Quelques mots de conclusion
p. 151-156
Texte intégral
1Je ne me donnerai pas ici le ridicule de revenir ici, comme j’ai pu le faire à l’issue de la belle séance de travail de février 2004, sur les points abordés par les contributeurs à ce volume. Le considérable travail d’écriture et de reprise qu’ils ont fourni rendrait cet exercice tout à fait vain. Je me contenterai, donc, de quelques réflexions situées en marge de leur propos collectif.
2Il est apparu de façon particulièrement claire, mais cela était déjà perçu dès les premiers travaux menés par l’équipe Phéacie, qu’une recherche portant sur le concept de « transfert culturel » est, par nature, idéologique puisqu’elle récuse la possibilité que soit envisagée la moindre hiérarchisation des civilisations mises en contact par les circonstances historiques. Il fallait vouloir refuser, dès l’abord, pour comprendre ce que fut le monde créé par Alexandre et pacifié définitivement par Auguste, tout emploi du mot « hellénisation », ainsi que de celui d’« acculturation », entendu au sens d’apport civilisateur sans contre-partie et, a fortiori, celui de « barbarisation », dont il avait été fait grand usage pour condamner la soi-disant dégénérescence morale et intellectuelle des conquérants conquis, quel que fût leur rang social, par les délices vénéneuses de leur résidence orientale. Cette approche objective évite, par ailleurs, les écueils d’une réflexion sur le fait colonial qui n’a plus désormais qu’un intérêt historiographique limité.
3Il faut aussi que l’historien veuille bien admettre, pour mener à bien son projet, que les grands événements que furent les expéditions guerrières et la disparition d’une dynastie multiséculaire ne sont pas nécessairement les seuls où l’appétence à s’enrichir du contact d’autrui rend possible le brassage des expériences, des mœurs et des conceptions. Si le monde hellénistique puis romain est un système où les nouveautés semblent avoir été particulièrement spectaculaires, cela s’explique en partie par l’effet de loupe que procure le déplacement des centres de décision après la mort d’Alexandre et la restructuration autour de la Méditerranée d’un système impérial qu’Hérodote avait connu plus oriental, les nouveaux géographes se révélant incapables malgré les progrès incontestables des connaissances objectives d’intégrer les marges de la conquête à l’espace vécu de leurs contemporains autrement qu’en les mythifiant. Il ne faut, donc, pas négliger le fait que la zone orientale de la Méditerranée était une zone d’étroits contacts quand les Macédoniens s’y installèrent. Il n’est pas nécessaire de rappeler que des artisans et des artistes grecs, des scientifiques et des techniciens s’étaient mis au service des rois perses, que la pratique militaire avait changé dans les armées royales de ce que de nombreux mercenaires grecs y étaient recrutés, que Rhodes leur fournissait même des officiers de haut rang parfois liés, comme Memnon, à l’aristocratie perse par les liens du mariage. L’Anatolie était un terrain d’échanges croisés particulièrement fécond. Les monuments et les poèmes destinés à glorifier tel ou tel dynaste lycien ont, depuis longtemps, été compris comme le produit d’une synthèse où l’hellénisme et la paideia orientale se combinaient en une culture subtilement savante. Tel haut dignitaire achéménide, Mausole, pouvait créer, en Carie, Halicarnasse qui deviendrait, par son caractère original, le modèle d’une nouvelle forme d’urbanisme. Ce tyran savait, aussi, construire, travestissant le formulaire politique hellénique, une originale expression de son pouvoir absolu pour la ville dont il était le maître. Telle cité barbare, comme Xanthos, savait, à l’inverse, donner, du texte d’une décision royale ne laissant place à aucune discussion, une version grecque qui semblait l’instituer en un peuple délibérant et décidant librement.
4La conquête conduisit les hommes parfois très loin du berceau de leurs pères, les dispersant parfois au point que les contacts entre leurs descendants durent cesser pour l’essentiel. Les rythmes de l’interaction culturelle furent divers selon les régions. Il put sembler que certains colons, installés aux frontières orientales de l’empire d’Alexandre, eurent du mal à vivre les premiers moments de leur déracinement avant qu’ils n’apprennent que l’Inde pouvait beaucoup leur donner et qu’ils y installent des royaumes que l’on connaît pour indo-grecs. Asoka, roi indien converti au bouddhisme, pouvait, par un mouvement inverse, trouver dans le discours de la sagesse grecque les éléments de la rhétorique de son prosélytisme. Les premières installations de Macédoniens en Syrie s’accompagnèrent du transfert à l’identique, en des cités nouvelles, de la symbolique territoriale des villes dont ils étaient originaires. En revanche, nombre d’entre eux furent casés en des villages où ils vécurent en paysans au contact étroit d’indigènes qui devinrent plus tard leurs concitoyens dans les cités dont ces colonies furent parfois le noyau. Grecs et Macédoniens n’étaient pas les seuls à participer aux mouvements rendus possibles par l’ouverture du monde à la circulation des peuples. Des Thraces, des Galates, quand ils choisissaient de quitter individuellement ou en groupe de soldats leurs tribus, s’installaient là où les rois avaient besoin d’eux. Les Juifs, quittant Jérusalem et sa campagne, pouvaient aussi bien habiter dans les grandes métropoles qu’accepter de maintenir l’ordre dans les campagnes irrédentes en y étant cantonnés avec leurs familles, ils combinaient leur facilité à l’intégration en des mondes différents à leur capacité de vivre collectivement leurs particularismes s’ils choisissaient de les maintenir.
5Une partie importante du jeu des transferts resta modeste en son expression publique. L’épigraphie funéraire témoignait souvent d’un même espoir de survie et la décoration de nombre de stèles semble témoigner de l’homogénéisation, au moins fantasmée, de certaines pratiques, notamment en Égypte où les porteurs de noms grecs se firent offrir des monuments de type épichorique. Les sanctuaires accueillaient des gens de toute origine et la clientèle des prêtres, en particulier des spécialistes de l’oniromancie, pouvait être très mélangée. Les représentations figurées des divinités, notamment dans les ex-voto les moins onéreux, pouvaient être très synthétiques dans les régions où jouait le jeu des syncrétismes. Dans le domaine des arts majeurs, les conséquences des influences croisées furent évidentes et leur caractère spectaculaire se manifestait aussi bien dans le sourire des statues du Gandhara que dans la décoration et l’architecture des bâtiments sacrés ou administratifs. Les fouilles récentes d’Alexandrie ont montré qu’une ville grecque pouvait se voir ornée d’un décor spectaculaire proprement égyptien, les cités phéniciennes accueillir dans leurs temples les dieux grecs. L’essentiel, néanmoins, des témoignages rendant compte de ces jeux d’influences croisées comme toujours dans le monde des Grecs tenait à la façon dont s’organisa, dans les royaumes, le discours public.
6Les rois, quel qu’ait été le recrutement de leurs conseillers proches qui furent, presque exclusivement, des Hellènes, surent parler ou faire parler d’eux en termes compréhensibles par l’ensemble de leurs sujets. Rois macédoniens pour les uns, ils étaient perses ou pharaons pour les autres. Chacune de leurs représentations pouvait sembler exclusive d’une autre même si leurs savants panégyristes étaient capables de mêler dans leurs éloges des thèmes ressortissants de l’ensemble de toutes les cultures dont les populations réunies sous leur autorité, du moins les classes les plus élevées, étaient nourries. Le culte qui honorait le souverain permettait à chacun des sujets, des plus riches aux plus modestes, des autochtones, grecs ou non, aux immigrants, de témoigner d’un même respect du pouvoir en des formes adaptées aux conditions locales et à chacune des populations concernées. Si les rituels restaient distincts sous chacune des formes qui lui étaient données, témoignant de ce que les pratiques issues des cultures différentes devaient rester dissociées en ce domaine, nul pays n’avait connu de formes similaires d’adoration du souverain avant que celle-ci n’eût été proposée par les sujets ou acceptée par eux. Une innovation aussi considérable ne pouvait avoir pris sens que par une référence implicite aux multiples influences culturelles croisées dont le voyage d’Alexandre à l’oasis d’Ammon rendit compte.
7La parole royale était l’expression de la loi et la puissance de ses armées devait permettre d’en faire prévaloir l’efficace, néanmoins il fallait qu’elle fût comprise de tous. Elle se développait, donc, sous des formes diverses et l’on appréciait autant qu’elle le fît en respectant les formes nécessaires à une sorte de négociation dialogique quand elle s’adressait à une cité d’Asie Mineure, plutôt que de se résoudre en une exécution par bastonnade destinée à mettre un terme à la révolte d’irrédents égyptiens. Le roi était bien le maître de tous et de chacun en ses divers avatars, chacun de ses mots était parfaitement légitime en la forme qu’il lui plaisait de lui donner. Il faut souligner que la loi dont chacun savait qu’elle devait régir sa vie était, de fait, celle qu’il pouvait choisir de se voir appliquer en fonction de son mode d’existence. Le souverain avait pu donner vigueur à des règles qui, qu’elles fussent loi du pays, loi spécifique à telle communauté ou loi royale à portée générale, permettaient à chacun de vivre en principe à son gré dans un système de civilisation non pas mixte mais plurielle. Chacun pouvant naviguer, au gré des circonstances et de ses intérêts, s’il n’était pas d’extraction trop modeste pour ne pas devoir rester attaché à sa condition d’origine, d’un système juridique à l’autre.
8Certains éléments de la vie sociale, dont il faut admettre qu’ils font aussi partie du domaine culturel par les enjeux qu’ils induisent et les modalités intellectuelles de leur pratique, furent l’objet de profondes évolutions. Ainsi en fut-il de la gestion des terres royales, du droit fiscal et de la monnaie, éléments essentiels de la relation des individus à l’État et de l’image qu’ils s’en faisaient. C’est en Égypte que le choc fut le plus sensible en ces trois domaines : la mise en place de la ferme pour la perception des revenus royaux, qu’ils fussent patrimoniaux ou proprement fiscaux, l’obligation faite à chacun par le biais des impôts de connaître et d’utiliser la monnaie furent un choc important pour la paysannerie, et la difficulté à gérer ces transferts imposés fut la cause de bien des difficultés pour la dynastie lagide. Pour ce qui est de la gestion du sol, les rois macédoniens surent perpétuer certaines des modalités d’exploitation léguées par l’administration achéménide. Ils n’en avaient pas l’expérience à cette échelle quoiqu’ils en connussent les principes pour les avoir pratiqués dans certaines parties de leur domaine européen. Certaines routines donnèrent l’impression que le monde asiatique ancien allait se perpétuer mais la capacité d’invention des Hellènes fit évoluer la pratique et transforma de façon substantielle le rapport à la terre, ou du moins le sentiment que l’on en avait. La pratique de la dôréa, qu’elle fût la dévolution d’un grand domaine à un personnage important ou l’attribution de terres à une cité qui devrait reverser au roi une partie du profit attendu, modifia de façon sensible l’idée que l’on se faisait du droit de propriété, qu’elle fût publique ou privée. Cette forme de délégation par le roi du droit à jouissance d’une part de son domaine était connue dans ses exemples les plus spectaculaires depuis l’époque d’Hérodote, mais la mise en œuvre en fut désormais rendue difficile par l’effet d’une prise de conscience de ses implications politiques. Les cités n’appréciaient pas que l’on pût disposer d’elles, même si parfois elles s’en accommodèrent. Quant au rattachement de domaines ruraux à des cités, il finit par aboutir, dans un certain nombre de cas au moins, à l’intégration des paysans au système politique. La tranquillité politique était à ce prix quand il fallait faire taire définitivement des révoltes ou en prévenir le déclenchement prévisible. Les paysans devenus paroikoi quittaient, au moins symboliquement, la communauté villageoise pour accéder à la reconnaissance de leur qualité d’individu et de sujet de droit par le biais de l’état civil. Ils avaient, désormais, notamment, le droit de participer aux banquets publics qui sont les moments essentiels de l’expression d’une culture proprement grecque. Ce premier pas franchi, rien ne s’opposait plus à ce qu’ils pussent recevoir la citoyenneté pleine et entière. L’exerçant, ils ne renonçaient pas à leurs pratiques, notamment cultuelles, et leurs dieux devenaient ceux de la cité tout entière, s’ils n’avaient pas été intégrés plus tôt, par l’effet de quelque attractivité, aux panthéons locaux. Cette conséquence de la capacité des cités à intégrer ses marges tenait à la capacité d’ouverture de la culture politique grecque. Là où les cités n’existaient pas ou peu, notamment en Égypte, l’installation de colons dotés de terres appartenant au domaine royal qu’ils ne travaillaient pas eux-mêmes mais donnaient, individuellement, à ferme instituait des formes nouvelles d’exploitation des populations qui ne pouvaient accéder à un genre de vie semblable au leur mais subissaient durement les conséquences de leur présence. La venue d’une population grecque, ou du moins allogène et privilégiée de ce fait, qui n’était liée à la vie proprement égyptienne que par son obéissance au souverain, introduisait dans un monde fragile et extrêmement encombré les éléments d’une culture économique qui devait se révéler difficile à faire admettre tant qu’elle ne s’accompagnait pas d’une éducation au politique.
9Il semble que, d’une certaine façon, le politique ait été le plus riche des transferts auxquels les rois aient prêté la main. Ils le firent par la création de villes nouvelles ou par l’élévation de colonies au rang de cités de plein exercice – processus institutionnel qu’il conviendrait d’appeler « politisation1 ». L’appétence à la vie citoyenne était évidente depuis longtemps, comme on s’en peut s’en rendre compte de la façon dont Xanthos avait géré ses rapports avec le pouvoir achéménide, dont une petite ville de Cappadoce avait su découvrir et mettre en œuvre la pratique du décret. Cette ouverture au politique et la mise en œuvre d’une forme de participation de tous à une vie collective, qui n’avait pas pour seul but la réalisation de quotas d’une production dont l’essentiel serait prélevé par un pouvoir extérieur au groupe, ouvraient toutes les possibilités d’un enrichissement réciproque par le rapprochement des cultures associées. Un contre-exemple est fourni par la révolte des Juifs de Judée dont la volonté de préserver une originalité prétendue irréductible finit par déboucher sur la soumission aux volontés et aux caprices parfois sanglants d’une monarchie dont les pratiques ressemblaient en tout à celles des dynasties du voisinage mais n’avaient rien qui fût louable, de quelque point de vue que l’on se place. Quant à l’Égypte, elle s’accommoda d’une société duale. Même Alexandrie, qui pourtant avait été fondée en tant que cité, où le fait d’en être membre ouvrait l’accès à la citoyenneté romaine, devint un monde d’intolérance, de haine et de massacres où chacun finit par s’enfermer dans les frontières de sa communauté, abusant des manifestations identitaires dont il était prétendu que seul tel ou tel groupe avait l’exclusivité.
Notes de bas de page
1 Cf. supra, p. 17, et n. 4.
Auteur
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
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