Le Livre de Babur
p. 108-117
Résumé
Le propos de cet article se veut modeste : il s’agit de présenter une personnalité exceptionnelle : Babur (1483-1530), conquérant de l’Inde et fondateur de la dynastie des Grands Moghols, à travers une œuvre qui ne l’est pas moins : son autobiographie, le Baburname. Plusieurs extraits significatifs sont cités dans la traduction française de Jean-Louis Bacqué-Grammont, accompagnant une mise au point sur la biographie de l’auteur, les manuscrits, les éditions et les traductions. On présente la structure de l’ouvrage et fournit quelques clefs sur le jeu politique fort complexe dans l’Asie centrale de l’époque (les fondements de la légitimité souveraine ; la concurrence des lignées gengiskhanide et timouride ; l’impact du chiisme safavide). Les caractéristiques nombreuses et contradictoires de cette autobiographie sont relevées : engagement proclamé de vérité, mais des occultations flagrantes ; expression des intérêts multiples de l’auteur, la biographie cède fréquemment la place à l’encyclopédie ; Babur entend faire œuvre d’historien, mais sa partialité est assumée, de même que la confusion du public et du privé. Il livre des confessions, mais dépourvues de réflexivité.
Texte intégral
1Zahir al-din Muhammad, dit Baber ou Babur (« la panthère »), a vécu de 1483 à 15301. Originaire d’Asie centrale, plus précisément du Ferghana (la vallée moyenne du Syr Daria, l’ancien Yaxarte), il était à la fois turc et mongol par ses ancêtres. Par son père, il était en effet le descendant en ligne directe, à la cinquième génération, du fameux conquérant turc Tamerlan (Timur Lenk, c’est-à-dire « Timour le boiteux ») ; par sa mère, il était le descendant en ligne directe, à la quinzième génération, du Mongol Gengiskhan, par le deuxième fils de ce dernier, Tchaghatay. Ce prince, qui conquit l’Inde du Nord et est à l’origine de la dynastie des Grands Moghols (1526-1858), a composé ses Mémoires, un ouvrage généralement connu sous le nom de Babur-nama (« Le Livre de Babur »). Il fut également l’auteur d’une œuvre poétique considérable, en turc et en persan2. Mais tandis que cette seconde sorte de production littéraire est assez courante chez les souverains de l’islam, l’écriture de Mémoires est en revanche rarissime. Elle l’est chez les musulmans du passé en général3, et à plus forte raison chez les souverains. Tout juste peut-on citer le cas de Sebüktegin, l’ancien esclave devenu gouverneur de province au service des Samanides, et père de Mahmud de Ghazna (r. 998-1030), un autre conquérant de l’Inde et en ce sens un précurseur de Babur, qui fonda la dynastie des Ghaznévides (977-1186). On attribue à Sebüktegin un ouvrage rédigé en persan de conseils à son fils (il est d’ailleurs intitulé Pand-nama, c’est-à-dire « Livre des conseils »), qui a bien un caractère autobiographique, surtout par le récit de la jeunesse de l’auteur4. Mais alors que le Pand-nama tient sur quelques feuillets, le Babur-nama est un ouvrage incomparablement plus substantiel et couvre la quasi-totalité de la vie de l’auteur. Le texte conservé a beau comprendre des lacunes, la traduction française n’en occupe pas moins quelque quatre cents pages en composition serrée. Il est vrai, par ailleurs, que Babur fera un émule parmi ses descendants, Jahangir, fils d’Akbar, empereur de 1605 à 1627, lettré et protecteur des arts, qui composera lui aussi des Mémoires de qualité5.
Manuscrits, éditions, traductions
2Le manuscrit original de l’œuvre, rédigé en turc tchaghatay, a disparu. Mais le succès rapide et durable de l’ouvrage a suscité l’élaboration de copies en turc ou en traduction persane, dont plusieurs ont subsisté. La plus ancienne, dite d’Elphinstone, du nom de son découvreur, date des années 1560, mais est malheureusement très incomplète. Une meilleure copie, datant des environs de 1700, est conservée à Haydarabad. Elle a servi de base au travail fondamental d’Annette Susannah Beveridge, son édition de 19056, puis sa traduction anglaise7. Une autre copie a été découverte en 1714 par une mission russe à Boukhara : il s’agit d’une remise en turc d’une traduction persane préalable (Waki‘at-i Baberî). Une copie en sera exécutée à Londres en 1737. Elle sera imprimée à Kazan en 1857 par les soins de Nikolaï Ivanovitch Ilminskij8. C’est cette édition d’Ilminskij qui servira de base à la traduction française de l’orientaliste Pavet de Courteille, publiée à Paris en 18719. Une nouvelle traduction française, fondée sur le texte en langue turque tchaghatay, œuvre de Jean-Louis Bacqué-Grammont, sera à son tour publiée à Paris en 198010. C’est à cette édition que nous empruntons les citations qui vont suivre, et que correspondent les numéros de pages que nous indiquons.
Des annales à la première personne
3Un premier point mérite d’être souligné : à cette autobiographie dont nous aurons à mettre en évidence l’originalité profonde et le caractère subjectif, l’auteur a donné une structure traditionnelle. À l’instar des chroniqueurs de l’historiographie musulmane classique, il a composé des annales. Ce sont les années successives (années lunaires de l’ère hégirienne en l’occurrence) qui déterminent les chapitres successifs, au sein desquels il ne sera pas fourni de dates plus précises. Le texte relate ainsi les « événements » des années 899H-914H (1493-1508) ; 925H-926H (1519-1521) ; 932H-936H (1525-1530). Cette énumération laisse apparaître des lacunes, qui peuvent tenir à des pertes ou à l’abandon momentané par l’auteur de son entreprise. Une première lacune intervient ainsi entre 1508 et 1519. D’autre part, le texte change de nature après cette date. On n’a plus affaire à une narration élaborée, mais à un journal. L’auteur lui-même fait une distinction entre l’ouvrage achevé et les « papiers », le terme désignant vraisemblablement des notes, peut-être prises au jour le jour. Ce « journal » est à son tour interrompu entre le 2 janvier 1520 et le 16 novembre 1525, soit pendant les six années préludant à la conquête de l’Inde, mais cette époque est également celle pendant laquelle il compose une autre œuvre importante, le Mubayyan, un poème didactique de 2 000 vers sur le droit musulman hanéfite, dédié à son deuxième fils, Kamran. Le journal, repris en 1525, présentera une nouvelle lacune, de cinq mois, entre le 21 mars et le 18 septembre 1527. Enfin, il est brutalement interrompu le 7 septembre 1529, soit quinze mois avant la mort de Babur.
Une destinée à rebondissements
4L’essentiel du contenu et le fil conducteur du livre, ce sont les res gestae de l’auteur – une vie incroyablement riche d’actions et de déplacements multiples : campagnes militaires, parties de chasse, errances à travers l’Asie centrale. Il observera qu’il n’aura célébré aucune des grandes fêtes annuelles de l’islam deux fois au même endroit.
5Au départ, à l’âge de onze ans, à la mort de son père ‘Umur Shaykh, il devient mirza (c’est-à-dire seigneur) de Ferghana, avec la ville d’Andidjan pour capitale. Mais après avoir perdu plusieurs fois ce royaume initial, il trouvera un royaume de substitution – et une patrie selon son cœur –, à 950 kilomètres de là, comprenant Kaboul et une petite partie de l’Afghanistan actuel, entre la chaîne de l’Hindoukouch et Ghazna. À trois reprises, il conquerra Samarkand et la Transoxiane, pour ne pas les garder. Enfin, il se lancera dans la conquête du Nord de l’Inde où il avait préalablement mené cinq campagnes de razzia. Il y anéantira le pouvoir de la dynastie afghane des Lodi puis celui des Radjpoutes. Il se fixera dans cette ultime conquête et mourra à Agra à l’âge de quarante-six ans.
6Il y a là une des difficultés de lecture du livre : une infinité d’événements ; un fourmillement de péripéties dont il est très difficile de saisir les tenants et les aboutissants ; une multiplicité de lieux également, souvent bien malaisés à situer ; une foule de personnages enfin : émirs, beys, khans, mirzas, qu’on a du mal à se remémorer, à identifier quand ils apparaissent et dont on ne saisit pas toujours comment et pourquoi d’amis très chers, ils se transforment en ennemis inexpiables, d’alliés loyaux en traîtres qui seront tantôt pardonnés (quitte à ce qu’ils trahissent de nouveau), tantôt exécutés sans merci. Il en résulte que l’interposition entre le texte et le lecteur d’un appareil de notes s’avère souvent indispensable à la compréhension, même si, à d’autres égards, le contact humain s’établit avec une facilité surprenante entre Babur et son lecteur, à travers les siècles et les continents.
Le jeu politique en Asie centrale
7Quelques facteurs me paraissent donner des clefs à la fois des vicissitudes de la carrière de Babur et de la confondante mobilité des relations politiques dans l’Asie centrale de l’époque. Les deux lignées qui se conjuguent dans la personne de Babur, timouride et gengiskhanide, incarnent alors deux légitimités politiques, le cas échéant conflictuelles, dans l’ensemble de cette zone. Tous les membres de ces deux lignées ont un droit virtuel à régner. Babur est ainsi un souverain légitime à Andijdan, comme il le sera ensuite à Kaboul. Dans cette dernière cité, il chasse un usurpateur qui avait pris la place d’un de ses cousins, petit-fils comme lui d’Abu-Saïd, lequel avait compté Kaboul dans ses possessions. De même, Babur eut un souverain légitime à Samarkand, comme d’ailleurs à Hérat, les deux grandes capitales de l’ancien empire timouride. Le regret de sa vie sera de n’avoir pu conserver ces deux places. Sa conquête indienne, au contraire, ne sera pour lui qu’un pis-aller. Un autre facteur vient compliquer les choses : l’absence d’ordre successoral au sein des lignées royales. Elle fait qu’un oncle, voire un frère (Djihangir dans le cas de Babur), peut devenir, dans certaines circonstances, un concurrent et le pire des ennemis. Pour appuyer ses droits, chaque compétiteur doit s’assurer le concours de beys, c’est-à-dire de seigneurs de deuxième et de troisième ordre, qu’il faut appâter ou récompenser par l’attribution d’apanages ; ainsi que de troupes de mercenaires, des bandes de guerriers turcs, mongols ou afghans. La loyauté de ces auxiliaires est toujours douteuse eu égard à leur propension à voler au secours du succès et à déserter, au contraire, les rangs des losers.
8Le plus redoutable des concurrents auxquels se heurtera Babur fut le khan ouzbek Chahi Bek Chaybanî (1488-1510), un autre grand conquérant, à l’origine de la dynastie des Chaybanides (1500-1598). Il était descendant de Gengiskhan, lui aussi, à la dixième génération, mais par le fils aîné de celui-ci. Il avait entrepris de se tailler un empire au détriment des Timourides. Il finira vaincu et tué en décembre 1510 par Chah Isma‘il (1501-1524) – un élément extérieur dans la compétition, s’appuyant pour sa part sur une légitimité religieuse, en tant qu’héritier des chefs spirituels d’une grande confrérie chiite, la Safawiyya d’Ardabil. Pour s’assurer de sa protection, dans son œuvre de reconstitution de l’empire timouride, Babur, alors à Samarkand, ira, lui le pieux sunnite, jusqu’à apostasier en faveur du chiisme : une faute impardonnable et, comme on va le voir, inavouable.
Un pacte de vérité
9Si les Mémoires empruntent aux chroniques du temps le principe des annales, elles s’en séparent au contraire totalement par le style et le ton. Les chroniqueurs timourides sacrifiaient volontiers à l’emphase et l’amphigourisme. Babur use, au contraire, d’une langue simple, directe, concrète, vivante, qui tranche d’ailleurs également avec le formalisme des miniatures qui illustreront son ouvrage11. Il n’est assurément pas fortuit qu’il ait choisi pour s’exprimer le turc tchaghatay et non le persan.
10Il manifeste constamment le souci du détail, voire du détail trivial. Son livre en est si rempli qu’on peut y voir la confirmation du fait qu’il prenait des notes. On imagine mal en effet qu’il ait pu se rappeler tout ce qu’il rapporte d’une vie si riche avec un tel luxe de précision : en toutes circonstances, il évoque non seulement ce qu’il a pensé et dit, mais ce qu’il a mangé, comment il était habillé, quelles armes il portait, quelle somme il a dépensée. Les paysages sont minutieusement décrits ; les distances sont exactement chiffrées.
11Le récit est fait à la première personne, et l’auteur est au centre de tout. Cependant, il se défend expressément de tendre à l’autoglorification, de donner dans l’apologia pro vita sua. Il ne s’agit pas – ou pas directement – d’édifier sa statue. Il veut se montrer tel qu’il est, avec ses forces et ses faiblesses. Il établit avec le lecteur un pacte de vérité. Il écrira, par exemple :
L’intention de ce que je viens de dire [à propos de la conquête de Samarkand] n’est pas d’amoindrir la valeur de quiconque. Ce qui a été mentionné était un exposé véridique. Le but de ce que je viens d’écrire n’est pas de me magnifier moi-même. Ce qui a été décrit est la vérité (p. 124).
12Ou plus loin :
Je n’écris que la vérité. Je n’aborde point ces faits pour faire mon propre éloge. J’écris exactement ce qui s’est passé. Dans cette chronique, je tiens à l’authenticité des paroles et à l’exposé exact des faits que je rapporte (p. 237).
13À plusieurs reprises, il reconnaît ses fautes et ses faiblesses. Il note ainsi :
Lorsque je pris Samarkand [allusion à sa première conquête de la ville], j’étais âgé de 19 ans. Je n’avais pas beaucoup vécu ni n’avais d’expérience (p. 123).
14Plus expressément autocritique encore, à propos de l’installation de son gouvernement à Kaboul :
Je ne connaissais alors rien des moissons et des récoltes du pays de Kaboul et le pays fut très appauvri par le lourd impôt [qu’il avait ordonné] (p. 183).
15Ce parti pris de franchise n’empêche pas certaines occultations caractérisées ; il n’est pas toujours possible de s’expliquer certains faits avec les seules données qu’il veut bien fournir ; faute de livrer les termes de sa capitulation, quand il est chassé de Samarkand par Chaybanî, il ne permet pas de comprendre pourquoi il n’est pas poursuivi et pourquoi il laisse derrière lui une partie de sa famille, qui ne le rejoindra que plus tard12.
16Il se garde bien d’évoquer son épisode chiite, à la suite de son alliance avec Chah Isma‘ il – le fait qu’il avait fait prononcer une khotba chiite à Samarkand et qu’il avait revêtu et fait revêtir à ses troupes le bonnet rouge à douze plis des duodécimains.
Un encyclopédisme subjectif
17Ces silences mis à part, il est clair qu’il entend que ses Mémoires soient aussi une œuvre d’historien sur laquelle la postérité pourra s’appuyer. On le constate notamment à travers les nombreux portraits de grands personnages impliqués dans les événements, qu’il tient à brosser de façon méthodique et que, de nouveau à la manière des chroniqueurs, il insère au moment de leur mort : celle-ci est l’occasion pour lui de retracer rétrospectivement leur vie et de récapituler tout ce qui les concerne d’important. Ayant mentionné, par exemple, la mort du chef de sa famille, son cousin Sultan Husayn Mirza, il se lancera dans un long développement, traitant successivement les différentes rubriques relatives à ce personnage et à son règne : naissance et filiation ; aspect physique et habitudes ; manières et qualités ; batailles et combats ; les vizirs à son service ; les shaykh ul-islam ; les poètes ; les artistes de son temps (p. 200-218).
18Le caractère systématique de l’exposé et la reconnaissance qu’il représente, dans son étendue même, de l’importance historique du personnage, n’excluent cependant pas la liberté de jugement et, le cas échéant, la partialité. Il écrit ainsi que le mauvais exemple du défunt avait eu pour conséquence que ses propres fils, ses soldats et les habitants de sa capitale « s’adonnaient avec excès à la boisson et à la pédérastie ». La liberté de ton peut d’ailleurs tourner au réquisitoire et à la satire virulente comme dans l’« oraison » funèbre de son oncle Mahmud Mirza :
Il avait une violente inclination pour la tyrannie et la pédérastie […] De son temps cette néfaste pratique fut si répandue qu’il n’y eut plus personne qui n’entretînt pas de mignons. Entretenir des mignons était considéré comme une vertu, n’en point entretenir était une honte […] Ses poèmes étaient faibles et fades et mieux vaut ne point en citer que d’en citer de semblables (p. 67).
19Le même souci de présentation méthodique et exhaustive ne se limite pas aux événements et aux principaux acteurs, on le trouve également dans les tableaux physiques et politiques des régions conquises. Le récit des conquêtes indiennes sera ainsi précédé d’un tableau des multiples royaumes se partageant la zone avant la conquête (p. 322). L’Inde, de même que le pays de Kaboul feront également l’objet de descriptions détaillées dans leurs aspects géographiques, climatiques, agricoles, démographiques, ethniques et même ethnographiques13. Les espèces de la faune et de la flore sont longuement énumérées14. Dans ces passages, on a l’impression de sortir de l’autobiographie pour entrer dans une forme d’encyclopédisme.
20Pourtant une certaine expression de la subjectivité ne manque pas dans ces exposés à caractère pédagogique. D’abord, l’auteur ne se prive pas de jugements personnels, laudatifs ou critiques. On lira, par exemple, cette appréciation sur l’Inde : « L’Inde est un pays qui offre peu de charme. Il n’y a pas point de beauté chez ses habitants […] Ils n’ont ni caractère, ni capacité, ni urbanité, ni générosité, ni qualités viriles » (p. 338), ou encore, à propos des environs d’Agra : « Les lieux étaient si déplaisants et si désolés que je passai mon chemin avec cent répulsions et impressions désagréables » (p. 346).
21Par ailleurs, tous ces développements didactiques, même quand ils se présentent comme objectifs, restent subjectifs en ce sens qu’ils ont pour point de départ l’insatiable curiosité, les goûts et les intérêts intellectuels de l’auteur. Ils ne font que manifester son appétit de connaissances, l’un de ses appétits parmi d’autres et l’une des formes de la formidable vitalité du personnage. À de nombreuses reprises, il donne directement à voir ce pan de sa personnalité, qu’il exprime sa satisfaction à découvrir, au franchissement d’un col, l’étoile de Canope (p. 164), qu’il discute avec flamme avec ses compagnons de questions de langue, de vocabulaire et de grammaire ou qu’il se flatte d’avoir mis au point un mode d’écriture rapide. Son goût pour la poésie est constamment présent par les innombrables citations de vers auxquelles il se livre, les vers des autres qu’il a dû noter sur le moment et surtout les siens propres. On le voit faire porter un recueil de ses vers, accompagné d’une dédicace sous forme de poème, à un certain prince, probablement l’époux chaybanide de sa demi-sœur (p. 288). Dans le butin de ses conquêtes, il ne manque pas de mentionner avec des commentaires les bibliothèques des souverains qu’il a vaincus, qu’il s’empresse de visiter, aussitôt la ville prise (p. 313). Les jardins sont une autre de ses passions : il en planta de nombreux, surveillant personnellement leur aménagement (par exemple, p. 305).
Des confessions au premier degré
22Cette expression de ses goûts est sans doute une première forme de discours sur soi, mais c’est un discours au premier degré : il se donne pour ce qu’il est, sans commenter, expliquer ou justifier. De même, il ne s’adonne guère à l’introspection. Ainsi, on n’en apprendra guère sur les mobiles de son mouvement perpétuel, comme si le seul fait qu’il était de sang royal était une explication suffisante de ses ambitions et de toutes ses actions. Il se contente de constater :
Comme j’avais l’ambition de régner et des désirs de conquête, je ne pouvais pas m’asseoir en simple spectateur parce que, une fois ou deux, mes campagnes n’avaient pas réussi (p. 97).
23La grande entreprise de sa vie, sa conquête de l’Inde, semble découler d’une même évidence :
Le pays de Kaboul m’avait été accordé [par Dieu] en l’an 910 (1505). Depuis cette date […] j’avais toujours pensé à conquérir l’Inde. Mais, soit à cause de la pusillanimité de mes beys ou du manque de solidarité de mes frères aînés et cadets, la marche sur l’Inde ne m’avait point été accordée et je n’avais point soumis cet empire. Finalement, ces obstacles disparurent (p. 321).
24Il ne s’explique guère plus sur ses conceptions en matière de gouvernement et de maniement des hommes. Tout au plus, répondant à une critique qu’il estime injustifiée, il laissera échapper :
Ce n’est pas seulement en cette circonstance que je traitai avec plus de libéralité les beys qui m’avaient rejoint et les autres beys étrangers que ceux qui me servaient depuis longtemps (p. 183).
25Silencieux sur les éventuels calculs et analyses en amont de ses actions, il est disert en revanche sur les rêves prémonitoires qui, conformément à la tradition, ont précédé celles-ci (p. 122, 154). Il exprime alors toute la foi religieuse et la croyance dans le surnaturel qui l’animent.
26Décrivant ses comportements, il se montre généralement indulgent, généreux, cordial et même affectueux envers autrui, mais, dans certaines circonstances, il fait état d’agissements rigoureux et même cruels, sans sourciller ni se justifier, tant cette dureté lui paraît, en l’occurrence, aller de soi. Par exemple, après avoir mentionné une scène de pillage de montagnards indiens, il écrit : « je fis rechercher ceux qui s’étaient conduits de la sorte et en fis dépecer deux ou trois » (p. 309) ou, tout aussi froidement, à la suite d’une bataille en Inde, « j’ordonnai aux arquebusiers de passer les prisonniers par les armes pour faire un exemple » (p. 355).
27Une autre caractéristique de cette autobiographie est de ne pas marquer de séparation entre l’homme public et l’homme privé. Dans l’évocation de sa vie privée, l’auteur fait preuve d’une sincérité et d’une franchise étonnantes, mais il le fait avec retenue et sans aucun pathos. Il évoque, par exemple, le désarroi de ses premières amours, sans pudeur ni artifice :
Dans les premiers temps de mon mariage, mon affection n’était pas absente mais c’était mon premier mariage. Timide et honteux, je n’allais à elle que tous les dix, quinze ou vingt jours. Plus tard, cette affection elle-même disparut, tandis que ma honte devenait encore plus forte. La princesse, ma mère, ne parvenait à m’envoyer à elle que tous les mois ou tous les quarante jours et encore avec difficulté. Ce fut alors que je rencontrai le fils d’un marchand d’un bazar du camp, nommé Baburî dont le nom me convenait singulièrement, et pour lequel je me découvris une singulière inclination […] Dans le bouillonnement de la passion et de l’amour, et sous l’emprise de l’ardeur et de la fureur, je me promenais tête et pieds nus, sans prêter attention aux gens de connaissance ni aux étrangers et sans me soucier de moi-même (p. 114-115).
28À son deuxième mariage, avec une parente, Masuma, il ne consacrera qu’une mention factuelle et parfaitement neutre. En revanche, on note qu’il ne parle que très peu de celle qu’il appelle Mahım (« ma lune »), qui passe pour avoir été la femme de sa vie, mère de son fils préféré, Hümâyûn. Il n’indique pas ses origines et ne donne même pas son vrai nom. Il ne manque pas de consigner les naissances de ses trois fils, bien que très sobrement : Hümâyûn (p. 251), Hındal (p. 271) et Faruq (p. 348).
29À de nombreuses reprises, il fait état de sa gourmandise, évoquant, par exemple, un « chameau succulent » (p. 197), ou, plus régulièrement, sa prédilection pour les melons, les grenades et les raisins. Il donne libre cours à son émotion quand il évoque la mort de sa mère, Qutluq Nigar Khanım (p. 194).
30Il ne dédaigne pas de faire place dans son récit à de petits faits personnels. Parmi les événements de l’année 910H, il mentionne celui-ci : « J’entrai dans ma 23e année et je me rasai pour la première fois. » Cet autre sera cité sous le mois de cha‘bân de l’année 925H : « Je ne m’étais pas fait couper les cheveux depuis quatre à cinq mois, je m’y décidai » (p. 291).
31Il fait état de ses blessures et des fréquents accès des multiples maladies chroniques qui l’accablent (dont le paludisme et, à la fin de sa vie, l’entérite). Il ne dissimule pas non plus l’alcoolisme auquel il s’adonna pendant toute une partie de sa vie ; « à cette époque, je ne buvais pas », note-t-il, en se référant à l’année 912H (1506) (p. 223), mais plus tard, ce seront des évocations continuelles de beuveries en compagnie de joyeux partenaires ; il se saoule à peu près tous les deux jours, depuis l’après-midi jusque tard dans la nuit. Pas un mot en revanche sur le hachisch dont on sait par ailleurs qu’il était également grand consommateur : par gêne ou, au contraire, parce que la chose lui semblait trop naturelle pour devoir être signalée ? Dans les dernières années de sa vie, à la suite d’un vœu prononcé en mars 1527, avant la bataille de Kanwha, il arrêta la boisson mais pas le hachisch.
32Dans cette vie si mouvementée, semée de succès mais aussi d’échecs et d’épreuves, les moments de désespoir ne manquèrent pas et il les restitue sans fard, comme dans ce passage se rapportant au début de l’année 908H (1502) :
Durant tout le temps que je passai à Tachkent, je subis beaucoup de misères et d’humiliations. Je n’avais ni province, ni espoir de province […] Finalement, tant de désarroi et de dénuement me conduisirent au désespoir. Je me dis qu’il valait mieux m’échapper et disparaître plutôt que de vivre de cette manière et qu’il était préférable d’aller jusqu’où me porteraient mes pas plutôt que de laisser les gens connaître mon humiliation actuelle. Je décidai d’aller en Chine […] (p. 138).
Une autobiographie royale ?
33Comment définir le livre hybride dont nous venons de donner un aperçu ? Il s’agit d’une chronique, qui constitue comme telle une source sans égal sur la vie et les conquêtes d’une des grandes figures de l’histoire orientale (une riche annotation étant cependant nécessaire pour que cette source soit utilisable par les historiens contemporains). C’est aussi un traité de géographie et d’histoire naturelle pour plusieurs régions de l’Asie. C’est enfin, incontestablement, une autobiographie véritable, retraçant, à la première personne, le fil – ô combien sinueux – d’une destinée extraordinaire, en émaillant le récit de quantité de notations personnelles, directes ou indirectes. Mais une autobiographie dénuée d’introspection, de réflexivité, où tout est donné comme à plat, sans retour sur soi, sans interrogation, sans approfondissement. Une sensibilité s’y exprime, mais sobrement, sans le moindre pathos. Cette autobiographie est celle d’un roi, mais d’un roi pour qui la royauté est une évidence, vécue comme telle dès l’enfance, et qui n’a nul besoin de la commenter ni de la mettre en scène. Elle peut ainsi se combiner avec une simplicité et un naturel confondants.
34Comment expliquer l’émergence de cette œuvre singulière, sans équivalent dans la littérature islamique, de cette sorte d’ovni, sinon par la personnalité même de son auteur, une force de la nature, dont elle conserve le vivant reflet ?
Notes de bas de page
1 Stanley Lane-Pool, Babar, Oxford, Clarendon Press, 1899 ; Fernand Grenard, Baber : fondateur de l’empire des Indes, Paris, Firmin-Didot, 1930 ; Harold Lamb, Babur the Tiger, first of the great Moguls, Londres, 1961 ; J. B. Harrison et P. Hardy, art. « Babur », Encyclopédie de l’islam, 2e éd., I, Leyde, Brill, 1960, p. 871-872 ; Mohibbul Hasan, Babur, Founder of the Mughal Empire, New Delhi, Manohar, 1985 ; Jean-Paul Roux, Babur : histoire des grands Moghols, Paris, Fayard, 1986 ; Stephen F. Dale, The Garden of the Eight Paradises : Babur and the Culture of Empire in Central Asia, Afghanistan and India (1483-1530), Leiden, E. J. Brill, 2004.
2 A collection of poems by the Emperor Babur, éd. par Edward Denison Ross, Calcutta, Baptist Mission Press, 1910 ; Annemarie Shimmel, « Baber Padishah, the Poet, with an account of the poetical talent in his family », Islamic culture. An English quaterly, XXXIV/2, avril 1960.
3 Une exception fameuse dans la littérature arabe classique est celle du prince syrien de l’époque des croisades, Ousâma ibn Mounqidh ; voir André Miquel, Ousâma : un prince syrien face aux croisés, Paris, Fayard, 1986. Pour le domaine ottoman, voir Cemal Kafadar, « Self and others : the diary of a dervish in seventeenth century Istanbul and first-persons narratives in Ottoman literature », Studia islamica, LXIX, 1989, p. 121-150.
4 M. Nazim, « The Pand-Nâmah of Subuktigîn », Journal of the Royal Asiatic Society of Great Britain & Ireland, 1933, p. 605-628.
5 The Jahangirnama : memoirs of Jahangir, Emperor of India, trad. et éd. par Wheeler M. Thackston, Washington (DC), Freer Gallery of Art, Arthur M. Sackler Gallery ; New York, Oxford University Press, 1999.
6 Annette Susannah Beveridge, The Babar-Nama, being the autobiography of the Emperor Babar, The founder of the Moghul dynasty in India, written in Chaghatay Turkish ; now reproduced in facsimile from a manuscript belonging to the late Sir Salar Jang of Haydarabad and edited with a preface and indexes, Londres-Leyde, E. J. W. Gibb Memorial Series, I, 1905.
7 The Babur-nama in English (Memoirs of Babur) translated from the original Turki text of Zahiru’d-din Muhammad Babur Padshah Ghazi, trad. A. S. Beveridge, Londres, Luzac, 1921. Pour une traduction anglaise plus récente, voir The Baburnama : Memoirs of Babur, prince and emperor, trad. et éd. par Wheeler M. Thackston, New York, Modern Library, 2002.
8 Diagataice ad fidem codicis Petropolitani, éd. par Nikolaï Ivanovitch Ilminskij, Kazan, 1857.
9 Mémoires de Baber (Zahir-ed-din Mohammed) fondateur de la dynastie mongole dans l’Hindoustân, traduits pour la première fois sur le texte djagataï par A. Pavet de Courteille, 2 vol., Paris, Maisonneuve & Cie, 1871.
10 Le livre de Babur : Mémoires de Zahiruddin Muhammad Babur de 1494 à 1529, trad. du turc tchaghatay par Jean-Louis Bacqué-Grammont, annoté par J.-L. Bacqué-Grammont et Mohibbul Hasan, avant-propos de Louis Bazin, préfaces de Sabakhat Azimdjanova, Abd-al-Hayy Habibi et Mohibbul Hasan, Paris, Publications orientalistes de France, 1980.
11 Mahindar Singh Randhawa, Paintings of the Bâbur Nâmâ, New Delhi, National Museum, 1983.
12 F. Grenard, Baber : fondateur de l’empire des Indes, ouvr. cité, p. 31.
13 Alessandro Bausani, « L’India vista da due grandi personnalite musulmane : Babar et Biruni », dans Al-Biruni Commemoration Volume, Calcutta, Iran Society, 1961.
14 Ingeborg Hauenschild, Botanica und Zoologica im Babur-Name : eine lexigologische und kulturhistorische Untersuchung, Wiesbaden, Otto Harrassowitz, 2006. Voir de même Gayatri Nath Pant, Mughal Weapons in the Bâbur-nâmâ, Delhi, Agam Kala Prakashan, 1989.
Auteur
Gilles Veinstein est professeur au Collège de France et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. Il a accompli ses études supérieures à l’École normale supérieure, à la Sorbonne et à l’Institut national des langues et civilisations orientales. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages et de nombreux articles consacrés à l’Empire ottoman et, plus généralement, à l’histoire turque et islamique, notamment Mehmet Effendi. Le Paradis des Infidèles, Paris, 1981 ; L’Empire ottoman et les pays roumains, 1544-1545 (avec M. Berindei), Paris et Cambridge, 1987 ; État et société dans l’Empire ottoman : la terre, la guerre, les communautés, Londres, 1994 ; Le sérail ébranlé (avec Nicolas Vatin), Paris, 2003 ; L’Europe et l’Islam : quinze siècles d’histoire (avec Henry Laurens et John Tolan), Paris, 2009. Une sélection d’articles est sous presse chez Isis (Istanbul) : Autoportrait du sultan ottoman en conquérant. Il est l’éditeur de la revue Turcica (Paris/Louvain).
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