Des biographies autorisées
p. 341-352
Texte intégral
1L’ensemble des communications qui nous ont été présentées, la densité des commentaires et des discussions dont elles ont fait l’objet, ne sont pas faits pour rendre plus facile la tâche de celui qui intervient en dernier, à plus forte raison s’il aborde, comme c’est mon cas, le dossier de l’extérieur, alors même que cette rencontre est l’aboutissement d’un long travail concerté, appuyé sur un questionnaire partagé et sur le séminaire animé par Pierre Monnet et Jean-Claude Schmitt. Ce que je puis proposer au terme (provisoire) de ce parcours, ce ne sont donc pas des conclusions mais, plus modestement, un certain nombre d’observations et d’interrogations dont j’espère au moins qu’elles pourront être reçues comme une contribution à une réflexion collective à laquelle je me joins tardivement.
2Nous en sommes tous bien conscients, et il est à peine besoin de le rappeler : les « autobiographies souveraines », qui ont servi de titre à un programme de recherche et à notre colloque, ne constituent pas un genre unifié. Les témoignages sur lesquels les uns et les autres ont travaillé ne sont pas seulement très divers dans le temps et dans l’espace, ils sont inscrits dans des séries textuelles hétérogènes, ils renvoient souvent à des textes de référence à travers un jeu d’échos plus ou moins explicites, de Thucydide aux Commentaires de César et à saint Augustin, de l’hagiographie aux Miroirs des princes, mais aussi à des traditions « nationales » (ou dynastiques ?) de l’écriture souveraine (dont les « Livres des faits » catalans sont un bon exemple). Tous, si l’on veut, relèvent d’une écriture historiographique, mais celle-ci ne constitue pas un genre unifié pendant la très longue période qui a été prise en compte ici. Unifié, il ne le serait probablement pas non plus si l’examen portait sur des séquences plus courtes tant le répertoire auquel renvoient et dans lequel puisent les autobiographies souveraines apparaît d’emblée ouvert et, d’une certaine manière, toujours mobilisable.
3Car nombre des textes versés au dossier – la plupart d’entre eux, sans doute – sont hétérogènes dans leur composition, dans l’assemblage dont ils sont le résultat. Comme on l’a rappelé à plusieurs reprises au cours de cette rencontre, ce sont des patchworks. Ils sont aussi, le plus souvent, le produit d’une écriture collective ou, du moins, en collaboration, au point que l’on peut parfois hésiter à les qualifier d’autobiographies alors qu’ils apparaissent, dans une large mesure, comme des « hétérographies ». Gardons-nous, cela va de soi, d’investir le terme d’autobiographie de contenus et d’attentes qui seraient anachroniques. Mais il en est, peut-être, trop chargé en tant que tel pour pouvoir être utilisé sans prendre le risque de fausser la perspective. Il me semblerait plus assuré d’avancer que ces textes ont en commun d’être des constructions fictionnelles destinées à accréditer des représentations partagées à l’intention de publics présents mais aussi à venir, proches de leurs lieux de production mais aussi extérieurs à ces lieux. Ces images construites incorporent, en proportions variables, des références à des expériences effectives et des renvois à des précédents, à des exemples inscrits dans des traditions existantes, reconnues, et qui pouvaient être lues comme des formes de réassurance. Si largement défini qu’il soit en ces termes, ce genre a ses limites, qu’illustrent, par exemple, la Petite chronique rimée suédoise ou encore les mémoires de l’imposteur Giannino Baglioni1, et il n’y a pas de raison de penser que ces limites n’ont pas été perçues par les contemporains, quand bien même elles ont pu l’être à partir de critères différents des nôtres.
4S’il fallait trouver une définition commune à cette collection ouverte de textes, le terme qui me semblerait convenir le plus exactement serait celui de « biographies autorisées ». Je ne l’entends bien évidemment pas dans son acception contemporaine, qui est principalement anglo-saxonne et juridique. Mais il peut se justifier, me semble-t-il, dans un double registre. En premier lieu, l’auctoritas du biographié y est toujours présente, elle y est engagée, elle y est en quelque sorte certifiée à travers des marques qui, telles que nous les avons rencontrées dans notre corpus, peuvent être très diverses selon les contextes d’énonciation : du discours en première personne à la confession et au portrait. Plus généralement, dans presque tous les cas, il est possible – ou il est au moins plausible – d’estimer que la biographie du souverain a fait l’objet d’instructions, d’interventions, de contrôles, que ceux-ci émanent de sa personne ou de son entourage. En second lieu, ces témoignages ont été produits pour faire connaître à des cercles plus ou moins larges de destinataires ce qu’était l’autorité souveraine, quels en étaient les principes mais aussi les modalités concrètes d’exercice dans des conditions qui ont pu être très contrastées. À cet égard, il pourrait être intéressant de comparer le corpus qui nous retient avec celui, fort proche, des « mémoires d’État » qu’a étudiés Pierre Nora dans les Lieux de mémoire, et dans lequel on retrouve bien des éléments communs, en particulier le double registre du personnage et du pouvoir, du portrait et du commentaire2.
5Voici qui devrait nous inviter à réfléchir, du même coup, sur les limites de notre corpus : moins celui qui a été constitué à l’occasion de ce projet collectif, et qui, pour des raisons évidentes, a bien dû être restreint, que celui des textes qui pourraient, idéalement, venir le compléter, des Mémoires de Louis XIV à ceux du général de Gaulle en passant par le Mémorial de Sainte-Hélène, pour ne retenir que trois jalons français célèbres dans un très vaste ensemble possible. À son tour, un tel élargissement du répertoire des témoignages poserait sans nul doute de façon plus insistante encore des problèmes auxquels nous confronte déjà le présent dossier : l’hétérogénéité des textes et, derrière elle, celle des situations, celle des genres, celle des traditions régaliennes, plus largement culturelles. Autant dire que s’il est légitime de chercher à identifier des homologies, de caractériser des types, il me paraîtrait illusoire de vouloir intégrer cette collection d’expériences dans une histoire unique et continue. Nous devons plutôt en attendre qu’elles nous permettent de poser plus justement quelques questions.
6Qu’entend-on faire connaître lorsqu’on entreprend de composer (ou de faire composer) une biographie souveraine ?
7On y fixe, sans surprise, la mémoire de ce que l’on a fait et que l’on entend faire connaître aux contemporains et, surtout, aux générations à venir. C’est le modèle des Commentaires de la Guerre des Gaules et c’est aussi celui du Livre des faits de Jacques Ier d’Aragon au xiiie siècle. Notons que, dans un nombre non négligeable de cas parmi ceux qui nous ont été présentés, le souci d’enregistrer les moments importants de l’exercice de la souveraineté s’est manifesté très tôt. On le retrouve dans les Res gestae divi Augusti mais aussi dans les treize livres perdus du De vita sua, chez un empereur dont Pierre Cosme nous rappelle que, très tôt après sa prise du pouvoir, il a été préoccupé de consolider sa légitimité, de l’ancrer dans une histoire et de « contrôler son image ». Dans un registre bien différent, tel est aussi le cas des écrits de Julien l’Apostat, qui « écrit à chaud, en pleine confrontation avec les problèmes liés à l’exercice du pouvoir » (Laurent Angliviel), et chez lequel la préoccupation du témoignage a commencé avec son avènement en tant que César associé à Constance II. À ces exemples, on peut joindre celui de l’empereur moghol Jahāngīr, au début du xviie siècle, mais aussi bien, hors dossier, celui de Louis XIV dont la rédaction des Mémoires – à dire vrai, un portrait du roi – a été entreprise par un collectif auquel il a vraisemblablement participé dans les premières années de son règne personnel à partir de 1661. À l’inverse, certains témoignages relèvent d’un regard rétrospectif porté sur un parcours désormais proche de son terme : ainsi, chez Jacques Ier d’Aragon ou encore chez le pape Pie II, Aeneas Sylvius Piccolomini. Dans l’un ou l’autre cas, les principes de sélection de ce qui était destiné à rester remarquable et mémorable et les modes de traitement des res gestae ont pu être sensiblement différents.
8Mais, sans qu’il soit toujours facile de le distinguer nettement du premier, un second registre est présent de manière insistante dans ces textes : c’est celui de la justification de la figure et de l’action du souverain, celui de l’apologie et de l’explication, et non plus seulement de la propagande. Ce peut être l’occasion de rappeler un point qui n’a pu manquer d’être noté à la lecture du dossier. Un nombre important des témoignages qu’il rassemble a en effet été produit dans des situations de crise auxquelles il a fallu tenter de trouver une réponse : tel est le cas de Julien l’Apostat, de Jean VI Cantacuzène, du roi de Grenade ‘ Abd Allah ibn Ziri, du roi Sverrir de Norvège, de Pierre IV d’Aragon, de « re Giannino » l’imposteur, du pape Pie II, de la tsarine Catherine II… Dans tous ces exemples, qui, reconnaissons-le, renvoient à des situations très diverses, ce dont il était essentiel de convaincre à travers la présentation d’une expérience biographique, c’est que l’on avait agi de façon juste, conforme aux maximes du pouvoir et dans le respect de la volonté divine. Car de la souveraineté telle qu’elle était (ou qu’elle avait été) exercée, il importait de rappeler qu’elle était toujours placée sous une souveraineté plus grande et qu’elle était, en quelque sorte, déléguée. La préoccupation attestée par tous de se placer sous la tutelle – et donc sous la protection – divine ne doit pourtant pas nous faire sous-estimer ce qui relève ici de la justification personnelle, qu’il se soit agi de donner le sentiment de la cohérence d’une action et, derrière elle, d’une personne (comme dans le cas des rois aragonais-catalans), ou de convaincre que l’on était justifié à être ce que l’on avait été (ainsi dans les cas, sans doute extrêmes, de Julien l’Apostat ou de Catherine II).
9Rappelons enfin que tous ces témoignages ont été destinés à être connus et transmis à la faveur d’une circulation qui pouvait seule leur assurer l’efficacité que l’on attendait d’eux, que celle-ci fût immédiate ou à venir. À cette exigence se conforment même des textes au statut problématique et à la légitimité douteuse, comme l’Istoria del Re Giannino, à la fin du xive siècle. Les mémoires de Catherine II paraissent seuls faire exception à cette règle. Pourtant, à suivre l’analyse qu’en a donnée Wladimir Berelowitch, le secret dans lequel les successeurs de l’impératrice les ont longtemps tenus pour des raisons évidentes ne nous permet certainement pas de décider des intentions dernières de celle-ci : si le projet de l’impératrice a bien été celui de justifier son ascension vers le trône, il supposait d’autant plus l’existence d’un destinataire qu’à la dimension apologétique, il associait une leçon politique à l’intention de sa postérité.
10Dans la présentation qu’ils ont donnée de leur programme de recherche, Pierre Monnet et Jean-Claude Schmitt ont posé d’emblée une question que l’on retrouve dans la plupart des contributions et qui n’a cessé de revenir dans nos débats : celle de « la tension, inhérente à ces documents, entre deux instances de “souveraineté” : d’une part, la souveraineté “politique”, celle que le souverain exerce sur les autres […] d’autre part, la souveraineté “subjective” au nom de laquelle un personnage aussi éminent écrit sur lui-même, mêlant ainsi dans une même représentation la conscience de son pouvoir sur les autres et celle de son pouvoir sur soi ». C’est, au fond, cette problématique de départ qui rend possible de considérer l’ensemble de ces témoignages comme des « autobiographies souveraines » (ou tout au moins comme des biographies souveraines). Elle nous suggère de reconnaître dans chacun d’eux la présence d’une écriture réflexive. Est-ce confirmé dans le corpus qui nous est soumis ?
11La réponse est sans nul doute positive dans un certain nombre de cas. Julien l’Apostat a été soucieux de s’inscrire dans une continuité dynastique en même temps qu’il entendait démontrer sa fidélité à la tradition culturelle et religieuse de l’hellénisme, fût-ce « en occultant volontairement la rupture que constituait l’apostasie » ; mais, à travers la reconstruction biographique qu’il a livrée à ses lecteurs dans une exceptionnelle série de textes, il s’est montré tout aussi soucieux de faire comprendre ce qui l’a déterminé en tant que personne : « je veux que personne n’ignore rien de ce qui me touche ». Le souci du portrait au vrai, celui du rendu de l’expérience, l’« obsession familiale » que note Laurent Angliviel, sont autant de ressources mobilisées au service de sa démonstration. Mais cet exemple, et plusieurs autres encore dans notre dossier, nous invitent à ne pas séparer ce qui relèverait de la souveraineté politique et ce qui relèverait de la souveraineté subjective puisque ce qui était réellement en cause, ce dont il s’agissait de convaincre les destinataires de ces textes, c’est du lien existant entre l’exercice du pouvoir et les dispositions personnelles de celui qui avait été appelé à l’exercer. La grande enquête que Jacques Le Goff a consacrée à saint Louis, ou encore l’étude menée sur la Vita de Charles IV qui a servi d’axe au projet collectif qui nous occupe, en donnent autant de confirmations.
12Il reste qu’il n’est pas toujours aisé de distinguer ce qui, dans ces portraits royaux, relève de la caractérisation individuelle de ce qui renvoie à l’évocation quasi obligée des qualités religieuses et morales qui sont reconnues comme inséparables de l’exercice de la souveraineté. Dans les Res gestae, dont on nous a montré que le texte s’inspirait d’un certain nombre de modèles établis, la piété, le respect revendiqué des lois de la république, la virtus, la justice, la clémence, l’évergétisme sont invoqués pour définir ce que doivent être le juste exercice du pouvoir et la figure idéale du pater patriae plutôt que pour livrer le portrait d’un individu, quand bien même celui-ci a choisi, à la différence de Pompée et de César avant lui, de s’exprimer à la première personne. Comme on pouvait s’y attendre, le problème est récurrent à travers l’ensemble de notre dossier. Il ne met pas seulement en cause l’émergence, plus ou moins précoce, plus ou moins tardive, de l’individuation du sujet, mais d’abord, me semble-t-il, la puissance des modèles de la souveraineté auxquels les souverains de chair et d’os sont fermement requis de se conformer. La question désormais fameuse posée par Jacques Le Goff au seuil de son livre : « Saint Louis a-t-il existé ? », ne saurait être reçue comme une pirouette paradoxale, elle pose un problème de fond. Tous les souverains n’ont sans doute pas été « programmés », comme l’a été Louis IX, pour devenir l’incarnation du roi idéal, d’un roi saint, mais il ne fait pas de doute que, sauf exception, les témoignages qui nous gardent la trace de leur vie et de leur action portent dans leur élaboration l’empreinte de ces modèles prescriptifs. Quel que soit le genre particulier dont il relève, le portrait se distingue mal ici du Miroir des princes, l’intériorité de l’exemplarité et de la conformité. On peut bien sûr être tenté de lire les premières lignes de la Vita Karoli dans le registre de l’introspection subjective : « Quand nous regardons de manière confuse notre double visage, nous prenons conscience des deux formes de la vie. En effet, de même que le visage qui est vu dans le miroir est vain et n’est rien, de même la vie des pécheurs n’est rien. » Mais les éditeurs du texte, Pierre Monnet et Jean-Claude Schmitt, nous mettent aussitôt en garde en faisant valoir que cette confession s’inscrivait d’abord dans une tradition théologique, paulinienne puis augustinienne, dont on peut penser qu’elle était clairement identifiable pour les lecteurs du texte, et qu’elle ne laissait sans doute guère de place à l’individuation psychologique.
13On peut alors tenter de poser le problème d’une autre manière : quels effets cherchait-on à produire, quelle image de la réalité voulait-on accréditer en racontant une vie associée au pouvoir ? Les réponses sont, bien entendu, multiples.
14On ne saurait sous-estimer les effets de réel qui pouvaient en être attendus. Il importait, après tout, que l’instance abstraite, mystérieuse, du pouvoir régalien pût être incarnée. À côté des formes codifiées qui en administraient la présence à travers des programmes rituels élaborés, en des occasions solennelles et répétitives, les témoignages biographiques proposaient à leurs destinataires un répertoire de circonstances particulières, reconnaissables ou, au moins, imaginables : des lieux, des moments, des situations et, bien sûr, des protagonistes. S’agissait-il du souci d’introduire dans le récit un rendu réaliste des choses telles qu’elles se seraient effectivement passées, comme on l’a parfois avancé dans nos discussions ? Ou plutôt, comme j’incline personnellement à le penser, d’inscrire ce récit dans un répertoire de références accessibles, et de rassembler ainsi les éléments d’une scénographie représentable et intelligible, à la manière dont le faisaient les exempla mobilisés dans les sermons médiévaux ; ou encore, dans une très longue durée et dans un grand nombre de cultures, convient-il de les comprendre comme ces cas que se donnait le raisonnement casuistique pour argumenter à partir de situations concrètes, dont il importait peu, à la limite, qu’elles aient été observées ou qu’elles aient été inventées pour les besoins de l’exercice ?
15Les éléments qui composaient cette scénographie pouvaient être de nature très diverse. Il ne ferait pas grand sens, à cet égard, de vouloir trier, pour les opposer, entre les realia et les aspects fictionnels ou encore ceux qui relèvent des conditions liées à un genre, comme nous sommes en permanence tentés de le faire. Chacun, à sa manière, pouvait contribuer à rendre plausible, croyable, convaincant le portrait du souverain. Les éléments peuvent nous aider aussi à marquer les limites de ce qui était recevable au sein d’une culture donnée. Une bonne part des études qui nous ont été présentées a insisté, à juste titre, sur les phénomènes d’intertextualité qui sont repérables dans les témoignages sur lesquels elles ont été menées. Pour nombre de ceux qui en étaient les destinataires, rien ne nous interdit de penser, tout au contraire, qu’un jeu de renvois à des textes antérieurs a pu être reçu comme une manière supplémentaire de les accréditer – et d’abord dans leur conformité à des modèles partagés. Il importait bien de donner à voir, ou plus exactement à se représenter, ce que pouvait être la réalité du pouvoir dans ses incarnations singulières.
16D’où la présence d’un certain nombre de séquences et de motifs récurrents. Ils esquissent des parcours : le souverain à venir a suivi un itinéraire, il a subi des épreuves qui ont confirmé à ses yeux (avant d’en convaincre les autres) son aptitude à la fonction dont il a, en plus d’un cas, eu la révélation (qui peut d’ailleurs être comprise comme une épreuve supplémentaire). Il va de soi que cette rétrospection est d’abord destinée à renforcer la conviction d’une élection déjà acquise : ce qui est ici en jeu est moins de retracer les étapes d’un apprentissage que de faire connaître ce qui, d’emblée, désignait un homme pour l’exercice du pouvoir. La biographie nous invite bien à suivre « l’accomplissement d’un processus d’autodéfinition du rôle du roi et de sa parole », pour reprendre la formulation de Stéphane Péquignot à propos du Llibre de Pierre IV d’Aragon. Mais il nous rappelle que ces témoignages ont été produits devant Dieu (Non nobis, Domine…) et dans une posture de soumission à la Providence qui conférait sa pleine légitimité à la parole souveraine. Tel est, bien entendu, le modèle dominant dans la tradition chrétienne d’Occident. Mais la version que livrent les passages autobiographiques des écrits de Julien l’Apostat en est-elle vraiment si différente ? Julien est certes soucieux de « prouver qu’il n’a pas recherché le pouvoir » et qu’« on l’a contraint à le prendre » ; il l’est tout autant de montrer que la formation qu’il a reçue « dès [s] on enfance », les enseignements qu’il a reçus, ses lectures et son expérience biographique, l’ont préparé aux vertus qui étaient attendues de l’empereur, même si, en fin de compte, ce sont les dieux, à la volonté desquels il revendique de s’être toujours soumis, qui en ont décidé dans les circonstances particulières qui étaient celles de l’Empire au milieu du ive siècle. La « tentation autobiographique », qu’a si bien caractérisée Laurent Angliviel à son propos, s’inscrit ainsi à la croisée de deux répertoires, qui sont pour nous disjoints, mais qu’elle ne cesse de mettre en tension l’un par rapport à l’autre : celui de l’ordre divin du monde, d’une part, celui, mondain, des circonstances de l’autre ; et c’est bien par rapport à ce double répertoire et en jouant sur lui que Julien s’est employé à situer, à expliquer et à justifier son expérience personnelle – ce qui impliquait d’abord qu’il parvînt à la rendre communicable à ses lecteurs.
17Mais une telle entreprise d’accréditation dépend en premier lieu de celle du scripteur, de celui qui s’exprime ou qui est supposé s’exprimer lui-même. C’est en ce point que la distinction qui nous a été proposée, et qui a été plusieurs fois reprise dans nos discussions, entre auctorialité et autorité, trouve sa pertinence et son utilité. « On ne peut, observe Stéphane Péquignot, déterminer de façon certaine si le roi dicte son ouvrage, mais il est assuré que Pierre IV exerce son auctoritas sur l’ensemble de l’œuvre, sollicite le recours aux documents d’archives dont certains sont inclus dans le Llibre, et garantit l’adéquation du manuscrit avec ses intentions […]. » Sans doute n’est-il pas toujours possible de repérer aussi exactement la présence et les interventions du souverain dans les textes de notre corpus, mais il ne me semble pas exagéré de poser en principe qu’ils tirent leur puissance de conviction – et même leur puissance d’argumentation – de la position même de celui dont ils parlent, et qui se trouve aussi être celui qui est supposé parler. Car c’est bien, en fin de compte, l’autorité de celui qui a été investi du pouvoir qui fonde la crédibilité du texte et, du même coup, sa performativité. En ce point, le fait de savoir si nous avons – ou non – affaire à de « véritables » autobiographies, si le scripteur a été un auteur individuel ou collectif, perd beaucoup de son importance puisque tout nous montre que c’est la présence d’une personne souveraine dans un texte – dans une gamme très large de textes – qui en est la seule justification, qui anticipe les attentes dont il peut être l’objet et qui en détermine l’efficacité3.
18Il importe d’autant plus de démontrer que le pouvoir s’identifie à une personne, qu’il passe par quelqu’un, le porteur reconnaissable, ou plutôt identifiable, de qualités abstraites. Mais, à nouveau, ces marques d’identification peuvent être trouvées dans le stock des représentations disponibles – le ou les « portrait(s) du roi » –, tout autant que dans des marques d’individuation personnelle. Ce que le témoignage doit transmettre va au-devant de demandes concrètes sur les mystères du pouvoir, des demandes simples, répétitives, et qui paraissent elles-mêmes très formatées : comment est-on investi du pouvoir souverain ? Comment l’exerce-t-on ? Comment décide-t-on au nom de tous et dans quelles conditions ? À nouveau, le Llibre de Pierre IV peut nous servir d’illustration (quand bien même nous sommes fort loin de retrouver dans nos textes une formule unifiée) : dans sa minutie, dans son souci de préciser les circonstances, les enjeux, les protagonistes, dans la mise en valeur de la parole royale, dans son souci de convaincre, dans la soumission qu’il ne cesse de rappeler à la Providence, il met en place les pièces essentielles de ce qui fait le métier de roi, de l’incarnation d’un principe dans l’expérience personnelle d’un homme comme dans ses actions visibles, dans le temps des hommes comme dans le plan divin.
19Du coup, on serait tenté de penser que les marques d’individuation – le recours au « je » chez Jacques Ier, la citation de paroles du souverain, la mention des noms de ses collaborateurs – doivent d’abord être comprises comme des manières d’accréditer les témoignages qui les accueillent, de les rendre plus convaincants, plutôt que comme des jalons dans une histoire de l’individu qu’ils ne documentent pas vraiment en raison du point de vue qui en commande l’écriture. Mais sur ce point, les mises en garde de Jacques Le Goff et de Jean-Claude Schmitt semblent bien avoir fait l’objet d’un accord assez général entre les participants à ce colloque4.
20Il faut faire exister le souverain dans un texte, mais il faut aussi y faire place au monde qui s’ordonne à partir de lui. Ce peut être l’évocation du royaume, c’est-à-dire un espace visible de souveraineté, rassemblé, désiré, menacé, etc. Ce peut-être la présentation d’une dynastie qui inscrit cette souveraineté dans le temps (ainsi chez les Aragonais ou chez Charles IV de Bohême). Mais le projet peut aller plus loin encore. Dans le premier quart du xviie siècle, Le Livre de Jahāngīr propose ainsi une description du monde et une manière d’inventaire des merveilles de la création. De façon convaincante, Corinne Lefèvre suggère d’y voir une preuve que la volonté de l’empereur moghol « de décrire, de mesurer et de dénombrer tout ce qu’il observait dans son royaume – et par là même de l’ordonner – constitue une puissante affirmation de sa domination : ce faisant, il prenait physiquement et symboliquement possession de ses territoires et de leurs habitants et réaffirmait sa souveraineté sur ceux-ci ». La proposition peut d’ailleurs s’inverser : faire exister dans un texte le monde sur lequel s’exerce la puissance du souverain, c’est aussi, d’une certaine manière, inscrire le pouvoir dans l’évidence d’un ordre en même temps que le situer parmi les mirabilia.
21Il reste à marquer certaines des limites de l’expérience tout en s’interrogeant sur la manière la plus efficace de la poursuivre. Dès la présentation de ces journées, Pierre Monnet et Jean-Claude Schmitt nous ont mis en garde contre les risques d’une perspective téléologique, celle d’une histoire des pouvoirs, celle des genres autobiographiques, celle de l’individu ou celle du sujet. Aurions-nous été tentés d’y céder, les dimensions et la composition d’un échantillon qui est à la fois discontinu et lacunaire auraient sans doute suffi à nous en dissuader. Il reste que, sur la base de ce corpus de témoignages qui se font partiellement écho, il a été possible d’expérimenter des comparaisons et de tenter de mieux poser un jeu de questions communes, et l’on peut déjà s’en féliciter.
22Sur certains points, l’enquête n’a peut-être pas entièrement exploité les ressources qu’elle a rassemblées. J’en retiendrai deux exemples, dont nos échanges, au cours du colloque, ont permis d’amorcer la discussion et de montrer l’intérêt. Le premier est celui des lacunes et des dissonances : de quoi nos textes ne parlent-ils pas ? De quoi pouvait-on s’attendre à ce qu’ils ne parlent pas ? La question n’est en rien rhétorique. En citant une lettre de Julien l’Apostat à Maxime, Laurent Angliviel évoquait « les choses à dire plutôt qu’à écrire » (et qui concernaient, en fait, le domaine religieux plutôt que l’exercice de la souveraineté). Nous avons eu affaire à des textes qui, le plus souvent, relevaient de pratiques d’écritures qui étaient fortement codifiées. Raison de plus pour prêter davantage d’attention encore à la manière dont ils pouvaient jouer avec les formalités qui leur étaient assignées. J’en viens à mon second exemple : il vaudrait la peine, me semble-t-il, de chercher à mieux cerner les publics qui étaient les destinataires pressentis par les auteurs (ou par les initiateurs) de ces biographies souveraines. Après tout, ne relèvent-elles pas pour la plupart d’entre elles d’une politique de communication régalienne ? Quels lecteurs et quels types de lectures pouvaient-ils anticiper ? La réponse est sans doute plus facile à trouver lorsqu’il s’agissait de textes inscrits dans une série textuelle reconnaissable. Des tables des Res gestae, Pierre Cosme nous a rappelé que, pour une large part de leur public, elles étaient probablement illisibles et que leur efficacité reposait sur un pur effet d’imposition – c’est-à-dire de représentation –, ce qui n’est en rien indifférent, moins encore négligeable ; mais que de la part des élites cultivées de l’Empire, de ceux qui pouvaient espérer être associés à sa gestion, le texte pouvait être l’objet d’une étude plus approfondie ; et entre ces deux extrémités du spectre, on peut raisonnablement imaginer plusieurs positions intermédiaires. Les Res gestae relèvent des écritures publiques et l’éventail des lectures pouvait en être particulièrement ouvert, ce qui n’a vraisemblablement pas été le cas de la plupart des témoignages biographiques qu’ont laissés des souverains. Il n’en serait pas moins instructif de mieux identifier, tant à partir des marques inscrites dans les textes que des conditions prévues pour leur communication, les lecteurs qu’ils visaient, et pour quels temps historiques.
23On peut aussi imaginer poursuivre l’expérience. Il vaudrait peut-être la peine de se demander si, dans l’histoire de ces biographies autorisées, il a existé des « nœuds », des phases de concentration, des moments et des lieux qui en ont encouragé la production et la reconnaissance : ainsi de l’Empire romain au ive siècle ; ainsi de la Catalogne des xiiie et xive siècles, des Habsbourg à la fin du Moyen Âge, de la dynastie moghole au xvie et au début du xviie siècle. Si ce qui n’est à ce stade qu’une impression se vérifiait, il faudrait alors s’interroger sur les conditions particulières qui permettraient d’en rendre compte à chaque fois, puis se demander si elles se retrouvent, en tout ou en partie, d’un cas à l’autre. La poursuite de l’enquête passe probablement par un approfondissement des situations locales à partir des questions que cette première phase du travail a permis de formuler ou de préciser. Le temps est peut-être venu de s’intéresser aux modalités qu’a prises à chaque fois le recours à la biographie royale comme manifestation et comme mise en œuvre du pouvoir souverain.
24Il ne serait pas non plus sans intérêt de chercher à mieux comprendre certains blancs sur la carte qui a commencé à être dessinée. Ainsi, la monarchie pontificale semble n’avoir guère laissé de textes de ce type et les Commentaires de Pie II font plutôt figure d’exception (mais c’est peut-être le grand humaniste plus que le pape qu’il faut d’abord identifier dans le souci qui a été le sien de laisser un témoignage argumenté sur la cohérence de sa vie et de son action). Au cours de nos discussions, on s’est aussi interrogé à plusieurs reprises sur l’absence de tradition autobiographique dans la monarchie française, pour suggérer qu’elle pourrait s’expliquer par la prétention de l’absolutisme à se passer « de toute forme de justification subjective passant par l’écriture de soi ». Reconnaissons pourtant qu’énoncée en ces termes, l’explication ne convainc pas entièrement. Outre que le « silence » des rois de France n’a pas commencé avec la monarchie absolue, celle-ci me paraît poser des problèmes spécifiques : laissait-elle la moindre place à une distinction entre ce que le roi montrait et ce qu’il était ? Était-elle compatible avec un registre de l’expérience intime, avec la revendication d’une intériorité ? On peut en douter, en se fondant sur la lecture des Mémoires de Louis XIV, mais aussi, plus généralement, sur l’économie de la personne royale telle que nous pouvons la connaître.
25On le voit : au-delà du riche matériau qu’elle a permis de réunir et d’interroger, cette rencontre aura laissé ouvertes autant de questions, neuves ou reformulées, qu’elle a apporté de réponses. Il convient de s’en réjouir puisqu’elles sont autant d’incitations à poursuivre ensemble notre réflexion.
Notes de bas de page
1 La communication orale de Gilles Lecuppre sur l’autobiographie inventée du faux roi Jean Ier (Giannino Baglione), publiée dans un autre recueil sous le titre « Continuité capétienne, monarchie universelle et martyre rédempteur : la royauté fantasmatique du Siennois Giannino Baglione (1316-1362) », dans Anne-Hélène Allirot, Gilles Lecuppre, Lydwine Scordia (dir.), Royautés imaginaires ( xiie -xvie siècles), Turnhout, Brepols, 2005, p. 103-118, peut être plus amplement consultée dans sa synthèse de référence : L’imposture politique au Moyen Âge : la seconde vie des rois, Paris, Presses universitaires de France, 2005.
2 Pierre Nora, « Les Mémoires d’État : de Commynes à De Gaulle », dans Les Lieux de mémoire, La Nation, 2, Paris, Gallimard, 1986, p. 355-400. Notons pourtant que Nora insiste sur la particularité française que serait, selon lui, le genre des mémoires d’État : notre dossier suggérerait sans doute de nuancer cette conviction.
3 Il serait important sur ce point de repartir de la réflexion sur le lien constitutif entre le pouvoir et la représentation du pouvoir qu’a proposée Louis Marin dans Le Portrait du roi, Paris, Éditions de Minuit, 1981, ainsi que dans certains des textes réunis dans le recueil Politiques de la représentation, Paris, Éditions Kimé, 2005.
4 Jacques Le Goff, Saint Louis, Paris, Gallimard, 1996, p. 499 et suiv. ; Jean-Claude Schmitt, « La découverte de l’individu : une fiction historiographique ? », dans Le corps, les rêves, les rites, le temps, Paris, Gallimard, 2001, p. 242-262. Notons que pour certains textes qui se situent aux limites chronologiques du corpus considéré, le problème de l’affirmation individuelle peut se poser en termes sensiblement différents : tel est bien évidemment ce que suggèrent les Mémoires de Catherine II, dont la dimension proprement « égotiste » tranche sur la plupart des témoignages versés au dossier. Sur l’évolution ultérieure du problème, mais dans une perspective décalée, voir Jerrold E. Seigel, The Idea of the Self : Thought and Experience in Western Europe since the Seventeenth Century, Cambridge (MA), Cambridge University Press, 2005.
Auteur
Jacques Revel est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et professeur à la New York University. Il est l’un des directeurs des Annales. Histoire, sciences sociales. Ses intérêts d’historien portent sur l’histoire sociale des cultures européennes entre les xvie et xviiie siècles ainsi que sur les transformations contemporaines des pratiques historiographiques.
Parmi ses publications récentes : Histories : French Constructions of the Past, New York, 1996 (avec Lynn Hunt) ; Jeux d’échelles : la micro-analyse à l’expérience, Paris, 1996 ; Penser par cas, Paris, 2005 (avec Jean-Claude Passeron) ; Un parcours critique. Douze exercices d’histoire sociale, Paris, 2006 ; Proposiçaoes. Ensaios de historia e historiografia, Rio de Janeiro, 2009.
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