Les clercs et la culture de l’enquête entre l’Église et l’État
p. 241-242
Texte intégral
1L’enquête a été, depuis le temps lointain des missi dominici carolingiens et tout au long du Moyen Âge, une pratique politique, administrative et judiciaire courante.
2Elle pouvait se pratiquer à des échelles très variables. Il y avait les enquêtes générales, longues, requérant une ou plusieurs équipes complètes d’enquêteurs. De telles enquêtes pouvaient être menées à l’échelle d’un pays entier (le Domesday Book anglais), d’une principauté (la Provence de Robert d’Anjou dans les années 1330)1, d’une province ecclésiastique (celle de Rouen visitée par Eudes Rigaud)2, d’un ordre religieux (les Hospitaliers en 1338 et 1373)3, afin de connaître l’état général de la circonscription ou des églises concernées.
3Il y avait aussi des enquêtes plus restreintes, menées par un commissaire réformateur envoyé en tournée pour recevoir les plaintes et suppliques des administrés, lutter contre les abus et éventuellement démettre et poursuivre les officiers incapables ou corrompus.
4Il y avait enfin les enquêtes judiciaires, qui prennent une place de plus en plus grande dans la procédure à partir du xiiie siècle, qu’il s’agisse de celles des inquisiteurs cherchant à débusquer l’hérésie ou de celles des maîtres des enquêtes instruisant les affaires portées à la connaissance de la justice royale.
5En tout cas, que l’ordonnateur en ait été une autorité laïque ou ecclésiastique, des clercs participaient presque toujours à ces enquêtes, seuls ou associés à des collègues laïcs. Il était donc normal que, dans le cadre d’une rencontre consacrée aux rapports entre l’Église et l’État et au rôle des clercs dans la genèse de l’État moderne, une place leur soit faite au moins sous la forme d’une table ronde.
6Il n’était évidemment pas question dans un tel cadre de tenter un impossible inventaire des innombrables enquêtes médiévales auxquelles ont participé des clercs et dont beaucoup ont d’ailleurs fait, depuis longtemps ou tout récemment, l’objet de publications érudites ou d’études approfondies. L’accent a donc été mis plus spécifiquement sur « la culture de l’enquête » chez les clercs de la fin du Moyen Âge. Au cours d’un débat animé, Pierre Jugie (qui a repris ses conclusions dans un texte argumenté), Thierry Kouamé et Thierry Pécout se sont interrogés sur cette notion de « culture de l’enquête » à partir de trois exemples particuliers, celui des enquêtes confiées aux cardinaux avignonnais et à leurs auditeurs, celui des universitaires, spécialement des canonistes, appelés à participer à des enquêtes judiciaires ou administratives pour le compte de l’Église ou de l’État, celui enfin des clercs enquêteurs, principalement des évêques provençaux, auxquels ont eu recours au xive siècle les rois de Sicile comtes de Provence. Deux thèmes principaux ont été au cœur de ce débat.
7D’une part, l’enquête a-t-elle été essentiellement une pratique empirique, commandée par les nécessités politiques ou gestionnaires du moment, ou a-t-elle été la mise en œuvre concrète de conceptions savantes et de doctrines juridiques dont il faut chercher l’origine dans la formation universitaire qu’avaient reçue la plupart des enquêteurs, surtout clercs, et dans les usages et traditions administratives peu à peu constituées dans les institutions dont ils relevaient ou qu’ils avaient antérieurement fréquentées, car des pratiques ont évidemment pu être transférées d’une institution à l’autre, par exemple du Parlement à la Curie pontificale ? La réponse ne fait guère de doutes, mais l’influence exacte du discours savant sur une pratique effective, soumise aux contraintes du terrain, ne peut évidemment ressortir que d’une analyse minutieuse.
8Seconde série de questions soulevées par la notion de « culture de l’enquête » : quelles conceptions politiques ou ecclésiologiques l’expérience réelle de l’enquête nourrissait-elle chez ceux-là même qui la pratiquaient ? L’enquête mettait en effet en cause des problèmes aussi fondamentaux que ceux de la conception même de l’exercice du pouvoir, du rapport du prince ou du prélat avec ses administrés, de la réforme des institutions, du recrutement des officiers, du règlement des conflits.
9L’enquête est donc un observatoire privilégié pour saisir les conditions de participation et le degré d’implication des clercs dans la genèse de l’État moderne, en même temps que dans l’exercice de leurs propres responsabilités temporelles et pastorales.
Notes de bas de page
1 L’édition est en cours sous la direction de T. Pécout aux Éditions du CTHS, Paris, sous le titre général L’Enquête générale de Leopardo da Foligno, 6 vol. parus depuis 2008.
2 T. Bonnin (éd.), Regestrum visitationum archiepiscopi Rothomagensis. Journal des visites pastorales d’Eudes Rigaud, archevêque de Rouen, MCCXLVIII-MCCLXIX, Rouen, A. Le Brument, 1852.
3 Voir par exemple G. Duby, « La seigneurie et l’économie paysanne : Alpes du Sud, 1338 », Études rurales, no 2, 1961, p. 5-36 (réimpr. dans G. Duby, Hommes et structures du Moyen Âge, Paris/La Haye, Mouton, 1973, p. 167-201, et J. Glénisson, « L’enquête pontificale de 1373 sur les possessions des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem », Bibliothèque de l’École des chartes, t. CXXIX/1, 1971, p. 83-111.
Auteur
Institut de France
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