hommes chrétiens et de fréquenter les églises, voire d’attribuer des pouvoirs miraculeux à l’eucharistie69. La conversion à l’islam, lit-on souvent, entraînait l’exclusion du groupe d’origine, ce qui expliquerait que nombre de convertis aient migré vers les villes à majorité musulmane. En réalité, les rapports sociaux ne se réduisaient pas à des questions de confession. Que le droit syro-occidental ait inventé, au xiie siècle, un type de baptême pour les enfants musulmans destiné à leur assurer une protection spirituelle sans pour autant les rendre chrétiens70, participe vraisemblablement de stratégies destinées à maintenir les réseaux sociaux entre groupes ou familles multiconfessionnels. Au début du ixe siècle, l’une des 99 questions abordées par le catholicos Timothée Ier concerne le chrétien qui prépose un musulman à la gestion de sa maison et de sa famille ; cela, dit-il, n’est pas légal si ledit chrétien aurait pu confier ses biens à de pieux coreligionnaires71. Si la question n’était que théorique, on comprendrait mal qu’elle trouve sa place au sein d’un aussi court traité. Il s’agit probablement d’une question qui se posait dans la pratique, et il faut imaginer des chrétiens dont un proche (parent, ami) se serait converti à l’islam – peut-être pour des raisons matérielles (fiscalité), si ce n’est par conviction religieuse – et auquel ils confieraient néanmoins leurs affaires en vertu de liens sociaux autrement plus solides. Comme le souligne Jack Tannous, les interactions religieuses commençaient « à la maison72 », par le biais de mariages intercommunautaires, de conversions individuelles et de la présence d’esclaves non musulmans sous le toit de familles musulmanes. Le plurilinguisme était chose commune : il est bien connu que nombre de mawālī, mais aussi d’Arabes, étaient polyglottes73.
33La séparation géographique entre des musulmans vivant regroupés dans des « villes-camps » nouvellement fondées et des non-musulmans dispersés sur le reste du territoire est une vue de l’esprit : non seulement de nombreux musulmans s’établirent dans les campagnes dès la conquête74, mais les fameux amṣār fondés par les conquérants regorgeaient de juifs et de chrétiens. Bien que considérée comme une ville de création musulmane, Kūfa avait un passé préislamique et apparaît, sous son nom araméen de ʿĀqolā, comme un centre chrétien important des débuts de l’Islam75 ; au viiie siècle, Ḫālid al-Qaṣrī y fit même construire une église au sud-ouest de la grande mosquée76. Quant à Baṣra, elle fut fondée tout près de Prat d-Mayšān, troisième métropole de l’Église syro-orientale après Jundishapur et Nisibe ; la ville avait manifestement été en partie détruite lors de la conquête et il est probable que beaucoup de ses chrétiens soient allés très tôt s’installer à Baṣra77. Selon le géographe al-Iṣṭaḫrī, les juifs étaient encore nombreux au ive/xe siècle dans les villes de Baṣra et de Bagdad, où ils constituaient une minorité non négligeable à côté des chrétiens et des zoroastriens78.
34Les interactions intellectuelles entre chrétiens et musulmans sont bien connues : débats théologiques à la cour des Omeyyades et des Abbassides, mouvements de traduction par l’intermédiaire de nestoriens, etc. Il est inutile de revenir ici sur les diverses manifestations de ces échanges culturels. Contentons-nous de signaler que les musulmans s’intéressèrent tôt aux textes fondateurs du christianisme. On a longtemps cru que la traduction arabe de la Bible et des Évangiles avait d’abord été l’œuvre de chrétiens désireux d’offrir un texte compréhensible à leurs communautés de plus en plus arabisées, à partir de l’époque Abbasside, et que de telles traductions n’avaient eu un impact sur les musulmans qu’après le tournant du ixe siècle79. David Cook propose néanmoins, sur la base de longs passages reproduits par Ibn ʿAsākir, que plusieurs traductions partielles de l’Évangile de Matthieu existaient déjà dans la Syrie du milieu du viiie siècle ; elles étaient connues des musulmans qui y puisaient surtout des traditions conformes à l’enseignement de l’islam, notamment des récits eschatologiques80. Les extraits qui nous en sont parvenus évoquent ainsi l’interdiction du serment qu’aurait formulée Jésus81. Dans son Ǧāmiʿ, l’Égyptien Ibn Wahb (m. 197/812) rapporte d’après al-Layṯ b. Saʿd le verset de Matthieu (18 : 16) dans lequel Jésus enjoint de prendre « deux, trois ou quatre [sic] témoins82 » pour aller en justice. Cet exemple atteste à la fois la connaissance que les musulmans avaient de tels passages clés de la tradition chrétienne, et leur adaptation à la doctrine musulmane. À l’époque d’al-Layṯ b. Saʿd ou d’Ibn Wahb, le chiffre de trois témoins mentionné par le texte évangélique avait peu de sens puisque la procédure musulmane parlait pour l’essentiel de deux ou de quatre témoins (en cas de fornication83) ; un quatrième témoin fut donc ajouté au texte d’origine évangélique. Les exemples de telles interactions culturelles pourraient sans doute être multipliés. La codicologie viendrait même en témoigner, comme l’étude préliminaire du palimpseste Lewis-Mingana tend à le montrer : analysant une série de feuillets coraniques en écriture ḥiǧāzī (remontant sans doute à la fin du viie ou au viiie siècle), Alain George conclut que les copistes adoptèrent des techniques héritées des traditions scribales grecques et syriaques, « ce qui laisse supposer une proximité avec les milieux chrétiens84 ».
35Face aux incertitudes et aux dérives « hérétiques » que provoquait la fluidité confessionnelle, les autorités chrétiennes comme musulmanes se donnèrent pour tâche d’endiguer les phénomènes d’hybridité en dessinant des frontières entre les groupes : en criminalisant l’adoption d’une religion concurrente85, en interdisant le recours aux institutions judiciaires de l’autre86, etc. Le discours élaboré par les sources musulmanes et chrétiennes – chaque groupe retraçant l’histoire de sa propre communauté – participe d’une telle politique. C’est pourquoi, à quelques exceptions près, « l’autre » est généralement absent des sources, ou stigmatisé pour sa différence, ou encore présenté sous les traits d’une figure ennemie87.
3.1.2. Rencontres dans l’arène judiciaire
36L’institution judiciaire, parce qu’elle figure à la croisée de deux mondes – celui de l’élite et du pouvoir d’un côté, celui du peuple de l’autre –, est prise dans une double dynamique. La première, et la plus visible dans les textes, est celle de la distinction : parce qu’elle incarne la šarīʿa, la judicature musulmane est représentée, dans les sources islamiques, comme l’institution des musulmans, où les non-musulmans n’occupent qu’une place marginale88 ; pour les mêmes raisons, les chrétiens et les juifs acceptaient mal que leurs coreligionnaires y recourent89. La seconde est celle de l’interaction. L’interdiction même des autorités non musulmanes de recourir au cadi témoigne du fait que de tels recours se produisaient90 – ce que confirment les débats entre juristes musulmans quant à la licéité de trancher des litiges entre ḏimmī-s.
37Les non-musulmans fréquentaient les tribunaux musulmans et en connaissaient bien les procédures91. Non seulement les ḏimmī-s y venaient (au moins de manière occasionnelle) – qu’ils soient en conflit avec un musulman ou avec un coreligionnaire –, mais nous avons vu aussi que le témoignage des non-musulmans devant un cadi semble avoir été plus ouvert à l’époque omeyyade que ce que préconise le fiqh classique. Si l’on en croit les chroniqueurs syriaques, ce n’est que vers 720 que le témoignage d’un non-musulman pour ou contre un musulman fut interdit, et celui des ḏimmī-s vis-à-vis de leurs coreligionnaires était bien plus reconnu par les savants du viiie siècle que dans les maḏhab-s classiques. Les controverses qui animèrent les musulmans de l’époque omeyyade sur le lieu de l’audience, liées à celles touchant la réception des plaideurs non musulmans, montrent que la division entre des espaces judiciaires réservés aux musulmans et d’autres aux ḏimmī-s mit beaucoup de temps à s’établir – sans d’ailleurs jamais s’imposer complètement.
38Nombre de cadis étaient eux-mêmes polyglottes. Dans l’Égypte omeyyade, ʿAbd al-Raḥmān b. Muʿāwiya b. Ḥudayǧ (en poste à Fusṭāṭ en 86/705) était fils d’une Copte et maîtrisait sans doute l’idiome maternel92 ; Ḫayr b. Nuʿaym (en poste de 120/738 à 127/745) parlait le copte avec certains plaideurs et entendait les témoignages dans cette langue93. À Baṣra, il semble qu’Iyās b. Muʿāwiya (en poste entre 95/713-4 et 101/719-20) s’exprimait dans un persan parfait94, tout comme, un peu plus tard, le cadi ʿAbbād b. Manṣūr (en poste de 126/744 à 132/749, puis à nouveau sous les Abbassides)95. À Kūfa, Šarīk b. ʿAbd Allāh (cadi de 153/770 à c. 170/786-7), un Arabe qui avait grandi dans le Sawād, parlait le « nabatéen » – c’est-à-dire l’araméen96. Quelques années plus tard, son successeur Nūḥ b. Darrāǧ, un mawlā dont le père était araméen, connaissait probablement encore cette langue97. On peut penser que certains musulmans, même s’ils ne ressentaient pas le besoin de recourir aux institutions des ḏimmī-s, en avaient une connaissance directe ou indirecte – ne serait-ce que parce que leurs parents ou leurs voisins y avaient recours98. Certaines autorités juives autorisaient par ailleurs le témoignage de non-juifs devant les tribunaux rabbiniques99.
39Non seulement des non-musulmans venaient au tribunal du cadi sur une base individuelle, mais il est possible que les juges des ḏimmī-s s’y soient eux-mêmes invités – c’est-à-dire que leurs tribunaux purent être perçus comme une part intégrante du système islamique100. Dans le droit classique, seuls les ḥanafites acceptent qu’un non-musulman puisse être nommé officiellement « cadi » de ses coreligionnaires101. Les mālikites, les šāfiʿites et les ḥanbalites ne reconnaissent à la justice des communautés non musulmanes que le statut d’arbitrage102. Contrairement aux apparences, cette opinion ne réduit pas les tribunaux non musulmans à une justice négligeable. Le fiqh accorde en effet une place importante à l’arbitrage (taḥkīm), et reconnaît une valeur contraignante à la sentence de l’arbitre, que les plaideurs sont tenus de respecter103. La juridiction de l’arbitre est simplement limitée, puisqu’il ne peut se prononcer en matière criminelle (ḥadd ou talion), dont le monopole revient à l’État islamique104. Cette règle suggère déjà que les affaires pénales devaient être transmises par les autorités chrétiennes aux tribunaux musulmans105. Par ailleurs, l’assimilation de la justice des nonmusulmans à un arbitrage permettait d’intégrer celle-ci dans une organisation judiciaire globale, prenant en compte les modes alternatifs de résolution des litiges. La sentence d’un ḥakam pouvait en effet faire l’objet d’un appel devant un cadi officiel106. Pour les ḥanafites, le cadi pouvait confirmer la sentence ou au contraire l’abroger107. En revanche, aux yeux d’un cadi de Kūfa tel Ibn Abī Laylā, la sentence du ḥakam demeurait valide même si l’affaire tranchée par ce biais était plus tard portée devant un cadi en désaccord avec l’arbitre108. Dès lors que des arbitrages « musulmans » faisaient l’objet d’appels devant le cadi, pourquoi n’en aurait-il pas été de même lorsque l’« arbitre » était un évêque chrétien ? Telle est l’hypothèse plausible que défend Neophyte Edelby109. Un responsum de Palṭoi, gaon de Pumbedita (r. 842-857), autorise comme certains de ses successeurs des xe et xie siècles un plaideur juif à saisir un tribunal musulman pour faire appliquer le jugement édicté par un tribunal rabbinique si son adversaire refuse de s’y soumettre110. Si la doctrine d’Ibn Abī Laylā est représentative de certaines pratiques omeyyades, il est possible que des cadis aient dès cette époque entériné les sentences d’autorités judiciaires non musulmanes même lorsqu’elles n’étaient pas conformes au fiqh111.
40L’idée que les structures judiciaires chrétiennes et musulmanes ne sont pas strictement séparées, mais s’articulent les unes aux autres, trouve plus tard une expression dans un document officiel. L’acte d’investiture que le calife al-Muqtadī (r. 467-478/1075-1094) fit rédiger pour le catholicos nestorien Makīḫā en 1075 décrit ce dernier comme jouant un simple rôle de « médiateur » (wāsiṭa) parmi ses fidèles ; dès qu’une affaire nécessite un « jugement » (ḥukman wa-qaḍā [sic] wa-faṣlan), elle doit être portée devant les autorités musulmanes et tranchée selon le droit musulman112. Les termes employés ici ressortissent à une rhétorique qui tend, comme le fiqh, à minimiser l’autorité juridictionnelle des chrétiens – puisque la souveraineté ne peut être qu’islamique113. Il serait peu vraisemblable que l’intervention des autorités musulmanes soit requise pour des affaires aussi banales que les dettes, qui nécessitaient pourtant l’énonciation d’un jugement. On peut ainsi se demander si les cas requérant un « jugement » ne sont pas, avant tout, les affaires criminelles que le fiqh ne permet pas aux arbitres d’examiner. Quoi qu’il en soit, ce diplôme d’investiture définit bien la juridiction du catholicos et celle des autorités musulmanes comme deux pans d’une même justice – une « basse » justice ne requérant qu’un système de « médiation », une « haute » justice nécessitant adjudication.
41Les univers judiciaires étaient donc loin d’être cloisonnés114. Est-ce à dire qu’un système en influença un autre ? À des périodes plus tardives, il apparaît clairement que certains auteurs chrétiens s’approprient le langage juridique des musulmans pour développer leur propre théorie. Le copte Ibn al-ʿAssāl (m. av. 658/1260 ?)115 décrit ainsi le fonctionnement de certaines procédures judiciaires dans des termes calqués sur le droit musulman116 – termes qui tranchent avec les plus anciennes théories chrétiennes de la judicature –, et l’influence d’Ibn al-ʿAssāl sur le canoniste syriaque ʿAbdīšoʿ assura la diffusion de théories d’abord adoptées par les musulmans117. De même, le Nomocanon de Bar Hebraeus (m. 685/1286) s’inspire largement, dans la partie qu’il réserve au droit civil, d’œuvres de šāfiʿites tel al-Ġazālī118. Il convient pourtant de prendre garde aux termes d’« emprunt » et d’« influence », car la dynamique à l’œuvre correspond avant tout à l’élaboration d’un langage commun119. Pour s’en tenir aux musulmans et aux chrétiens des premiers siècles de l’Islam, employer ces mots reviendrait à méconnaître que les structures judiciaires de ces deux communautés demeurèrent longtemps des chantiers ouverts, en permanente adaptation et reconstruction. Aussi, plutôt que de forcer l’interprétation en relevant à tout prix des « influences », est-il préférable de mettre en évidence les points de contact, les convergences ou les divergences théoriques, et les interactions entre les institutions.
3.2. Tribunaux juifs, chrétiens et musulmans
42Les juifs et les chrétiens avaient indubitablement des traditions judiciaires bien antérieures à l’Islam, développées dans l’espace que leur laissaient les tribunaux byzantins et sassanides. Le maintien de justices juives et chrétiennes par-delà les conquêtes suggère ainsi que les musulmans purent les voir fonctionner, s’en inspirer ou au contraire les contester. La comparaison entre la justice musulmane et les institutions juives et chrétiennes ne peut néanmoins être menée dans les mêmes termes, en raison tant des sources disponibles que des antécédents historiques inégaux des deux systèmes non musulmans. Les tribunaux juifs prolongeaient une tradition multiséculaire, et s’appuyaient sur une théorie juridique sophistiquée, enregistrée dans les deux Talmuds. Les sources documentant les pratiques judiciaires et leur évolution théorique sont cependant rares pour les quatre premiers siècles de l’hégire. À l’inverse, la justice des chrétiens était peu théorisée à l’arrivée de l’Islam. À peine trouve-t-on dans la littérature canonique préislamique quelques tentatives ponctuelles d’infléchir des procédures qui reposaient, manifestement, soit sur des coutumes orales, soit sur le droit des États byzantin et sassanide. Ce n’est qu’après les conquêtes arabo-musulmanes que les chrétiens d’Orient entreprirent d’apporter un cadre théorique à leurs pratiques, très certainement en réaction au défi que représentait l’Islam. Bref, alors que l’Islam se développa dans des régions où les juifs, quoique minoritaires, disposaient d’institutions bien établies, les systèmes chrétien et musulman se construisirent et/ou évoluèrent de manière à peu près contemporaine. Tentons d’éclaircir le tableau.
3.2.1. Justice juive et musulmane
43L’existence d’un droit juif théorisé dans les Talmuds et de traditions judiciaires déjà anciennes au Proche-Orient lors de l’apparition de l’Islam oblige à se demander dans quelle mesure les Arabes musulmans purent y trouver des modèles pour l’élaboration de leurs propres institutions. De fait, plusieurs aspects des procédures musulmanes élaborées aux deux premiers siècles de l’hégire font écho à la réflexion antérieure des juristes juifs. Chez ces derniers, les juges doivent certes rendre leur jugement sur la base des preuves produites à l’audience, mais sont aussi tenus de prendre en considération leur connaissance de l’affaire et de s’en remettre, en fin de compte, à leur conviction personnelle. Les juristes musulmans, plus soucieux de s’en tenir aux preuves légales, débattirent sur la capacité du juge à s’appuyer sur sa connaissance individuelle. Il semble qu’aux premiers temps de l’Islam, dans toutes les provinces, nombre de cadis aient recouru à ce type d’appréciation, rencontrant l’opposition de savants attentifs à ne faire reposer le jugement que sur des preuves légales. Dans l’Islam classique, les ḥanafites et dans une moindre mesure – les šāfiʿites continuèrent d’accepter (sous conditions) que le juge utilise sa connaissance personnelle d’une affaire. Cela ne signifie pas que les musulmans reprirent aux juifs leur vision du rôle du juge, tant s’en faut ; tout au plus peut-on proposer que la pratique juive (ou celle d’autres tribunaux) soulevait une question à laquelle les musulmans se devaient aussi de répondre.
44Certains chercheurs vont jusqu’à voir une influence directe du droit juif sur certaines procédures judiciaires. Gideon Libson pense que la tenue d’un objet sacré chez les musulmans lors de la prestation de serment – al-Šāfiʿī évoque un exemplaire du Coran – pourrait dériver du droit juif120. Néanmoins cet usage ne paraît pas avoir été généralisé chez les musulmans et il semble difficile de tirer des conclusions fermes à ce sujet. De son côté, Margoliouth propose que l’Islam tire du droit juif la doctrine selon laquelle la charge de la preuve repose sur le demandeur, tandis que le défendeur peut recourir au serment pour appuyer sa dénégation121. Il est vrai que la répartition des preuves en lien avec des présomptions légales, théorisée par le judaïsme dès l’époque talmudique, trouve un parallèle frappant dans la doctrine des maḏhab-s musulmans classiques. Nous avons cependant montré que l’Islam n’adopta la règle du faṣl al-ḫiṭāb, qui précise cette répartition, qu’au terme de près d’un siècle de tâtonnements, d’expérimentations et de débats. Les musulmans n’optèrent pas pour ces procédures au lendemain de la conquête.
45Le soin porté dans le droit talmudique à l’examen des témoins pourrait par ailleurs préfigurer les enquêtes qui se développèrent en Islam sur ces acteurs clés de la procédure. Néanmoins les investigations des tribunaux juifs et musulmans n’avaient pas le même objet. Chez les juifs, l’accent était porté sur les faits auxquels se rapportait la déposition : les déclarations des témoins étaient confrontées et vérifiées afin d’établir la vérité des événements. Chez les musulmans, en revanche, une telle confrontation n’était pas de mise : l’enquête se focalisait exclusivement sur la personnalité des témoins. Leur moralité était le seul critère d’appréciation de leur fiabilité. Si leurs dépositions se contredisaient en partie, leur témoignage n’était pas rejeté s’ils étaient par ailleurs dignes de confiance. Ainsi raconte-t-on que, lors d’un litige financier devant Šurayḥ, les deux témoins évoquèrent des sommes différentes : le cadi prit en considération le montant le plus bas pour rendre son jugement122. Il faut par ailleurs remarquer le hiatus temporel qui sépare les deux procédures. La confrontation des témoignages semble avoir été abandonnée au civil par les tribunaux juifs avant l’arrivée de l’Islam, pour n’être plus réservée qu’aux affaires pénales. Et ce n’est que de manière progressive, au cours des deux premiers siècles de l’hégire, que les tribunaux musulmans élaborèrent des critères précis de fiabilité des témoins, ainsi que les techniques d’enquête qui permettaient au juge d’être fixé sur leur moralité. Le principal point d’accroche entre les deux procédures est donc l’attention particulière que juifs et musulmans portaient à la fiabilité des témoignages – alors que de leur côté les chrétiens orientaux insistaient sur celle des plaignants. Les admonestations que Šurayḥ et Muḥārib b. Diṯār, à Kūfa, sont supposés avoir adressées aux témoins en insistant sur leur responsabilité dans le jugement123, trouvent ainsi un parallèle dans le droit talmudique124. Mais à partir d’un questionnement partagé avec celui des juifs, les musulmans élaborèrent des réponses et des procédures divergentes.
46Des différences structurelles de taille distinguent d’ailleurs l’organisation judiciaire musulmane de celle des juifs. La plus importante est sans conteste l’opposition entre, d’un côté, la nature collégiale de la justice rabbinique – dans laquelle l’audience réunissait un nombre minimum de trois juges –, et de l’autre l’unicité du cadi musulman. À de rares exceptions près, et depuis les temps les plus reculés, le cadi est toujours représenté comme un juge unique, seulement assisté par un personnel qui ne disposait pas de pouvoir décisionnel : le verdict reposait sur sa seule appréciation. Il y eut bien, dans l’Irak abbasside, des tentatives pour établir des judicatures bicéphales, où deux cadis étaient supposés rendre leur décision en commun ; mais ces expériences firent long feu et l’unicité demeura la norme125. Au niveau des procédures, les deux systèmes se séparent notamment sur la valeur qu’elles accordent à l’écrit, accepté comme preuve à part entière dans les tribunaux juifs, et non chez les musulmans. Ce n’est point que les juifs aient eu une confiance aveugle dans l’écrit : ils craignaient autant le faux, mais développèrent des critères d’authentification des signatures qui permirent de garder le document matériel au rang de preuve. Chez les musulmans, l’écrit perdit cette qualité de preuve matérielle pour ne regagner sa valeur probatoire qu’à l’audition de témoignages oraux complémentaires.
47On ne peut donc affirmer que les musulmans construisirent leur principale institution judiciaire en s’inspirant des pratiques juives. En revanche, il est vraisemblable que la réflexion des juristes musulmans du premier siècle de l’hégire évolua au contact des juifs. Ainsi, ce n’est sans doute pas un hasard si le mode de répartition des preuves qui finit par l’emporter dans la seconde moitié du viiie siècle est associé au personnage biblique de David sous couvert de l’expression faṣl al-ḫiṭāb. Cette règle de procédure, nous l’avons vu, fut sans doute élaborée à Kūfa vers le milieu du viiie siècle – c’est-à-dire dans la métropole musulmane la plus proche des centres juifs de Sura et de Pumbedita.
48Le tribunal du cadi ne se constitua pas sur la base d’un modèle juif, mais les usages rabbiniques furent pris en considération dans l’élaboration de ses procédures. De même, les sources disponibles pour l’époque gaonique laissent penser que les tribunaux juifs évoluèrent de manière à s’adapter au nouveau contexte créé par l’arrivée de l’Islam. Les chercheurs relèvent qu’en Irak, dès 651, les règles en cas de séparation furent modifiées : alors que, selon le Talmud, le divorce ne pouvait être accordé à une femme qui en faisait la demande qu’au bout d’un an, les gaons de Sura et de Pumbedita promulguèrent un décret appelant à le prononcer sans délai. Selon l’interprétation généralement admise, cette décision fut motivée par le risque que des femmes portent leurs demandes devant un tribunal musulman, voire se convertissent à l’Islam pour obtenir un divorce immédiat126.
49D’autres normes talmudiques furent abolies pour atténuer le décalage entre les procédures juives et les pratiques dominantes. Nous avons vu ainsi qu’à une époque indéterminée, les gaons permirent aux plaideurs et aux témoins de s’asseoir devant les juges, ce qui, remarque Gideon Libson, correspond aux usages des tribunaux musulmans127. Le même auteur propose que les changements relatifs à l’objet du serment, qui put désormais être prêté lors de litiges touchant des propriétés foncières, correspondent à une adaptation aux règles en vigueur chez les musulmans128. Les gaons auraient également autorisé le débiteur à prêter serment de son insolvabilité par souci d’ajustement des procédures juives aux pratiques des tribunaux musulmans129. Phillip Ackerman-Lieberman relève pour sa part qu’à une époque indéterminée, les gaons se mirent à préconiser la venue de témoins au tribunal afin de confirmer la déposition écrite des témoins cités dans les actes juridiques. Il ne s’agissait plus, comme avant l’Islam, d’authentifier les signatures, mais de confirmer le témoignage en raison des risques de falsification des documents130. Les juifs partageaient désormais les mêmes craintes que les musulmans et adoptèrent des règles comparables. À la fin du xe ou au début du xie siècle, certaines procédures promues par les gaons Hai et Sherira reflètent des règles formulées plus tôt par des juristes musulmans ; ils demandent ainsi qu’une femme n’ayant pas l’habitude de se montrer en public ne puisse être convoquée au tribunal131.
50Comme le montre Gideon Libson, l’évolution des procédures juives répond donc en partie à une logique d’adaptation aux pratiques dominantes, assimilées sous couvert de la coutume (minhag) – un fondement du droit accepté par les juristes juifs132. Une autre dynamique était aussi à l’œuvre : celle de la distinction. Libson interprète ainsi l’apparition de la gezerta à l’époque gaonique : supprimer du serment le nom de Dieu permettait de se différencier des musulmans qui, de leur côté, accordaient une grande place à la mention de la divinité lorsqu’ils juraient133.
3.2.2. Justice chrétienne et musulmane
• Points d’accroche
51Musulmans et chrétiens d’Orient construisirent des univers intellectuels perméables l’un à l’autre. Sans l’avouer, les questions posées par les uns faisaient écho aux préoccupations de leurs voisins, et leurs réponses prenaient non seulement un sens au sein de chaque domaine, mais aussi vis-à-vis de l’autre. L’interaction intellectuelle était constante. Telle est la thèse que défend notamment Sydney Griffith dans son ouvrage The Church in the Shadow of the Mosque134. Celui-ci souligne ainsi combien l’appréhension de l’islam comme une « hérésie » chrétienne par Jean Damascène revient à admettre que les musulmans « appartiennent après tout au même monde discursif que les chrétiens en ce qui concerne les affaires religieuses135 ». En matière de théologie, la doctrine chrétienne fut articulée parallèlement à la pensée musulmane – voire en tandem avec elle136 ; il est probable qu’il n’en alla pas différemment dans le domaine judiciaire, comme en témoignent nombre de questions communes aux deux systèmes.
52La preuve, nous l’avons vu, était au centre des préoccupations des premiers juristes musulmans – nombre de témoins, rôle du serment, etc. À la même époque, les chrétiens d’Orient s’interrogeaient aussi sur les preuves, d’une manière qui fait souvent écho aux problématiques musulmanes. Au sein de chaque système, certaines procédures apparurent ou se transformèrent pour s’adapter au nouveau contexte judiciaire créé par l’évolution de l’autre. L’exemple le plus frappant est sans doute celui du serment. Les musulmans semblent en avoir été très tôt les adeptes, tant sous sa forme décisoire que supplétoire. À l’inverse, les chrétiens d’Orient furent longtemps réticents face à ce type de preuve. Les jacobites le passaient sous silence et, de leur côté, les nestoriens de l’époque sassanide le condamnaient. Ce n’est qu’après l’avènement de l’Islam qu’un usage ponctuel fit son apparition chez les nestoriens, d’abord dans la correspondance de Ḥnānīšoʿ, puis dans les œuvres juridiques d’Išoʿ bar Nūn et d’Išoʿbokht. Le serment judiciaire, longtemps condamné sur la base des prescriptions évangéliques, s’imposa avec l’Islam comme une nécessité pratique137.
53Dans la première moitié du viiie siècle, les juristes musulmans s’accordèrent sur la formule du faṣl al-ḫiṭāb, qui attribuait la preuve testimoniale au demandeur et le serment décisoire au défendeur ; ce quasi-consensus tentait de rationaliser des pratiques hétérogènes. Dans un extrait décontextualisé, le catholicos Ḥnānīšoʿ préconise d’abord le recours aux témoignages (de la part du demandeur ou du défendeur), et ensuite, à défaut, au serment du défendeur. Dans une autre de ses lettres, le serment peut être prononcé soit par le demandeur, soit par le défendeur. Dans le premier cas la procédure n’est pas identique à celle du fiqh classique (dans l’affaire évoquée, le serment du défendeur est affirmatif, et non négatif ; la preuve testimoniale peut être produite indifféremment par les deux parties). Dans le second, la capacité du demandeur à prêter serment (sans que celui-ci ne lui soit référé) rappelle certaines méthodes musulmanes archaïques. La réponse du catholicos à des questions relatives aux procédures montre que les interrogations des musulmans étaient partagées par les chrétiens, à une époque de grand flou procédural. Un siècle plus tard, Išoʿbokht opta plus clairement pour un mode de répartition des preuves proche de celui des musulmans, le demandeur étant en général supposé produire des témoignages ou des documents, tandis que le serment incombait avant tout au défendeur – qui pouvait à son tour le référer au demandeur (ce en quoi Išoʿbokht se distinguait des ḥanafites irakiens).
54Les règles du témoignage firent également l’objet de réflexions parallèles dans les différentes communautés. Les jacobites évoluèrent de manière notable sur ce point après l’arrivée de l’Islam. Alors que dans l’Antiquité le chiffre de trois témoins était préféré pour des raisons théologiques, la déposition de deux témoins acquit rapidement une valeur probatoire suffisante. Tandis que les enquêtes sur les plaideurs n’étaient plus mentionnées dans la littérature synodale syro-occidentale, celle-ci insista, à partir du ixe siècle, sur l’honorabilité et la fiabilité des témoins. Cette évolution peut avoir suivi une logique interne à la communauté chrétienne : c’est à peu près à cette époque, entre le ixe et le début du xe siècle, que le Livre syro-romain semble avoir été découvert par les jacobites, qui purent remodeler leurs procédures sur un modèle pourvu de la légitimité romano-chrétienne. Mais on ne peut que constater la convergence entre de tels ajustements et les règles de l’audience musulmane.
55De même, dans l’Église syro-orientale, la réflexion sur le témoignage s’entrecroise avec les discussions des musulmans. Au début du viiie siècle, dans de nombreuses villes de l’Islam, les cadis acceptaient encore des dépositions isolées, et il fallut un certain temps pour que s’impose la règle du double témoignage. De leur côté, les nestoriens ne semblaient pas accepter de témoignage isolé avant l’Islam, ni à la fin du viie siècle. Ce rejet, conforme non seulement aux préceptes évangéliques, mais aussi au droit sassanide et au droit byzantin, poussa-t-il les musulmans à adopter une règle similaire – ou à renforcer la déposition isolée par un serment supplétoire ? Or à la fin du viiie siècle, à l’inverse, le nestorien Išoʿbokht autorise, au moins en théorie, le témoignage isolé d’un individu irréprochable… Tout se passe comme si chacune des deux communautés, dans sa recherche des procédures les plus fiables, gardait un œil sur les pratiques de l’autre.
56Au tournant des viiie et ixe siècles, alors que la sélection des témoins se durcissait et que les procédures de tazkiya se complexifiaient dans certaines provinces musulmanes, les nestoriens Išoʿbokht, Timothée et Išoʿ bar Nūn associèrent aux témoins des critères d’honorabilité jusque-là inédits, reposant sur une forme de contrôle social et une évaluation des réputations individuelles. Alors que les juristes musulmans, depuis longtemps, s’interrogeaient sur la capacité des ḏimmī-s à témoigner contre des musulmans – répondant très largement par la négative –, Timothée se demande si un musulman peut être admis à témoigner contre un chrétien – question à laquelle il répond par l’affirmative, mais avec des restrictions. Au niveau terminologique, le concept syriaque de preuve testimoniale commence à faire écho, à la même époque, à l’arabe bayyina (litt. « ce qui rend clair »). Pour Išoʿ bar Nūn, la preuve est apportée par des témoins véridiques qui permettent de rendre les choses « claires et évidentes ». La distance entre le lieu d’un procès et celui des preuves suscita, on le sait, le développement d’une procédure épistolaire dans l’Irak du viiie siècle – un juge recueillant les preuves et les consignant par écrit pour un autre juge138. La réflexion d’Išoʿbokht l’amène à concevoir une procédure comparable – bien que mal connue dans le détail.
57D’autres aspects de l’institution judiciaire firent l’objet d’une réflexion commune aux chrétiens et musulmans. La littérature d’adab al-qāḍī s’interroge de manière récurrente sur la rémunération du cadi : doit-il toucher un salaire (rizq) ? Est-il moral d’être payé pour l’accomplissement d’une tâche religieuse139 ? Si l’on en croit ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, la question fut débattue dès le milieu du viiie siècle, si ce n’est auparavant140. Au début du viiie siècle, le jacobite Jacques d’Édesse affirmait déjà que les prêtres (qui, rappelons-le, servaient aussi de juges) ne devaient pas réclamer de « rémunération » aux fidèles en échange de leurs services, car on ne sert pas Dieu (ni la communauté ?) pour de l’argent141. Le mot syriaque désignant cette rémunération est agrō, terme qui dans les Évangiles en syriaque traduisait à la fois la notion de salaire et l’idée de récompense céleste (Matt. 5 : 46, 6 : 1, 10 : 41 ; Jean 4 : 36)142. Le même vocable connotait aussi la corruption (en particulier celle du juge)143, et les juristes musulmans classiques – qui finissent par accepter que le cadi perçoive une indemnité appelée rizq – refusent généralement de considérer la rémunération du cadi comme un aǧr ou une uǧra (même racine sémitique que agrō144), dénomination qui, appliquée à l’exercice d’un devoir religieux, supposerait une forme de corruption145. Les débats s’entrecroisaient, liés par un lexique quasiment partagé entre l’arabe et le syriaque.
58Les pensées chrétienne et musulmane tendaient vers la même direction. Nombre de procédures se construisirent sur la longue durée (plusieurs décennies) et les étapes de leur formation nous échappent. De fait, il est le plus souvent difficile de déterminer le sens des dynamiques interactionnelles. Musulmans et chrétiens se trouvant en contact permanent, chaque stade de l’évolution d’une institution put susciter un écho dans les communautés voisines. En certains cas, pourtant, le sens de telles dynamiques discursives apparaît de façon plus claire : l’adoption du serment judiciaire par les chrétiens d’Orient semble ainsi répondre à son emploi généralisé dans l’Islam. À l’inverse, le rejet progressif du témoignage isolé par les musulmans pourrait relever d’une nécessaire adaptation à un contexte proche-oriental où les chrétiens, en particulier, ne pouvaient l’accepter comme preuve.
59Les théories juridiques n’étaient pas les seules à converger. Certaines pratiques reposaient, elles aussi, sur une sémantique sociale commune aux chrétiens et aux musulmans. Ainsi en va-t-il de l’accession à la charge d’évêque/de cadi, marquée par des usages comparables. Depuis longtemps, les spécialistes de l’Islam ont relevé la tendance des fuqahā’à refuser la judicature quand celle-ci leur était offerte. Nous avons proposé une explication sociale de ce phénomène : le refus de la judicature ferait en réalité partie d’une stratégie d’acceptation. Un bon cadi devait être désintéressé ; or, quelle meilleure preuve de son détachement que le mépris des honneurs (et donc de la judicature elle-même) ? Ce principe, combiné à un modèle de piétisme hostile à toute collaboration avec le pouvoir, empêchait tout prétendant à la judicature, et même toute personne l’acceptant trop vite, de l’exercer146. Un tel schéma n’était pas nouveau : il correspondait à des codes sociaux régissant le comportement des chrétiens depuis l’Antiquité tardive. Il était impensable, relève Claudia Rapp, de devenir évêque sans protester de son incompétence et refuser son ordination, voire faire mine de s’enfuir147. Les cadis et les évêques devaient respecter des conventions communes à leurs deux communautés.
60Les attentes des populations chrétienne et musulmane étaient d’ailleurs proches. Dans l’Antiquité tardive, les évêques s’assignèrent de plus en plus pour mission de veiller sur les composantes vulnérables de la population : notamment les orphelins, dont ils devaient assurer l’éducation, et les détenus, qu’ils devaient visiter en prison148. Dans la société issue des conquêtes, il s’agissait moins de procurer un métier aux orphelins musulmans que de préserver leur patrimoine ; c’est cette tâche qui, vers le milieu du viiie siècle, incomba aux cadis à leur tour. Quant au devoir de veiller sur le sort des détenus, il devint à l’époque classique une des missions essentielles du cadi, chargé non plus de s’assurer de leur bienêtre, mais de vérifier qu’aucun individu n’était incarcéré de manière arbitraire149. Le cadi n’était pas tout à fait l’évêque des musulmans ; mais à bien des égards, il jouait auprès de ses ouailles le rôle social que les chrétiens attendaient de leur évêque. Quelle que soit sa confession, la société avait des attentes que les principales institutions devaient respecter.
• Une dynamique de distinction
61Au-delà de ces points d’accroche, qui donnent aux structures judiciaires chrétienne et musulmane une surface très ressemblante à bien des égards, un certain nombre de différences structurelles séparent les procédures mises en œuvre des deux côtés.
Inquisitoire versus accusatoire
62Chez les chrétiens comme chez les musulmans, la base de la procédure était de type accusatoire : pour qu’un procès s’ouvre, deux adversaires étaient indispensables – l’un accusant l’autre –, et le juge ne prenait pas l’initiative des poursuites.
63Chez les chrétiens orientaux, cette base accusatoire était pourtant mâtinée d’éléments inquisitoriaux. Avant même l’arrivée de l’Islam, les jacobites considéraient que le juge ne devait pas se contenter d’examiner les preuves produites par les plaideurs, mais qu’il lui fallait surtout évaluer la fiabilité de ces derniers. Leur moralité permettait de présumer du caractère véridique ou mensonger de leurs revendications ou de leurs dénégations, et le juge pouvait éventuellement rendre son verdict sur la base de cette présomption. À l’époque islamique, les nestoriens allouaient quant à eux un rôle primordial à l’enquête diligentée par le juge. Pour Išoʿbokht, ses investigations étaient essentielles pour établir des présomptions en faveur d’un des plaideurs.
64L’enquête n’était pas absente de la procédure musulmane : nous avons vu que certains cadis semblent avoir sollicité des experts dès la fin du viie ou le début du viiie siècle, et relevé que la firāsa du juge – destinée à découvrir des preuves circonstancielles – joua un certain rôle à Baṣra jusqu’au début du viiie siècle. Ces pratiques n’en furent pas moins marginalisées par le fiqh. La vision qui s’imposa rapidement est que l’issue du procès devait reposer sur l’examen de preuves externes. La question de la moralité des plaideurs ne sembla jamais se poser : dans la mesure où tout justiciable était supposé défendre ses intérêts personnels, il était, par définition, potentiellement menteur et immoral. C’est pourquoi la bayyina du demandeur l’emportait en général sur le serment du défendeur150. Le seul type d’enquête qui prit son essor, à l’époque abbasside, est relatif aux témoins, afin d’estimer leur fiabilité. De telles investigations confirment paradoxalement le caractère avant tout accusatoire de la procédure musulmane, puisqu’elles touchent les preuves externes produites par les plaideurs. Bref, quand, à l’époque classique, les juges chrétiens enquêtaient sur les plaideurs ou sur l’objet de leur dispute, les cadis musulmans s’en tenaient à une enquête permettant de valider les preuves.
Connaissance personnelle du juge
65Cette différente appréciation du rôle du juge eut un impact sur plusieurs points de procédure. L’Église syro-orientale considéra en général que le juge, susceptible d’enquêter sur les faits, pouvait aussi (a fortiori ?) s’appuyer sur sa connaissance personnelle d’une situation ou d’un cas. C’est ce que laisse entendre Išoʿ bar Nūn, et ce qu’affirme plus nettement Išoʿbokht à la fin du viiie siècle. Chez les musulmans aussi, à l’origine, un rôle non négligeable semble avoir été accordé à la connaissance personnelle du juge, et l’on a vu que des cadis tranchaient sur la base de leur savoir à Médine comme en Irak. Mais dès la seconde moitié de l’époque omeyyade, cette capacité fut remise en cause par de nombreux juristes. Tandis que certains maḏhab-s limitaient le recours à une telle connaissance, d’autres l’interdisaient purement et simplement.
Présomptions
66La question des présomptions est également liée à celle de la nature accusatoire ou inquisitoire de la procédure. C’est au sein d’un système inquisitoire (ou partiellement tel) qu’elles jouent le plus grand rôle : elles découlent d’une enquête sur les faits ou les personnes. Bien que le concept ne semble pas avoir été nommé en syriaque, il est omniprésent chez les chrétiens orientaux. Depuis l’Antiquité, la présomption de fiabilité des plaideurs jouait un rôle essentiel chez les chrétiens jacobites. Les nestoriens développèrent au plus haut point une théorie – fantôme, puisque non nommée – de la présomption, tout particulièrement Išoʿbokht. Pour ce dernier, elle peut même orienter la charge de la preuve – alors que chez les musulmans, seul le rôle du plaideur dans le procès (demandeur ou défendeur) est déterminant.
67Les présomptions étaient aussi présentes en Islam. Néanmoins, dès les origines, elles jouèrent surtout un rôle accessoire, le cadi ne pouvant généralement fonder son jugement sur ce seul élément. Pour les musulmans, la présomption était un outil secondaire au service de la preuve légale, permettant soit de répartir les modes de preuve, soit de déterminer quelle partie devait l’emporter en cas de neutralisation des preuves.
Preuves légales
68La principale divergence entre les procédures chrétiennes et musulmanes à l’âge classique concerne la place de l’écrit. Dès avant l’Islam, les chrétiens d’Orient attribuaient un rôle important à la preuve documentaire. Les nestoriens, en particulier, continuèrent d’accorder une valeur probatoire à l’écrit après les conquêtes – on le voit dans la correspondance de Ḥnānīšoʿ –, et chez Išoʿbokht, la preuve documentaire est érigée en système. Les musulmans recoururent peut-être, à l’origine, à ce type de preuve, mais l’écartèrent très rapidement, au moins en théorie. S’ils reconnurent bien la valeur probatoire du document au cours des premières décennies de l’hégire, l’historiographie s’efforça de l’oublier et n’en préserve plus que d’infimes traces.
69Ces quelques points de comparaison laissent d’ores et déjà transparaître une dynamique essentielle. Observées à l’âge « classique » – celui des premières synthèses juridiques qui nous sont parvenues pour le christianisme comme pour l’islam, i.e. la fin du viiie et le début du ixe siècle –, les procédures musulmanes s’opposent à celles des juifs et des chrétiens sur des points cruciaux. Un siècle (voire un siècle et demi) plus tôt, néanmoins, les différences entre les institutions étaient moins prononcées : les juges musulmans acceptaient la preuve écrite, s’allouaient un certain rôle inquisitorial (à Baṣra notamment), recouraient plus massivement à leur connaissance personnelle des affaires. Tout se passe comme si, à la charnière du viiie siècle, les musulmans avaient commencé à remettre en cause un certain nombre de principes judiciaires de base qu’ils partageaient avec les juifs et les chrétiens. Faut-il voir là un processus de distinction progressive vis-à-vis de systèmes qui, mieux enracinés dans leurs traditions anciennes – fussent-elles orales –, demeuraient fidèles à un grand nombre de structures élémentaires151 ?
70Un domaine est particulièrement révélateur de la manière dont, à partir d’un problème similaire, les traditions musulmanes et chrétiennes tendirent à se séparer : celui de la preuve écrite152. Aux yeux des musulmans, l’écrit apparut rapidement comme moins fiable que la parole orale, car plus sujet à la falsification153. Pourtant les musulmans ne furent pas les seuls à se méfier de l’écrit : les chrétiens d’Orient partageaient leurs craintes, comme en témoigne la réflexion d’Išoʿbokht vers la fin du viiie siècle. Les chrétiens se défiaient surtout du témoignage oral, potentiellement mensonger. Mais les musulmans, bien qu’ils aient érigé le double témoignage honorable en preuve reine (bayyina), s’en méfiaient tout autant. Quand, dans la Mésopotamie de la fin du viiie siècle154, le chroniqueur de Zuqnīn se plaint de la multiplication des faux témoignages parmi les chrétiens, al-Kindī relève le même phénomène chez les musulmans d’Égypte155. Les problèmes étaient identiques, mais les solutions envisagées furent différentes. Chez les chrétiens d’Orient (en particulier les nestoriens), la combinaison entre écrit et oral fut un moyen de pallier les faiblesses des deux156, et le document garda en lui-même sa valeur probatoire157. Les musulmans se replièrent pour leur part sur des preuves orales, complétant éventuellement la déposition du ou des témoins par un serment supplétoire – catégorie pratiquement absente chez les chrétiens d’Orient ; afin de résoudre le problème des faux témoignages, ils recoururent à une stratégie différente de celle des chrétiens, concentrant leurs efforts sur la vérification (par l’enquête) de la fiabilité des témoins et la limitation de la capacité à témoigner.
71Si le diagnostic des chrétiens et des musulmans était le même – aucune preuve n’est totalement fiable –, pourquoi proposèrent-ils des réponses si divergentes ? Pourquoi les musulmans, en théorie au moins, marginalisèrent-ils la preuve documentaire – au point qu’aux yeux de certains juristes, les témoins de la correspondance entre cadis en vinrent à l’emporter sur l’intégrité matérielle de la lettre158 ? Et pourquoi, alors qu’ils la rejetaient en théorie, les musulmans reconnurent-ils souvent, en pratique, une valeur probatoire à l’écrit159 ? Ce paradoxe ne semble pouvoir s’expliquer qu’en vertu d’une position idéologique : la preuve par l’écrit devait être rejetée – quitte à l’accepter de manière exceptionnelle. Nous voudrions proposer ici que cette nécessité relève d’un processus de distinction vis-à-vis des chrétiens (et des juifs) – qui, de leur côté, acceptaient largement la preuve documentaire –, provoqué par des impératifs théologiques.
72La question de la preuve par l’écrit se trouve en effet au cœur des polémiques islamo-chrétiennes dès les premiers temps de l’Islam160. L’islam s’était à l’origine présenté, dans le Coran, comme une révélation dans la lignée des anciens monothéismes : Dieu venait apporter aux Arabes la version authentique du message qu’Il avait déjà envoyé aux juifs et aux chrétiens. Cependant, dès lors que l’islam s’affirmait comme une religion distincte, les anciennes Écritures ne pouvaient plus être acceptées. Si la Torah ou les Évangiles étaient authentiques, en quoi l’islam avait-il une quelconque légitimité ? Les musulmans recoururent donc à l’argument de la falsification, déjà en germe dans le Coran161. Les juifs et les chrétiens n’avaient pas su préserver leurs Écritures de la corruption et le message divin était faussé. L’existence d’Écritures chez les autres monothéistes ne prouvait donc pas l’authenticité de leurs religions. Mais il était nécessaire, pour discréditer les anciennes Écritures, de jeter le doute sur l’écrit en général : il devait, par nature, être suspecté de falsification.
73Les chrétiens ne demeurèrent pas en reste. Dès la première moitié du viiie siècle, Jean Damascène (m. 749 ?)162 retourna les arguments des musulmans. Dans son opuscule sur l’Hérésie 100, il les accuse de n’avoir pour leur part aucune preuve de la véracité de leur message : qui, parmi les anciens prophètes, avait annoncé la venue de Muḥammad et témoigné, d’avance, de l’authenticité de sa prédication ? Qui, à l’époque de Muḥammad, avait témoigné qu’il s’agissait d’un prophète véridique163 ? Et Jean Damascène de s’adresser (fictivement) aux musulmans en ces termes :
Nous leur demandons à nouveau : Puisque lui-même [i.e. Muḥammad] vous a ordonné, dans votre Écriture, de ne rien faire ou de ne rien recevoir sans témoins, pourquoi ne lui avez-vous pas demandé : toi, le premier, prouve à l’aide de témoins que tu es prophète et que tu es envoyé de Dieu ; et quelle Écriture témoigne en ta faveur. Honteux, ils gardent le silence. Avec raison nous leur disons : puisqu’il ne vous est pas permis d’épouser une femme, ni d’acheter ni d’acquérir sans témoins, et que vous n’admettez pas de posséder ne fût-ce que des ânes ou du bétail, sans un témoin, vous ne prenez donc femmes, biens, ânes et le reste que devant témoins ; seules donc la foi et l’Écriture vous les acceptez sans un témoin ! Car celui qui vous a transmis cette Écriture ne possède de garantie d’aucun côté, et on ne connaît personne qui ait témoigné en sa faveur par avance. Bien plus, il l’a reçue pendant son sommeil164 !
74Pour Jean Damascène, les musulmans prétendaient que Muḥammad avait été annoncé dans les Évangiles ; mais comme ils affirmaient aussi que les Évangiles avaient été falsifiés, l’argument était bancal165. Il leur fallait donc demeurer fidèles au principe, largement mis en pratique à l’époque de Jean Damascène, du témoignage oral, et prouver par ce biais la véracité de la prédication de leur Prophète. Quelle ironie de la part de Jean Damascène ! Les musulmans se trouvaient dans un cul-de-sac argumentatif : ils ne pouvaient accepter les Écritures antérieures sans remettre en cause l’originalité de l’islam ; mais sans les Écritures, ils n’avaient plus à leur disposition, pour prouver leurs prétentions, que la règle du témoignage oral, qu’il aurait été absurde d’appliquer à la prophétie – qui donc aurait eu autorité pour témoigner si ce n’est Dieu Lui-même ?
75Pour les musulmans, le principe de la preuve documentaire – supposant une fiabilité pérenne de l’écriture – était dangereux car, en donnant raison aux Gens de l’Écriture (ahl al-kitāb), il risquait de saper l’islam à son fondement. C’est probablement là une des raisons profondes de l’abandon de la preuve documentaire par le fiqh. Aux yeux des chrétiens, à l’inverse, la foi en l’écrit était un principe bien antérieur à l’Islam. En cultivant la preuve documentaire, et en développant des critères de fiabilité de l’écrit, les juristes chrétiens gardaient un moyen de résister à la pression de l’Islam.
4. DYNAMIQUES RÉGIONALES ET IMPÉRIALES
4.1. Diversité régionale et facteurs d’unification
76La judicature musulmane commença-t-elle par se développer sur une base régionale ? Les pratiques du premier demi-siècle de l’Islam ont hélas laissé des traces trop ténues pour qu’il soit possible de le prouver. Plusieurs indices plaident néanmoins en faveur d’une absence d’unité du système juridictionnel dans la seconde moitié du viie siècle.
77Un premier indice est fourni par la papyrologie. Bien que la grande majorité des papyrus judiciaires provienne de Haute-Égypte, quelques-uns ont survécu pour la Palestine et le Khurasan, et permettent une comparaison régionale, aussi rudimentaire soit-elle. Ceux de Ḫirbet el-Mird nous ont surtout servi jusqu’à présent à compléter la documentation égyptienne – notamment la correspondance de Qurra b. Šarīk. Si la procédure par rescrit dont témoignent ces papyrus palestiniens est proche de sa contrepartie égyptienne, des différences liées au contexte régional de la rédaction n’en apparaissent pas moins. Non seulement les papyrus égyptiens et palestiniens se distinguent par des conventions rédactionnelles légèrement divergentes, mais ils reflètent aussi des réalités institutionnelles dissemblables. Alors qu’en Haute-Égypte la justice documentée demeure celle de pagarques chrétiens jusqu’au premier quart du viiie siècle environ, dès la fin du viie siècle il semble que, dans l’ancienne Palaestina Prima, une justice de sous-gouverneurs arabes et musulmans ait vu le jour, peut-être pour répondre aux besoins d’une population musulmane plus nombreuse. Bien que l’Égypte et la Palestine aient partagé certaines références judiciaires, les deux provinces adaptèrent leurs tribunaux à leur environnement humain. Enfin, les normes de rédaction mises en œuvre dans les actes privés témoignent de traditions notariales encore différentes dans l’Égypte et le Khurasan du milieu du viiie siècle. Le nombre plus élevé de témoins mentionnés dans les actes khurasaniens, et leur fréquente authentification par des sceaux, anticipaient des procédures judiciaires distinctes, qui n’accordaient vraisemblablement pas la même place à l’écrit qu’en Égypte.
78Le second indice transparaît dans les vestiges littéraires des procédures appliquées par les cadis à la fin du viie et au début du viiie siècle. Les pratiques judiciaires, telles que les reflètent les controverses auxquelles elles donnèrent lieu de leur temps ou auprès des générations suivantes, différaient d’une ville à l’autre. Ainsi, à Kūfa, les cadis semblent-ils avoir eu pour habitude de siéger à leur domicile, alors que ceux de Baṣra et de Damas établissaient plutôt leurs audiences sur la raḥaba de la ville. Les règles relatives à la preuve ne permettent pas de déterminer de franches divergences régionales, dans la mesure où les preuves acceptées à un endroit n’étaient pas radicalement différentes de celles agréées à un autre. En revanche, les sources littéraires gardent trace d’expérimentations locales : confrontés à des problèmes similaires, les cadis de Kūfa, de Baṣra, de Médine et de Fusṭāṭ proposèrent des solutions singulières. Au début du viiie siècle, chaque localité, voire chaque cadi, était susceptible d’élaborer sa pratique de manière autonome.
79Cette diversité ne tarda pas à s’estomper. Plusieurs facteurs participèrent en effet très vite – peut-être même dès l’origine – à l’unification de la judicature musulmane. Celle-ci, nous l’avons vu, se développa dans des sociétés héritières d’anciennes traditions judiciaires, divergentes sur certains points, mais convergentes sur d’autres. Les interactions constantes entre les musulmans et les membres des communautés dominées obligeaient les uns comme les autres à prendre en considération les usages de leurs voisins – ne serait-ce que pour s’en démarquer. De ce point de vue, les pratiques judiciaires de communautés dominantes numériquement, et réparties sur tout le Proche-Orient, constituèrent très vraisemblablement un facteur d’unification. Les musulmans de Syrie et d’Irak – sans compter ceux d’Égypte, bien qu’une étude des procédures mises en œuvre par l’Église copte reste encore à mener – voyaient fonctionner des episcopalis audientiae et des tribunaux rabbiniques régis par des règles assez proches d’une province à l’autre, ce qui leur fournit des points de repère relativement stables.
80D’autres facteurs plus tangibles participèrent à l’unification des procédures. Le plus ancien tient à la création par les Omeyyades d’un État impérial dans lequel la justice était exercée par une hiérarchie administrative subordonnée au calife. Dans toutes les provinces, les cadis furent avant tout les délégués des autorités politiques. Juges sélectionnés parmi les notables locaux, ils étaient le plus souvent nommés par des gouverneurs originaires de l’extérieur de la province. En cas de doute, ils pouvaient chercher auprès de ceux-ci des instructions sur la marche à suivre, et si les gouverneurs avaient des idées précises, celles-ci ne s’enracinaient pas dans des traditions locales. Au niveau supérieur, nombre de gouverneurs et peut-être de cadis de l’époque marwānide se tournaient vers le calife, qui leur dépêchait alors, sous la forme de rescrits, les normes qu’il souhaitait voir appliquer à l’audience. Une procédure par rescrit comparable pouvait être appliquée à l’échelon inférieur, à l’intérieur d’une province, comme en témoignent les lettres que le gouverneur d’Égypte Qurra b. Šarīk envoya à ses pagarques. Des formes de législation gouvernorales et califales vinrent ainsi peu à peu harmoniser le fonctionnement des tribunaux.
81Mais ce sont sans doute les juristes musulmans eux-mêmes qui jouèrent le plus grand rôle dans le processus d’harmonisation des pratiques judiciaires. Par « juristes », nous entendons ces musulmans qui, au début du viiie siècle, commencèrent à s’interroger sur leurs méthodes et partirent en quête de précédents ou d’autorité. Quel fut le déclencheur de cette recherche ? Le constat d’une diversité des usages, même au niveau local ? Le développement par certains savants d’une conception globalisante de l’islam, de plus en plus perçu comme une religion de la Loi où toute pratique devait trouver une justification ? Concernant la judicature, peut-on penser que l’observation des systèmes fonctionnant dans les autres communautés suscita des interrogations ? Nombre de musulmans se mirent quoi qu’il en soit à débattre de leurs procédures. Dans les grandes villes, on tentait de se souvenir de la manière dont les générations précédentes avaient résolu certains problèmes ; on interrogeait les figures les plus respectées, dont les opinions se voyaient reconnaître un fort ascendant. À l’occasion de voyages – commerce, pèlerinage à La Mecque –, les musulmans discutaient de leurs usages et échangeaient les opinions de leurs maîtres. Les débats qui s’ensuivaient conduisaient à rechercher des autorités alternatives ; ils amenèrent les juristes à préciser leur pensée, à adopter des solutions trouvées ailleurs, ou à renforcer leurs propres procédures pour moins prêter le flanc à la critique. Au bout de quelques décennies, à la fin du viiie siècle, un certain nombre de méthodes faisaient l’unanimité (ou presque) auprès des juristes musulmans : la mosquée s’imposait comme le lieu d’audience privilégié, une valeur supérieure était reconnue au double témoignage honorable, les preuves devaient être réparties selon le rôle des plaideurs dans le procès, etc. D’autres pratiques étaient définitivement rejetées : le témoignage isolé, le serment du demandeur ajouté à sa bayyina, la victoire du plaideur disposant du plus grand nombre de témoins, etc. Certaines procédures, enfin, continuèrent de faire l’objet de controverses au sein des maḏhab-s classiques.
4.2. La nature des « anciennes écoles »
82Le droit des procédures ne représente qu’une fraction de la construction juridique réalisée par les musulmans. La réflexion qui suit s’applique avant tout à cette partie du droit, et seule l’étude comparative d’autres domaines juridiques permettra de tirer des conclusions définitives quant à la nature des « anciennes écoles ».
83L’histoire du droit judiciaire laisse penser qu’il est impropre de parler d’anciennes écoles « régionales » dans le sens que Joseph Schacht donne à cette expression. Pour Schacht, rappelons-le, deux principales écoles s’opposaient à la fin de l’époque omeyyade : une irakienne (ahl al-ʿIrāq dans les sources) et une hedjazienne (ahl al-Ḥiǧāz ; ou médinoise, ahl al-Madīna)166. Cette interprétation ne correspond pas à la réalité observable à travers les sources : dans les faits, en Irak au moins, les débats faisaient rage à l’intérieur même de Kūfa, comme entre Kūfa et Baṣra. Les choses sont moins claires pour le Hedjaz, bien qu’en d’autres domaines du droit, des controverses internes semblent avoir existé également167. En matière de procédures, il faut donc penser que les villes irakiennes étaient partagées entre différentes tendances et cercles de juristes – comme Nimrod Hurvitz en avait émis l’hypothèse168.
84L’opposition entre Kūfa et Baṣra était particulièrement vivace. À bien des égards, leurs justices reposaient sur des principes divergents – ou du moins leur réflexion en vint-elle à s’opposer à la fin de l’époque omeyyade. Baṣra avait un temps promu une justice « salomonienne », reposant sur la recherche d’indices et incarnée par Iyās b. Muʿāwiya. Kūfa développa en revanche une méthode plus systématique, reposant non plus sur la recherche d’une vérité cachée mais sur l’examen rigoureux des apparences, assimilée à la justice de David. La rigueur méthodique des Kūfiotes les amena par ailleurs à prôner que le cadi traite les plaideurs sur un pied de stricte égalité169. Les Baṣriens, si l’on en juge par l’exemple d’Iyās b. Muʿāwiya, considéraient que ce principe d’égalité devait être assoupli afin de compenser les inégalités sociales170. De même, le fiqh ibāḍite de tradition baṣrienne recommande au cadi de témoigner une attention particulière au plaideur « faible », que son manque de maîtrise du discours oral désavantage par rapport à son adversaire171. Nous avions proposé, il y a quelques années, que les lettres de ʿUmar à Muʿāwiya et à Abū Mūsā al-Ašʿarī – qui s’opposent sur de tels points de la procédure – reflétaient deux tendances opposées de Kūfa172. Sans que cette hypothèse soit nécessairement à exclure, les présentes recherches laisseraient plutôt penser que la lettre à Muʿāwiya – de composition antérieure – reflète des pratiques associées à Baṣra, tandis que celle à Abū Mūsā – réécrite par la suite – correspond à des développements plus spécifiquement kūfiotes173.
85Schacht n’a pourtant pas complètement tort quand il évoque de larges oppositions régionales. D’une part, comme nous venons de le signaler, les controverses internes aux milieux juridiques irakiens semblent avoir été plus vives qu’au Hedjaz. On ne peut donc exclure que le droit des Médinois soit apparu dès l’époque omeyyade comme moins chargé de polémiques que celui des Kūfiotes ou des Baṣriens. Par ailleurs, l’opposition terminologique entre ahl al-ʿIrāq, d’un côté, et ahl al-Ḥiǧāz, de l’autre, pourrait correspondre à une polarisation géographique subjective liée aux polémiques entre juristes de différentes villes. Le phénomène ne serait pas inédit. Lors de la première fitna, la fameuse bataille de Ṣiffīn (37/657) vit s’opposer deux camps, l’un considéré comme celui des ahl al-Šām (les Syriens, partisans de Muʿāwiya), l’autre comme celui des ahl al-ʿIrāq (les Irakiens, partisans de ʿAlī)174. Ces qualifications sont réductrices, car certains Syriens prirent position en faveur de ʿAlī, et nombre de Baṣriens s’opposèrent à ce dernier175. Néanmoins, de manière subjective, les Kūfiotes qui entouraient ʿAlī tendaient à se percevoir comme « Irakiens » par opposition à une armée adverse qu’ils voyaient surtout composée de Syriens. Les rangs se resserrent et les dissensions passent au second plan face à un groupe perçu comme étranger ou hostile.
86Ce principe, qui est celui-là même de la segmentarité utilisé par les anthropologues pour décrire les sociétés tribales, pourrait bien être à l’œuvre dans la perception d’« écoles » juridiques régionales. Parce qu’il conçoit son interlocuteur médinois comme appartenant à une province distincte, le juriste kūfiote tend à se considérer comme un Irakien, minimisant de fait son désaccord avec les autres Irakiens. De même, le Médinois tendra à percevoir un juriste kūfiote comme le représentant d’une manière de voir plus générale. En définitive, les oppositions régionales correspondent à une construction sociale dépendant du degré d’éloignement des interlocuteurs ; en d’autres termes, à des appartenances emboîtées. Deux savants kūfiotes débattront sans qu’aucune opposition géographique ne soit pertinente ; un savant kūfiote s’identifiera à sa ville s’il discute avec un Baṣrien ; enfin, au niveau supérieur, le Kūfiote et le Médinois en appelleront à des entités provinciales. Cette appréhension de fractures régionales tranchées, bien qu’elle simplifie une réalité plus complexe, intégra les représentations au point qu’Ibn al-Muqaffaʿ (m. c. 139/756), dans sa Risāla fī l-ṣaḥāba, reprit à son compte de telles distinctions176.
87L’opposition subjective entre ahl al-ʿIrāq et ahl al-Ḥiǧāz/al-Madīna s’accentua à l’époque abbasside, lorsqu’al-Manṣūr et les califes suivants choisirent successivement de promouvoir des juristes issus du milieu médinois, puis des disciples du Kūfiote Abū Ḥanīfa, en leur confiant de hautes responsabilités judiciaires177. En attirant en Irak des juristes médinois, puis en les délaissant au profit d’un cercle de Kūfiotes, le califat renforça la polarisation entre les deux régions. Bien que les savants proto-ḥanafites promus à la judicature n’aient constitué qu’un échantillon du milieu juridique kūfiote, leur mise sur le devant de la scène les fit assimiler, par leurs adversaires extérieurs à l’Irak, aux ahl al-ʿIrāq – assimilation d’autant plus facile que c’est à Bagdad désormais que les juristes proto-ḥanafites proliféraient178. Cette dénomination tendit à devenir synonyme de (proto-) ḥanafite, le cercle d’Abū Ḥanīfa ayant profité de ce soutien politique pour s’étendre et absorber, au bout d’un siècle environ, les vestiges des anciennes écoles irakiennes. Même un savant ibāḍite comme Abū Ġānim, qui transmet un fiqh avant tout baṣrien, en vient à considérer les ḥanafites comme les ahl al-ʿIrāq179. Face à l’expansion des proto-ḥanafites, les juristes du Hedjaz resserrèrent leurs rangs autour de la personne de Mālik b. Anas qui, avec ses disciples, incarna désormais les ahl al-Madīna dans le regard de ses adversaires180.
88Encore faut-il souligner avec Hallaq que, même au sein de ce que l’historiographie considère comme les ancêtres des maḏhab-s classiques – ces derniers n’achevant de se structurer autour d’un cursus d’enseignement et d’une doctrine commune qu’à la fin du ixe siècle, voir au début du xe siècle181 –, les juristes étaient loin d’être unis182. Dans le cercle des proto-ḥanafites, Abū Yūsuf et al-Šaybānī passent leur temps à s’opposer aux opinions de leur maître, Abū Ḥanīfa183. Dans son Kitāb iḫtilāf Abī Ḥanīfa wa-Ibn Abī Laylā, Abū Yūsuf déclare le plus souvent suivre l’opinion d’Abū Ḥanīfa, mais en quelques occasions, il opte finalement pour celle de son rival, Ibn Abī Laylā184. Plus tard, dans l’Adab al-qāḍī d’al-Ḫaṣṣāf et son commentaire par al-Ǧaṣṣāṣ, al-Šaybanī et Abū Ḥanīfa sont souvent représentés comme les tenants de vues divergeant de celles d’Abū Yūsuf185.
89Ces oppositions internes n’empêchèrent pourtant pas les proto-ḥanafites de se concevoir comme un groupe uni à un niveau supérieur. Ainsi, dans sa réfutation des ahl al-Madīna, al-Šaybānī oppose-t-il les ahl al-Kūfa (ici unis autour d’Abū Ḥanīfa) aux ahl al-Madīna (représentés par Mālik)186. Aux viiie et ixe siècles, le champ juridique fonctionnait donc à la manière d’un système segmentaire, dans lequel les appartenances changeaient en fonction de l’échelle d’observation. De ce point de vue, le débat sur le caractère régional ou personnel des anciennes écoles juridiques n’est pas plus pertinent que de se demander lequel de la famille, du clan ou de la tribu structurait les rapports sociaux à la même époque.
90Wael Hallaq semble donc avoir à la fois raison et tort lorsqu’il réfute l’historicité des anciennes écoles régionales. Certes, il n’y eut jamais d’écoles régionales unies par leurs doctrines. Néanmoins le caractère régional du fiqh préclassique exista en tant que construction sociale, comme un moyen pour les juristes de se reconnaître à un certain niveau d’observation. À l’échelle macroscopique, le modèle de Joseph Schacht demeure dès lors pertinent, à condition de le nuancer : sur la longue durée (entre le ixe et le début du xe siècle), la représentation de l’affiliation juridique passa d’une conception géographique à une conception personnelle. Les juristes cessèrent peu à peu de se concevoir comme les représentants d’un courant régional (par opposition aux courants d’autres régions) pour se percevoir comme les adhérents d’écoles portant le nom d’un fondateur éponyme.
CONCLUSION
91Lors de leur conquête du Proche-Orient, les Arabes devenus musulmans trouvèrent des institutions judiciaires en état de fonctionnement : celles des empires byzantin et sassanide, mais aussi des formes alternatives de résolution des conflits – au statut parfois mal défini, à mi-chemin entre l’arbitrage et la justice étatique – de communautés religieuses (surtout chrétiennes et juives, mais pas exclusivement). Ces structures assuraient la cohésion sociale des populations conquises, et le pouvoir les laissa souvent en place. Le lien qui unissait ces institutions aux autorités arabo-musulmanes demeure difficile à cerner. La documentation judiciaire disponible pour l’Égypte sufyānide atteste d’étroites relations entre pagarques et ducs, mais le gouverneur de la province semble absent. Il ne faudrait pas pour autant en déduire que son autorité ne se faisait pas sentir en Haute-Égypte : les réquisitions d’hommes et de biens pour la flotte, émises au nom du gouverneur, témoignent au contraire de l’étendue de sa souveraineté sur l’arrière-pays égyptien187. À bien des égards, la question de l’existence d’un État dès l’époque sufyānide a été mal posée, car les historiens ont essentiellement considéré ses manifestations institutionnelles impériales188. Le pouvoir musulman (central et provincial) mit certes des décennies à inventer des institutions distinctives. Faut-il, pour autant, le réduire à une vague confédération tribale, comme le fait Jeremy Johns ? Sans doute pas. L’autorité des conquérants demeurait distante, pour la plupart des sujets, et peu sensible dans un domaine comme la justice, mais elle s’avérait beaucoup plus pesante dans d’autres, comme les corvées et la fiscalité. Il faut, enfin, insister sur le rôle du nouveau pouvoir dans le maintien des structures administratives locales. Ce sont, de fait, ces structures qui manifestaient l’existence pérenne d’un État.
92Au cours du siècle qui suivit la conquête, le nouveau pouvoir mit en place une politique adaptée à chaque type d’institution. Les structures héritées des empires précédents évoluèrent. Certaines fonctions, comme celle du defensor civitatis – principal juge local à la fin de l’époque byzantine – semblent avoir disparu rapidement des villes. À l’inverse, en Égypte, le rôle important alloué aux pagarques à la veille des conquêtes semble s’être maintenu, voire renforcé, avec l’Islam. Les justices communautaires, qui émanaient d’autorités religieuses non étatiques, furent laissées libres de se développer. Il en alla de la sorte pour les tribunaux ecclésiastiques et rabbiniques, ainsi que pour des formes d’arbitrage plus informelles (saints hommes, etc.).
93Contrairement à l’image générale offerte par les sources narratives composées sur le tard, plusieurs indices suggèrent que la justice impériale du premier siècle de l’Islam restait peu confessionnalisée. Le souverain et ses gouverneurs étaient certes musulmans, mais ils n’en exerçaient pas moins leur autorité sur des administrateurs locaux et des sujets adeptes d’autres religions. Au début du viiie siècle, le gouverneur de Fusṭāṭ occupait le sommet de la hiérarchie judiciaire dans son ensemble, et non celle des seules institutions musulmanes. Comme dans d’autres provinces, le gouverneur apparaissait comme le justicier par excellence ; il déléguait sans doute une partie de ses prérogatives aux personnages subalternes que la tradition musulmane qualifie de qāḍī, bien qu’il reste difficile de savoir à quel moment ce titre apparut. Le caractère musulman de la justice « cadiale » doit par ailleurs être relativisé. Nous avons vu comment les controverses sur l’accueil des ḏimmī-s à l’audience laissent penser que celles de la fin du viie et du début du viiie siècle restaient largement ouvertes aux sujets non-musulmans. Dans bien des villes, la mosquée n’était pas le lieu privilégié de la justice, qui était plutôt rendue dans des espaces publics religieusement neutres. Ces différents indices laissent penser que la justice impériale mise en place par le califat n’était point musulmane mais islamique : loin de s’appliquer à la seule minorité des conquérants, elle avait une vocation universelle. Si cette hypothèse est exacte, la justice impériale de la période sufyānide, et peut-être d’une partie de l’époque marwānide, aurait donc fonctionné selon un modèle proche de celui de l’Empire romain tardif, qui reposait sur des structures administratives séculières.
94La justice impériale ne tarda pas, cependant, à prendre une coloration plus résolument confessionnelle. Le recours à un vocabulaire coranique pour désigner la preuve, dans les rescrits de Qurra b. Šarīk, constitue peut-être une des prémices de cette évolution. Tandis que, dans la première moitié du viiie siècle, l’administration territoriale s’islamisait peu à peu – ce qui permit le passage de la justice, dans l’arrière-pays égyptien, aux mains de musulmans –, les fonctions des juges impériaux étaient de plus en plus associées à la mosquée, lieu de culte des seuls musulmans. Dans le même temps, le titre coranique de qāḍī fait son apparition dans la documentation papyrologique pour les désigner. Cette tendance à l’islamisation de la justice impériale, sensible dans la seconde moitié de l’époque omeyyade, se confirma sous les Abbassides. Bien que les cadis eussent continué de recevoir des plaideurs non-musulmans – mais non sans débats parmi les juristes de la seconde moitié du viiie siècle –, leur justice acheva d’acquérir une tonalité confessionnelle en devenant celle de juristes musulmans, avant tout destinée aux adeptes de l’islam. Cette confessionnalisation donna naissance à un système judiciaire plus proche, à certains égards, de celui des Sassanides, dans lequel la justice étatique était exercée par le clergé zoroastrien. Mais la justice musulmane du cadi ne formait qu’une partie – la plus visible, si ce n’est la principale – d’un système judiciaire impérial qui demeurait quant à lui islamique, et qui incluait d’autres formes de justice moins marquées par le sceau de la religion musulmane (maẓālim, tribunaux de police et de ḥisba, etc.), ainsi que les institutions judiciaires des communautés non musulmanes.
95Le système judiciaire musulman classique semble donc le résultat de plus d’un siècle de maturation. Les premières traces historiques du fonctionnement de la justice du cadi apparaissent dans le discours des juristes qui tentèrent d’en définir les fondements, dans la première moitié du viiie siècle. Les papyrus de Qurra b. Šarīk montrent, dès cette époque, qu’une bayyina à la connotation coranique était désormais au centre du système de la preuve, et que le gouverneur entendait l’imposer aux tribunaux provinciaux. Mais le sens exact du terme nous échappe encore. Ce n’est qu’à travers les débats que commencèrent à animer les « juristes » musulmans – ceux qui tentaient de clarifier les normes à appliquer au sein de l’Islam –, dans le courant de la première moitié du viiie siècle, que les procédures suivies dans les prétoires apparaissent avec plus de clarté. Certains cadis, auxquels on opposait les pratiques d’autres villes ou des opinions concurrentes, durent se justifier en recourant à des précédents. Les procédures apparaissent alors diversifiées, variables d’une ville à l’autre, sans qu’aucune cohérence régionale ne puisse être mise en évidence. Tout se passe comme si, au cours de la seconde moitié du viie siècle, la judicature musulmane s’était développée autour de principes généraux communs – dont certains correspondaient à ceux des justices non musulmanes qui coexistaient au Proche-Orient –, mais suffisamment larges pour donner lieu, dans le détail, à des solutions judiciaires différentes. Telle qu’elle apparaît dans la première moitié du viiie siècle, la judicature musulmane présente en tout cas un fonctionnement interne original, partageant certaines caractéristiques avec les justices des empires antéislamiques, mais sans qu’aucun des anciens modèles impériaux n’ait laissé sa marque de fabrique caractéristique.
96La relative unité de la justice islamique tient sans doute, en partie, à l’attention dont elle fit l’objet au niveau du califat marwānide. Lors de la seconde fitna, ʿAbd Allāh b. al-Zubayr (r. 63-73/683-692) s’était mis à invoquer une légitimité reposant sur l’islam, et s’était affirmé comme principal interprète de la révélation en envoyant des directives à ses juges. ʿAbd al-Malik (r. 65-86/685-705) et ses successeurs s’approprièrent sa rhétorique et développèrent leur autorité judiciaire par le biais des instructions juridiques et des rescrits qu’ils continuèrent d’envoyer à leurs gouverneurs et à leurs juges189. Nombre de ces instructions concernaient les règles de procédure, ce qui ne put que contribuer à uniformiser les pratiques judiciaires à l’échelle de l’empire190.
97Cette unité tient aussi au milieu social dans lequel la judicature se développa. Les institutions religieuses des non-musulmans profitaient de l’effacement progressif des anciennes structures étatiques byzantines et sassanides. Demeurant une des principales – et plus durables – expressions de la justice en terre d’Islam, ces institutions offraient des exemples par rapport auxquels les musulmans devaient se positionner. D’un autre côté, le développement rapide d’une organisation judiciaire islamique ouverte aux autres communautés, de mieux en mieux structurée autour des normes élaborées par les savants et donc plus prédictible, par exemple, qu’un système chrétien peu codifié, offrait une alternative judiciaire aux non-musulmans. Les institutions – en tout cas celles des musulmans et des chrétiens d’Orient, celles des juifs étant plus anciennes et moins documentées pour les premiers siècles de l’Islam – furent donc édifiées en parallèle, avec des nuances procédurales adaptées à leurs référents religieux, mais sur la base des mêmes problèmes et des mêmes interrogations. Gideon Libson émet l’hypothèse d’influences réciproques entre le droit juif et le droit musulman entre la seconde moitié du viie et la fin du viiie siècle191. En ce qui concerne le rapport entre les procédures chrétiennes et musulmanes, il serait plus juste de parler de constructions judiciaires en interactions.
98Pour élaborer un appareil judiciaire islamique, les premières générations de musulmans utilisèrent les matériaux disponibles dans les territoires conquis. Ils ne les empruntèrent pas ou, s’ils s’en inspirèrent, cela s’accompagna presque immédiatement d’une transformation – tout comme les colonnes antiques remployées dans les mosquées ne font pas de ces dernières des emprunts à la culture antique. Au sein du nouvel empire, le pouvoir avait changé, les élites également (en partie du moins), mais les défis auxquels se heurtait la société restaient les mêmes. Les problématiques judiciaires musulmanes s’inscrivirent dès lors dans la droite ligne de celles qu’avaient traitées les sociétés antérieures. À partir d’interrogations analogues, en observant le fonctionnement des communautés existantes, les musulmans apportèrent leurs propres réponses, suivant à la fois une logique interne – comment suivre des procédures conformes aux préceptes coraniques, par exemple – et des dynamiques globales – comment se distinguer des autres communautés. C’est la fin de ce processus que les sources permettent d’observer au viiie siècle, période à laquelle la judicature islamique ressemble aux tribunaux contemporains tout en s’en démarquant par des aspects fondamentaux.
99La pratique des premiers cadis relevait souvent de l’expérimentation. Dans une gamme de procédures possibles, notamment celles que sanctionnaient les traditions antérieures ou contemporaines, ils testèrent et virent à l’usage lesquelles étaient les plus efficaces et les plus conformes aux principes de la nouvelle religion. Ce processus d’expérimentation, de rejet et de distinction n’est peut-être nulle part plus visible que dans un chapitre de Kalīla wa-Dimna consacré au procès de Dimna. Vraisemblablement composé par Ibn al-Muqaffaʿ (m. c. 139/756) afin de compléter sa traduction/adaptation de l’œuvre pehlvie192, le chapitre décrit les stratégies successives suivies par les juges du chacal. La structure générale du tribunal évoqué dans le récit correspondrait, selon János Jany, au fonctionnement de la justice sassanide193. Quant aux preuves présentées à l’encontre du prévenu, elles sont successivement de trois types. On tente d’abord de condamner Dimna sur la base de la physiognomonie194, puis sur celle des soupçons unanimes qui pèsent sur lui195. Enfin, Dimna ayant démontré l’injustice de telles procédures, le roi n’a d’autre choix que de recourir à un double témoignage qui, cette fois-ci, assure la condamnation de l’accusé196. Il y a là, peut-être, une allégorie de l’évolution de la justice musulmane. L’exemple baṣrien d’Iyās b. Muʿāwiya suggère que la physiognomonie n’est qu’un aspect (poussé à l’extrême) de la recherche de preuves circonstancielles, que l’on trouvait auparavant à l’œuvre dans la justice sassanide. La condamnation sur la base de l’unanimité des soupçons n’est pas sans rappeler, à certains égards, l’importance accordée à la réputation des plaideurs dans l’Église syro-occidentale et dans le droit syrooriental d’Išoʿbokht. Quant au double témoignage ayant valeur de preuve, il est indubitablement (bien que non exclusivement) conforme à la bayyina musulmane. Tout se passe comme si, de manière allégorique, Ibn al-Muqaffaʿ rejetait les procédures proches des usages judiciaires sassanides et syro-orientaux – parfois expérimentés par les musulmans eux-mêmes – pour mieux promouvoir le modèle dorénavant accepté de manière quasi unanime dans l’Islam.
100Sur le long terme, les différences fondamentales qui distinguaient les procédures musulmanes et chrétiennes aux deux premiers siècles de l’Islam tendirent à s’effacer. Malgré leur réticence de principe, les musulmans durent concéder une certaine importance à l’écrit, tant en théorie qu’en pratique : dès le ixe siècle, les ḥanafites reconnaissaient une valeur probatoire à certains actes de waqf dont plus personne ne pouvait témoigner197, et par ailleurs la professionnalisation du témoignage permit d’établir des documents notariés à la fiabilité durablement reconnue198. De leur côté, les chrétiens élaborèrent une théorie toujours plus poussée de leur droit et, comme les juifs, tendirent à se rapprocher des procédures musulmanes. Ainsi, au xie siècle, le nestorien Ibn al-Ṭayyib gomme-t-il nombre de traits distinctifs du droit élaboré par ses prédécesseurs, comme s’il voulait harmoniser le fonctionnement de la justice épiscopale avec celui des tribunaux musulmans. Il s’abstient notamment d’évoquer, à l’instar d’Išoʿbokht, le savoir du juge et la valeur de présomption qui peut lui être reconnue199. Dans d’autres cas, les traces matérielles ne semblent plus constituer des présomptions légales comme auparavant200. À plusieurs reprises, enfin, il met de côté toute référence à la preuve documentaire, comme si, en théorie au moins, l’écrit avait perdu son ancien statut201. Un rapprochement pragmatique avec les procédures musulmanes était-il jugé nécessaire ? De tels changements sont quoi qu’il en soit le signe d’interactions toujours plus poussées entre les tribunaux des ḏimmī-s et ceux des musulmans.
Notes de bas de page
1 Dans la mesure où une grande partie des éléments exposés dans ce chapitre ont déjà fait l’objet de développements, nous ne renvoyons pas systématiquement aux sources. Le lecteur pourra se reporter aux chapitres précédents.
2 Voir notamment U. Rebstock, « A Qāḍī’s Errors », art. cité, p. 2 ; W. B. Hallaq, The Origins…, op. cit., p. 55 ; U. I. Simonsohn, A Common Justice, op. cit., p. 72-80. L’idée n’est pas toujours assénée aussi directement ; présenter la « préhistoire » de la judicature musulmane comme celle des ḥakam-s suffit néanmoins à induire une telle filiation entre les deux institutions. Serjeant émet pour sa part l’hypothèse que les premiers cadis appartenaient à des familles de ḥakam-s. R. B. Serjeant, « Early Arabic Prose… », art. cité, p. 133.
3 W. B. Hallaq, The Origins…, op. cit., p. 36, 55.
4 Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 305.
5 Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 364 ; II, p. 189.
6 M. Tillier, « Arbitrage et conciliation », art. cité.
7 Wahb b. Munabbih, Kitāb al-tīǧān, op. cit., p. 227.
8 On constatera que l’héritage arabe antéislamique (quel qu’il soit) ne fut pas le même dans les premières métropoles du monde islamique. Tandis qu’à Baṣra, à Damas et, peut-être, à Médine, l’habitude de siéger sur une raḥaba ou dans les souks se maintint, voire se développa, à Kūfa ce fut plutôt la coutume de siéger à domicile qui prévalut. Dans chacune de ces cités, le débat sur le lieu d’audience se fixa, au viiie siècle, sur une opposition binaire entre la mosquée et ces alternatives préférentielles.
9 Le gouverneur pouvait aussi tenir audience dans une église chrétienne ou une basilique civile. C. Humfress, Orthodoxy and the Courts…, op. cit., p. 47.
10 J. Pedersen, Y. Linant de Bellefonds, « Ḳasam », EI2, p. 689-690.
11 Ibid.
12 P. Crone, « Jāhilī and Jewish Law : the Qasāma », Jerusalem Studies in Arabic and Islam, 4, 1984, p. 192.
13 R. Peters, « Murder in Khaybar », art. cité, p. 160.
14 Ibid., p. 162.
15 Al-Minqarī, Waqʿat Ṣiffīn, éd. par ʿAbd al-Salām Muḥammad Hārūn, Beyrouth, Dār al-ǧīl, 1990, p. 504-511 ; M. Hinds, « The Siffin Arbitration Agreement », Journal of Semitic Studies, 17, 1972.
16 Al-Ṭaḥāwī, al-Šurūṭ al-ṣaġīr, muḏaylan bi-mā ʿuṯira ʿalay-hi min al-Šurūṭ al-kabīr, éd. par Rawḥī Ūzǧān, Bagdad, Maṭbaʿat al-ʿĀnī, 1974, p. 775-776. Voir M. Tillier, « Arbitrage et conciliation », art. cité, p. 34.
17 M. Shapiro, « Islam and Appeal », California Law Review, 68, 1980, p. 366-368 ; D. S. Powers, « On Judicial Review in Islamic Law », Law & Society Review, 26, 1992, p. 316 ; M. H. Kamali, « Appellate Review and Judicial Independence in Islamic Law », dans Ch. Mallat (dir.), Islam and Public Law, Londres, Graham & Trotman, 1993, p. 62.
18 M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 342 et suiv.
19 Ibid., p. 441-442.
20 Voir M. Tillier, « Le statut et la conservation… », art. cité, p. 274-275.
21 M. Tillier, « La société abbasside au miroir du tribunal », art. cité, p. 157 et suiv.
22 Ibid., p. 163-165.
23 Voir par exemple U. Rebstock, « A Qāḍī’s Errors », Islamic Law and Society, 6, 1999, p. 21 et suiv.
24 M. Macuch, « The Use of Seals », art. cité, p. 84-85.
25 G. Khan, « Newly Discovered Arabic Documents », art. cité, p. 211.
26 En particulier dans le fiqh du cadi kūfiote Ibn Abī Laylā. M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 371-372, 388. Voir également ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 184. On constate déjà auparavant une réflexion sur l’usage des sceaux chez le Kūfiote al-Šaʿbī. Voir Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 423 ; III, p. 19. Voir également, dans le droit ibāḍite ancré dans la réflexion des savants baṣriens, Abū Ġānim al-Ḫurāsānī, al-Mudawwana al-ṣuġrā, op. cit., II, p. 113.
27 The Book of a Thousand Judgements, op. cit., p. 299.
28 Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 8, 11, 12, 49, 416. Voir M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 368 et suiv.
29 Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 265.
30 The Book of a Thousand Judgements, op. cit., p. 271.
31 Al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 67. À ce sujet, voir M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 408-409, 420. Ajoutons que selon Joseph Schacht (Introduction, p. 29, 32), le « scribe du tribunal » musulman est une reprise des Sassanides, ce qu’auraient reconnu d’anciens auteurs. Néanmoins Schacht n’étaye cette affirmation d’aucune référence.
32 Voir M. Tillier, « Introduction », dans Abū Hilāl al-ʿAskarī, Le livre des califes, op. cit., p. 5, 7.
33 J. Jany, « The Origins of the Kalīlah wa Dimnah », art. cité, p. 515-516.
34 Ibid., p. 515-517.
35 Ibid.
36 Ibn al-Muqaffaʿ, Kalīla wa-Dimna, op. cit., p. 97-98.
37 Sur cet ouvrage, voir H. Dabashi, The World of Persian Literary Humanism, Harvard, Harvard University Press, 2012, p. 75.
38 J. Jany, « The Origins of the Kalīlah wa Dimnah », art. cité, p. 517.
39 Al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. Zakkār et Ziriklī), op. cit., XI, p. 3 ; Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 342.
40 Sur la datation de l’ancienne version syriaque, voir F. de Blois, Burzōy’s Voyage, op. cit., p. 2-3.
41 Kalila und Dimna. Syrisch und Deutch, éd. par F. Schulthess, Berlin, Verlag von Georg Reimer, 1911, I, p. 44-47. La principale différence est le dénouement. Dans la version arabe, le père du « trompeur » (ḫabb), enfumé, finit par sortir de sa cachette après avoir frôlé la mort et son fils, châtié, meurt sur place ; dans la version syriaque, le père meurt dans sa cachette et le trompeur, qui a dû céder à son adversaire l’ensemble du trésor, emporte son cadavre sur une civière. Ibn al-Muqaffaʿ, Kalīla wa-Dimna, op. cit., p. 98 ; Kalila und Dimna, op. cit., I, p. 47.
42 Voir par exemple M. Macuch, « The Use of Seals », art. cité, p. 79.
43 Voir à ce sujet les hypothèses avancées par J. Jany, « The Four Sources… », art. cité, p. 319-323.
44 Al-Balāḏurī, Ansāb al-ašrāf (éd. Orient-Institut Beirut), op. cit., I, p. 675-676. Un peu plus tard, Ibn ʿAbd al-Barr identifie ce « maître des Byzantins » à l’empereur Héraclius. Ibn ʿAbd al-Barr, al-Istīʿāb fī maʿrifat al-aṣḥāb, éd. ʿAlī Muḥammad al-Baǧāwī, Beyrouth, Dār al-ǧīl, 1992, I, p. 380.
45 J. Harries, Law and Empire…, op. cit., p. 109.
46 Ibid., p. 103.
47 Cette question constitue un des thèmes principaux de la fameuse lettre de ʿUmar à Abū Mūsā al-Ašʿarī, dans laquelle il est statué que « le compromis (ṣulḥ) est autorisé, à l’exception du compromis qui autorise quelque chose d’interdit ou interdit quelque chose d’autorisé ». Voir al-Ǧāḥiẓ, al-Bayān wa-l-tabyīn, op. cit., II, p. 49 ; al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 45.
48 Voir M. Tillier, « La société abbasside au miroir du tribunal », art. cité, p. 157 et suiv.
49 Il semble que Constantin ait un temps envisagé cette éventualité. J. Harries, Law and Empire…, op. cit., p. 109.
50 Voir M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 260-262.
51 Le droit romain avait répondu par la négative. Voir J. Harries, Law and Empire…, op. cit., p. 109.
52 M. Tillier, « Califes, émirs et cadis », art. cité, p. 157-159.
53 Job, 28 : 23 : Alōhō hū bayenan ūrḥōṭeh (« Dieu nous a montré Ses voies »). Voir J. Payne Smith, A Compendious Syriac Dictionary, op. cit., p. 38.
54 Kalila und Dimna, op. cit., I, p. 45.
55 Qurra b. Šarīk est considéré par la bibliographie musulmane comme un Arabe originaire de Syrie (voir H. Lammens, « Un gouverneur », p. 101). Michel le Syrien signale que son frère Martat/Marṯad fut gouverneur de Qinnasrīn (Michel le Syrien, Chronique, II, p. 478). Selon Robert Hoyland, le nom de son frère laisse penser que leur famille pourrait avoir des origines syriaques – ou pour le moins venir d’un milieu intégré dans la chrétienté syriaque (communication privée, courriel du 23 juin 2012).
56 Sur l’origine du mot, voir F. de Blois, « Dīvān », EIr, VII, p. 432. Le terme moyen-perse dīvān est attesté dans le Livre des mille jugements, mais seulement dans un sens administratif extrajudiciaire. Voir The Book of a Thousand Judgements, op. cit., p. 354.
57 M. Tillier, « Les “premiers” cadis de Fusṭāṭ », art. cité, p. 229, n. 122.
58 Voir nos hypothèses dans M. Tillier, « Le cadi et le sauf-conduit (amān) : les enjeux juridiques de la diplomatie dans l’Orient abbasside », Islamic Law and Society, 19, 2012, p. 209-210. Voir A. M. Fuss, « Shetar », EJ2, XVIII, p. 467.
59 Voir par exemple J. Tannous, Syria Between Byzantium and Islam, op. cit., p. 230 et suiv. Tannous montre notamment que des prêtres miaphysites donnaient l’eucharistie à des fidèles nestoriens et à des hérétiques, etc. Ibid., p. 240. Voir également G. Libson, Jewish and Islamic Law, op. cit., p. 81.
60 J. Tannous, Syria Between Byzantium and Islam, op. cit., p. 381-382.
61 Ibid., p. 453.
62 Ibid., p. 391.
63 Ibid., p. 389, 400, 413-414.
64 Ibid., p. 458. Sur la fréquentation des juifs par les chrétiens, voir S. Qāšā, Aḥwāl naṣārā l-ʿIrāq, op. cit., II, p. 342. Voir également F. Nau (éd. et trad.), « Littérature canonique syriaque inédite », Revue de l’Orient chrétien, 14, 1909, p. 128-129.
65 J. Tannous, Syria Between Byzantium and Islam, op. cit., p. 459-460.
66 Ibid., p. 462-427.
67 J. de Menasce, « Questions Concerning the Mazdaeans of Muslim Iran », dans R. Hoyland (dir.), Muslims and Others…, op. cit., p. 337-338. Voir la traduction anglaise de cet ouvrage pehlvi dans Rivāyat-i Hēmīt-i Ašawahistān, op. cit., p. 142-148.
68 C’est ce que préconise le patriarche syro-occidental Athanase II (684-686) dans une collection de décisions canoniques. F. Nau (éd. et trad.), « Littérature canonique syriaque inédite », art. cité, p. 129. Pour des recommandations similaires et plus détaillées (mais plus tardives), voir The Synodicon in the West Syrian Tradition, op. cit., II, p. 246/259 (je remercie David Taylor d’avoir attiré mon attention sur ce passage lors de ses leçons de syriaque). Voir D. Taylor, « The Syriac Baptism of St John. A Christian Ritual for Protection of Muslim Children », dans R. G. Hoyland (dir.), The Late Antique World of Early Islam : Muslims among Jews and Christians in the East Mediterranean, Princeton, Darwin Press, 2015.
69 J. Tannous, Syria Between Byzantium and Islam, op. cit., p. 472.
70 The Synodicon in the West Syrian Tradition, op. cit., II, p. 246/259.
71 Syrische Rechtsbücher, op. cit., II, p. 106 (§ 75).
72 J. Tannous, Syria Between Byzantium and Islam, op. cit., p. 524. Voir également les questions soulevées par la conversion à l’islam d’individus zoroastriens dans l’Iran du ixe ou xe siècle, dans J. de Menasce, « Questions Concerning the Mazdaeans… », art. cité, p. 336.
73 J. Tannous, Syria Between Byzantium and Islam, op. cit., p. 561 (Tannous s’appuie en particulier sur J. Fück, ʿArabīya. Recherches sur l’histoire de la langue et du style arabe, Paris, 1955).
74 F. Morelli, L’archivio di Senouthios…, op. cit., p. 14.
75 Voir par exemple une lettre de Ḥnānīšoʿ dans Syrische Rechtsbücher, op. cit., II, p. 26-28. Sur les chrétiens de Kūfa, voir J.-M. Fiey, Assyrie chrétienne, op. cit., III, p. 207 ; S. Qāšā, Aḥwāl naṣārā l-ʿIrāq, op. cit., II, p. 409 et suiv. Il semble bien, d’après les sources syriaques, que ʿĀqolā ne soit pas comme al-Ḥīra une ville distincte de Kūfa, mais bien Kūfa elle-même. Non seulement Kūfa garda les chrétiens qui vivaient sur le site au moment de sa fondation, mais elle en attira d’autres par la suite. Un quartier entier, connu sous le nom d’al-Naǧrāniyya (situé entre la grande mosquée et le Dār Banī Awd), accueillit ceux qui vinrent de Naǧrān, dont beaucoup se spécialisèrent bientôt dans le métier de changeur. S. Qāšā, Aḥwāl naṣārā l-ʿIrāq, op. cit., II, p. 409-13.
76 A. S. Tritton, The Caliphs and their Non-Muslim Subjects, op. cit., p. 45 ; J.-M. Fiey, Assyrie chrétienne, op. cit., III, p. 207 ; S. Qāšā, Aḥwāl naṣārā l-ʿIrāq, op. cit., II, p. 420.
77 B. Landron, Chrétiens et musulmans…, op. cit., p. 61. Sur Prat d-Mayšān, voir également J.-M. Fiey, Assyrie chrétienne, op. cit., III, p. 266-271.
78 M. Gil, Jews in Islamic Countries, op. cit., p. 491-492.
79 S. Griffith, « The Gospel in Arabic : an Inquiry into its Appearance in the First Abbasid Century », Oriens christianus, 69, 1985, p. 166.
80 D. Cook, « New Testament Citations in the Ḥadīṯ Literature », dans E. Grypeou, M. N. Swanson, D. R. Thomas (dir.), The Encounter of Eastern Christianity with Early Islam, Leyde, Brill, 2006, p. 204-205. Voir également S. Anthony, « Muḥammad, Menaḥem, and the Paraclete : New Light on Ibn Isḥāq’s (d. 150/767) Arabic Version of John 15 : 23-16 : 1 », Bulletin of the School of Oriental and African Studies, 79, 2016, p. 264.
81 D. Cook, « New Testament Citations… », art. cité, p. 203.
82 Ibn Wahb, al-Ǧāmiʿ fī l-ḥadīṯ, éd. par Muṣṭafā Ḥasan Ḥusayn Muḥammad Abū l-Ḫayr, Riyad, Dār Ibn al-Ǧawzī, 1996, I, p. 383. Voir D. Cook, « New Testament Citations… », art. cité, p. 212. Dans Matt. 18 : 16, il n’est fait mention que de « deux ou trois témoins ». Voir également le texte de la seconde épître de Paul aux Corinthiens, 13 : 1. Une des premières traductions arabes, dont le manuscrit date de 867 (Ms. Sinai 151), propose le texte suivant : « Car toute parole est prouvée par la bouche de deux et trois témoins » (li’anna-hu ʿan afwāhi šāhidayn wa-ṯalāṯa tuṯbatu kullu kalima). H. Staal, Mt. Sinai Arabic Codex 151. Arabic Text, Louvain, E. Peters, 1985, p. 112.
83 Le chiffre de trois n’est pas non plus exclu de la procédure musulmane : il apparaît lorsque deux femmes témoignent en plus d’un homme, mais n’est alors qu’implicite.
84 A. George, « Le palimpseste Lewis-Mingana de Cambridge, témoin ancien de l’histoire du Coran », Comptes rendus de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, janvier-mars 2011, p. 426.
85 J. Tannous, Syria Between Byzantium and Islam, op. cit., p. 444 et suiv.
86 U. I. Simonsohn, A Common Justice, op. cit., p. 157 et suiv., 182 et suiv.
87 Voir J. Tannous, Syria Between Byzantium and Islam, op. cit., p. 482.
88 Voir E. Tyan, Histoire de l’organisation judiciaire, op. cit., p. 92, et N. Edelby, Essai sur l’autonomie…, op. cit., p. 270-271. Ces deux auteurs donnent l’exemple de Šurayḥ, qui refusait de se prononcer lorsqu’il se trouvait sur un territoire de ḫarāǧ. Ils commettent néanmoins un contresens dans leur lecture du texte d’Ibn Saʿd : celui-ci évoque en réalité le cas où l’on viendrait se disputer devant le cadi à propos d’une terre de ḫarāǧ, ce qui n’implique pas que les plaideurs sont des non-musulmans, mais que de telles terres collectives ne devraient pouvoir faire l’objet de procès pour déterminer qui en est propriétaire. Ibn Saʿd, al-Ṭabaqāt al-kubrā, op. cit., VI, p. 135. Voir également Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 330, 361.
89 N. Edelby, Essai sur l’autonomie…, op. cit., p. 271 ; U. I. Simonsohn, A Common Justice, op. cit., p. 157 et suiv., 190 et suiv.
90 N. Edelby, Essai sur l’autonomie…, op. cit., p. 272.
91 Voir par exemple G. Libson, Jewish and Islamic Law, op. cit., p. 85, et U. I. Simonsohn, A Common Justice, op. cit., p. 186, où il apparaît que certains juifs de Bagdad étaient capables, à la fin du xe siècle, de décrire de manière adéquate le fonctionnement du processus d’agrément des témoins par les tribunaux musulmans. Voir également M. Gil, Jews in Islamic Countries, op. cit., p. 278.
92 Al-Samʿānī, al-Ansāb, op. cit., III, p. 272.
93 Ibn Ḥaǧar, Rafʿ al-iṣr, op. cit., p. 156.
94 Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 364-365.
95 Ibid., II, p. 46.
96 Ibid., III, p. 150, 167.
97 Al-Ḫaṭīb, Ta’rīḫ Madīnat al-Salām, op. cit., XV, p. 432. Sur les interactions anciennes entre populations araméennes ou d’expression syriaque et arabophones, voir N. Khaleq, Damascus after the Muslim Conquest. Text and Image in Early Islam, New York, Oxford University Press, 2011, p. 55.
98 U. I. Simonsohn propose que les chrétiens employés par l’État islamique devaient bien connaître l’organisation judiciaire musulmane et qu’ils purent servir d’intermédiaires entre les deux systèmes. U. I. Simonsohn, A Common Justice, op. cit., p. 154.
99 Ibid., p. 185.
100 Voir G. Libson, Jewish and Islamic Law, op. cit., p. 103.
101 Al-Māwardī, al-Aḥkām al-sulṭāniyya wa-l-wilāyāt al-dīniyya, éd. par Aḥmad Mubārak al-Baġdādī, Koweit, Maktabat Dār Ibn Qutayba, 1989, p. 89. Voir E. Tyan, Histoire de l’organisation judiciaire, op. cit., p. 90.
102 Ibn al-Qāṣṣ, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 37-38. Voir également N. Edelby, Essai sur l’autonomie…, op. cit., p. 273 ; A. Fattal, « How Dhimmīs were Judged… », art. cité, p. 91-5.
103 Voir notamment al-Ǧaṣṣāṣ, dans al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 585.
104 Al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 587 ; al-Māwardī, Adab al-qāḍī, éd. par Muḥyī Hilāl al-Sarḥān, Bagdad, Maṭbaʿat al-iršād, 1971, II, p. 381 ; ʿUmar b. ʿAbd al-ʿAzīz Ibn Māza (al-Ṣadr al-Šahīd), Šarḥ Adab al-qāḍī li-l-imām Abī Bakr Aḥmad b. ʿUmar al-Ḫaṣṣāf, éd. par Abū l-Wafā’al-Afġānī et Abū Bakr Muḥammad al-Hāšimī, Beyrouth, Dār al-kutub al-ʿilmiyya, 1994, p. 483. Voir M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 310-312.
105 Selon ʿAbd al-Razzāq, Ibn Šubruma aurait vu un juif subir le ḥadd en pleine mosquée. ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., X, p. 323.
106 Voir M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 314.
107 Al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 586. Voir Abū Yūsuf, Iḫtilāf Abī Ḥanīfa wa-Ibn Abī Laylā, éd. par Abū l-Wafā’al-Afġānī, s. l., Maṭbaʿat al-wafā’, 1357 H, p. 44 ; Ibn al-Qāṣṣ, Adab al-qāḍī, op. cit., p. 36.
108 Abū Yūsuf, Iḫtilāf Abī Ḥanīfa wa-Ibn Abī Laylā, op. cit., p. 44.
109 N. Edelby, Essai sur l’autonomie…, op. cit., p. 275. S. D. Goitein donne l’exemple plus tardif d’une déposition, trouvée dans la Geniza, écrite en judéo-arabe mais portant la signature des témoins en arabe. Il suggère que le document fut rédigé de telle sorte qu’un juge juif puisse le lire à son collègue musulman, tout en permettant à ce dernier de lire lui-même les signatures des témoins. S. D. Goitein, « Minority Selfrule and Government Control in Islam », Studia islamica, 31, 1970, p. 107.
110 U. I. Simonsohn, A Common Justice, op. cit., p. 190.
111 Au xie siècle, al-Māwardī considère à l’inverse que la sentence d’une autorité judiciaire non musulmane ne doit pas être prise en considération par l’Imam et qu’elle n’a de valeur qu’aux yeux des membres de sa communauté (al-Māwardī, al-Aḥkām al-sulṭāniyya, op. cit., p. 89). La position (tardive) d’al-Māwardī ne contredit pas l’opinion de la plupart des écoles juridiques à propos de l’arbitrage. Il faut par ailleurs prendre en compte la portée idéologique d’une telle affirmation, al-Māwardī esquissant dans son ouvrage le portrait d’un système islamique idéal (selon le point de vue d’un savant musulman).
112 Mārī b. Sulaymān, Aḫbār faṭārika, op. cit., p. 149-150. Voir la traduction de ce passage dans N. Edelby, Essai sur l’autonomie…, op. cit., p. 280.
113 N. Edelby note ainsi l’attitude paradoxale des musulmans qui, tout en accordant une large « autonomie » aux communautés non musulmanes, désirent souvent soumettre les chrétiens à la loi musulmane. N. Edelby, Essai sur l’autonomie…, op. cit., p. 294.
114 N. Edelby suggère encore que, pour faire appliquer leurs sentences, les tribunaux ecclésiastiques pouvaient recourir à des témoins instrumentaires musulmans. Ceux-ci pouvaient témoigner du jugement rendu par le tribunal ecclésiastique, et ainsi le faire avaliser par un tribunal musulman – procédure qui fut critiquée comme dénuée de valeur par le mālikite Ibn Farḥūn. N. Edelby, Essai sur l’autonomie…, op. cit., p. 283.
115 A. S. Atiya, « Ibn al-ʿAssāl », EI2, III, p. 222. Sur la vie et l’œuvre de cet auteur, voir Kh. Samir, « Al-Ṣafī ibn al-ʿAssāl. Brefs chapitres sur la trinité et l’incarnation », Patrologia orientalis, 42, 1985, p. 621-647.
116 Voir par exemple le chapitre qu’il consacre aux règles de l’audience, dans lequel il emploie la formule « la bayyina incombe au demandeur et le serment au défendeur », typiquement musulmane. Ibn al-ʿAssāl, Kitāb al-qawānīn, op. cit., p. 368. Le passage qu’Ibn al-ʿAssāl consacre à l’égalité des plaideurs devant le juge paraphrase également ce que préconisent de nombreux traités de fiqh à ce sujet. Ibid., p. 364.
117 H. Kaufhold, « Der Richter… », art. cité, p. 96 et suiv.
118 C. A. Nallino, « Il diritto musulmano nel Nomocanone siriaco cristianon di Barhebreo », dans Raccolta di scritti editi e inediti, IV, op. cit., p. 231 et suiv., 241 et suiv. ; id., « Sul Libro siroromano… », art. cité, p. 567.
119 Sur les dangers guettant l’historien qui cherche à tout prix à retrouver les « origines » d’un système ou les « influences » d’une société sur une autre, voir les remarques que formulait déjà Walter Selb en 1964 à propos du Livre syro-romain dans W. Selb, « Le Livre syroromain… », art. cité, p. 331.
120 G. Libson, Jewish and Islamic Law, op. cit., p. 5.
121 D. S. Margoliouth, « Omar’s Instructions to the Kadi », The Journal of the Royal Asiatic Society, 42, 1910, p. 318.
122 Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 301.
123 Ibn Saʿd, al-Ṭabaqāt al-kubrā, op. cit., VI, p. 133, 136 ; Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., II, p. 354-5 ; III, p. 34.
124 Voir Y. Sinai, « The Religious Perspective… », art. cité, p. 370.
125 M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 281-284.
126 R. Brody, The Geonim of Babylonia, op. cit., p. 62-63. Comme le relève Uriel Simonsohn, l’hypothèse que des femmes juives aient couramment recouru à des tribunaux musulmans dès 651 semble toutefois fragile. U. I. Simonsohn, A Common Justice, op. cit., p. 179.
127 G. Libson, Jewish and Islamic Law, op. cit., p. 106.
128 Ibid., p. 104.
129 Ibid., p. 142.
130 Ph. Ackerman-Lieberman, « Legal Pluralism… », art. cité, p. 84.
131 G. Libson, Jewish and Islamic Law, op. cit., p. 107. Voir M. Tillier, « Women before the qāḍī… », art. cité, p. 296.
132 G. Libson, Jewish and Islamic Law, op. cit., p. 114, 142.
133 G. Libson, « Gezerta », EJ2, VII, p. 570.
134 S. H. Griffith, The Church in the Shadow…, op. cit., p. 53. Griffith ajoute plus loin : They [the Christians] and the contemporary Muslims lived and wrote in the same milieu and responded to one another’s arguments, often in a caricatured fashion. But the colloquy can now only be traced by a comparative study of their texts, a difficult and very specialized task that requires a rare expertise in at least two of the three traditions, not to mention uncommon linguistic skills. Ibid., p. 74.
135 Ibid., p. 42.
136 Ibid., p. 75. Nancy Khaleq montre par exemple comment deux dialogues théologiques (l’un écrit par un chrétien, l’autre par un musulman) traitant de la Trinité, de Muḥammad et du Coran, font écho l’un à l’autre. N. Khaleq, Damascus after the Muslim Conquest, op. cit., p. 58-61. Griffith affirme qu’il faut prendre avec prudence les récits mettant en scène des débats théologiques entre chrétiens et musulmans, mais que néanmoins ces dialogues ne sont pas pure fiction : The well-known practice of open debate may have provided the real-life basis for many of the literary compositions of the popular Christian apologies written in Arabic and Syriac in the early Islamic period. […] Their often undoubtedly fictional narrative, to be successful, would nevertheless seem to have required at least that measure of verisimilitude provided by the evocation of a recognizable social behaviour of their own time and place. S. H. Griffith, The Church in the Shadow…, op. cit., p. 103.
137 Les mêmes raisons poussèrent les juifs à accepter le recours au serment judiciaire, voire à le développer – ce dont on trouve trace en Orient un peu plus tard, à partir du xe siècle. G. Libson, Jewish and Islamic Law, op. cit., p. 88-89, 104.
138 M. Tillier, « Les réseaux judiciaires… », art. cité.
139 Voir M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 269 et suiv.
140 ʿAbd al-Razzāq al-Ṣanʿānī, Muṣannaf, op. cit., VIII, p. 397-398.
141 J. Tannous, Syria Between Byzantium and Islam, op. cit., p. 360.
142 Voir Evangelion Da-Mepharreshe, op. cit., p. 26, 28, 54, 440. Voir également W. Jennings, Lexicon to the Syriac New Testament, Oxford, Clarendon Press, 1926, p. 14.
143 M. Sokoloff, A Syriac Lexicon, op. cit., p. 8 (verbe143ܪܓܐ).
144 Dans son dictionnaire syriaque-arabe, Bar Bahlūl traduit d’ailleurs agrō par uǧra. Bar Bahlūl, Lexicon Syriacum, op. cit., p. 31.
145 M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 271. Voir également Ibn Abī Šayba, al-Muṣannaf, op. cit., V, p. 479-480.
146 M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 664-675.
147 Cl. Rapp, Holy Bishops…, op. cit., p. 144-146, 166.
148 The Didascalia Apostolorum in Syriac, op. cit., I, p. 177/161. Voir J. Liebeschuetz, Decline and Fall of the Roman City, op. cit., p. 151 ; T. S. Miller, The Orphans of Byzantium. Child Welfare in the Christian Empire, Washington DC, The Catholic University of America Press, 2003, p. 110 et suiv. ; Cl. Rapp, Holy Bishops…, op. cit., p. 226-227.
149 M. Tillier, Les prisonniers dans la société musulmane (iie/ viiie-ive/ xe siècle) », dans E. Malamut (dir.), Dynamiques sociales au Moyen Âge en Occident et en Orient, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2010, p. 196 et suiv.
150 Notons néanmoins l’exception des imamites, pour qui un jugement rendu sur la base d’un serment ne peut être révisé sur la base d’une bayyina produite plus tard. Voir al-Kulaynī, Furūʿ al-kāfī, op. cit., V, p. 458.
151 Sur la logique de distinction qui orienta de nombreux choix effectués par les premiers musulmans, voir M. J. Kister, « “Do Not Assimilate Yourselves…” Lā Tashabbahū… », Jerusalem Studies in Arabic and Islam, 12, 1989, passim, et A. Noth, « Problems of Differentiation Between Muslims and Non-Muslims : Re-reading the “Ordinances of ʿUmar” (al-shurūṭ al-ʿumariyya) », dans R. Hoyland (dir.), Muslims and Others…, op. cit., p. 117-120 et passim.
152 La démonstration qui suit ne prend pas en compte le système rabbinique faute de sources assez nombreuses sur la réception de la preuve écrite à la haute époque gaonique.
153 E. Tyan, Le notariat…, op. cit., p. 6 ; R. Brunschvig, « Le système de la preuve… », art. cité, p. 215 ; J. Wakin, The Function of Documents in Islamic Law. The Chapters on Sales from Ṭaḥāwī’s Kitāb al-shurūṭ al-kabīr, Albany, State University of New York Press, 1972, p. 4, 6 ; A. Al-Humaidan, The Islamic Theory…, op. cit., p. 299 ; B. Johansen, « Formes de langage… », art. cité, p. 337. Pour Hallaq, le rejet du document écrit comme preuve « repose en fin de compte sur l’idée qu’il n’y a pas de responsabilité morale dans la preuve documentaire ». W. B. Hallaq, Sharīʿa, op. cit., p. 350.
154 Chronique de Zuqnīn, p. 116-117/198, 182/151.
155 Al-Kindī, Aḫbār quḍāt Miṣr, op. cit., p. 361.
156 Voir supra, à propos d’Išoʿbokht.
157 Des documents coptes montrent que tel était également le cas en Égypte. Voir par exemple deux documents de Jēme datés de 711 et 719 dans L. MacCoull, Coptic Legal Documents, op. cit., p. 54-58 (P. CLT 5), 67 (P. KRU 35).
158 Voir M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 390.
159 M. Tillier, « Le statut et la conservation… », art. cité, p. 272 et suiv.
160 En témoignent plusieurs ouvrages de polémiques islamo-chrétiennes qui portent pour titre La Preuve (al-Burhān), comme celui qu’Ibn al-Munaǧǧim (m. 275/888) adressa au médecin nestorien Ḥunayn b. Isḥāq pour l’inviter à embrasser l’islam. Voir D. Thomas, B. Roggema (dir.), Christian-Muslim Relations, op. cit., I, p. 606-608, 652, 763-766, 850, 859, 903 ; R. Le Coz, L’Église d’Orient, op. cit., p. 225.
161 H. Lazarus-Yafeh, « Taḥrīf », EI2, X, p. 111. Voir également R. Le Coz, L’Église d’Orient, op. cit., p. 218-219 ; C. Adang, Muslim Writers on Judaism and the Hebrew Bible : From Ibn Rabban to Ibn Hazm, Leyde, Brill, 1996, p. 223 et suiv.
162 Dans un article récent, Sean Anthony propose que Jean Damascène vécut plus tard que ce que les historiens affirment habituellement, et qu’il put avoir été encore actif dans les années 760. S. W. Anthony, « Fixing John Damascene’s Biography. Historical Notes on his Family Background », Journal of Early Christian Studies, 23, 2015, p. 627.
163 Jean Damascène, Écrits sur l’islam, trad. par R. Le Coz, Paris, Cerf, 1992, p. 215 ; D. J. Sahas, John of Damascus…, op. cit., p. 135. Voir Timothée Ier, « Timothy’s Apology for Christianity », trad. par A. Mingana, dans A. Mingana, Woodbrooke Studies, II, Cambridge, W. Heffer and Sons, 1928, p. 32, 33, 35. Sur l’authenticité et la date de ce texte, voir R. Hoyland, Seeing Islam…, op. cit., p. 485.
164 Jean Damascène, Écrits sur l’islam, op. cit., p. 217.
165 L’argument avancé par Jean Damascène n’est donc pas « sans valeur » comme le dit Raymond Le Coz, dans Jean Damascène, Écrits sur l’islam, op. cit., p. 113. Dans son Apologie du christianisme, Timothée Ier met ainsi en scène le calife al-Mahdī qui, après avoir affirmé que Muḥammad était annoncé dans les Écritures – et s’être vu réfuté sur ce point par le polémiste nestorien –, se réfugie derrière l’argument selon lequel, de toute manière, les Écritures ont été corrompues. Timothée Ier, « Timothy’s Apology for Christianity », art. cité, p. 35. Dès 1911, Becker relevait que sur plusieurs points de théologie, les polémistes comme Jean Damascène avaient poussé les musulmans à renforcer leur opposition aux chrétiens. C. H. Becker, « Christian Polemic and the Formation of Islamic Dogma », dans R. Hoyland (dir.), Muslims and Others…, op. cit., p. 247.
166 J. Schacht, The Origins…, op. cit., p. 7-9 ; id., Introduction, op. cit., p. 35.
167 W. B. Hallaq, « From Regional… », art. cité, p. 6, 10-12. Voir également R. Peters, « Murder in Khaybar », art. cité, p. 155, où l’auteur montre qu’en matière de qasāma, le Médinois al-Zuhrī défendit une vision différente de celle des autres Médinois.
168 N. Hurvitz, « Schools of Law and Historical Context », art. cité, p. 44-45.
169 Voir M. Tillier, « La société abbasside au miroir du tribunal », art. cité, p. 157 et suiv.
170 Ibid., p. 165.
171 Abū Ġānim al-Ḫurāsānī, al-Mudawwana al-kubrā, op. cit., III, p. 268.
172 M. Tillier, « La société abbasside au miroir du tribunal », art. cité, p. 164-165.
173 D’autres éléments de la lettre pointent dans la même direction. Ainsi la recommandation de ʿUmar à Abū Mūsā de considérer « tous les musulmans comme honorables les uns vis-à-vis des autres », à l’exception des condamnés au ḥadd (voir notamment Wakīʿ, Aḫbār al-quḍāt, op. cit., I, p. 70), se rapproche-t-elle de l’opinion d’Abū Ḥanīfa sur ce sujet.
174 F. Jabali, The Companions of the Prophet. A Study of Geographical Distribution and Political Alignments, Leyde/Boston, Brill, 2003, p. 144.
175 Ibid., p. 177-178.
176 Ibn al-Muqaffaʿ, Risāla fī l-ṣaḥāba, op. cit., p. 43.
177 Voir M. Tillier, Les cadis d’Iraq…, op. cit., p. 148-154.
178 Voir Chr. Melchert, « How Ḥanafism… », art. cité, p. 326, 347.
179 Voir par exemple Abū Ġānim al-Ḫurāsānī, al-Mudawwana al-kubrā, op. cit., III, p. 151. Rappelons néanmoins que selon des critères géographiques, Baṣra fut longtemps considérée comme appartenant à la péninsule Arabique, et non à l’Irak.
180 Voir ainsi le titre de la réfutation des proto-mālikites par al-Šaybānī, al-Ḥuǧǧa ʿalā ahl al-Madīna, op. cit.
181 Chr. Melchert, « The History of the Judicial Oath… », art. cité, p. 351-354.
182 W. B. Hallaq, « From Regional… », art. cité, p. 8.
183 Voir par exemple al-Šaybānī, al-Ǧāmiʿ al-ṣaġīr, op. cit., « Kitāb al-qaḍā’ » (p. 382 et suiv.) : sur de nombreux points, l’auteur commence par transmettre l’opinion d’Abū Ḥanīfa, avant de proposer celle (différente) d’Abū Yūsuf et/ou de lui-même. Voir également al-Šaybānī, Kitāb al-āṯār, op. cit., p. 556-557, où l’auteur s’oppose à une position d’Abū Ḥanīfa. Sur les cas où al-Šaybānī exprime son désaccord avec Abū Ḥanīfa, voir plus généralement B. Sadeghi, « The Authenticity… », art. cité, p. 297, 309. Hallaq relève en outre qu’en quelques occasions, al-Šaybānī préfère une opinion de Mālik à celle d’Abū Ḥanīfa. W. B. Hallaq, « From Regional… », art. cité, p. 7.
184 Voir par exemple Abū Yūsuf, Iḫtilāf Abī Ḥanīfa wa-Ibn Abī Laylā, op. cit., p. 159-160.
185 Al-Ḫaṣṣāf et al-Ǧaṣṣāṣ, dans al-Ḫaṣṣāf, Adab al-qāḍī, op. cit., passim. Voir également al-Ṭaḥāwī, Muḫtaṣar, op. cit., p. 325 et suiv.
186 Voir par exemple al-Šaybānī, al-Ḥuǧǧa ʿalā ahl al-Madīna, Beyrouth, ʿĀlam al-kutub, 1983, I, p. 1.
187 Voir C. Foss, « Egypt under Muʿāwiya. Part I », art. cité, p. 18.
188 Voir supra, introduction.
189 M. Tillier, « Califes, émirs et cadis », art. cité, p. 157-163.
190 Ibid., p. 179-182.
191 G. Libson, Jewish and Islamic Law, op. cit., p. 175.
192 Rappelons qu’Ibn al-Muqaffaʿ travailla comme secrétaire au service du gouverneur de Baṣra, Sulaymān b. ʿAlī. Voir F. Gabrielli, « Ibn al-Muḳaffaʿ », EI2, III, p. 883.
193 J. Jany, « The Origins of the Kalīlah wa Dimnah », art. cité, p. 515-516. L’interprétation de Jany semble plausible sur ce point, sans pour autant être convaincante. En effet Jany compare des situations dissemblables. Alors que le procès de Dimna est de nature politique (un intrigant jugé sur ordre du roi), Jany compare la procédure suivie à celle qui fut sanctionnée par le fiqh classique pour un procès civil ordinaire ! S’il faut rapprocher le procès de Dimna d’une procédure islamique, il s’agit de celle des maẓālim, qui se caractérise précisément par sa grande flexibilité et se rapproche sans doute de la justice royale sassanide.
194 Ibn al-Muqaffaʿ, Kalīla wa-Dimna, op. cit., p. 119.
195 Ibid., p. 122.
196 Ibid., p. 124.
197 M. Tillier, « Le statut et la conservation… », art. cité, p. 274-275.
198 K. Vikør, Between God and the Sultan, op. cit., p. 181.
199 Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 67. Voir Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 188 (§ 3).
200 Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 67. Voir Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 190 (§ 4).
201 Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 54, 64 ; voir Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 164. Ibn al-Ṭayyib, Fiqh al-naṣrāniyya, op. cit., II, p. 67 ; voir Syrische Rechtsbücher, op. cit., III, p. 188.
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