La judicature musulmane remise en contexte
p. 379-383
Texte intégral
1Les débats qui rythment la formation des tribunaux musulmans surgissent, à l’époque marwānide, sans que les rares éléments textuels remontant aux premières décennies de l’Islam ne permettent d’en appréhender l’arrière-plan précis. La zone d’ombre qui couvre l’organisation de la judicature cadiale jusqu’aux Sufyānides occulte ainsi les dynamiques qui ont présidé à son élaboration. Néanmoins la justice en terre d’Islam ne se limite pas aux institutions du pouvoir musulman, et la constitution de ces dernières ne peut se comprendre qu’au sein d’un contexte plus large.
2L’islam s’est implanté, faut-il le rappeler, dans des territoires où les musulmans ne demeurèrent, pendant des siècles, qu’une fraction de la population. Païens, mandéens, sabéens, zoroastriens, manichéens, juifs et chrétiens peuplaient le nouvel empire. Parmi ces groupes confessionnels, plusieurs étaient minoritaires avant l’Islam et le restèrent après les conquêtes. Pour d’autres, en revanche, l’appellation de « minorité » serait trompeuse. Toutes affiliations théologiques confondues, les chrétiens présents sur le dār al-islām constituaient la confession majoritaire sous les Omeyyades et les premiers Abbassides1. Notre vision des communautés non musulmanes en terre d’Islam reste trop souvent tributaire de celle véhiculée par les sources. L’historiographie musulmane ne réserve qu’une place marginale à des populations conquises qu’elle tient pour politiquement négligeables ; de même, l’historiographie chrétienne met en exergue l’histoire de l’Église et n’observe les affaires des musulmans – ou plutôt du pouvoir musulman – que de loin ; elle ne s’en préoccupe qu’en temps de crise affectant celles de l’Église. L’« autonomie » que l’on prête souvent aux communautés de l’Orient médiéval est en partie induite de traditions historiographiques désireuses de tracer des frontières sociétales et de définir des groupes.
3En réalité, les contacts entre individus et populations de confessions différentes étaient bien plus courants, au quotidien, que ce que l’historiographie veut bien faire croire. Le livre récent d’Uriel Simonsohn le montre : le statut légal de ḏimmī ne constituait d’aucune manière un frein aux interactions, au point que les autorités religieuses chrétiennes et juives durent batailler sans répit pour décourager leurs ouailles de recourir aux tribunaux musulmans2. Bien plus, l’étude des papyrus ébauchée au début du présent ouvrage atteste l’imbrication étroite des institutions musulmanes et de celles héritées de la période antérieure à la conquête : la justice du gouverneur musulman, représentant du calife, passait en grande partie par des pagarques chrétiens sous les Marwānides. La construction d’une justice musulmane ne peut donc être appréhendée de manière isolée : elle doit être observée dans un contexte proche-oriental qui n’était pas seulement héritier de traditions antérieures, mais voyait subsister – voire se renforcer – des institutions parallèles à celles des musulmans.
4Les chapitres qui suivent examinent le contexte de formation des tribunaux musulmans, afin d’établir l’éventuelle relation qui unissait le système musulman naissant avec d’autres institutions. Cette remise en contexte prend deux dimensions. Il s’agit, tout d’abord, de décrire le terrain institutionnel sur lequel l’Islam se développa, et dont il prit en partie la place, et d’offrir ainsi un aperçu du fonctionnement de la justice au Proche-Orient à la veille des conquêtes. Cette dimension verticale, la seule à avoir jusqu’à présent été envisagée pour comprendre les rapports entre la justice musulmane et d’autres systèmes, ne peut cependant être étudiée sans son corollaire essentiel : le contexte non musulman contemporain de l’Islam lui-même. Si un quelconque lien peut être établi entre les institutions islamiques et non islamiques, c’est en effet sous l’Islam qu’il se noua, à travers les interactions intercommunautaires. L’exemple de la justice de Haute-Égypte telle que la documentent les papyrus a déjà offert un aperçu de ce phénomène : ce sont les échanges, notamment écrits, entre les autorités musulmanes de Fusṭāṭ et les populations chrétiennes de Haute-Égypte, qui permirent la perpétuation et l’adaptation de procédures que l’on peut présumer d’origine byzantine.
5Ces chapitres restreignent le champ d’investigation à la partie asiatique du Proche-Orient – principalement le Bilād al-Šām et l’Irak. Plusieurs caractéristiques de ces deux espaces en font un terrain d’observation privilégié, représentatif des phénomènes que nous proposons d’étudier. Avant l’Islam, elles appartenaient tout d’abord à deux domaines séparés – celui des Byzantins pour la partie occidentale, celui des Sassanides à l’est –, ce qui permet de considérer les liens du système musulman naissant avec l’une ou l’autre des traditions judiciaires correspondantes. Elles constituent par ailleurs le berceau de communautés monothéistes (juives, chrétiennes) qui demeurèrent numériquement majoritaires pendant plusieurs siècles après les conquêtes arabo-musulmanes, et avec lesquelles les musulmans entretinrent des rapports quotidiens. Enfin, elles préservent des sources permettant, mieux que pour d’autres régions, de reconstituer le fonctionnement théorique et pratique des systèmes judiciaires communautaires.
6L’Égypte se voit de fait écartée des développements qui suivent. Cette province dispose bien de sources coptes à travers lesquelles une justice ecclésiastique peut être observée avant l’Islam et après la conquête. Outre de nombreux papyrus et ostraca, qui ont déjà prêté à des études approfondies et dont certains ont été examinés dans le chapitre 13 –, l’Église copte a laissé des sources juridiques littéraires. Néanmoins, en comparaison avec les Églises syriaques, celles-ci permettent plus difficilement de retracer l’évolution ancienne du discours sur les institutions judiciaires. Bien que l’Église copte ait connu des synodes, les canons qu’ils édictèrent ne nous sont pas parvenus ; ce n’est qu’à une époque tardive, à partir du xe et surtout aux xiie et xiiie siècles, que des collections systématiques de droit canonique copte furent produites en arabe4. Dans la mesure où le fonctionnement de l’audience judiciaire à Fusṭāṭ est moins connue que dans d’autres métropoles du Proche-Orient, et où le droit musulman égyptien des deux premiers siècles de l’hégire n’a laissé que de très rares traces dans la littérature postérieure, il a paru préférable d’exclure ici la province égyptienne.
7Afin de permettre une comparaison avec la théorie juridique musulmane, cette partie se donne pour principal objectif de retracer l’évolution du discours juridique des non-musulmans relatif à leur organisation judiciaire. Le chapitre 4, consacré aux institutions antéislamiques, est purement descriptif et les conclusions qu’il induit sur la relation entre les systèmes préislamiques et islamiques sont reportées au chapitre conclusif. Le chapitre 5, qui s’attache aux changements du droit rabbinique et canonique aux premiers siècles de l’Islam, offrira en revanche quelques conclusions préliminaires sur l’impact de l’Islam sur la théorisation du droit des communautés autochtones.
Notes de bas de page
1 Voir notamment S. H. Griffith, The Church in the Shadow of the Mosque. Christians and Muslims in the World of Islam, Princeton/Oxford, Princeton University Press, 2008, p. 19. Au-delà des querelles théologiques qui les divisaient, de leurs langues quotidiennes ou liturgiques, les chrétiens partageaient un certain nombre de représentations ou de référents qu’ils avaient hérités de l’Antiquité tardive.
2 U. I. Simonsohn, A Common Justice, op. cit.
3 Voir notamment A. Steinwenter, Studien…, op. cit. ; A. Schiller, « The Courts are No More », art. cité ; L. MacCoull, Coptic Legal Documents, op. cit. Pour une bibliographie étendue des études sur le droit copte, voir H. Kaufhold, « Sources of Canon Law in the Eastern Churches », dans W. Hartmann, K. Pennington (dir.), The History of Byzantine and Eastern Canon Law to 1500, Washington, The Catholic University of America Press, 2012, p. 264-287.
4 H. Kaufhold, « Sources of Canon Law », art. cité, p. 277, 283-287.
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