« Cela ne peut qu’être indiqué » : centralité de l’indexicalité dans la conception peircéenne du langage naturel et de la logique
p. 111-128
Texte intégral
Introduction
1Il n’est pas particulièrement extraordinaire de lire et d’interpréter les écrits de Charles S. Peirce (1839-1914) depuis une perspective linguistique. Aujourd’hui, le nom de Peirce est bien connu de la linguistique, et certaines de ses idées sont mises à profit par des théories et méthodologies spécifiquement linguistiques (Danaher 1998 ; Shapiro 2001). La plupart des approches linguistiques qui exploitent les idées de la philosophie de Peirce se concentrent sur les phénomènes grammaticaux. Pourtant, l’un des sujets peircéens les plus intéressants pour la linguistique concerne le champ de la pragmatique : il s’agit de l’indexicalité. Les examens que propose Peirce de l’indexicalité sont stimulants à plusieurs titres. Tout d’abord, l’indexicalité devient, au fil du temps, un concept central de sa logique et de sa conception du langage naturel. Peirce fait des efforts considérables pour découvrir le fonctionnement des signes indexicaux, ce qui fait de lui l’un des fondateurs des recherches modernes sur l’indexicalité (Bar-Hillel 1954 ; Levin son 2004 : 97). En second lieu, ce qui rend l’approche de Peirce particulièrement intéressante pour le linguiste, c’est le fait qu’il s’efforce également d’esquisser une grammaire des index linguistiques. Cette grammaire s’enracine fortement dans des observations du fonctionnement des assertions dans les dialogues. En troisième lieu, son approche semble se développer en parallèle à celle de Wilhelm von Humboldt, lequel est l’un des pionniers de la linguistique moderne. Pourtant, Peirce ne nous intéresse pas uniquement pour des raisons historiques. Il souligne toujours, en quatrième lieu, l’importance des processus d’interprétation, ce qui le conduit à développer une conception de la signification linguistique manifestant certains parallèles avec les considérations proposées par les philosophes contextualistes modernes du langage (Récanati 2001). C’est pourquoi l’examen de la conception peircéenne de l’indexicalité pourrait même nous donner l’occasion de considérer sous un autre jour l’interface sémantique-pragmatique.
2L’une des difficultés que rencontre tout linguiste ou philosophe du langage à la lecture des écrits de Peirce est la suivante : Peirce n’a jamais consacré un seul article à sa conception du langage naturel, pour ne rien dire de l’indexicalité linguistique. C’est dans ses traités logiques qu’il écrit sur le langage, et ses idées sur le langage naturel s’inscrivent toujours dans des discussions logiques. Cependant, ses pensées logiques ont évolué, changé, elles se sont élargies, et ont été révisées tout au long de la soixantaine d’années de sa période créatrice. En conséquence, toute interprétation d’un aspect donné de la conception peircéenne du langage naturel doit être vue comme le résultat d’efforts interprétatifs et philologiques, i. e. comme quelque chose de faillible. Dans le même temps, cette interprétation doit prendre en considération les modifications et transformations opérées au cours du temps ; celles-ci sont parfois stupéfiantes.
La reconnaissance progressive par Peirce de l’importance de l’indexicalité
3Les premières préoccupations de Peirce au sujet des index linguistiques ont laissé des traces dans la première table des catégories qu’il établit aux alentours de 1860. Dans cette table énigmatique, Peirce développe une triade des appétits, combinée à neuf des dix catégories kantiennes. Les trois catégories fondamentales de cette table sont nommées d’après trois pronoms personnels fondamentaux : je, tu, ça [it] (W1 : 4). Cette table peut être interprétée comme une adaptation originale de la logique des processus mentaux de Schiller, et on peut admettre que ces trois pronoms représentent les trois impulsions différentes (Topa 2007 : 128-151). Cependant, on peut se demander pourquoi Peirce recourt aux pronoms en question pour désigner ces impulsions, et il est difficile de cerner ce qu’il y associe. Il est possible, et même légitime, d’admettre qu’il avait déjà, à cette époque, une conception de ce qu’est un pronom personnel : le jeune Peirce manifestait un intérêt pour les théories linguistiques de son temps ; il rédigeait des traités relatifs à l’étymologie des mots (Ketner 1998) ; il méditait sur la sémantique des synonymes (W1 : 17-19) ; il appliquait les méthodes de son époque à l’analyse de la prononciation shakespearienne (W1 :117-143). Pourtant, on ignore quelle était sa première conception des pronoms. Peirce a-t-il été influencé par la « théorie génétique des pronoms personnels » de Wilhelm von Humboldt, comme Alessandro Topa en fait l’hypothèse (Topa2007 : 152-154) ? Peirce semble partager, du moins, l’idée humboldtienne selon laquelle les signes linguistiques indexicaux seraient antérieurs aux symboles (1836 : 103-104 ; W1 : 80, 170). Cependant, il n’approfondit la question des pronoms personnels dans aucun de ses écrits antérieurs à 1880.
4Peirce ne propose pas non plus d’exposé détaillé de sa conception de l’indexicalité : celle-ci ne joue qu’un rôle mineur dans sa philosophie de l’époque. Ses premiers éclaircissements sémiotiques, tels qu’ils apparaissent dans les Conférences de Harvard (1865) (W1 : 166-174), servent de prolégomènes à des discussions logiques, en légitimant l’exclusion des signes iconiques et indexicaux. Les « copies », comme Peirce appelle alors les signes iconiques, ne sauraient avoir d’application en logique, et ce parce qu’elles n’obéissent pas à la loi du tiers exclu (W1 : 170). Les « signes » – le terme d’« indexicalité » apparaît plus tard – n’ont aucune importance pour la logique, parce qu’ils réfèrent à des individus, tandis que la logique « ne traite que de termes généraux » (W1 :170). En outre, les seuls signes indexicaux auxquels pense Peirce lorsqu’il écrit sur les « signes » sont les noms propres, dont la vérité « est la dénotation d’un signe, selon une convention antérieure. Le nom d’un enfant, par exemple, dénote cette personne suite à une convention formée lors du baptême » (W1 : 170). En logique, les seuls signes applicables sont les symboles, qui réfèrent à des généraux (W1 : 170-174).
5La conception peircéenne des icônes et des index se modifie deux ans plus tard. Dans « Sur une nouvelle liste de catégories » (1867), il introduit une nouvelle terminologie, et classifie désormais les représentations en tant que « ressemblances », « index », ou « signes », et « signes généraux », i. e. « symboles » ; il subdivise ces derniers en « termes », « propositions » et « arguments » (W2 : 56-57)1. Bien qu’il répète que les règles de la logique n’ont _ pas d’application immédiate aux ressemblances et aux index »2, il les intègre néanmoins, en faisant valoir que les arguments symboliques contiennent des index et des ressemblances. Dans les hypothèses, où « quelque chose comme la conclusion est prouvé, [...] les prémisses forment une ressemblance de la conclusion »3.Par ailleurs, les prémisses des inductions sont des indices de leur conclusion (W2 : 58 et 225-226)4. Trois ans plus tard, il revient sur ces idées dans une lettre adressée à William Jevons :
« Le remplacement d’un signe général engendre un raisonnement déductif ; le remplacement de termes similaires ajoute un raisonnement à une hypothèse, comme si je dis, par exemple : le manteau, le chapeau, la façon de parler de cet individu, etc., sont celles d’un Quaker ; je suppose alors qu’il en est un ; le remplacement de signes physiques engendre une induction, comme lorsque, par exemple, je dis : tous ces échantillons ont été tirés au hasard à partir de cette série, de sorte que la façon dont ils ont été tirés nécessite physiquement le fait qu’ils soient le signe de ce en quoi consiste cette série ; donc, puisqu’il s’agit de boules rouges, toute la série consiste en boules rouges. » (W2 : 446-447)
6Selon ce paragraphe, la construction des hypothèses dépend d’une capacité à employer des ressemblances, la construction des inductions dépend de la capacité à interpréter des index, la construction des déductions dépend d’une application correcte des symboles. En conséquence, tous les types de signes sont importants pour le raisonnement.
7Toutefois, on n’a toujours pas de reconnaissance pleine et entière des index, comme Peirce appelle les signes indexicaux. Cela entraîne de sérieuses conséquences quant à sa conception de la signification : la relation entre les signes et le monde en est rendue entièrement obscure. La définition peircéenne de la signification correspond à la définition du signe telle qu’elle est proposée dans ce paragraphe :
« La question suivante est : de quoi la pensée-signe tient-elle lieu – que nomme-t-elle – quel est son suppositum ? Il s’agit, sans aucun doute, de la chose extérieure, lorsque l’on pense à une chose extérieure. Pourtant, lorsque la pensée est déterminée par une pensée antérieure sur le même objet, elle ne réfère à la chose que par une dénotation de cette pensée antérieure. Supposons, par exemple, que l’on pense à Toussaint, et que l’on y pense initialement comme à un Nègre, mais non pas, distinctement, comme à un homme. Si cette distinction est ajoutée après-coup, c’est à travers la pensée selon laquelle un Nègre est un homme ; c’est-à-dire, à travers la pensée subséquente selon laquelle homme réfère à la chose extérieure en question lorsqu’elle est prédiquée de cette pensée antérieure, Nègre, que l’on a eue au sujet de cette chose. Si nous pensions, après-coup, à Toussaint comme à un général, alors nous pensons que ce nègre, cet homme, était un général. Et ainsi, dans chaque cas, la pensée subséquente dénote ce qui était pensé dans la pensée antérieure. » (W2 : 224 ; W1 : 466)
8Bien que Peirce affirme que le suppositum du signe est « sans aucune doute la chose extérieure » (W2 : 224), la façon dont s’établit la relation entre « la chose extérieure » et le signe est loin d’être claire. Si la signification des mots, ou la signification des pensées-signes, ne consiste en rien d’autre que dans les signes subséquents dans lesquels ils sont traduits, alors la signification consiste en une relation entre un signe et un autre signe, etc. (W2 : 223 et suiv.). Selon cette conception, la signification réside dans le processus par lequel une pensée-signe particulière en interprète une autre (W2 : 227 ; W3 : 63-64). Pourtant, dans cette conception, la signification se dissout quelque part dans le processus de traduction ; le processus de la traduction du signe court le risque de tourner à vide, ou de devenir entièrement subjectif, ou encore de s’égarer, et ce parce que la relation au monde ou à un autre univers, qui rendrait l’évaluation possible, est absente (Short 2004 : 217-219).
9Une douzaine d’années plus tard, période pendant laquelle on ne trouve pas trace de réflexions sémiotiques dans les écrits dont on dispose, Peirce présente une théorie révisée des signes. Suite à son étude de Boole, il a pris conscience d’une lacune, à savoir que la notation de Boole « ne peut pas dire que quelque chose existe effectivement » (W4 : 406-407). Deux ans plus tard, il publie, dans « Sur l’algèbre de la logique – Une contribution à la philosophie de la notation », une théorie révisée des signes. Son innovation la plus importante est que Peirce y définit désormais les indices comme des constituants nécessaires de toute phrase. Sans symboles, il serait impossible de former des assertions générales. Cependant, les symboles ne sont pas en mesure d’exprimer ce qu’est le sujet de la phrase :
« [L]a généralité est essentielle au raisonnement [...]. Mais [les termes généraux] seuls n’énoncent pas ce qui est le sujet du discours ; et cela ne peut, en fait, être décrit en termes généraux ; cela ne peut qu’être indiqué. Aucune description ne peut distinguer le monde réel d’un monde de l’imagination. D’où le besoin de pronoms et d’indices : et plus le sujet est compliqué, plus grand en est le besoin. »5 (W5 : 163-164)
10Peirce retient désormais cette idée. En l’appliquant au langage naturel, il écrit, en 1893 :
« Aucune combinaison de mots (à l’exclusion des noms propres, et en l’absence de gestes ou de tout autre indicatif concomitant du discours) ne peut jamais transmettre la moindre information. » (EP2 : 7)
11Pour transmettre une information, il est nécessaire de spécifier si la phrase porte sur « quelque chose d’actuellement existant, ou sur un simple jeu de l’imagination » (EP2 : 7).
12La découverte de l’importance des indices est lourde de conséquences. Tout d’abord, Peirce, dans ses discussions, en élargit la portée pour y inclure les phénomènes naturels, comme l’étoile du berger qui indique « par où est le nord » (EP2 : 14 ; Short 2004 : 219 et suiv.). Ensuite, le renforcement de l’analyse des signes indexicaux conduit à souligner la nature dialogique du langage, et ce de façon fort semblable à la conception dialogique du langage de Wilhelm von Humboldt. Dans ce contexte, Peirce esquisse également une grammaire des indices linguistiques. Enfin, il remplace son ancienne approche de la signification.
Une image quasi humboldtienne : la nécessité du dialogue
13Pour Wilhelm von Humboldt, le dialogue joue un rôle essentiel dans la formation des pensées objectives. La cognition n’est pas le résultat du « Je pense » monologique de l’aperception transcendantale kantienne, mais il évolue dans le dialogue entre auditeur et locuteur. Dans ce dialogue, le monde est transformé en langage et en cognition (Topa 2007 : 154). La pensée, « le rejeton ultime et plus délicat de la sensibilité » (Humboldt 1795 : 316), doit devenir objective et perceptible dans la synthèse avec le mot : « Le langage est l’organe formateur de la pensée » (Humboldt 1836 : 53). Il ne s’agit pas d’une émergence passive de conceptions :
« L’activité subjective façonne un objet de pensée. En effet, aucune classe de représentations ne peut être considérée comme une contemplation purement réceptive d’une chose déjà présente. L’activité des sens doit se combiner synthétiquement avec l’action interne de l’esprit, et c’est à partir de cette combinaison que surgit la représentation, qu’elle devient un objet pour le pouvoir subjectif, pour retourner finalement dans celui-ci une fois perçue comme telle. Or le langage est indispensable pour cela. » (Humboldt 1836 : 55)
14Cependant, la pensée-mot « exige d’être dirigée vers un être extérieur qui la comprenne » (Humboldt 1836 : 36), et elle appelle une réponse : « Ainsi, le mot exige de recevoir une essence, un élargissement linguistique à travers une personne qui écoute et répond » (Humboldt 1827 : 26), « car l’objectivité s’accroît lorsqu’un mot inventé reçoit un écho dans la bouche d’un étranger » (Humboldt 1836 : 55-56). Le lieu de l’émergence des pensées objectives est le dialogue.
15Cette dernière remarque peut également s’appliquer au dernier Peirce. Dans les années 1890, celui-ci tente de trouver un fondement pour sa « logique des relatifs », notamment dans cette analyse presque phénoménologique qu’est l’« analyse de la nature de l’assertion, qui repose certes sur des observations, mais sur des observations aussi brutes qu’elles peuvent l’être, directement visibles à toute personne attentive qui est familière de l’usage du langage » (CP 3.432, 1896). Pour Peirce, le dialogue est le lieu où une assertion est testée et reçoit une signification ; le fonctionnement des assertions dans les dialogues devient pour lui le paradigme du fonctionnement de toute assertion.
16L’analyse de Peirce part du fait que, chaque fois qu’un locuteur formule une assertion, il entend s’adresser à « un auditeur, lecteur ou autre interprète » qui recevra cette assertion et la jugera vraie ou fausse. Or, pour devenir apte à la vérité, une assertion doit comprendre un certain nombre d’éléments ; ces éléments pourront être trouvés dans n’importe quelle phrase. Certaines parties de l’assertion sont censées « exciter dans l’esprit du récepteur certaines représentations ou images familières voire, pourrait-on presque dire, certains rêves ». Il s’agit là des « prédicats de l’assertion ». Cependant, il est également vrai que l’assertion du locuteur « se rapporte à un ou à des objets qui se sont imposés à son attention ». Le locuteur « manquera entièrement son but à moins qu’il ne réussisse à imposer ces mêmes objets à l’attention du récepteur ». Afin de réaliser cette tâche, il emploiera « un signe qui dénote une chose en l’imposant à l’attention », et un tel signe « s’appelle un index ». L’aspect symbolique de l’assertion, le fait qu’elle puisse être répétée, qu’elle constitue « une force conditionnelle », est exprimé par « la copule de la phrase » (CP 3.433, 1896). En somme, une assertion contient toujours des icônes (en tant que prédicats), des indices (en tant que sujets) et un aspect symbolique, exprimé par la copule, ou, plus généralement, par le fait que quelqu’un prononce une phrase qui indique que les prédicats s’appliquent à quelque chose de façon générale. Pour évaluer la vérité de la phrase, l’auditeur doit trouver les objets indiqués par les indices de cette phrase, pour pouvoir ensuite juger si celle-ci a ou non une signification. Sous l’effet des index, la signification d’une phrase est rendue intersubjective (Midtgarden 2001 ; Rellstab 2007 : 82-87).
17Tant Humboldt que Peirce soulignent l’importance des indices en affirmant que les pronoms doivent avoir été les premiers éléments du discours à avoir fait leur apparition. Pour Humboldt, les pronoms je, tu et il représentent « les points nodaux initiaux et nécessaires pour le fonctionnement du langage » (Humboldt1829 : 306) :
« Je crois avoir montré correctement que les mots personnels doivent avoir été primordiaux dans toute langue, et qu’il est entièrement faux de considérer le pronom comme la dernière des parties linguistiques du discours. » (Humboldt 1836 : 103-104)
18De la même manière, Peirce admet que les indices linguistiques sont les parties primordiales du discours. Il écrit :
« Il n’y a aucune raison d’affirmer que je, tu, cela, ceci tiennent lieu de noms ; ils indiquent des choses de la façon la plus directe possible. Il est impossible d’exprimer ce à quoi réfère une assertion sinon au moyen d’un index. Un pronom est un index. Un nom, quant à lui, n’indique pas l’objet qu’il dénote ; et lorsque l’on emploie un nom pour montrer de quoi l’on parle, on en appelle à l’expérience du locuteur pour suppléer à l’incapacité du nom à faire ce que le pronom fait immédiatement. Ainsi, un nom est le substitut imparfait d’un pronom. » (EP2 : 15, note)
19Peirce applique également son approche dialogique à un examen de la grammaire des indices linguistiques. Cette grammaire est intéressante à plusieurs titres. Tout d’abord, elle indique clairement que Peirce faisait bien une différence entre indices naturels et linguistiques. Ensuite, sa distinction entre différents indices linguistiques pourrait évoquer les divisions des indexicaux qui apparaissent dans les écrits des analyses actuelles de l’indexicalité linguistique (Kaplan 1977 ; Perry 2000).
L’esquisse peircéenne d’une grammaire des indexicaux linguistiques
20Il est clair que Peirce classifie les indices non pas en tant que linguiste, mais en tant que logicien-sémiologue ; c’est pourquoi ces classifications ne sont pas intelligibles sans sa classification générale des signes, qui clarifie le fonctionnement de la représentation et les conditions de possibilité de cette dernière – ce qui est, pour Peirce, une tâche fort importante :
« Il s’agit là d’une question tout à fait indispensable, puisque tout raisonnement est l’interprétation d’un certain type de signes. Mais il s’agit là, également, d’une question très épineuse, qui appelle une profonde réflexion. » (EP2 : 4)
21Ses classifications les plus élaborées des signes émergent toutes vers la fin du siècle, ou après. Elles s’appuient toutes sur sa définition générale du signe comme « tout ce qui, quel que soit son mode d’être, sert d’intermédiaire entre un objet et un interprétant » (MS 318 : 81). Pour comprendre sa conception des indices linguistiques, il ne suffit pas d’examiner ses remarques sur les différents modes de signes selon leur relation à l’objet, c’est-à-dire les remarques sur l’icône, sur l’index et sur le symbole (EP2 : 289 et suiv.). Tout cela n’est qu’un aspect du signe6. De la plus grande importance à l’égard des indices linguistiques sont également les trois « modes d’appréhension du signe lui-même », appelés Quali-, Sin- et Légisigne (EP2 : 294 ; SESI : 32), ou Ton, Occurrence et Type (CP 4.537, 1906 ; MS 292, 18-19), Potisignes, Actisignes et Famisignes (CP8.347, 1908 ; EP2 : 483, 488). Qualisignes, Tons ou Potisignes sont ces qualités propres à un signe qui peuvent s’avérer significatives, comme par exemple le ton de la voix ou son intensité au cours d’une conversation. La catégorie des Sinsignes, Actisignes ou Occurrences est formée par tous les signes dont on fait l’expérience comme hic et nunc (EP2 : 489). Les Sinsignes sont des signes qui peuvent apparaître qu’une fois. Les Occurrences, en revanche, sont toujours des instanciations de Légisignes, de Types ou de Famisignes. Un légisigne est « une loi qui est signe » (EP2 : 91). L’exemple par excellence de cette catégorie est, bien entendu, le mot.
22Un signe appelle toujours des interprétants. Peirce présente plusieurs catégorisations d’inteprétants. Toutefois, je me limiterai à une seule d’entre elles, qui apparaît dans le MS 318, important manuscrit rédigé en 1907 où Peirce propose une classification des interprétants dans le contexte de certains examens avant la lettre des « actes de langage ». Il y distingue trois interprétants différents : l’interprétant émotionnel, l’interprétant énergétique (qu’il appelle également existentiel) et l’interprétant logique (MS 318 : 87-88, 334-335). Par la notion d’interprétant émotionnel, Peirce définit la « familiarité des mots » (MS 318 :156), ou le « sentiment de récognition » d’un signe (MS 318 : 156). L’interprétant énergétique de Peirce renvoie au fait que la majorité des signes, dans leur capacité significationnelle, s’accompagnent d’efforts. Ces efforts peuvent être de deux types différents : ou bien des efforts dans le monde extérieur, ou bien des efforts dans le monde intérieur. Les premiers sont des actions, les seconds peuvent être comparés à des processus d’interprétation intentionnelle. Il s’agit d’« efforts d’inhibition, d’auto-restriction, laquelle constitue une part si considérable de l’effort d’attention » (MS 318 : 36). L’interprétant le plus complexe est l’interprétant logique. Selon un paragraphe du MS 138, il s’agit de l’« appréhension intellectuelle du signe » (MS 318 : 176).
23Les indices linguistiques forment une sous-catégorie des signes indexicaux ; Peirce les définissait comme des indices « dégénérés » (EP2 : 163, 274, 286 ;CP 8.368, 1899-1900, note)7. Les indices linguistiques sont tous des types, et il faut qu’ils soient instanciés comme occurrences pour pouvoir fonctionner comme des indexicaux ; cependant, un index linguistique « n’est pas un Symbole, puisqu’il ne signifie pas un concept général » (EP 2 : 295, Houser 1992 :494-495 ; Short 1998 : 103).
24Peirce écrivait, dans un brouillon de sa Grande Logique :
« Qu’un mot ne puisse pas être un index, dans les limites étroites du discours, cela ressort clairement du fait qu’un mot est général, tandis qu’un index est essentiellement affaire d’ici et maintenant. Un mot est le même mot à chacune de ses occurrences, et s’il a seulement une signification, il a toujours la même signification ; en revanche, ceci ou cela ont des applications différentes chaque fois qu’ils ont une occurrence. De même, ceci ou cela ne nous disent pas à quoi ils réfèrent. Ils ne font qu’avertir le locuteur qu’il doit faire usage de son pouvoir d’observation pour découvrir ce que cela voulait dire. » (MS 409 : 13-14)
25Bien évidemment, la signification du type d’un index linguistique ne se confond pas avec la signification d’un type symbolique. Pourtant, en tant qu’il a une occurrence, celui-ci contribue bien à la signification de la phrase. Il fournit les lignes directrices qui conduisent les interprètes aux objets visés : Peirce catégorise les indexicaux linguistiques en fonction des différences quant à ces lignes directrices. Dans le MS 409, Peirce commence sa classification par la définition des pronoms compris comme termes indicatifs, et il poursuit en en distinguant des subdivisions : (1) les indicatifs objectifs directs, (2) les indicatifs personnels directs, (3) les pronoms relatifs, et (4) les adverbes et prépositions. Les pronoms démonstratifs forment l’ensemble des « indicatifs objectifs directs ». Ils dépendent de gestes d’accompagnement, et ne devraient pas être appelés démonstratifs car ils « ne présentent rien : ils se contentent de montrer, au sens où ils dirigent l’auditeur vers l’endroit où chercher la chose visée. La plupart des langues sont dramatiquement pauvres en pronoms de ce type, et ce parce que les individus, en parlant, recourent aux gestes » (MS 409 : 18-19). Peirce affirme que seuls les Esquimaux possèdent un système élaboré de démonstratifs :
« Seul l’Esquimau, qui est trop emmitouflé pour pouvoir gesticuler, et qui parle dans le noir pendant la moitié de l’année, possède des démonstratifs non seulement pour les choses proches ou éloignées, mais encore pour les choses au-dessus et au-dessous de lui, à sa gauche et à sa droite, au nord, au sud, à l’est et à l’ouest, pour les choses marines et pour les choses terrestres. Chacun d’entre eux possède un cas locatif, linguitif, datif, viatique ou prosécutif, et comitatif. » (MS 409 : 19)
26Les indicatifs personnels directs sont bien plus faciles à interpréter que les indicatifs objectifs directs ; ces indices linguistiques pourraient recevoir le nom, en allusion à David Kaplan, d’« indexicaux purs » (Kaplan 1977 : 523 et suiv.). Leurs interprètes n’ont pas besoin d’une monstration associée pour trouver les objets indiqués, et ce parce que leurs objets sont constitutifs de la situation dialogique : à savoir le je, le tu, et leurs pluriels respectifs. La personne qu’ils désignent est, en tout cas aux yeux de Peirce, évidente8. C’est donc en toute cohérence que Peirce exclut les pronoms personnels de la troisième personne du singulier et du pluriel de l’ensemble des indicatifs personnels directs (MS 409 : 19) ; pour lui, il faut principalement les ranger parmi les « indicatifs relatifs » : « Il, elle, ça, ils, sont presque toujours de cette nature » (MS 409 : 20). Selon lui, ils « nous conduisent à observer, non pas des objets extérieurs, mais les mots qui ont été employés, ainsi que leurs significations » (MS 409 : 19). Comme le font les recherches actuelles (Perry 2001 : 58 et suiv. ; Predelli 1998 ; Récanati 2001), Peirce range également les adverbes et les propositions soit auprès de la catégorie des « indicatifs objectifs directs », soit vers la catégorie des « indicatifs personnels directs ». Les adverbes et les prépositions qui appellent des gestes d’accompagnement, comme à gauche et à droite, sont² étroitement liés aux “pronoms démonstratifs” », ou à « des indicatifs objectifs directs ». D’autres, comme ici, et maintenant, s’apparentent à des pronoms personnels.
27Peirce trouve même un moyen d’intégrer la quantification à son système. Il définit tout, quelque et quelques comme des cas particuliers d’indices. Il ne s’agit pas d’« indices directs », et cependant ils « orientent l’auditeur quant à la façon de trouver la chose dont on parle » (MS 409 : 14-15). Pour évaluer la phrase Tout homme aime le rouge à lèvres, l’interprète peut prendre n’importe quel homme de son choix ; pour évaluer la phrase Chaque homme aime le rouge à lèvres, elle doit trouver un seul homme qui aime le rouge à lèvres. Pour évaluer la phrase Certains hommes aiment le rouge à lèvres, elle doit en trouver plus d’un. Pourtant, la fonction de ces indices est structurellement identique à celle des autres indices linguistiques : ils aident l’interprète d’une phrase à relier cette phrase à l’objet ou aux objets que vise le locuteur, faisant ainsi du locuteur celui sur qui l’on s’appuie quant à la vérité de la phrase prononcée.
La signification des indices linguistiques
28Mais comment définir leur signification ? Un index linguistique comporte, pourrait-on dire en référence au MS 138, toujours un interprétant émotionnel. Cet interprétant émotionnel, « la familiarité avec les mots », peut être assimilé à sa signification linguistique codée, ou à l’ensemble des lignes directrices fournies par la grammaire de la langue concernée. Pour pouvoir fonctionner, un index exige également un interprétant énergétique. Cet interprétant résulte du processus d’interprétation, et il peut être considéré comme la tentative de trouver l’objet indiqué. En conduisant l’interprète à l’objet visé, l’index linguistique aide à trouver le quesitum, pour dire les choses dans les termes de Peirce (MS 318 : 66). Il rend possible l’introduction du référent dans la proposition, de sorte qu’il est la condition de possibilité de la formation d’un interprétant logique :
« Les pronoms sont des mots dont tout l’objet est d’indiquer quel type d’observation collatérale doit être faite pour que l’on puisse déterminer la signification de quelque autre partie de la phrase. “Qui” nous conduit à chercher le quesitum dans le contexte antérieur ; les pronoms personnels nous conduisent à observer qui est le locuteur, qui est l’auditeur, etc. Les pronoms démonstratifs dirigent normalement ce type d’observations vers les circonstances de l’énonciation (peut-être à la façon dont on pointe du doigt) plutôt que vers les mots. » (MS 318 : 66)
29Où, dans le panorama des recherches indexicales actuelles, Peirce pourrait-il se situer ? L’interprétant émotionnel, l’ensemble des lignes directrices, pourrait être comparé à ce que David Kaplan nomme « caractère ». Toutefois, selon David Kaplan, les indexicaux sont des fonctions de contexte à contenu (Kaplan1977 : 505-507). À la différence de Kaplan (Kaplan 1977 : 546), Peirce cherche à découvrir la façon dont les énonciations fonctionnent en contexte ; pour lui, les indices linguistiques sont employés de façon intentionnelle : Peirce écrit que l’objet d’un index ne peut devenir objet de proposition que parce que l’index en question a été employé pour indiquer que cet objet était visé comme objet. Il doit y avoir une « relation intentionnelle du discours à son objet » (CP 2.357, 1901). Conceptualiser la résolution des indices sans supposer une entité interprétante serait, aux yeux de Peirce, impossible.
30Il est clair que Peirce reconnaît des différences dans les efforts d’interprétation. Les indicatifs personnels directs semblent, pour employer la terminologie actuelle, ne s’appuyer que sur un « contexte étroit » : le locuteur, l’auditeur, le temps et la position (Bach 1999 : 72). Tous les autres indices, en revanche, semblent s’appuyer sur un contexte élargi, c’est-à-dire qu’ils signifient selon des « informations dont l’auditeur peut raisonnablement supposer que le locuteur voulait qu’il les prît en compte pour déterminer ce que lui voulait dire » (Bach1999 : 72). Peirce ne s’accorderait probablement pas avec les philosophes du langage qui affirment que les adverbes tels « ici » et « maintenant » sont, eux aussi, des « indexicaux purs ». Les adverbes et propositions peuvent être comparés à des indicatifs personnels directs, mais ils ne relèvent pas de la même catégorie. Peirce, qui souligne toujours l’importance de la situation dialogique et du processus d’interprétation, s’accorderait davantage avec François Récanati, qui perçoit un défaut fatal dans les approches normatives de l’indexicalité :
« On peut dire que le caractère d’un démonstratif est la règle qui veut qu’il réfère à ce à quoi le locuteur entend référer. Il en résulte que l’on ajoutera au contexte étroit une série de “référents visés par le locuteur”, de telle sorte que le n-ième démonstratif de la phrase réfèrera au n-ième membre de la série. Formellement parlant, tout cela est correct ; philosophiquement parlant, en revanche, il y a clairement supercherie. On prétend pouvoir s’en sortir avec une notion limitée et étroite de contexte, du type de celle dont on a besoin pour traiter des indexicaux : mais en réalité, la seule façon possible de déterminer la référence visée par le locuteur (et donc le référent sémantique, qui dépend du référent visé par le locuteur) est de recourir à une interprétation pragmatique et de s’appuyer sur le contexte élargi. » (Récanati 2001 : 86)
31Peirce a même une idée précise de la façon dont fonctionne la résolution de ces indices qui s’appuient sur un contexte large. Cette idée est élégamment exemplifiée dans le paragraphe suivant :
« Supposons, par exemple, qu’un homme dise qu’un éclair a été suivi d’un coup de tonnerre, et que quelqu’un d’autre le nie. Comment sauraient-ils qu’ils pensaient au même éclair ? La réponse est qu’ils compareraient leurs remarques à peu près comme suit. Le premier dirait, “Je pense à cet éclair très brillant qui fut précédé de trois éclairs moins vifs, vous savez bien”. Le second reconnaîtrait cette marque puis, par une inférence probable et approximative, en conclurait qu’ils pensaient au même éclair. » (W5 : 225-226)
32Par « inférence probable et approximative », Peirce veut dire une abduction, ou une hypothèse. Pour Peirce, la résolution de la plupart des indices linguistiques dépend d’une construction d’hypothèses, laquelle dépend elle-même de « contextes élargis » ou, en termes peircéens, d’« observations collatérales » (MS 318 : 34).
Une représentation formelle des indices en contexte : les graphes existentiels de Peirce
33Peirce est convaincu que les indices sont nécessaires pour toute phrase. Même si aucun index évident n’est visible à la surface de la phrase, on doit pouvoir en trouver ailleurs :
« Tout sujet d’une proposition, à moins qu’il ne s’agisse ou bien d’un Index (comme l’environnement des interlocuteurs, ou comme quelque chose qui attire l’attention dans cet environnement, à l’instar du doigt pointé du locuteur), ou bien d’un Sous-index (comme un nom propre, un pronom personnel ou un démonstratif), doit être un Percept, ou un Symbole, qui ne se contente pas de décrire à l’Interprète ce qui doit être fait, par lui ou par autrui, pour parvenir à l’Index d’un individu (qu’il s’agisse d’une unité ou d’un ensemble d’unités) dont on se représente que la proposition est censée être vraie, mais qui assigne également une désignation à l’individu en question, ou, s’il s’agit d’un ensemble, à chaque unité singulière de cet ensemble. » (EP2 : 279)
34Si toute phrase contient des indices, alors la signification de chaque phrase doit être reliée à la situation de son usage. En outre, si la plupart des indices linguistiques exigent une abduction pour pouvoir être interprétés, et si l’abduction exige un contexte élargi, alors presque toute phrase présente une dépendance à l’égard du contexte.
35Pourtant, Peirce montre que l’insistance sur la nécessité de l’interprétation et du raisonnement abductif pour résoudre l’indexicalité n’est pas incompatible avec une tentative de formaliser la signification. Afin d’appuyer ces aspects, Peirce développe un système logique élaboré sur le modèle d’un dialogue entre un locuteur et un auditeur. Il nomme le système en question « Graphe Existentiel » (GE). Le GE comporte trois parties : la partie-alpha est l’équivalent de la logique propositionnelle, la partie-beta est l’équivalent de la logique du premier ordre avec identité. Dans la partie-gamma, Peirce opère déjà avec des concepts modaux, mais également avec des prédicats d’ordre supérieur, ce en quoi il est en avance sur son temps. Néanmoins, cette partie de sa logique demeure largement inachevée (CP 4.394 et suiv., 1903 ; CP 4.510 et suiv., 1903). Quant aux règles de ce système, Peirce y décrit les modifications qui peuvent être accomplies pour tirer des inférences. Les conventions, quant à elles, illustrent la façon dont le système logique donne naissance à un dialogue entre un scribe, celui qui forme les assertions en les couchant sur ce qu’il nomme « feuille d’assertion », et l’interprète, qui évaluera ces mêmes assertions9. Dans la première convention présentée dans les Prolegomena to an Apology for Pragmaticism, Peirce décrit les caractéristiques fondamentales de son système :
« Convention Première : De l’agentivité de l’écriture. Nous devons imaginer que deux parties collaborent pour composer un Phème10 et pour opérer à partir de celui-ci en vue de développer un Délome11. [...] Les deux parties de cette collaboration recevront le nom de Graphiste et d’Interprète. » (CP 4.552, 1906)
36Le phème, ou phrase, ainsi composé est apte à la vérité, et comporte donc au moins un index. Même au niveau abstrait de la logique, ceci doit être respecté. L’interprétation d’un index nécessite, par définition, un contexte, où l’objet de la phrase sera sur le point d’être découvert. Peirce représente le contexte au moyen de ce que l’on appelle la « feuille phémique » (CP 4.553, 1903), ou encore la « feuille d’assertion » :
« Une certaine feuille, appelée feuille d’assertion, se prête à ce que l’on y dessine des graphes tels que tout ce qui, à quelque moment que ce soit, pourra y être dessiné, i. e. le graphe entier, sera considéré comme exprimant une assertion. [...]. » (CP 4.432, 1903)
37Cette feuille représente simultanément différents aspects du contexte. Tout d’abord, elle symbolise la connaissance partagée de « tout ce qui est tenu pour acquis tant par le graphiste que par l’interprète » de cet univers (CP4.396, 1903). Pour employer les termes de Stalnaker, elle représente également le terrain commun entre le locuteur et le porteur12. Ensuite, elle représente l’« univers du discours » dont parlent le graphiste et l’interprète. Enfin, cette feuille représente le fait que le graphiste et l’interprète se concentrent sur un univers spécifique de discours : c’est pourquoi elle illustre également les états d’esprit intentionnels et attentionnels du graphiste et de l’interprète, qui sont nécessaires pour l’interprétation des signes indexicaux (SESI 196, MS 614 :1-2).
38Formuler une assertion signifie inscrire un graphe sur la feuille d’assertion (CP 4.553, 1906). En poursuivant son idée selon laquelle les phrases contiennent des prédicats qui doivent être interprétés comme prédiqués de quelque chose, Peirce représente les individus visés, les sujets des phrases, comme des points attachés aux prédicats. Placer un point à gauche ou à droite du prédicat équivaut à asserter quelque chose de l’individu qui est désigné. La convention de Peirce rassemble, dans le point, deux aspects que l’on représente séparément dans les systèmes logiques actuels : d’une part, un signe d’individualité ; d’autre part, un signe d’existence (Roberts 1992 : 645). Pour donner un exemple, la phrase Jemand lacht est représentée de la façon suivante :
• lacht
39Si nous étendons le point, nous créons alors une prétendue ligne d’identité, qui affirme « précisément l’identité des individus dénotés par ses extrémités » (CP 4.403, 1903). La phrase Jemand ist glücklich und lacht est représentée comme suit :
40La ligne d’identité peut rencontrer des coupes et se dissoudre. Les coupes, les lignes qui isolent un graphe, sont les représentations de la négation ; la convention impose que les graphes soient interprétés depuis l’extérieur vers l’intérieur ; c’est pourquoi les doubles-coupes représentent les conditionalis de inesse. La partie-beta des graphes peircéens est en mesure de représenter les quatre types fondamentaux de phrases quantifiées existentiellement et uni-versellement. La phrase Wenn jemand glücklich ist, dann lacht er peut être représentée comme suit :
41La structure de signification représentée graphiquement est, bien entendu, un modèle, une représentation iconique. Pourtant, il s’agit d’un modèle dans lequel la situation d’usage d’une phrase, ses signes indexicaux et la relation qui existe entre eux deviennent visibles. Peirce indique, dans sa logique, quel est le point d’origine de l’émergence de la signification : à savoir la situation où un « je » et un « tu » conversent au sujet d’un objet, dans une situation spécifique .Il parvient également à esquisser une image des résultats des processus d’interprétation que vous et moi traversons lorsque nous interprétons les indices d’une phrase. Ce faisant, Peirce semble en avance sur son temps, et ce parce qu’il cherche à accomplir quelque chose que les pragmatistes formels cherchent à accomplir aujourd’hui : la formation des processus pragmatiques et la résolution des indexicaux (Kadmon 2001). En examinant son GE, on pourrait être tenté de retrousser ses manches pour rechercher une possibilité de développer un formalisme pour les indexicaux qui soit formellement correct, mais qui évite également les critiques de Récanati, c’est-à-dire qui ne soit pas une supercherie philosophique.
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Bibliographie
Œuvres de Peirce
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EP2: « The Essential Peirce », Selected Philosophical Writings, vol. 2, Éd. Nathan Houser et al., Bloomington/Indianapolis, Indiana University Press.
MS: Manuscrits de Charles S. Peirce.
SESI: « Semiotics and Significs », The Correspondence between Charles S. Peirceand Victoria Lady Welby, Éd. Charles S. Hardwick, Bloomington/Londres, Indiana University Press.
W1-W6: Writings of Charles S. Peirce. A Chronological Edition, Éd. Max H. Fisch et al., 1982 et suiv. Bloomington/Indianapolis, Indiana University Press.
Autres ouvrages
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10.1093/mind/LXIII.251.359 :Y. Bar-Hillel, « Indexical Expressions », Mind, 63 (251), 1954, p. 359-379.
A. W. Burks, « Icon, Index, and Symbol », Philosophy and Phenomenological Research, 9 (4), 1949, p. 673-689.
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N. Houser, « On Peirce’s Theory of Propositions: A Response to Hilpinen »,Transactions of the Charles S. Peirce Society, 28 (3), 1992, p. 489-504.
W. von Humboldt, « Über den Geschlechstunterschied und dessen Einfluss aufdie organische Natur », in W. von Humboldt, Werke, erster Band 1785-1795, Éd. Albert Leitzmann, (Gesammelte Schriften I; Berlin: B. Behr), p. 311-334.
W. von Humboldt, « Über den Dualis », in Humboldt, Wilhelm von, Werke, sechster Band 1827-1835, Éd. Albert Leitzmann, Gesammelte Schriften VI.1, Berlin, B. Behr Verlag, 1827, p. 4-30.
W. von Humboldt, « Über die Verwandtschaft der Ortsadverbien mit demPronomen in einigen Sprachen », in W. von Humboldt, Werke, sechster Band1827-1835, Éd. Albert Leitzmann, Gesammelte Schriften VI.1, Berlin, B. Behr, 1829, p. 304-330.
W. von Humboldt, « Über die Verschiedenheiten des menschlichen Sprachbauesund ihren Einfluss auf die geistige Entwicklung des Menschengeschlechts », inW. von Humboldt, Werke, siebenter Band erste Hälfte, Einleitung zum Kawi-werk, Éd. Albert Leitzmann, Gesammelte Schriften VII, Berlin, Behr, 1836, p. 1-344.
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Notes de bas de page
1 Cf. Ch. S. Peirce, « Sur une nouvelle liste des catégories », in À la recherche d’une méthode, dir. G. Deledalle, tr. fr. M. Balat et J. Deledalle-Rhodes, Presses universitaires de Perpignan, p. 28.
2 Ibid., p. 27.
3 Ibid., p. 30. L’exemple de Peirce : « Soit M égale P’, P”, P” ’, et P”” ; S est P’, P”, P” ’et P”” : [Ergo,] S est M. »
4 Son exemple : « S’, S”, S” ’, et S”” sont pris comme échantillons de l’ensemble M ; S’, S”, S” ’, et S”” sont P : [Ergo,] Tout M est P. » (Ibid., p. 30.)
5 Ch. S. Peirce, « Sur l’algèbre de la logique » Une contribution à la philosophie de la notation », in Écrits logiques, Œuvres III, dir. Cl. Tiercelin et P. Thibaud, Paris, Cerf, 2006, p. 280 (traduction modifiée).
6 Je n’examinerai pas les différentes catégorisations que l’on peut trouver chez le dernier Peirce. Pour une présentation et une évaluation de ces différences, cf. Liszka1996 ; Pape 1989 : 498.
7 L’ensemble des index proprement dits, qu’il appelait également réagents, consiste en index constitués des objets qu’ils désignent : fumée-feu, trace de pas pieds, symptômes-maladies, etc. Ils transmettent des informations : les symptômes nous disent de quel type de maladie soufre une personne, et à quel degré ; les traces de pas peuvent nous dire quelque chose au sujet de la taille de quelqu’un, les nuages de fumée peuvent nous dire quelque chose au sujet du feu et de sa localisation (EP2 :171-172, 274).
8 Cependant, les linguistes d’aujourd’hui ne seraient pas d’accord. Le problème lié à la portée du nous français devient manifeste lorsqu’on le traduit, par exemple, en indonésien, qui distingue entre kami (1re pers. pl. nous qui exclut celui ou ceux à qui elle s’adresse), et kita (1re pers. pl. nous qui inclut celui ou ceux à qui elle s’adresse).
9 Cependant, cette terminologie varie, comme c’est souvent le cas chez Peirce (MS 484 : 15-17 ; 454 : 11-26).
10 I. e. « un signe qui est équivalent à une phrase grammaticale. » (CP 4.538, 1906)
11 « J’emploie parfois le terme Délome [...], bien qu’Argument ferait fort bien l’affaire. » (CP 4.538, 1906)
12 Cette comparaison avec Robert Stalnaker (1978) ne fonctionne pas entièrement, et ce parce que Peirce ne se situe pas dans une sémantique du monde possible.
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Agir et penser
Essais sur la philosophie d’Elizabeth Anscombe
Valérie Aucouturier et Marc Pavlopoulos (dir.)
2015