Conclusion
p. 235-236
Texte intégral
1Les mots pour dire le crime ne sont pas innocents. Entre le crime des praticiens du droit et celui des théoriciens politiques, il existe une différence qui fait passer de la neutralité descriptive aux connotations morales, du fait criminel au mal. N’est-ce pas parce que la justice du roi a en charge de réparer ce que ressent profondément le peuple, de faire taire cette extrême perturbation que provoque le crime au sein de la société ? Le vocabulaire du mal ouvre la voie à la correction qui peut s’exprimer de façon coercitive, mais qui est aussi purificatrice, « utile ». Le crime n’est pas intéressant en soi et les preuves qu’il requiert n’ont pas encore acquis leur autonomie. Au cœur du débat est le criminel. La quête du coupable est essentielle et, avec sa découverte, la certitude que le crime sera châtié et que l’ordre social sera protégé. Essayons en manière de conclusion d’envisager ce que signifient de telles réactions.
2Le crime perturbe. Cette évidence est si profondément ressentie dans la société des XIVe et XVe siècles qu’elle conduit à deux attitudes qui peuvent se révéler antithétiques : savoir la vérité et trouver un coupable. Dans le cadre du pays de connaissance, le problème d’identification ne se pose guère. La communauté traque vite le meurtrier inconnu ou le voleur habile. La renommée court jusqu’aux oreilles de la justice, relayée parfois par la dénonciation et, dans les cas les plus spectaculaires, par le miracle du sang qui coule au contact du meurtrier. Une sorte de complicité se crée alors avec les autorités légales, apparemment sans heurts. De ces crimes aisément cernés, la population n’a pas peur. La crainte commence avec l’accident qui n’est pas aisément assimilable avec la mort naturelle. Une petite anecdocte, à Mireval, peut achever d’en convaincre. En janvier 1353, une future accouchée est veillée par sa mère qui, en allant chercher de la lumière, tombe dans l’escalier et se tue1. Une femme est morte que ni son âge, ni son état physique ne prédisposaient à disparaître. C’est un meurtre dont le gendre est rendu responsable. Pour se défendre, il invoque son absence, la porte restée fermée, jusqu’à ce qu’il trouve enfin l’accusé : « La mort, c’est Dieu qui l’a faite ». Le crime a son coupable.
3Qu’elle soit livrée à elle-même ou qu’elle confie cet exercice à la justice légale, la communauté doit savoir. Elle peut pousser l’acharnement jusqu’à pratiquer la quête de l’aveu par la manière forte, au point que tous les habitants soient obligés, comme à Mirande en 1389, de demander rémission pour leurs excès commis sur un criminel mort dans la prison où ils l’ont confiné2. A terme, se profile la satisfaction de la famille et surtout, s’il y a meurtre, celle du défunt. La mort, la relation des hommes avec la mort sont au cœur de l’affaire et cet homme du bailliage de Vermandois sait dire à celui qui l’attaque « Ribaud mauvais, j’ay esté par toy pris par la mort Dieu tu y morras »3. La fracture que crée le crime laisse apercevoir combien cette société a encore besoin d’apprivoiser la mort, à plus forte raison quand celle-ci ne peut être perçue comme naturelle.
4Les difficultés s’accroissent dès que sont franchies les barrières de l’inconnu. La dilatation de la vie de relations, les répétitions de la crise ont accru le nombre de crimes dont les responsables échappent à la reconnaissance villageoise ou urbaine. Mais surtout, les troubles font quérir une responsabilité qui, parce qu’elle ne peut pas être constamment collective sous peine de menacer la survie du corps social, se cristallise en ses points sensibles d’où se lèvent autant de boucs émissaires : juifs, vagabonds, mais aussi larrons, bouteurs de feux et violeurs de femmes. En même temps, l’Etat naissant prend conscience de son rôle de sécurité qu’il pose d’emblée en termes salvateurs. Les institutions judiciaires et les formes de la procédure se rôdent. La réforme du royaume qui accompagne la naissance de l’Etat se veut purificatrice, en ce sens que, par une répétition ordonnée du mal, elle l’exorcise.
5Pour désigner ces crimes qui menacent l’intégrité de la « policie » et dont l’Etat doit assurer la punition, un mot s’impose, scelus. Les humanistes du règne de Charles VI l’empruntent à leurs inspirateurs romains. La procédure extraordinaire lui donne son contenu en permettant de faire avouer les plus grands maux. Quels crimes peuvent alors être rangés sous cette catégorie ? Les discussions relatives aux délits commis par les clercs et jugés par l’Etat montrent que le vol peut faire l’objet de subtiles distinctions. Certains, comme Jean Gerson, l’excluent de la grande criminalité au nom de la loi divine. D’autres, comme Nicolas de Clamanges, l’incluent au nom de la grande chasse au crime. Qu’en est-il exactement ? La même question se pose pour le meurtre. Une étude de la hiérarchie des crimes s’impose. Mais, nous l’avons vu, le crime fuit et seul reste le criminel. Il convient donc de le laisser au centre de nos préoccupations.
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