Les frontières souples de la deixis : situation, environnement, contexte
p. 59-75
Texte intégral
Introduction
1Un poteau indicateur à la croisée des chemins désigne de son bras tendu une direction dans le paysage, une voie à suivre en direction d’un lieu particulier. Un tel poteau ne renvoie pas immédiatement au lieu (il n’est pas exactement pointé sur la ville à atteindre) mais il indique l’orientation générale qui lui correspond dans un champ spatial élargi et homogène. Ainsi le promeneur égaré s’oriente-t-il en fonction de la flèche à condition d’en comprendre le système de coordonnées, de saisir l’indication de positionnement et la direction à suivre dans la situation que constitue son environnement perceptif. Il faut donc que la situation participe à l’orientation. Pour que le geste de désignation ait un sens, il faut que quelque chose du champ perceptif général lui fasse écho. Ainsi dans la forêt, le poteau orienté vers un arbre n’indique rien, il ne renvoie à rien parce que dans la situation de perception générale, rien ne permet de remplir sa signification. Il perd également son sens s’il est orienté dans une direction absurde (en direction d’un précipice), qui sort élu champ de perception et d’action possible. (Ce qui suppose qu’il y ait donc des conditions eie possibilité minimum de compréhension d’un tel geste de désignation, conditions qui sont liées à la cohérence du champ et à un certain nombre de conventions.) Dans ces cas d’échecs, le poteau indicateur justement n’indique rien, soit epe son geste ne renvoie à rien qui pourrait venir en remplir le sens dans la situation, soit qu’il désigne le centre d’un système de coordonnées d’orientation incohérent par rapport à la situation. Le poteau indicateur n’indique rien, cela peut aussi se dire ainsi : le signe déictique échoue, faute de champ.
2L’exemple du poteau indicateur parcourt l’ensemble des analyses epe Karl Bühler consacre au problème des indexicaux dans son œuvre de 1934, Théorie du langage. La fonction représentationnelle1. Y a-t-il parmi les signes linguistiques quelque chose qui fonctionne comme un signe-poteau indicateur ? Y a-t-il un signe déictique qui, comme le poteau ou l’index tendu, vous montre le chemin à suivre en direction d’un remplissement de signification possible ? Y a-t-il un tel signe qui, dans l’activité du langage comme parole, doive s’insérer dans une situation perceptive pour y trouver en son cœur son remplissement de signification ? Ce sont ces questions qui conduisent Bühler à développer dans la deuxième partie de son ouvrage une analyse de ce qu’il nomme le « champ déictique du langage », et c’est la particularité de ce champ et les implications de cette réflexion sur les conditions de possibilité de la signification en général que je souhaiterais interroger à présent.
3Le signe déictique serait celui qui, dans le langage compris dans sa dimension d’activité, comme événement de parole, trouverait son remplissement de signification dans un champ particulier : le champ déictique, dépendant de la perception. Il faut bien qu’un monde soit donné, que ma phrase s’inscrive dans un champ donné, que le signal émis s’ancre dans une situation perceptive, pour que le signe déictique prenne sens. S’il doit être pensé sur le modèle du poteau indicateur, le signe déictique semble donc devoir comporter trois dimensions fondamentales : il doit s’inscrire dans une situation (un champ), il doit entretenir un rapport étroit avec la perception (dimension intuitive du langage), et il doit comporter une dimension d’orientation. Or Bühler soutient qu’il y a bien une telle classe de signes dans le langage et qu’elle se distingue d’une autre classe de signes non moins fondamentale mais très différente : celle des signes dénominatifs. Bühler se concentre sur l’étude du langage ordinaire (Umgangsprache), sur le langage comme outil de communication. Il isole deux types de signes fondamentalement différents : les signes qui montrent et ceux qui dénomment, ou encore les signaux et les symboles. Cette différence conduit à distinguer deux types de mots : les mots qui montrent ou déictiques (Zeigzeichen) et les mots qui nomment ou dénominatifs (Nennwörter). Enfin, ces distinctions s’articulent sur fond de la différence entre deux types de champs dans lesquels ces mots prennent leur sens : le champ déictique ou situation, et le champ symbolique ou contexte linguistique (co-texte). Or, si ces divergences sont bien constitutives de deux modalités différentes de l’accès à la signification et de la possibilité de la constitution de la signification, il me semble que l’on peut tout de même lire dans les analyses que propose Bühler une perméabilité des frontières entre les deux grands types de signes, les mots qui leur correspondent et les champs sur fond desquels ils prennent sens. La signification se réalise dans la contamination d’un ordre par l’autre, ce qui conduit à réinterroger en profondeur les relations de l’indexical et du symbolique, du langage « pur » et de son inscription dans le monde. La frontière qui distingue les signes déictiques des dénominatifs pourrait être caractérisée par un recours nécessaire à la perception pour ce qui concerne le remplissement de signification des déictiques, dans un usage du langage que Bühler nomme « intuitif ». La relation qui unit le signe à la perception comporte alors une double dimension : non seulement linguistique (la perception conditionne l’accès à la signification et sa possibilité) mais aussi pragmatique, au sens très large d’un certain usage du monde. Le symbole au contraire est caractérisé par un déliement de ses attaches au monde de la perception environnante, en vertu d’une convention idéelle qui lui confère son sens. La différence entre les signes déictiques et les symboles repose principalement sur le mode selon lequel un remplissement est possible pour leur signification, et sur la façon dont ils s’inscrivent dans un champ de représentation. Dans le cas du déictique, le remplissement agit comme un complément, comme si le signe ne prenait son sens que par l’interaction avec une situation, selon certaines conditions. Le remplissement n’est pas le fait de trouver l’accès à une référence donnée du monde, ce n’est pas le fait de viser un élément de signification, mais au contraire, il est à penser sous la forme d’une interaction profonde du sémantique et d’un environnement structuré par un système de coordonnées. L’interrogation sur les conditions de possibilité (et sur la définition) de ce remplissement comporte dès lors une grande importance dans le développement de l’analyse.
4Caractérisons le signe déictique : comme le poteau indicateur, il s’insère dans la situation et dans un système de coordonnées afin de permettre une orientation dans un champ environnant. Il n’est pas totalement distinct de sa matérialité sensible puisque, comme le doigt tendu guide le signal, certains auxiliaires déictiques sensibles2 peuvent aider à conduire et guider la compréhension et le comportement de l’auditeur. Le langage peut alors être pensé comme un appareil d’orientation qui guide les gestes et le comportement de l’auditeur, sur fond d’un espace perceptif englobant une dimension d’interaction comportementale. Enfin, le principal trait du signe déictique est que sa signification n’est pas stable, mais qu’elle change selon les cas, en fonction de la situation. Au contraire, le symbole n’a de signification qu’en vertu d’une coordination (Zuordnung) idéelle, à l’arbitraire limité, conventionnelle et stable, entre le dénominatif et l’objet ou l’état de choses qu’il nomme. Le monde perçu peut ensuite foire défaut, le mot peut être disjoint de son écorce sensible, de sa profération, il n’en continue pas moins de référer à un objet possible du monde, à une classe d’objets qui lui est coordonnée.
5Par là même, Bühler prend position contre deux alternatives qui reviendraient, l’une comme l’autre, à tenter de gommer les signes déictiques du langage quoique par des moyens opposés. La première de ces tentatives consisterait à ne reconnaître dans le langage qu’une seule classe de signes : celle des noms ou dénominatifs, assimilant les déictiques aux dénominatifs en évacuant leur particularité propre. La seconde consisterait au contraire à reconnaître la spécificité des signes déictiques et à les éliminer du langage en raison de leur caractère changeant et de leur dépendance à la perception dans la fixation de la référence. Or, si l’instabilité propre du déictique est ce qui le rend suspect aux yeux du logicien, tout occupé à constituer une langue pure et dénuée d’ambiguïtés, elle est au contraire ce qui constitue, selon Bühler, l’une des conditions de possibilité de la signification.
6Il est donc nécessaire en un premier temps de caractériser l’inscription des signes déictiques dans la situation, et d’en déduire une divergence essentielle avec les noms et leur capacité à symboliser. Pour préciser cette inscription, souvenons-nous du poteau indicateur : il s’inscrit dans un espace délimité et indique une direction que la situation vient l’aider à remplir. Le déictique a ainsi besoin de la situation pour trouver le remplissement de son sens, mais la deixis n’est pas un pointage précis en direction d’une chose. Elle dépend d’un système de coordonnées ainsi que d’une orientation, desquels surgit la possibilité de la signification. Or, c’est sur ce point, sur cette dimension d’orientation, qu’il est intéressant de s’arrêter pour observer un premier glissement des relations entre les deux types de signes. Bühler, poursuivant sa réflexion sur la nécessité d’un champ environnant pour tout signe introduit en effet, dans le troisième chapitre (consacré au champ symbolique du langage)3 les notions de champ environnant empratique (dépendance du signe à l’usage pratique) et de champ environnant symphysique (relation entre le signe et la chose, comme une marque sur un objet de consommation). Ces champs soutiennent bien un certain usage des signes dénominatifs (et non plus des déictiques) mais il est possible de retrouver et d’analyser dans cet usage l’extension de la problématique de l’ancrage situationnel au-delà des frontières de la deixis, jusque dans l’usage du nom. Si les frontières de la deixis s’assouplissent dans ces formes d’usage des dénominatifs sur fond de champs environnants particuliers, n’est-ce pas alors le modèle de la deixis, compris non plus comme simple rapport à la perception directe (puisque l’on considère bien des dénominatifs, sur fond de convention), mais selon la perspective majeure de l’orientation, qui trouve alors à préciser certains emplois des noms eux-mêmes ? Non pas que ces noms deviennent des déictiques, ils n’en sont pas, mais ils nécessitent également un ancrage depuis lequel seulement leur sens est compris. Si l’on suit ces concepts d’orientation et d’ancrage, une dimension du deictique, tenace et nécessaire, apparaît au cœur même du champ synsémantique, du contexte (co-texte), malgré son grand déliement de toute attache perceptive. Dès lors, en quoi peut-on déchiffrer la souplesse des frontières de l’ancrage déictique dans l’usage des noms mêmes ?
1. Les signes déictiques : ancrage dans la situation et remplissement de signification
Deux types de signes, deux types de champs : une différence sématologique
7Bühler souligne la pauvreté de la conception exclusive du signe linguistique comme symbole et rappelle l’opposition (négligée selon lui par la scolastique4) entre deux types de relations des signes aux choses : la connexion entre les choses et l’ordre des choses. L’indice renvoie dans le monde à des choses déjà existantes, dont il désigne l’enchaînement causal. Il agit alors comme un signal qui dirige l’attention de l’interlocuteur en direction d’un élément déjà présent dans le monde, dont le sens provient de la connexion entre les choses. Le signe comme symbole, au contraire, introduit dans les choses un ordre qui n’y est pas préétabli, en vertu d’une convention de laquelle dépend la possibilité de la signification. Il y a donc une différence sématologique entre deux types de signes dans le langage : signal (dont le rôle est de s’inscrire dans une succession d’événements du monde) et symbole (dont la signification dépend d’une convention établie). Or, cette différence sématologique recoupe une seconde division, connue des stoïciens et d’Apollonios Dyskolos selon Steinthal5 et retravaillée par les linguistes Wegener et Brugmann, à savoir la différence entre les mots dénominatifs et les déictiques. On retrouve entre les signes du langage et les mots du vocabulaire l’opposition entre signal ou indice déictique et symbole ou mot dénominatif. Si l’on précise, l’indice peut être compris comme signal de position ou de réception : il prend son sens dans un ordre de places, dans une situation. Dans les deux types d’usage du signe, la signification n’est pas établie de la même façon, mais il y a bien signification (contrairement aux présupposés de Husserl qui, dans la première des Recherches logiques, écarte le premier type d’usage indiciel du signe comme incapable de constituer une signification). Bühler entend accorder autant d’importance au signal qu’à la représentation symbolique, autant de poids aux signes du langage pris dans une relation perceptive qu’à ceux qui s’en détachent pour constituer la pure représentation.
8Ceci n’est possible qu’à la condition de distinguer clairement deux usages du signe, deux champs nécessaires sur fond desquels se détache la signification. Bühler reprend le concept de champ à la psychologie moderne et notamment aux études sur la perception des couleurs développées par E. Hering6 et ses étudiants. Un champ est le fond sur lequel une couleur est perçue, et ce qui modifie et rend possible cette perception même7. Appliqué au langage, le champ offre le fond sur lequel l’ancrage de la signification est possible, pour un certain usage du signe. Or s’il y a bien deux types de signes différents, le signe et le symbole, il faut qu’il y ait deux types de champs différents : le champ déictique et le champ symbolique. Et ces deux champs constituent selon Bühler l’essence du langage naturel, ordinaire (par opposition au pur langage de la logique)8.
Le champ déictique ou situation : condition de possibilité du remplissement de signification des déictiques
9Revenons aux signaux dans l’emploi du langage, et parmi eux, à un type particulier de signal. Ils s’inscrivent dans le monde de la perception, appartiennent au langage en tant que l’on en use dans l’action de parler et permettent d’influencer et de guider le comportement de l’auditeur. Si je vous dis « regarde à droite », vous tournez la tête dans la direction indiquée ; si à la question « qui est-ce ? » à l’interphone, je réponds « c’est moi », vous ouvrez la porte, vous avez reconnu la voix ; si d’un geste du doigt, je désigne un coin de table en disant « ici », vous déposez l’objet à la place indiquée. Ces situations ont en commun un ancrage perceptuel dans le monde et l’usage de mots particuliers du vocabulaire. Dans le langage, les signes déictiques sont complétés par des mots déictiques dont la fonction est de montrer, de guider le locuteur en direction de la compréhension. Ces mots sont par exemple « ici », « maintenant », « je » (Bühler reprend la détermination des quatre modes déictiques des langues européennes élaborés par Brugmann9). Ils se distinguent des autres mots du vocabulaire par le fait qu’ils ont besoin d’être inscrits dans une situation précise pour trouver leur sens. Les mots déictiques, signes du langage fonctionnant comme signaux, guident les gestes ou le comportement de l’auditeur, engagé dans un rôle au sein de l’événement de communication. Ces déictiques distinguent certaines places du monde perceptif comme pertinentes, ils renvoient directement à la situation perceptive dont leur sens dépend. Il est ainsi possible de constater des échecs de la signification lorsque le signal est incohérent et ne peut ouvrir d’espace signifiant dans le monde perçu. Il faut alors revenir au poteau indicateur dirigé vers le vide qui pose le même problème que si je vous dis : « par là », en désignant un mur. La situation ne permet pas de constituer une signification pour un tel usage du signe. Les déictiques sont donc caractérisés par leur ancrage premier dans l’horizon de la perception, c’est-à-dire qu’ils ont besoin, pour avoir un sens, de renvoyer à des éléments du monde perçu, mais pas nécessairement de manière directe.
10Bühler distingue deux types de deixis selon leur mode de rapport à la perception : la deixis ad oculus, ancrée dans la perception visuelle directe sur le modèle de l’index tendu, et la perception indirecte par le biais de l’imagination ou du souvenir, la deixis am Phantasme, qui nous permet de nous représenter une ville et de nous y promener comme dans un paysage intérieur10. Dans cette promenade imaginaire, locuteur et auditeur dirigent les yeux de leur mémoire sur un objet qu’ils suivent, repèrent et situent dans une situation même fictive ou absente. C’est ce paysage qui fait alors office de scène perceptive cohérente sur laquelle un guidage, une orientation, un ancrage situationnel peuvent distinguer un « là », un « maintenant », une chronologie et des repérages spatiaux et temporels, à l’intérieur d’un champ de perception indirect.
11Les déictiques ont donc besoin, pour avoir un sens, de s’inscrire dans un champ déictique. Cela suppose que le regard (sensible ou imaginaire) se promène dans une situation organisée de manière cohérente. Pour qu’une telle promenade ait un sens, il est nécessaire qu’elle suive une orientation et une direction homogènes et que se détachent les éléments singuliers qui distinguent certains moments particuliers. On peut alors caractériser le champ déictique comme la situation perceptive pourvue d’un point d’origine qui constitue un ancrage premier dans un système de coordonnées sensibles, dans un horizon de perception constitué comme cohérent autour de ce centre. Les trois déictiques « je, ici, maintenant », jouant le rôle de point d’ancrage, constituent le centre de référence du cadre spatio-temporel dans la situation environnante.
Ancrage, orientation et contexte : déictiques contre dénominatifs
12Le mot déictique, en tant qu’il est proféré, est ancré dans un champ déictique : dans une situation orientée selon un système de coordonnées centré autour d’une origine caractérisée par la triade je, ici, maintenant. Le champ déictique permet donc de penser le positionnement dans un espace délimité, l’orientation dans une situation, et le remplissement de signification. Ce champ est ainsi la condition de possibilité même de ce remplissement de signification pour le déictique. Cela ne signifie pas qu’il expose l’objet auquel le déictique réfère immédiatement dans le monde, mais qu’il instaure les conditions pour que le signe ou le mot guident le regard dans une situation orientée, en direction du sens11. Il ne faut donc pas penser le remplissement de signification du déictique sur le modèle de celui du dénominatif, mais d’un point de vue perceptif, comme l’ancrage dans une situation.
13Le rôle de la perception est encore accru avec l’introduction des auxiliaires déictiques sensibles. Dans un échange linguistique, le remplissement de signification des déictiques est profondément lié à la matérialité du son et à l’inscription dans l’environnement de perception (contrairement aux dénominatifs qui sont absolument indépendants de toute caractéristique sensible). Les auxiliaires de la deixis (la qualité de provenance du son, le caractère propre de la voix) conduisent, comme le geste du doigt, le comportement de l’interlocuteur à travers la situation orientée. Dépendant de la position du mot dans la situation et de la référence pensée en termes de guidage (sur le modèle de l’orientation et du poteau indicateur), le remplissement se fait au cas par cas, chaque fois unique. Le langage prend alors sens sur fond de monde et de l’interaction entre les mots et la situation qu’ils contribuent à constituer. En effet, ce qui importe n’est pas que les déictiques se greffent sur une situation prédonnée ni que le monde ait un sens en dehors de leur usage. L’interaction est plus profonde : il faut qu’un monde soit perçu sur fond duquel le déictique instaure les conditions de possibilité d’une orientation et d’un ancrage dans la situation. La notion d’ancrage est alors fondamentale car c’est elle qui permet de mettre au jour la particularité notable des déictiques. Plus que la perception (qui peut être directe ou indirecte, réelle ou fantasmée), c’est bien le fait que l’usage s’ancre, c’est-à-dire trouve un point de focalisation et tout à la fois une inscription déterminante dans un environnement centré, qui confère au déictique la possibilité de faire sens. En cela, les déictiques se distinguent radicalement des dénominatifs. Ceux-ci sont déliés de leurs attaches à l’environnement perçu et ne prennent sens que dans le champ symbolique. Les dénominatifs constituent la dimension conceptuelle pure du langage. Ils subsistent hors de la parole, dans le langage écrit. Ils sont absolument disjoints de la profération et de la matérialité de l’énonciation. Ils ne dépendent plus de la perception singulière qui viendrait remplir la signification du mot, mais d’une coordination (Zuordnung) conventionnelle, arbitraire et stable entre le mot et les objets ou les états de choses du monde. C’est cette coordination qui introduit une distinction dans l’usage des signes depuis la connexion entre les choses (indice et signal) jusqu’à l’ordre des choses (constitution d’un système de places dans les relations desquelles seulement émerge la signification). Le langage, dans sa dimension conceptuelle, s’abstrait de la dépendance à la situation de perception et constitue la signification dans un ordre de signes propres indépendamment du monde environnant. Je peux dire « la table » en dehors de la perception de toute table, et même s’il ne correspond pas à un contenu particulier, ce nom a un sens.
14La ligne de démarcation du symbolique et du signal est également tracée par l’émergence de la valeur de vérité de la proposition. En effet, le mot (qui devient alors un nom) n’est plus simplement authentique en ce qu’il correspond de manière fidèle à un élément du réel perçu, mais il acquiert, dans la proposition seule, une valeur de vérité ou de fausseté. « Deux et deux font quatre », cette phrase est vraie à chaque fois que je la prononce. Cependant, une fois encore, il est nécessaire de considérer un champ sur lequel se constitue l’ordre des choses. Le dénominatif ne trouve son remplissement de signification que dans le champ symbolique, qui est le contexte linguistique (le co-texte) codifié par les règles du double système du lexique et de la syntaxe. Ce champ lui confère une certaine place dans un ordre de mots, lui ouvrant la possibilité de faire sens dans la proposition, comme symbole12. La convention de coordination brise donc le lien de dépendance du signe à la dimension perceptive de la situation. Elle se caractérise ainsi par sa stabilité. Il semble alors que les frontières de ces deux types de signes soient radicalement étanches. Le dénominatif est un symbole délié de toute dimension perceptive qui trouve son remplissement de signification dans un contexte linguistique disjoint de la situation. Le déictique au contraire, suppose de penser à la fois une dépendance à l’environnement perceptif, une orientation (sur le mode du poteau indicateur) et un ancrage (système de coordonnées) dans la situation.
15Et pourtant, si le nom a la plupart du temps besoin d’un contexte pour faire sens, il se peut que celui-ci manque et que le dénominatif trouve tout de même la possibilité d’un remplissement de signification, non pas seulement en vertu de sa coordination à un objet mais en vertu de sa position dans la situation d’énonciation, de son usage dans la parole. Il semble alors, si l’on suit l’exemple du poteau indicateur, que les frontières de la deixis s’assouplissent en ce qu’un dénominatif puise son remplissement de signification dans un ancrage situationnel. Ce qui importe, c’est de voir à quelles conditions le modèle de la deixis comme ancrage peut venir contaminer celui du dénominatif.
16Si, dans une salle d’opération, le chirurgien dit « scalpel », vous tendez l’objet au chirurgien. Vous avez compris la signification de ce mot et l’usage que vous deviez en faire car cet usage s’inscrit dans une situation orientée. Cela peut se comprendre sur le modèle de l’injonction « à droite » prononcée dans un atelier, suivie de votre geste d’incliner l’objet dans la direction appropriée. Ce n’est pas que le chirurgien ait voulu dire : « Passez-moi le scalpel, s’il vous plaît », et que l’urgence de la situation l’ait dissuadé de le dire, ou peut-être est-ce le cas mais cela n’est pas nécessaire. Cela veut dire que « scalpel » n’est pas un nom rescapé d’une proposition dans laquelle, seulement, il pourrait prendre sens mais bien que, dans cette situation particulière, dans un usage singulier, il n’y a pas besoin de contexte linguistique pour que le mot trouve son remplissement de signification. L’ancrage dans la situation s’y substitue. Dans le premier cas, il s’agit bien d’un nom qui prend son sens dans la situation perceptive environnante, tandis que dans l’autre cas (celui de l’atelier), un déictique trouve son remplissement de signification de par son orientation dans la situation. Si l’on compare ces deux exemples, ce n’est pas pour rabattre le dénominatif sur le déictique en lui déniant sa spécificité mais pour tester l’hypothèse d’un assouplissement des frontières entre les deux champs. Comment comprendre cette extension du modèle de l’ancrage et de l’orientation aux dénominatifs dans l’usage du langage ?
2. Assouplissement des frontières entre les deux champs : les concepts d’environnement et de « coordination déictique »
Champ environnant et usage des dénominatifs
17Si pour faire sens un dénominatif peut se passer du contexte linguistique (champ symbolique) qui le caractérise dans les usages ordinaires, il ne peut pas se passer d’un champ environnant (Umfeld). Bühler introduit ce concept général de champ environnant afin de souligner que la signification d’un dénominatif, même lorsqu’il est coupé de tout contexte linguistique, se fait nécessairement sur fond d’un champ, c’est-à-dire qu’elle suppose que le mot se trouve à une place dans une structure générale variable. Que cette structure soit intuitive ou conventionnelle, perceptive ou symbolique, il est nécessaire que plusieurs éléments soient donnés pour constituer la trame dans laquelle s’insère l’élément signifiant. Or, le concept de champ environnant apparaît comme une structure de champ plus générale que le champ symbolique (le co-texte) et qui l’englobe. Par ce concept, Bühler cherche à comprendre comment un nom peut faire sens y compris dans la situation de communication lorsque manque le contexte.
18Le champ environnant se subdivise en trois éléments. Bühler introduit tout d’abord le champ environnant empratique, qui désigne le cas où un dénominatif est associé à une praxis. Dans ce cas, le remplissement de signification du dénominatif ne dépend pas de la seule convention de coordination (valide dans le champ symbolique) mais également de l’inscription dans une certaine situation et même d’une forme d’orientation dans la situation. Le dénominatif s’inscrit aussi dans le champ environnant symphysique, dans le cas où le nom est directement associé à un objet, comme dans l’exemple d’une marque sur un produit de consommation ou d’un nom de propriété. Enfin, le champ environnant englobe également, sous le terme de champ synsémantique, le contexte linguistique comme cotexte. Si l’on fait abstraction du dernier de ces trois emplois du langage (lequel correspond à l’inscription classique du dénominatif dans le champ symbolique), il semble que l’on puisse retrouver dans l’usage du dénominatif, à travers les deux variations du champ environnant, les éléments caractéristiques de la deixis, à savoir l’orientation et l’ancrage dans la situation. Suivons à nouveau le modèle du poteau indicateur : son bras oriente le promeneur en direction d’un lieu dans l’espace, orientation nécessitée par l’ambiguïté de la situation. Or, si vous entrez dans un café et que vous dîtes : « un noir »13 (ou « un crème »), l’usage de votre mot dénominatif a un sens parce qu’il s’inscrit dans une certaine situation qui lui confère la possibilité de trouver un sens, hors de toute reconstitution contextuelle supposée. Le dénominatif s’insère dans une situation, il trouve un ancrage dans le champ (il est émis par le client en direction du serveur, dans un endroit spécifique, et correspond à une attente particulière). Le nom trouve un ancrage dans le champ et agit comme un poteau indicateur, pour rompre l’ambiguïté possible d’une situation et indiquer une direction, comme une flèche indique une direction dans le paysage. Le mot « un noir » ne renvoie à rien de précis dans le sens où il ne s’agit pas de ce café-ci mais de tout café noir, sans crème, qui pourrait être apporté dans ces circonstances, mais il trouve son sens depuis la situation perceptive même dans laquelle on en use. Et ce sens provient d’une forme de cohérence de la situation elle-même (et d’un réseau de conventions et d’usages), car si, par exemple, vous entriez dans un café et que vous disiez : « oiseau », la situation ne pourrait fournir à ce nom aucun sens car il ne correspondrait ni à un usage, ni aux paramètres de la situation. Le mot est utilisé comme une flèche, comme un élément diacritique dans une situation générale qui sous-entend déjà que la personne vienne dans le café avec l’intention d’y commander quelque chose. Il y a bien une convention de la situation elle-même, selon laquelle la situation peut jouer ou non le rôle d’un remplissement valide de signification (non pas d’une aide mais bien de la condition de possibilité, sous contraintes, de la signification même). Le dénominatif est alors inscrit dans un usage et, dans cet usage, il tire son sens, en partie, de son orientation au sein d’une situation perceptive. Il est ainsi possible d’analyser cette inscription du dénominatif dans la situation d’usage du langage comme une extension du modèle de remplissement de signification du déictique. Le dénominatif s’inscrit dans une praxis, il intervient comme un geste de désignation. Certes, il continue à exprimer le contenu de la chose sur le mode du nom, mais il fait plus. On use alors d’un dénominatif comme d’un geste dans une situation : d’un geste qui désigne depuis un ancrage perceptif et situationnel. C’est bien le modèle de l’ancrage que nous avions caractérisé comme primordial pour la signification du déictique qui est ici transposé et rendu nécessaire dans la signification du dénominatif.
19Le second modèle de champ environnant offre un exemple plus problématique : celui de la « coordination (déictique) »14. Le dénominatif est avant tout caractérisé par une relation de coordination idéelle qui l’abstrait de toute inscription directe dans le monde perçu. Dans son usage normal, sa signification provient du contexte comme constituant un ordre de places distinct de toute situation. Cependant, dans son usage symphysique, le nom entretient une relation particulière à la chose à laquelle il est rattaché. Il en dépend mais ne la nomme pas directement. Ainsi, deux étiquettes frappées d’un nom de marque différent permettent de distinguer deux fruits que tout conduit à confondre, et de rapporter chacun d’eux à son producteur.
20Cependant cette inscription comporte à son tour une extension possible à l’ancrage situationnel, mais sur un mode indirect. Bühler donne ainsi l’exemple d’une table d’orientation. Elle donne à voir un paysage comprenant des flèches orientées dans toutes les directions et associées à des noms. Ces noms renvoient à des lieux, ils indiquent certains éléments à certaines places du paysage mais ils les nomment également. Ils sont donc coordonnés à des objets du monde mais, en même temps, ils y renvoient directement, dans un usage proprement situationnel.
21L’association du nom au poteau indicateur suppose ce que Bühler nomme une « coordination (déictique) ». Or, cette association a tout, au premier abord, de l’oxymore. Comment parvenir à penser ensemble la coordination conventionnelle par laquelle le nom est associé à un objet du monde selon une convention qui vise à le détacher de tout renvoi direct et à lui conférer une signification stable et indépendante de tout usage, et la deixis dont la caractéristique première est bien l’instabilité totale de la signification, qui seule trouve son remplisse-ment dans un champ situationnel ? Il ne s’agit pas de replier le modèle d’un mot sur l’autre : le dénominatif n’est pas un déictique, il ne trouve pas son remplissement de signification dans la situation pure mais, en même temps, il indique dans le paysage un élément du monde, il y renvoie et il s’inscrit dans un usage situationnel et déictique de la coordination. La coordination déictique est le terme qui vient mettre en lumière ce bougé des frontières entre les deux modèles de mots (et de champs). Il y a bien, pour une part, l’établissement d’une constance (je lis au bout de l’une des flèches de la table d’orientation « Marseille » et je peux me représenter les petites rues étroites, le Vieux Port et un ensemble indépendant de choses qu’évoque le nom sans renvoyer à aucune). Le nom ne change pas avec la position, il dénomme toujours la ville. Cependant, que je me trouve au nord ou à l’est de la ville, la flèche change de sens et, avec elle, le nom n’est pas utilisé dans la même orientation. Et ma compréhension n’est pas seulement : « Marseille », et ne renvoie pas seulement à la ville qui comporte un certain nombre d’habitants et telle ou telle caractéristique, mais à une position dans l’espace qui attache le nom à un paysage, sur la table d’orientation, et attache la signification du nom à une orientation particulière. Je lis « Marseille » au bout de la flèche et je comprends que, dans l’espace, ce nom renvoie à une direction, cet élément est associé à une place dans le monde, place qui change en fonction de mon orientation (déterminée à partir de faisceaux d’éléments déictiques). Le nom au bout de la flèche acquiert une dimension nouvelle de signification, composée d’éléments stables et d’un nécessaire ancrage situationnel. Le nom associé à la flèche ne joue pas proprement le rôle d’un déictique, mais il participe à l’indication et emprunte au déictique une modalité de la réalisation de sa signification. C’est pourquoi il devient possible d’évoquer une coordination (déictique).
22L’introduction de la notion de champ environnant, en l’absence de contexte linguistique, permet donc de mettre en évidence l’extension du modèle de l’ancrage situationnel dans l’usage des dénominatifs. Il y a bien un assouplissement des frontières entre les deux types de mots et entre les conditions de possibilité de leur remplissement de signification. Ceci ne signifie pas qu’elles soient totalement brouillées : le dénominatif ne perd pas sa définition propre mais, dans un certain usage, son sens provient d’un champ qui conserve les traits du champ déictique, notamment l’ancrage situationnel, l’inscription dans une place, l’orientation dans le monde environnant.
Champ déictique et champ symbolique autour de la proposition : empiètements
23Que les mots dénominatifs s’ancrent dans une pratique ou s’attachent aux choses du monde et tirent de cet ancrage, de ces places orientées la possibilité de signifier selon le modèle des déictiques, cela permet d’interroger un premier bougé des frontières qui semblaient tout d’abord disjoindre radicalement les deux classes de mots. Il y a bien une extension du modèle de l’ancrage et de la place et donc des modalités différentes du remplissement de la signification du déictique aux mots dénominatifs. Cependant, Bühler ne va pas jusqu’à dire que la signification dépend toujours de l’usage, il célèbre au contraire la libération du champ symbolique par rapport à l’ancrage situationnel. Il est clair selon lui que la deixis correspond à l’usage et à l’événement de parole (communication), tandis que le champ symbolique déploie la dimension d’œuvre du langage dans la proposition (apparition de la valeur de vérité) et dans le texte écrit. Si l’on passe à l’analyse de la proposition, hors d’un usage directement pratique du langage, hors de l’ancrage perceptif caractéristique de la deixis, peut-on à nouveau trouver un élément en faveur de l’assouplissement des frontières entre champ déictique et champ symbolique ?
24Il semble bien que oui, et ceci dans deux exemples frappants. Le premier exemple est le cas de l’anaphore, c’est-à-dire de l’utilisation de termes déictiques dans le texte lui-même, donc de la constitution d’un ordre temporel, d’une cohérence d’orientation au cœur du champ symbolique. L’anaphore est le troisième et dernier des modes de la deixis recensés par Bühler dans le deuxième chapitre de sa Théorie du tangage. La deixis ad oculus suppose une présence perceptive immédiate de la chose (sur le modèle de la vue), la deixis am Phantasma consiste à désigner un élément d’un paysage imaginaire ou remémoré (et suppose des conditions de présence à soi et de promenade intérieure dans un espace orienté), et l’anaphore expose la reprise par un terme déictique d’un mot dénominatif présent dans le contexte de la proposition et précédemment introduit. Ce troisième mode de la deixis suppose de traiter le contexte, c’est-à-dire le champ symbolique, comme un champ déictique15. Il ne s’agit donc plus seulement de lire les conditions de possibilité de la réalisation de la signification des deux classes disjointes de termes dans des structures similaires (sur le modèle de l’ancrage) mais bien d’analyser l’intrication possible des champs mêmes, des trames sur fond desquelles seuls les mots prennent un sens. Les mots déictiques ne changent pas dans l’anaphore, ni le système d’orientation dans un espace cohérent, mais ce qui est profondément bouleversé est la nature de cet espace. Il ne s’agit plus de désigner une voie dans la situation de perception (dans l’horizon de la communication) mais de revenir ou d’anticiper sur la trame du discours ou du texte même : la situation est interne au texte. Le poteau indicateur, s’il faut revenir à cette image, s’insère dans un espace de texte, qui trouve ainsi une dimension temporelle (possibilité de renvoi et d’anticipation) et spatiale (caractérisation de places dans l’ordre du discours tel qu’il se déroule). L’anaphore, dit Bühler, est « une déixis réflexive »16 en ce qu’elle fait retour sur un élément de texte qu’elle désigne, sans nécessité d’autre ancrage que ce retour réflexif sur soi (Bühler donne comme exemple : « C’est vrai » ; à quoi fait-on référence ? Non pas à une chose mais à ce que je viens de dire, sans lien avec aucune situation extérieure nécessaire17).
25Le second exemple intervient dans l’un des derniers paragraphes de l’œuvre (§ 25) lorsque Bühler, analysant la proposition, cherche à déterminer jusqu’à quel point elle peut être libérée de ses liens intuitifs et perceptifs pour n’être qu’une pure production symbolique abstraite, une pure proposition de la logique (de type « 2 fois 2 font 4 »). A nouveau dans cette enquête, deux éléments viennent perturber la libération totale du champ symbolique dans la proposition par rapport non plus cette fois au modèle de l’ancrage mais à la référence au monde environnant. Il ne s’agit plus de réfléchir sur les usages, donc plus sur l’ancrage proprement situationnel des dénominatifs. Mais les frontières de la deixis n’en sont pas moins une nouvelle fois remises en cause, et le champ déictique resurgit au cœur même du symbolique sous la forme de deux concepts (que Bühler introduit de manière passagère et sans les développer longuement) : la deixis d’apprentissage (Lerndeixis) et la deixis d’objet (Objektdexis).18 Ce qu’introduit Bühler par ces deux concepts est une dimension plus fondamentale de la relation de la signification langagière au monde. Même la proposition la plus pure de la logique, même le langage de la science contiennent des éléments indexicaux en ce qu’ils ont été appris sur ce mode : celui de la deixis d’apprentissage. Bühler introduit alors une référence à l’apprentissage du langage, qui se ferait sur le mode de la désignation (tel que Wittgenstein l’analyse dans les premiers paragraphes des Recherches philosophiques par la référence à Augustin), y compris pour les éléments de proposition les plus abstraits et détachés de référence directe au monde environnant. Il faut bien que les éléments de la proposition aient été introduits, c’est-à-dire qu’il faut les avoir situés dans un champ de compréhension possible, les avoir désignés en leur attribuant un sens sur le mode : « Regarde, ce signe que tu vois sur le tableau, nous l’utiliserons comme symbole de ceci ou cela. » Le modèle de l’apprentissage du contenu de signification est celui de la deixis, que la pratique vient ensuite constituer comme symbole détaché de la deixis première. Il faut donc disjoindre deux éléments : la deixis comme monstration (et attribution de place dans un ordre) et la pratique du symbole (détaché de la deixis). Le symbole « coupe ensuite le cordon », dit Bühler, ou du moins pour un temps, il semble se libérer de la dimension du déictique. Ainsi l’usage du déictique participe-t-il à l’élaboration du symbole (non pas à celle de sa signification mais de son apprentissage), comme une désignation première qui montre la direction du sens mais ne le confère pas19.
26Or, le développement de la proposition dans le champ symbolique est également marqué par une seconde forme de deixis incontournable : la deixis d’objet, qui seule comporte la garantie de rattacher la proposition au réel20 (au sens de Wirklichkeit, Existenzaussage). Si la deixis d’apprentissage suit encore le modèle du poteau indicateur, du doigt tendu en direction d’un usage dont il s’agit de comprendre le sens, la deixis d’objet, quant à elle, réintroduit dans le champ symbolique, dans la proposition, une attache à la réalité dans sa particularité. Il s’agit alors de penser une nouvelle forme de l’ancrage, non pas dans la situation mais dans un fond environnant plus élémentaire : celui de la réalité. Mais si, pour qu’une proposition soit une proposition d’existence, il lui faut réintégrer une deixis d’objet, cela ne signifie pas qu’il faille réintroduire de termes déictiques. La deixis d’objet peut être là comme en retrait de la proposition, elle ne se donne pas comme un usage du déictique, mais elle suppose la possibilité d’ancrer la proposition dans la réalité. Il est alors particulièrement intéressant de voir Bühler réintroduire, avec le concept d’intuition, la référence à Kant21. A un niveau de compréhension élémentaire, les deux champs se complètent de façon nécessaire. La deixis d’objet est le garant de l’attache de la représentation dans le champ symbolique, non plus à un champ qui serait condition de la signification, ni à une situation constituée par le déictique, mais à un niveau très simple, intuitif, de la réalité : celui qui vient remplir de son épaisseur le conceptuel. (Dans la proposition logique, l’une et l’autre deixis se recoupent.) Ce qui reste alors est la forme la plus atténuée mais qu’en même temps, on ne peut éliminer, de la deixis, à savoir l’ancrage. Non pas l’ancrage dans un champ déictique, mais l’ancrage possible de l’énoncé dans le réel, nécessaire comme fond de tout énoncé d’existence.
27Ainsi, si les deux champs sont complémentaires comme le sont concepts et intuition dans la formule de Kant, il semble que cela soit à plus d’un titre. Le champ déictique, que l’on aurait pu considérer comme secondaire ou marginal, est en fait fondamental pour le développement de toute représentation. En effet, si le déictique trouve son remplissement de signification dans une situation, on peut lire l’extension du modèle de l’ancrage dans l’usage de certains dénominatifs, et jusque dans la possibilité de retrouver dans la proposition une ouverture sur le réel même. Or la notion fondamentale qui permet à Bühler de penser ces variations est celle de champ. Déictiques et dénominatifs n’accèdent à une signification que sur fond d’un champ dans lequel ils se positionnent. Et si ces deux champs sont disjoints et distincts, il est tout de même possible, en interrogeant la notion de champ environnant, de voir dans leur intrication l’élément qui pousse Bühler le plus loin (même si cela n’est pas si loin) dans la direction de la possibilité de l’entente du sens selon l’usage, puisque les noms peuvent y trouver un certain remplissement de sens suivant une orientation déictique. C’est du moins cela que j’ai voulu rechercher dans ce que j’ai appelé les frontières souples de la deixis.
Notes de bas de page
1 K. Bühler. Sprachtheorie, die Darstellungsfunktion der Sprache, Jena, Bischer, 1934. Traduction française et commentaire : Théorie du langage. La fonction représentationnelle, D. Samain et J. Friedrich trad., Marseille, Agone, 2009.
2 Les auxiliaires déictiques sensibles sont tous les traits matériels de la voix et du son qui permettent le guidage, comme le caractère acoustique de la voix (qui permet de reconnaître un. proche sans lever le regard) ou la qualité de provenance d’un son (utilisée lorsque l’on fait l’appel dans une classe). K. Bühler, Théorie du langage, II, § 6.4. Les auxiliaires déictiques sensibles, op. cit., p. 191 et suiv.
3 Théorie du langage, op. cit., III : Le champ symbolique du langage et les termes dénominatifs, p. 260. Pour les champs environnants : III, § 10, Les champs environnants sympratiques, symphysiques et synsémantiques des signes langagiers, p. 267 et suiv.
4 Sprachtheorie, op. cit. Vorwort, p. XXIX ; préface de K. Bühler, p. 70 de l’édition, française : « Quant à la scolasti que, pour autant que je sache, elle n’a pas su distinguer correctement et avec suffisamment de rigueur la connexio rerum, sur laquelle se fonde le mécanisme d’indication, de l’ordo rerum, qui définit les signes linguistiques dénominatifs. Si on aborde ces choses sous un angle différent, en les formulant purement en termes de théorie du langage, disons que la partition, tout à fait correcte que la grammaire opérait à sa naissance chez les Grecs entre deixis et saisie par la nomination, par le concept, a été perdue dans la conception, des philosophes. La nouvelle théorie du langage doit corriger ces deux erreurs et appréhender de nouveau sans préjugé, dans toute leur diversité, les propriétés de médiation, de l’outil langagier. »
5 Ibid., chap. II, § 7, p. 118 de l’édition, allemande ; p. 223 de l’édition, française.
6 E. Hering, Grundzüge zur Lehre vom Lichtsinn, Wien, Gerold und Sohne, 1878.
7 K. Bühler se réfère à la théorie de Hering dans la préface de la Théorie du langage, op. cit. p. 63 : « Les élèves de Hering y distinguent le “champ interne” (Infeld) et le “champ environnant” (Umfeld). Nous allons suivre fidèlement leur voie en déterminant de façon, systématique les champs environnants des signes linguistiques, et de la grande variété des circonstances qui contribuent à la détermination du signe linguistique chaque fois qu’il y a parole, nous dégagerons, en les différenciant rigoureusement, le champ déictique et le champ symbolique dans le langage » : puis il introduit le concept de champ environnant, au chapitre III, § 10, p. 267.
8 Ibid., Préface, p. 63-64 : « Dans l’immédiat, la théorie des deux champs postule que les différents modes de monstration et de présentation, sensibles sont une composante essentielle du langage naturel et ne lui sont pas plus étrangers que l’abstraction, et l’appréhension, conceptuelle du monde. Ceci constitue la quintessence de la théorie du langage qui est ici développée. »
9 K. Brugmann. Die Demonstrativpronomina der indogermanischen Sprachen, eine bedeutungsgeschichtliche Untersuchung, Leipzig, 1904 : deixis-là, deixis-je, deixis-tu, deixis-là-bas.
10 Théorie du langage, op. cit., II, § 8, « La deixis à l’imaginaire et l’emploi anaphorique des termes déictiques » : il y a bien un guidage dans un espace imaginaire et une orientation, spatiale, qui suppose de « faire corps avec la situation. ». Si je vous décris l’arrivée sur la place de la cathédrale de Vienne, et que vous ne la connaissiez pas, vous pourriez toujours (en. ayant recours à un. « déplacement »), vous représenter l’arrivée sur la place de la cathédrale de Strasbourg, afin, de faire corps avec une situation, imaginaire dans laquelle une orientation, devient possible. (Voir les exemples de Bühler, p. 244.)
11 Op. cit., II, Introduction, p. 175 : « Tout ce qui est déictique dans le langage présente le trait commun de ne pas recevoir son remplissement de signification et sa précision de signification dans le champ symbolique, mais de les recevoir au cas par cas dans le champ déictique du langage ; et de ne pouvoir les recevoir que dans ce champ. »
12 Op. cit. II Introduction, p. 177 : « Les termes dénominatifs fonctionnent comme des symboles et reçoivent leur remplissement et leur précision, de significations spécifiques dans le champ environnant synsémantique. Je propose d’appeler champ symbolique cet autre ordre, qu’on, ne doit en aucun, cas confondre avec les éléments situationnels. C’est donc, en présentant les choses de façon, purement formelle, une théorie des deux champs qui est exposée dans le présent livre. »
13 L’exemple est développé par Bühler, Théorie du langage, op. cit., III, § 10, p. 270 et suiv.
14 Sprachtheorie, op. cit., (deiktische) Zuordnung, III, § 10, p. 161.
15 Théorie du langage, op. cit., II, p. 229 : « L’anaphore apparaît précisément apte au plus haut degré à relier la deixis et la représentation, proprement dite. [...] C’est le contexte de l’énoncé, tel qu’il se constitue progressivement, qui fait lui-même office de champ déictique lorsque nous montrons anaphoriquement. Les deux champs du langage, le champ déictique (matériel) et le champ symbolique, se trouvent donc (si l’on, peut dire) reliés par un troisième, à savoir par le champ déictique contextuel, [...] une sous-espèce de l’unique champ déictique. »
16 Théorie du langage, op. cit., IV, p. 561-563.
17 Théorie du langage, op. cit., IV, § 26, L’anaphore, p. 561.
18 Théorie du langage, op. cit., IV, § 25, p. 556 : « La deixis d’apprentissage toujours à l’œuvre dans la compréhension, de tous les énoncés doit être distinguée de la deixis d’objet, qui reste implicitement contenue dans toutes les assertions portant sur la réalité et ne peut en être éliminée. Sans deixis d’objet, il n’existe pas d’assertion, d’existence, et cette deixis reste implicitement présente dans toutes les propositions portant sur la réalité, y compris lorsqu’elle n’apparaît pas linguistiquement. »
19 Théorie du langage, op. cit., IV, § 25, p. 554 : « […] tout locuteur a appris durant son enfance la signification, de tous les termes dénominatifs à partir d’objets et d’états de choses directement ou indirectement montrés, et que c’est par la pratique qu’il les a retenus. Si on donne au concept de deixis un sens aussi large que le faisaient les Grecs, alors cette affirmation, peut être rigoureusement démontrée. »
20 Sprachtheorie, p. 373 : traduction, p. 543 : « Si on. étudie de manière systématique l’émancipation, progressive du sens phrastique par rapport à la situation, de parole et la domination, progressive du champ symbolique, il apparaît que les propositions du type (S→P], qui sont des assertions sur la réalité, occupent une position, donnée sur une échelle d’autonomie croissante, et cela jusqu’au cœur des sciences, mais que ces énoncés, compte tenu de leur contenu représentationnel, ne peuvent jamais se dispenser totalement des données organisatrices apportées par le champ déictique, pour autant du moins qu’ils doivent rester des assertions sur la réalité dans l’acception, stricte du terme, des énoncés d’existence et non endosser inopinément le rôle d’énoncés purement conceptuels. »
21 E. Kant, Critique de la raison pure, Deuxième partie, Logique transcendantale, Introduction, Idée d’une logique transcendantale, § 1, De la logique en général, Paris, Gallimard, 1980, p. 81.2 : « Des pensées sans contenu sont vides, des intuitions sans concepts sont aveugles. »
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S’orienter dans le langage : l’indexicalité
Ce livre est cité par
- (2017) Heidegger et Wittgenstein. DOI: 10.3917/herm.gauvr.2017.01.0351
S’orienter dans le langage : l’indexicalité
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