Les capitales maudites : l’image d’Istanbul dans la littérature ottomane avant la conquête
p. 275-283
Texte intégral
1« Toutes les autres villes sont mortelles, il me semble qu’Istanbul vivra tant qu’il y aura des hommes1. » Cette citation reflète à l’évidence un état d’esprit favorable à Istanbul. Mais il en existe aussi une vision noire, bien différente. Lorsque le voyageur français Pierre Gilles, qui vécut à Istanbul de 1544 à 1547, présente les anciens monuments de la ville, il rapporte, en se référant aux sources byzantines, des rumeurs négatives et des prédictions de malheur sur cette capitale splendide. Il reprend et interprète des expressions proverbiales citées par le byzantin Jean Tzetzès : « Le bœuf beuglera, le taureau mènera le deuil », ou encore « Malheur à toi Istanbul, toi qui es sise sur sept collines, tu ne vivras pas un millénaire2 ».
2Ces formules, toujours présentes dans le cœur des Byzantins, leur faisaient appréhender l’arrivée des jours du malheur pour leur ville. Les intellectuels du nouvel empire successeur de Byzance conservèrent cette peur dans leur imaginaire, sous des aspects différents. Devant le fléau d’une épidémie de « peste » à Istanbul, l’historien ottoman Mustafa Selanikî, qui vécut à la fin du xvie siècle, à l’âge d’or de l’empire, écrit : « Dans la province d’Istanbul, ce que les doctes appellent “phénomène épidémique” manifesta de nouveau son antique savoir-faire3. » Ces mots reflètent sans aucun doute la conviction ancrée dans l’imaginaire des intellectuels d’Istanbul comme de leurs collègues byzantins, qu’un versant noir, négatif, de l’histoire glorieuse de la capitale ottomane existait dès le commencement. De même, un ensemble de sources décrivent Istanbul comme une ville « maudite par Dieu » dès les premières années de sa fondation et, pour cette raison, exposée à de fréquentes catastrophes. En effet, dans le monde musulman, la conquête de la capitale magnifique de l’Empire romain d’Orient est une mission fixée par Dieu. Cependant, dans cette mesure aussi, son nom est identifié à la mauvaise étoile, au début des jours de malheur et même à l’Apocalypse. Ces rumeurs et ces légendes, qui avaient marqué la littérature islamique, se sont répandues surtout lors des préparatifs et à la veille de la conquête de la ville, et sont passées dans les sources postérieures à la conquête, faisant de ce thème un véritable phénomène de société. Où et comment de tels savoirs ont trouvé place, dans quels buts, quelles sources les ont nourris, et comment un « concept d’Istanbul » s’est formé dans ces sources, voilà les points sur lesquels nous nous concentrerons, en nous fondant sur la littérature d’avant la conquête.
3Comme on le sait, les sources historiques (chroniques) ottomanes d’avant la conquête sont très rares. À part l’histoire en vers intitulée Dâstân-ı Tevârih-i Mülûk-ı Al-i Osman, par Ahmedi (mort en 1412/13), reconnue comme la première chronique ottomane, les autres ont été rédigées après 1453. Dans celles qui vont être mentionnées, de place en place, souvent comme la voix d’une opposition consciente, on voit se dessiner un tableau sombre qui est celui de la conquête. Les deux plus anciennes sources en turc décrivant Istanbul à la veille de la conquête sont des traductions fondées sur une série d’œuvres intitulées Acaibü’l-mahlukat [Merveilles des créatures]. Elles regroupent des événements étranges de toute sorte et donnent des connaissances de nature encyclopédique. L’écrivain Ali b. Abdurrahman, traduisant l’œuvre du géographe Qazvini (mort en 1283), en traitant des villes, y insère mot pour mot le thème d’Istanbul, qui n’est pas traité dans cette œuvre de Qazvini mais dans une autre. Une autre version, anonyme, d’Acaibü’l-mahlukat réalisée pour le souverain ottoman Mehmed I Çelebi (mort en 1421) donne des informations brèves mais intéressantes sur Istanbul. À part ces travaux, les traductions du Kabûsnâme rédigé par Keykâvus b. İskender (mort vers 1082), qualifié de Nasihatnâme [livre de conseils], faites sous le règne de Murad II (mort en 1451), ainsi que trois ouvrages rédigés par Yazıcıoğlu Mehmet et Ahmet Bican, très lus et très appréciés par le public, mettent en lumière la particularité d’Istanbul, « ville née sous une mauvaise étoile », en s’appuyant sur des textes religieux et sur des hadis du Prophète.
4En ce qui concerne des signes apocalyptiques, Bedr-i Dilşâd qui fit en vers une des premières traductions du Kabûsnâme en 1427 intitulée Muradnâme, souligne, en se référant aux hadis, que la conquête d’Istanbul/Constantinople sera l’un des premiers signes avant-coureurs de la fin du monde4. En particulier, l’ouvrage intitulé Muhammediye, dû à Mehmed Yazıcıoğlu (1449) est parsemé d’éléments apocalyptiques concernant Istanbul. On trouve des informations similaires dans les deux recueils d’Ahmed Bican intitulés Envârü’l-âşıkin et Dürr-i meknûn, composés à la veille de la conquête, entre 1446 et 1451. De même, deux œuvres plus tardives, le Velayetnâme [Livre de sainteté] d’Otman Baba et le Menâkıbnâme [Livre de vertu] de Saru Saltuk, qui reflètent l’état d’esprit des derviches à la veille de la conquête, présentent à la fois l’exploit de la prise de la ville et les malheurs qu’elle va très probablement provoquer. Enfin, des Fetihnâme écrits pour annoncer la bonne nouvelle de la conquête aux cours mamloukes et Karakoyunlu, il se dégage, dans la description de la ville, un indice intéressant pour l’image de celle-ci, et d’autant plus remarquable qu’il émane de source officielle. Des tendances négatives se reflètent dans tous les documents analogues, dans les chroniques de l’époque de Mehmed II (par exemple celle de Mehmed Pacha de Karaman) et en particulier dans une Histoire des Ottomans (Tevârih-i Âl-i Osman) anonyme. À partir de là, nous pouvons condenser en deux points l’image d’Istanbul « ville maudite » :
51. Avant tout, l’image d’Istanbul évoquée dans les Acâibü’l-Mahlukat est celle de géographes musulmans arabes, plus anciens, qui décrivent la ville en témoins oculaires ou à partir d’un témoin oculaire5. Dans quelle mesure les intellectuels ottomans qui découvraient ces traductions vers la fin du xive siècle étaient-ils conscients qu’ils lisaient des descriptions d’Istanbul datant de deux siècles ? Les informations que donne le voyageur arabe Herevi6 sur Istanbul telle qu’il l’a vue vers le milieu du xiie siècle sont reprises d’abord dans la cosmographie de Qazvini7, et dans le dictionnaire géographique de Yaqut8 (mort en 1229). Les traducteurs des Acâibü’l-Mahlukat ont prolongé cette tradition qu’ils reproduisent librement. La traduction de Ali b. Abdurrahman, rédigée de toute évidence avant la conquête, donne les renseignements suivants :
« La ville de Constantin, qui est appelée Istanbul, est une ville magnifique en forme de triangle. Elle est entourée par la mer sur deux côtés, l’autre regarde vers la terre. Elle possède une puissante forteresse dont les murailles mesurent 21 archines [environ 12 mètres]. Elle a de nombreuses portes, dont une couverte d’or. Dans la ville se trouve un palais avec quatre cents colonnes. Jusqu’à sa porte, des monstres sont alignés de chaque côté : des statues en bronze d’éléphant, de lion, de tigre et de divers animaux se suivent. Non loin de là, il y a un minaret [une colonne] qui est consolidé avec des cerclages en plomb et en fer [la “colonne brûlée” ou “colonne cerclée” en turc]. Quand le vent le faisait osciller, de quelque côté qu’il penchât, les briques à la base du minaret étaient broyées comme farine. L’autre minaret est en bronze. Au centre de la ville se trouvait un hospice qui est actuellement une église. Cette église est visitée par de nombreuses personnes. Au-dessus, il y a le mausolée de l’empereur Constantin sur lequel se trouve un cheval de bronze. La patte droite du cheval est levée comme s’il marchait, la main de son cavalier est ouverte, elle montre la direction de Damas. Ce signe signifie que la ville sera conquise par une armée venant de cette direction. Le cavalier tient dans l’autre main une sphère. Cela signifie “j’avais conquis toute la terre mais en quittant ce monde, je n’ai rien emporté”. Au centre de la ville, il y a une place où on fait courir les chevaux, et au centre de cette place une pierre est savamment dressée sur des supports de bronze [l’obélisque de Théodose]. Qui monte sur ce monument voit toute la ville9. »
6Dans ce court récit, certains points où le traducteur se distingue des autres textes attirent l’attention. Ce sont la désignation des alentours de la ville comme « Rum İli » [Pays de Roum] et l’interprétation du geste de la main du cavalier. Ailleurs, sauf chez Qazvini, ce geste est censé montrer les pays musulmans, alors que le traducteur l’interprète comme la direction d’où viendront les armées des conquérants. Toutes ces interprétations très naïves n’avaient pas grande signification pour ceux qui voulaient conquérir la ville. Mais il est clair qu’elles ont eu un impact décisif sur l’image d’Istanbul.
7Cependant, une autre traduction de Acâibü’l-Mahlukat, commandée par Mehmed I Çelebi, dont le manuscrit le plus ancien est daté d’avril 1448 (sefer 852 de l’hégire), après une brève description physique, résume les données négatives sur la ville10. Elles sont extraites de l’œuvre d’İbn-ül-Faqih, dans la partie intitulée Konstantiniyye11 :
« Ce lieu est la capitale de l’empereur romain, il est entouré par la mer sur deux côté, par le désert sur le troisième. Selon Ka’b el-Ahbar12 (mort en 32/652-53) disciple du Prophète, Dieu va punir les habitants de la ville, parce qu’ils se sont réjouis de la chute de Jérusalem, la ville sera totalement pillée, à tel point que plus un coq n’y chantera, la ville sera ruinée par des tremblements de terre, trois boules enflammées, de goudron, de naphte et de soufre, la brûleront avec ses habitants, leurs cris atteindront le ciel. Dans cette situation, le trésor de douze sultans sera partagé et distribué avec des boucliers. À cause de cela, bien des endroits de la ville seront sens dessus dessous, on n’y trouvera même plus un seul serpent13. »
8Istanbul a donc eu de bonne heure une image négative.
92. En dehors de ces données qui partent de la géographie, la véritable image d’Istanbul, celle sur laquelle on doit insister, est celle qui la met en rapport avec des scénarios apocalyptiques. Les références, allusives dans les Acaib anonymes, sont plus claires dans le Muradnâme et dans la Muhammediye de Mehmed Yazıcızade. Le chapitre « Conquête de Constantinople » du Muradnâme rapporte sous forme versifiée deux légendes distinctes transmises par Ebû Hüreyre, garant de nombreux hadis admis dans les recueils14. C’est à propos de l’heure eshrat, annonciatrice de la fin du monde, que le Muradnâme s’appuie sur les paroles du Prophète. Il souligne que la conquête de la ville est un des signes apocalyptiques. Yazıcızade Mehmed aussi annonce la conquête de la ville en se basant sur les mêmes arguments fondamentaux des hadis. Il ajoute que si la ville est totalement détruite, l’Apocalypse n’aura pas lieu ; dans le cas contraire, la prédiction du hadis se réalisera15. Quels sont ces hadis ?
10Dans les recueils de hadis « solides », le nom d’Istanbul est mentionné à deux reprises. Ces deux hadis sont inclus aussi dans les Melâhim, recueils qui traitent de la fin du monde et des calamités à venir. En revanche, le hadis dans lequel Mohammed loue le chef qui conquerra Istanbul ne figure pas dans ces recueils « solides16 ». Détail intéressant, il n’en est pas fait mention non plus dans les Fetihnâme (récits de la conquête/lettres de victoire) écrits pour la prise d’Istanbul et qui possèdent un caractère officiel ; au lieu de cela, on a fait place aux hadis qui évoquent l’Apocalypse, tout en laissant de côté certains détails.
11Pour en revenir aux Melâhim, le premier d’entre eux indique que l’Apocalypse n’aura pas lieu avant que les Romains ne descendent à Àmak et Dabık en Syrie ; une armée marchera contre eux depuis Médine, les Romains et les Musulmans se feront la guerre, les musulmans prendront Konstantiniye, et lorsqu’ils suspendront leurs épées aux oliviers pour le partage du butin, Satan apparaîtra et s’adressera à eux pour leur annoncer que l’Antéchrist a été vu près de Damas. Ceux qui croiront en la parole démoniaque feront demi-tour en renonçant au butin. Dans le deuxième passage, le Prophète leur demande s’ils ont entendu parler d’une ville ayant un côté sur la terre et un côté sur la mer ; il précise que l’Apocalypse n’aura pas lieu avant que 70 000 personnes, les descendants d’Isaac, attaquent la ville. Quelles que soient les sources, il semble que ces deux hadis sur l’Apocalypse guerrière [melhame] ont favorisé chez les intellectuels du monde musulman l’accumulation de connaissances sur Istanbul et la formation de préjugés.
12Les passages en question figuraient dans la Muhammediye, une œuvre lue très longtemps et qui semble avoir influencé les cercles des tekke [confréries] et le peuple ; ils ont été transposés en prose dans Envârü’l-âşıkin et Dürr-i meknûn de Ahmed Bîcan, également très lus par le grand public17. La dernière de ces œuvres faisait allusion à l’opposition à Mehmet II. Dans les passages relatifs à la divination (djefr) figuraient des prédictions négatives sur le sort des souverains d’Istanbul après la conquête18. Il est évident qu’elles exprimaient de manière indirecte l’hostilité aux réformes internes de Mehmet II. Ces réactions se manifestent dans une vaste littérature qui s’étend aux Chroniques et Menakibnâme d’après la conquête. Avant celle-ci, l’existence d’une masse d’informations similaires préoccupait le jeune sultan et son entourage qui pensaient avant tout à s’emparer de la Rome d’Orient. Mehmet II, qui marchait sur Istanbul en faisant face à tout cela, proposait une autre interprétation des hadis, pour calmer les réactions plutôt que pour des raisons religieuses. Sa thèse prétendait que cette ville constituait un objectif majeur pour les musulmans et que la malédiction serait levée si la ville était reconstruite et transformée en une cité islamique. Cependant, nous remarquons que dans les lettres de victoire (Fetihnâme) adressées au Sultan mamelouk du Caire, qui restait un centre politique et religieux, et au bey des Karakoyunlu, qui gouvernaient un État puissant à l’est, ces hadis avaient été soigneusement reformulés.
13Les Fetihnâme font référence aux hadis sur Istanbul mentionnés ci-dessus. Le premier est « Eux lorsqu’ils partageront le butin, leurs épées suspendues aux oliviers, ils conquerront Konstantiniye », l’autre, un peu abrégé : « Konstantiniye sera conquise lorsqu’ils partageront le butin », le troisième, « Ne connaissez-vous pas la cité ayant un côté sur la mer, un côté sur la terre ? Oui, il a été nommé représentant de Dieu ! Il a dit qu’une armée de 70 000 personnes mènera la guerre sainte pour elle19. » Ces citations montrent clairement que les hadis ont été manipulés. Dans la première, Molla Gürani, le Maître de Mehmet II et l’auteur de la lettre de victoire au sultan Mamelouk, semble avoir choisi de citer les hadis relatifs à la conquête dans une formulation relativement plus nette, modérée et moins risquée. Il ne fait pas la moindre allusion à l’apocalypse, les prédictions du début et de la fin du hadis sont éliminées. Les deux autres Fetihnâme, destinés à Djihan Chah, souverain des Karakoyunlu, ont été rédigés par Hâce Kerimî qui garde seulement l’annonce de la conquête. Il supprime ce qui concerne les descendants d’Isaac, étrangers à la dynastie ottomane, et l’apocalypse. Mais, parce qu’il était au courant du scénario négatif, il indique ensuite qu’il y a un lieu et une place forte, célèbre dans les hadis ; que depuis les origines jusqu’à la veille de la conquête ce lieu avait été le foyer des « associateurs » et le refuge de Satan, que sa forteresse n’avait pas d’égale, que les murailles de ses trois côtés étaient solides et impénétrables. Ce sont les données fournies par les textes apocalyptiques. Mais Hâce Kerimî laisse entendre que la prise de la cité, la destruction de ses foyers, la réduction en esclavage de sa population, la conversion des temples des adorateurs d’idoles lèveront implicitement la malédiction.
14L’antithèse ici formulée a été ultérieurement adoptée et renforcée par les historiens ottomans. En effet, l’idée d’une puissante malédiction sur cette ville est plus claire et explicite dans un Menakıbnâme rédigé en 1470. Istanbul y est qualifiée de ville de malheur ; c’est le premier lieu où Satan posera le pied, une fois descendu sur Terre20. Les descriptions du Tevârih-i Al-i Osmanlar, anonyme, sur la construction de Sainte Sophie et l’émergence d’Istanbul, les placent dans une atmosphère sombre21. Cependant une issue apparaît toujours et l’antithèse intervient à son tour : c’est la destruction totale de la ville, exceptée Sainte Sophie, et sa reconstruction. C’est la raison pour laquelle un homme d’État au service de Mehmet II comme Mehmed Pacha de Karaman, en écrivant son Histoire défend l’idée « qu’à la suite de la reconstruction rapide de la cité, il ne serait plus question de malédiction ni de risques apocalyptiques22 ».
15À côté de ces visions négatives, il faut préciser que dans certains Menakıbnâme pour Istanbul, la conquête de la ville est présentée comme motivée par la guerre sainte [gaza]. On sait que dans le Velayetnâme d’Otman Baba, la ville d’Istanbul est un objectif23. De même, dans le Velayetnâme d’Abdal Musa, il semble que la citadelle de Boğazhisar [« le Château du Détroit »], présentée aussi comme objectif au Kızıl Deli Sultan à l’épée en bois, soit Istanbul et non pas Çanakkale [les Dardanelles]. Si cet endroit est pris, la Roumélie sera partagée entre les derviches par Abdal Musa24. Un autre de ces récits propose de mener une guerre sainte [gaza] contre Istanbul et Trébizonde en présentant ces lieux comme des objectifs sacrés25.
16Pour conclure, dans les textes antérieurs à la conquête qui nous sont parvenus, celle-ci n’est pas présentée comme une mission divine impérieuse. Les propos sur la sacralité de ce lieu, qui en faisaient une cible au même titre que la légendaire « Pomme Rouge », assez vagues dans les ouvrages du genre des Menakibnâme, sont transmis ultérieurement avec de brillantes formulations et accèdent au rang de préoccupation intellectuelle majeure. Au revers de la face brillante de ce Janus apparaît une face sinistre de la ville « maudite, dangereuse à tous égards et qui devrait complètement être détruite et reconstruite ». Dans une optique socio-psychologique, on peut percevoir l’intégration d’Istanbul dans une chaîne de capitales impériales maudites, telles Babylone et Rome, comme un reflet de la tendance des habitants de villes célèbres et populeuses, face aux malheurs qui les frappent, à confondre la ville où ils résident et leur propre état de pécheur.
Notes de bas de page
1 P. Gilles, Istanbul’un Tarihi Eserleri, trad par E. Özbayoğlu, Istanbul, 1997.
2 Ibid., p. 175-178. En outre, Pierre Gilles inclut dans son ouvrage les célèbres présages de la Sibylle d’Érythrées.
3 Tarih-i Selaniki, M. İpşirli éd., Ankara, 1999, p. 759.
4 Cette annexe ne figure pas dans le manuscrit original du Kabusnâme ni dans les traductions en prose (cf. Kitâb-ı Nasihatnâme : Kabusnâme, R. Levy éd., Londres, 1951 ; Keykâvus, Kabûsnâme, trad. turque de M. Ahmed, éd. Orhan S. Gökyay, Istanbul, 1974.
5 Cf. C. Avci, « Arap-İslam Kaynaklarında İstanbul » [Istanbul dans les sources araboislamiques], Actes du Symposium International sur Byzance et les Ottomans, Istanbul, 2004, p. 99-112. L’auteur précise que le nom d’Istanbul apparaît à partir du xe siècle dans les sources arabes.
6 Sur ce sujet cf. S. Eyice, « Bazı İslam yazarlarına Göre Fetihten Önce İstanbul » [Istanbul avant la conquête d’après certains auteurs musulmans], İstanbul Araştırmaları, 2, 1997, p. 11-12.
7 Âsârü’l-bilâd : Geography/Cosmography, éd. Wüstenfeld, Göttingen, 1848, p. 407-409.
8 Mu’cemü’l-büldân, Beyrouth, 1990, IV, 396.
9 Ali B. Abdurrahman, Acâibü’l-mahlukat, Bibliothèque de l’Université d’Istanbul, Ms. Turcs [TY] no 524, f° 135b-136a. S. Yerasimos affirme que cette traduction date d’après la conquête, (Légendes de Constantin et de Sainte Sophie, trad. Ş. Tekeli, Istanbul, 1993, p. 106), mais les données mentionnées dans l’introduction par Ali b. Abdurrahman prouvent que la date est antérieure. En outre, cette traduction n’est pas celle de l’ouvrage de Verdî (Harîdetü’l-acâib ferîdetü’l-garâib, M. Fahuri éd., Beyrouth ts. d., p. 90-92). La traduction de Ali b. Abdurrahman est plus ancienne, les deux reposant sur des sources communes. Des données similaires figurent dans l’ouvrage de Firuzâbâdî (mort en 1415) intitulé Kamusü’l-Muhit’. (Mütercim Âsım Tercümesi, p. 504-505) ; le traducteur Âsım y avait ajouté de larges informations sur la période ottomane. Il existe également une miniature qui confirme ces descriptions des colonnes et du cavalier aux bras tendus, sur un cheval aux quatre sabots joints. Le détail de la patte du cheval en mouvement est très intéressant (pour cette miniature, voir Cogito, 17, 1999, p. 302). Pour ce qui concerne la sphère, la fonte de la statue pour en faire des canons lors de la campagne de 1461, les multiples récits sur la statue, la croyance que tant qu’elle subsisterait les Romains resteraient maîtres de la ville, et les morceaux du cheval examinés par Pierre Gilles, voir S. Yerasimos, « Ağaçtan Elmaya. Apokaliptik Bir Temanın Soyağacı » [« De l’Arbre à la Pomme. Généalogie d’un thème apocalyptique »], Cogito, 17, 1999, p. 304-309. Relation entre ces descriptions et les œuvres décrites : voir S. Eyice, ibid., p. 7-28. Pierre Gilles a inclus dans son ouvrage la description de la statue faite auvie siècle par Procope. Elle correspond à celles des voyageurs arabes, à quelques détails près : « Le museau du cheval sur lequel est monté l’empereur est tourné vers l’Orient, le cheval lève sa patte gauche comme pour avancer, ses autres pattes reposent sur le sol, on a l’impression qu’il va galoper. Quant à la grande statue en bronze de l’empereur, il est chaussé de demi-bottes, habillé à la manière d’Achille, cuirassé et casqué, il porte un regard éclatant vers l’Orient, il lance son cheval sur les Perses. Dans la main gauche il tient une sphère, qui signifie sa souveraineté sur toute la terre. Il ne porte ni épée ni lance ; à la place il y a une croix sur la sphère. Il tend sa main droite vers l’orient et ordonne aux Barbares de rester dans leurs territoires, de ne pas traverser les frontières. » (d’après İstanbul’un Tarihi Eserleri, p. 85-86).
10 Exemplaire de la section Ali Emiri, Tarih (Histoire), no 897, Bibliothèque nationale, Istanbul. Une autre version datant de la fin du xvie siècle se trouve dans la section Nuri Arlases, no 128, Bibliothèque de la Süleymaniye. Malheureusement il est impossible d’identifier l’original qui a été traduit. On trouve dans ces manuscrits de nombreuses variantes. Par exemple, en ce qui concerne les tribus, les indications données sur les tribus turques sont très intéressantes (voir f° 190a-191a). La traduction de Tercüme-i Acâibü’l-mahlukat réalisée par Ahmed Bîcân, également section Ali Emiri, Tarih (Histoire), no 897/1, diffère dans son contenu.
11 Muhtasar Kitâbü’l-büldân, trad. française H. Masse, Damas, 1973, p. 174-175. Dans l’œuvre originale, cette information empruntée à İbnü’l-Faqih semble être simplifiée au point d’altérer complètement le sens.
12 Pour ce personnage qui est l’un des premiers musulmans, critiqué à cause de ses opinions sur Israël, cf. Y. Kandemir, « Kâ’b el-Ahbâr », Diyanet İslam Ansiklopedisi, XXIV, 1-3.
13 Bibliothèque nationale, Ali Emiri, Tarih, no 897, f° 126 a ; cf. Bibliothèque de la Süleymaniye, section Arlases, f° 171a-b.
14 Bedr-i Dilşad’ın Muradnâmesi, A. Ceyhan éd., Istanbul, 1997, p. 1037-1038.
15 Muhammediye, A. Çelebioğlu éd., Istanbul, 1996, II, p. 314-315.
16 Ce hadis est mentionné par Buhari dans son Tarih-i kebîr (I/2, Haydarabad 1362, p. 81) mais non dans le Sahih-i Buhari. Il figure également dans le Müsned de Ahmed b. Hanbel (IV, 335), où son authenticité est mise en doute. C. A. Yardim, « Fetih Hadisi Üzerinde Bir Araştırma », p. 116-123.
17 Sur l’interprétation de ces descriptions cf. F. M. Emecen, « İstanbul’un Fethi ve Kıyamet senaryoları » [La Conquête d’Istanbul et les scénarios de fin du monde], Osmanlı Araştırmaları, XXII, 2003, p. 199-202.
18 Yazicioglu Ahmed Bican, Dürr-i Meknûn, N. Sakaoglu éd., Istanbul, 1999, p. 119-120.
19 Cf. A. Ateş, « İstanbul’un Fethine Dair Fatih Sultan Mehmed Tarafından Gönderilen Mektuplar ve Bunlara Gelen Cevaplar » [Les Lettres envoyées par le Sultan Mehmet le Conquérant à propos de la conquête d’Istanbul et leurs réponses], Tarih Dergisi (Revue d’histoire), 7, 1953, p. 18, 38, 39.
20 F. M. Emecen, ibid, p. 203-204.
21 Sur l’interprétation des données des chroniques sur les légendes de Sainte Sophie, cf. S. Yerasimos, Kostantiniye ve Ayasofya Efsaneleri, p. 13-47.
22 Sur ce texte cf. F. M. Emecen, İstanbul’un Fethi Olayı ve Meseleleri, Istanbul, 2003, p. 88-89.
23 Cf. H. İnalcik, « Otman Baba ve Fatih Sultan Mehmed », Doğu-Batı, Makaleler, I (Ankara 2005), p. 129-150.
24 A. Güzel éd., Ankara, 1999, p. 148-149.
25 La légende de Barak Baba : cf. A. Gölpinarli, Yunus Emre. Hayatı, Istanbul, 1936, p. 228.
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