L’archéologue amateur de déchets
p. 69-74
Résumés
Les déchets, omniprésents dans les vestiges archéologiques, peuvent fournir des informations intéressantes et variées. Mais les traitements modernes ne vont-ils pas appauvrir cette mine d’informations pour les archéologues de l’avenir ?
Waste products, ubiquitous as they are among archaeological remains, can provide a wide range of interesting information. Modern treatments, however, may well lead to a decrease in informative value for future archaeologists.
Texte intégral
1Le panneau « fouilles interdites » fleurit souvent dans nos rues, protégeant de vastes bennes remplies de déchets. Pourtant les archéologues ne font-ils pas leur miel des déchets du passé ?
2Les vestiges qu’ils mettent au jour dans leurs fouilles comprennent en effet toutes sortes d’objets façonnés, de la plus petite lame de silex aux palais les plus monumentaux, et ce sont ces objets qui leur fournissent les informations les plus riches. Mais ils comprennent aussi des vestiges beaucoup plus humbles et apparemment moins parlants, qui sont d’une part des traces – de fabrication, d’utilisation ou d’altération –, d’autre part des déchets ; et ils savent de mieux en mieux les interroger.
3Il est vital, en effet, pour l’archéologue, de faire parler les déchets, tout simplement parce qu’ils sont omniprésents et qu’ils constituent au sein des vestiges une catégorie abondante et diversifiée. Ils peuvent résulter, pour l’essentiel, de trois types d’activités : la fabrication, la consommation, le nettoyage.
4De très nombreux processus de fabrication, tout d’abord, sont générateurs de déchets. Façonner un objet quelconque, qui remplisse une fonction prédéfinie et donc présente une forme bien déterminée, ne va pas sans entraîner la production de déchets. Ils représentent essentiellement la part du matériau qui n’est pas utilisée : c’est le cas typique de l’éclat dans le façonnage des outils de pierre, des copeaux dans le travail du bois, des scories dans le travail du fondeur... Il peut s’agir aussi de la fraction des produits qui n’est pas jugée conforme aux attentes : ratés de cuisson dans le cas de la céramique ou de la tuilerie, pièces mises au rebut dans la maçonnerie, la métallurgie, etc. Dans tous ces cas, la production intentionnelle a pour conséquence une autre production, involontaire et inutile celle-là, mais inévitable, qui est celle de déchets. Si le matériau se conserve bien et s’il n’est pas attaqué par un environnement trop agressif, ces déchets peuvent être très abondants dans les vestiges, plus abondants même que les objets façonnés : c’est une situation que les préhistoriens connaissent bien.
5Les déchets peuvent provenir aussi des activités de consommation et en particulier de l’alimentation. Ce sont les parties non comestibles des aliments utilisés par l’homme : peaux des fruits et des légumes, pépins et noyaux, os et arêtes, coquilles... Si les peaux et les pépins disparaissent le plus souvent et ne subsistent qu’en milieu très sec ou au contraire très humide, les os, les arêtes et les coquilles se conservent en masse et permettent aux archéologues d’évoquer d’anciens repas, des recettes de cuisine oubliées, une alimentation caractéristique. C’est ainsi que l’on connaît depuis longtemps d’énormes amas de coquilles sur les côtes de tous les continents : sambaquis en Amérique du Sud, amas coquilliers au Maghreb et en Europe occidentale, kjökkenmöddings au Danemark, kaizuka au Japon...
6Les déchets peuvent provenir enfin du nettoyage des espaces habités. Il peut s’agir du nettoyage proprement dit des habitations : on repousse ou l’on balaie la poussière, les gravats, les immondices de toutes sortes et ils vont s’ajouter aux déchets alimentaires dans des fosses à détritus ; le souci de propreté est ainsi déjà sensible chez certains groupes néolithiques, qui nous ont parfois laissé des sols parfaitement propres. Mais il peut aussi s’agir de l’abandon pur et simple d’objets brisés ou usagés : lames émoussées, pots cassés, vieilles poupées, outils hors d’usage, machines, véhicules, ordinateurs...
7Mais ces déchets n’ont pas toujours connu le même sort et il est clair qu’il y a une histoire de la propreté et des pratiques domestiques qui est encore largement à faire : seules les grandes lignes en sont aujourd’hui perceptibles. Pendant très longtemps, à l’époque paléolithique, les déchets sont purement et simplement abandonnés sur les sols d’habitat. Puis ils sont peu à peu mis à l’écart des zones les plus fréquentées et repoussés vers l’extérieur. Enfin ils sont véritablement traités : la partie organique est récupérée (comme combustible, comme aliment pour les bêtes, comme engrais...), tandis que la partie non organique est jetée dans de véritables fosses à détritus, que l’on creuse spécialement ou que l’on récupère à la suite d’un autre usage (fosses d’extraction de la terre, silos, tombes...) : c’est une situation fréquente à l’époque néolithique.
8Mais il arrive très tôt, dès les époques protohistoriques en fait (IIIe-IIe millénaires av. J.-C.), que l’on soit embarrassé par les déchets et plus encore par les décombres de constructions antérieures : on les utilise alors pour boucher des trous et des fossés et surtout pour construire des remblais destinés à fonder des rues, des places ou des bâtiments. De fait l’archéologue rencontre constamment ces remblais qui contiennent fort peu de terre, mais beaucoup de pierres et une énorme densité d’objets, tous cassés, fragmentés, dispersés et totalement mélangés : ces objets sont alors peu parlants, mais la construction des remblais, elle, est intéressante, à la fois comme opération de terrassement, où s’investit une énergie considérable et peut-être collective, et comme technique de traitement des déchets. L’usage de la poubelle, enfin, ne date que du préfet Poubelle, c’est-à-dire de 1890.
9Mais l’intérêt des déchets pour l’archéologue est qu’ils sont susceptibles de lui fournir de nombreuses informations. C’est ce qu’illustrent les études faites sur les déchets de taille de la pierre ou sur les déchets alimentaires. C’est ce que confirment d’une part les statistiques de nos villes modernes, de l’autre une expérience originale menée sur des déchets actuels.
10Les études qui sont faites par les archéologues visent en effet souvent à faire parler les déchets. C’est ainsi que les éclats de silex, par exemple, peuvent permettre de remonter jusqu’au bloc originel et par là de reconstituer les techniques de débitage, les préoccupations de l’ouvrier, éventuellement ses tics individuels ou les contraintes « économiques » qu’il subit, etc. De la même façon, les déchets alimentaires nous indiquent quelles étaient les plantes consommées et éventuellement cultivées, quels étaient les animaux chassés et éventuellement domestiqués, quels étaient les objectifs et les modalités de l’agriculture et de l’élevage, les goûts et le régime alimentaires, les tabous en matière de nourriture, etc. Les ratés de cuisson, quant à eux, nous renseignent sur les techniques de la poterie (température, atmosphère...) ; les scories nous informent sur les techniques de la métallurgie.
11De la même façon, les statistiques de nos villes modernes en matière de déchets sont riches d’enseignements. On a noté par exemple qu’en France en 1984 les déchets se composaient des matières suivantes :
matières organiques 16 %, ce qui traduisait une diminution ;
cendres 9,5 %, ce qui correspondait aussi à une diminution ;
métaux et chiffons 4,5 %, ce qui révélait une légère augmentation ;
verres et plastiques 19,5 %, ce qui représentait une forte augmentation ;
papiers et cartons 42 %, ce qui traduisait une très forte augmentation.
12On a pu en tirer immédiatement au moins quatre types d’informations.
13En premier lieu, la prédominance du verre, du plastique, du papier et du carton reflète la fréquence des emballages perdus et celle-ci révèle à son tour l’importance du commerce dans notre société : autant cette observation peut paraître banale pour qui connaît cette société, autant elle pourra s’avérer précieuse pour d’éventuels archéologues qui, après des siècles ou des millénaires, ne la connaîtront peut-être plus.
14En second lieu, c’est la prédominance des produits recyclables (papier, carton, verre, métaux, chiffons...), dont la proportion varie de 1/4 à 2/3 du total, qui peut donner des indications sur l’ampleur et la nature du gaspillage et donc indirectement sur le niveau des prix, ainsi que sur le degré de prise de conscience écologique : c’est encore une observation dont l’intérêt croît, bien évidemment, avec l’écart chronologique.
15Les variations enregistrées dans la part respective des différents matériaux peuvent fournir en outre un indicateur chronologique extrêmement précis, dans la mesure où elles sont rapides et bien établies. C’est ainsi que, dans le cas de la France, une proportion de matières organiques inférieure à 16 % a de fortes chances de correspondre à une date postérieure à 1984. En sens inverse, une proportion de papiers et de cartons inférieure à 42 % est très probablement révélatrice d’une date antérieure à 1984.
16Tous ces déchets enfin, si on les étudie de façon précise, peuvent renseigner l’archéologue sur de nombreux sujets : habitudes alimentaires, goûts esthétiques, gestion des budgets, influence de la publicité, importance respective des achats et des produits autarciques, facilité et prix de revient des réparations, etc. C’est évidemment leur aspect le plus intéressant, mais c’est aussi, comme on peut s’en douter, celui où les risques d’erreur sont les plus grands.
17Une expérience instructive à ce propos, en effet, a été menée à Tucson (Arizona) à partir de 1972, sous la direction de W. Rathje1 : c’est la fameuse « Opération Poubelle » (Garbage Project), que les archéologues connaissent bien. Elle a consisté, justement, à étudier d’un point de vue archéologique la totalité des déchets produits par une ville moderne. Des équipes d’étudiants et de chercheurs sont ainsi partis inventorier le contenu des poubelles de la ville, dont ils ont dressé un inventaire détaillé selon un système codifié analogue à celui d’une fouille. Puis on a comparé les résultats obtenus « sur le terrain » d’une part à ce que les habitants avaient déclaré en réponse aux enquêtes orales effectuées parallèlement, d’autre part à leur appartenance ethnique, à leur condition sociale et à leur âge. C’est cette précaution méthodologique qui s’est avérée déterminante lorsqu’il s’est agi d’interpréter certaines constatations.
18On a pu d’abord obtenir ainsi des indications sur les habitudes de consommation. On a constaté par exemple que les familles blanches de la classe moyenne mangent proportionnellement plus de jambon et de poulet que les familles noires, indiennes et asiatiques ; ou encore que les milieux les plus pauvres sont ceux qui achètent les articles éducatifs les plus chers et les plus fortes quantités de produits d’entretien. Comme on l’a déjà souligné, ces observations sont sans doute banales pour qui connaît la société en question, mais elles pourront s’avérer importantes pour d’éventuels archéologues du futur, qui ne sauront peut-être rien d’autre sur elle.
19D’autres indications ont concerné la sociologie du gaspillage. On s’est ainsi rendu compte, par exemple, que les classes aisées, contrairement à ce que l’on aurait pu croire, gaspillent très peu, que les classes pauvres et les minorités gaspillent peu, mais que les classes moyennes, pour leur part, gaspillent beaucoup. C’est encore une observation dont l’intérêt est proportionnel à l’écart chronologique.
20L’influence des facteurs économiques, enfin, a pu être constatée, mais en des termes qui incitent à la prudence. Si l’on a trouvé, par exemple, beaucoup de viande de bœuf dans les poubelles, ce n’est pas parce qu’il y avait eu une baisse des prix. C’est au contraire parce qu’il y avait eu une pénurie au printemps 1973 : les gens ont acheté et stocké beaucoup de viande, mais ils n’ont pas pu la conserver et finalement ils ont dû se résoudre à la jeter. On imagine trop aisément, à partir de ce cas, les raisonnements que pourraient faire des archéologues un peu pressés, sur une telle abondance relative des os de bœuf dans les vestiges, et l’on voit bien aussi que seule la lecture des journaux pourrait les mettre sur la voie de la véritable explication du phénomène.
21La mine d’informations que représentent les déchets pour l’archéologue est donc à exploiter avec précaution, car elle comporte nécessairement un certain nombre de pièges. Il est à craindre pourtant que, sur ce point, la situation devienne beaucoup plus difficile pour nos successeurs. Sans doute la multiplication récente des déchets peut-elle faire espérer une multiplication corrélative des informations. En 1978 en France, en effet, on a rejeté à la campagne 0,5 kg d’ordures par habitant et par jour, en ville 1 kg ; mais en 1991, on a rejeté à Paris 1,7 kg par habitant et par jour, soit 620 kg par an ! L’augmentation, on le voit bien, est rapide. Mais ces déchets, à cause de leur surabondance même, sont désormais de plus en plus triés : ainsi disparaissent les mélanges instructifs qui faisaient le bonheur des archéologues. Ils sont compactés et l’on se demande ce que pourrait nous apprendre un cube de bouteilles vides, toutes identiques. Ils sont broyés, recyclés et détruits : alors que naguère encore seules les matières organiques disparaissaient, aujourd’hui ce sort peut affecter la plupart des matériaux. Tout cela tend à réduire le potentiel informatif des déchets : les archéologues du futur devront-ils donc imaginer de nouvelles méthodes pour les faire parler ou seront-ils contraints de reporter leur attention sur d’autres catégories de vestiges ?
Notes de bas de page
1 W. Rathje, « The garbage Project », Archaeology, 27 (1974), p. 236-241.
Auteur
UFR d’histoire de l’art et archéologie, 3 rue Michelet, 75006 Paris
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