Conclusion : de l’histoire des femmes à l’histoire du genre
p. 303-312
Texte intégral
1C’est, je suppose, en tant que témoin et complice de la mue de l’« histoire des femmes » en « histoire du genre », qu’il m’a été demandé de conclure cette table ronde sur le « travail du genre » dans l’étude des sociétés anciennes1. Peu versée en historiographie, je bornerai mon intervention à deux remarques, des remarques qui n’engagent que moi2 et qui sont plus des impressions que des certitudes. La première est le constat d’un certain isolement : « genre », « histoire du genre » ou, comme il est dit parfois, pour bien signifier qu’il ne s’agit pas d’un ghetto de recherche mais d’une production de savoir pour l’ensemble de l’histoire, « histoire genrée », sont des termes qui n’ont pas encore tout à fait pignon sur rue dans la maison Histoire. La seconde remarque s’interroge sur les problèmes de la filiation entre l’« histoire des femmes » et l’« histoire du genre ».
2Genre est un concept analytique3 qui, depuis 19724, est estampillé dans la boîte à outils de l’historien et dont le « travail » consiste à mettre les sociétés du passé à l’épreuve d’une lecture sexuée des sources. Son intérêt heuristique est indéniable dès que la notion est bien définie. Il s’agit en effet d’un pollachôs legomenon, dont l’acception se limite souvent à la distinction entre les hommes et les femmes. La définition que les intervenants à la table ronde lui ont donnée fait de lui une catégorie d’analyse qui permet de rejeter le déterminisme biologique qui colle au terme sexe et de référer la construction de la relation entre le masculin et le féminin à l’organisation de la société globale ! Elle est ainsi libellée par Pauline Schmitt Pantel au début de sa communication : « Le genre est une catégorie sociale construite dans un contexte culturel particulier et dans un but (ou des buts) qui lui aussi ne peut se comprendre que dans un contexte historique (culturel et chronologique) précis. » Soit ! Peut-être, je dis bien peut-être, dans la mesure où le terme « culture » est aussi un pollachôs legomenon, biaiserais-je un peu cette définition en faisant plus explicitement référence au double ancrage de la recherche, les représentations et les realia. Le « travail du genre » débrouille, à mon avis, la façon dont une société, installée dans l’histoire et ses changements comme toutes les sociétés, y compris les « plus froides5 », a fabriqué, à partir de pratiques discursives et de pratiques non discursives, la distinction et la relation entre les hommes et les femmes. Roger Chartier, au colloque de Cornell en 1980, le colloque qui, en fait, a lancé la Gender History, faisait remarquer que si les pratiques relèvent des discours, les discours relèvent des pratiques. Cette osmose entre pratiques discursives et pratiques non discursives, une osmose qu’il est souvent bien difficile de repérer et d’analyser, m’amènerait, pour ce qui a été mon champ de recherche, la cité grecque, à préciser, dans la définition proposée par Pauline Schmitt Pantel, contexte « politico-culturel » (en prenant politique, bien sûr, au sens très général d’organisation globale de la polis).
3Le genre est-il une grille de lecture universelle ? Les disciples de Louis Dumont pensent qu’il est ethnocentrique6. Les catégories qui permettent, dans les sociétés occidentales, de penser la relation sociale des hommes et des femmes en termes de domination et de pouvoir ne seraient pas transposables dans des sociétés où la notion d’individu n’a pas le même contenu. Soit ! Les intervenants à cette table ronde ont au reste bien précisé que le genre ne saurait rendre compte de tout et qu’il révèle, par exemple, les difficultés de son utilisation, pour ne pas dire ses limites opératoires, en archéologie, notamment dans l’interprétation du matériel funéraire. Mais les contributions prouvent que le concept s’avère, dans l’ensemble, très efficace dans l’étude des sociétés antiques. Il permet de jeter un regard neuf sur des sources sempiternellement interrogées et je remercie chaleureusement Violaine Sebillotte et les « Phéaciens » de m’avoir donné la chance de découvrir avec eux la face inconnue de documents pratiqués depuis longtemps. Ne pourrait-on renverser le libellé de la communication sur les rapports entre l’« histoire du genre » et l’« histoire de la sexualité » ? Si les travaux sur la sexualité apportent beaucoup aux recherches sur le genre, la problématique du genre permet, me semble-t-il, d’aborder l’étude de la sexualité sans a priori, biologique ou théorique, et donc de prendre quelque distance avec la théorie dominante du « règne du phallus » dans les sociétés grecque et romaine, et avec l’opposition systématique entre sexualité active et sexualité passive7. Il est incontestable que « genrer » les questions qui en pays grec touchent au politique et qui sont traditionnellement considérées comme spécifiquement masculines – la kêrukeia, le « serment des éphèbes » athéniens ou la construction par Plutarque de l’identité politique de Thémistocle, Cimon et les autres – est une façon de renouveler l’approche de la notion de politeia, un des problèmes essentiels posés par la cité grecque.
4Comment expliquer, devant tant de possibilités heuristiques, que l’« histoire du genre », la fondation de l’association Mnémosyne en témoigne, ait de la peine à se faire une place dans la maison Histoire. Pourquoi le concept de genre est-il l’objet de réticences de la part de nombreux historiens ? Pourquoi divise-t-il même les complices de l’« histoire des femmes » ? Si Françoise Thé8 n’en voit pas l’impérieuse nécessité, mais s’y rallie, « séduite par l’aisance avec laquelle des collègues plus jeunes utilisent le terme », si la revue CLIO se présente aujourd’hui dans sa publicité comme une « revue d’histoire des femmes et du genre », le groupe « Histoire des femmes » de l’EHESS9 vient de signer un article où il dénonce les limites du concept : « Devenu stéréotypal, ce concept n’est pas assez politique et largement atemporel. » Cette méfiance que manifeste notre discipline vis-à-vis de l’« histoire du genre » ne relève pas seulement de la défense des fiefs, des prérogatives et des traditions ou de la réduction fréquente du concept à une définition vague et descriptive. Elle s’intègre, je crois, dans ce que Gérard Noiriel10 appelait entre guillemets la « crise de l’histoire » des années 1980-1990, une crise qui n’est peut-être qu’un « moment d’intense réflexivité et de recompositions historiographiques11 ».
5Sur quels achoppements bute la filiation « histoire des femmes »/« histoire du genre » ? Certaines communications, sur les contrats de mariage dans l’Égypte ptolémaïque ou sur le genre de l’éducation dans les sources romanesques par exemple, semblent estimer que ce qui distingue l’« histoire du genre » de sa devancière, c’est qu’elle se refuse à faire une étude séparée des sexes. Il me semble que si l’« histoire du genre » est fondée sur ce refus, l’« histoire des femmes », dans son exception française tout au moins, a toujours été « genrée ».
6Parce que l’émergence de l’« histoire des femmes » est liée, dans les années 1970-1975, à la percée politique du MLF et à l’essor de la presse féministe, et parce que ses prosélytes sont aussi féministes et actives – un mauvais genre originel pour ses pourfendeurs –, son questionnement a souvent été perçu comme ségrégationniste et militant. Or, dès 1982, le colloque international de Toulouse, un colloque où, pourtant, la parole était exceptionnellement réservée aux femmes, choisissait, non sans de très âpres discussions, de s’intituler Femmes, féminisme, recherches et non Recherches féministes. L’« histoire des femmes », version française, a affiché très tôt sa différence avec les Women’s Studies et, si le féminisme a fait partie de son domaine de recherche, elle n’a jamais été une histoire du féminisme. L’histoire produite et enseignée était alors une histoire neutre, donc une histoire au masculin. Il s’agissait de faire des femmes des objets d’histoire, de les rendre visibles, de leur restituer un passé gommé par la recherche traditionnelle. Le séminaire organisé à Jussieu en 1973 par Michelle Perrot, Pauline Schmitt Pantel et Fabienne Bock – Les femmes ontelles une histoire ? – se demandait si une telle démarche était possible. En 1984, le colloque de Saint-Maximin, sous l’égide de Michelle Perrot et à l’initiative d’Alain Paire – Une histoire des femmes est-elle possible ? –, faisait un état de la recherche dix ans après et n’en doutait plus. En 1998, le colloque de Rouen, organisé par Anne-Marie Sohn et Françoise Thélamon, s’intitulait L’histoire sans les femmes est-elle possible ? et le point d’interrogation n’était qu’un clin d’œil au colloque de Saint-Maximin.
7Cette histoire qui entend aborder les questions en restituant aux femmes un passé dont elles étaient dépourvues est, comme la « nouvelle histoire » de la deuxième génération des Annales, une galaxie au carrefour des sciences humaines, histoire, anthropologie, sociologie, économie, démographie, psychologie… Elle traverse les frontières disciplinaires, entrechoque les temporalités des divisions canoniques de l’histoire et multiplie les thèmes de recherche. Mais elle n’a jamais été conçue comme l’histoire du genos gunaikôn avec ses événements et sa chronologie propre. Yvonne Knibiehler12, dans un article intitulé « L’histoire au féminin », demandait ironiquement, en 1981, quels seraient l’intérêt et l’intelligibilité d’ériger les femmes en objet autonome d’histoire alors que les sociétés sont mixtes ! Les fondatrices de l’« histoire des femmes » venaient de l’histoire sociale13. Elles avaient abordé la question de la division sexuelle des rôles en étudiant les grèves ouvrières, la verrerie d’Albi ou les mineurs de Carmaux, et plusieurs de leurs disciples ont fait leurs premières recherches en histoire sociale. L’option majeure dans toute la galaxie était alors « de prendre le champ historique dans son entier, sans le restreindre dans le domaine féminin, en l’interrogeant autrement » – la phrase est d’Arlette Farge14 –, et d’étudier, dans chaque société donnée, les rapports entre les sexes. Il va de soi que le terme « sexe » n’a jamais été entendu au sens biologique, mais comme une catégorie sociale construite. Ces historiennes étaient les filles de Simone de Beauvoir ! Elles parlaient rarement de genre, un terme exotique, mais, à la suite des sociologues, de sexe social et de rapports sociaux de sexes. Spécifiques à chaque système historique, les rapports sociaux de sexe étaient conçus comme fonctionnant à tous les niveaux des pratiques et des représentations. Certes, ils étaient partout inégalitaires – on parlait de leur dissymétrie ou de leur asymétrie, et nombreuses furent les études de cas, mais l’omniprésence de la domination du masculin sur le féminin n’était pas ordonnatrice de la recherche. Elle n’était qu’une manifestation de l’inégalité des rapports sociaux et c’est la façon dont, dans chaque groupe étudié, l’ensemble était articulé qu’il s’agissait de retrouver. L’histoire des femmes ne se concevait pas comme un additif à l’histoire générale, mais comme sa remise en question.
8Cette orientation s’affiche au colloque de Saint-Maximin qui, en 1984, fait figure d’arrêt sur image après dix ans d’expérimentation. C’est Pauline Schmitt Pantel qui l’exprime alors avec le plus de fermeté : « Toute étude séparée des femmes grecques conduit à une impasse méthodologique. […] » « On devrait par exemple étudier la répartition des rôles masculin et féminin dans toute une série de pratiques sociales, considérées non plus du seul point de vue féminin ou du seul point de vue masculin, mais des deux à la fois sans présumer des lignes de partage. Toute enquête sur la mort, la nourriture, les vêtements, la guerre, les gestes rituels, les biens, les dons, la production […] permet de préciser les espaces et les rôles masculin et féminin, et de nuancer les idées reçues comme l’invite à le faire la réflexion actuelle menée par les anthropologues15. »
9Ce cheminement, il est vrai, fut surtout celui des antiquistes et des médiévistes qui empruntèrent d’emblée aux anthropologues des concepts, des techniques et des suggestions pour étudier la construction des identités sexuelles. Pour ce qui est de la cité grecque, un des meilleurs exemples d’une recherche fondée sur le refus de la séparation des sexes est celui des deux ouvrages de Nicole Loraux16, très appréciés dans la galaxie, Les enfants d’Athéna et Les expériences de Tirésias. Si, dit l’auteure, le discours politique se construit sur l’exclusion des femmes voire sur « la négation […] réitérée des bénéfices qu’il y aurait pour l’homme à cultiver au-dedans de soi une part féminine », « lorsqu’on lit les Grecs, on doit procéder à des opérations de pensée autrement plus complexes que la vérification répétitive d’une table de catégories antithétiques17 ». Cette conception d’un champ de recherche qui met en œuvre une étude sexuée des phénomènes historiques et, en même temps, donne de la visibilité aux femmes est, en 1990, celle de l’Histoire des femmes en Occident sous la direction de Georges Duby et de Michelle Perrot. Elle est affichée sur la quatrième de couverture non seulement du tome I dont Pauline Schmitt a assumé la coordination, mais des cinq tomes. C’est la même conception qui figure depuis 1995 sur la troisième de couverture de tous les numéros de la revue CLIO.
10Genrée, cette « histoire des femmes » à la française ne « sépare » pas plus les sexes que l’« histoire du genre ». Mais la seconde pallie deux insuffisances, graves et largement dénoncées, de la première. En dépit de l’affirmation, indéfiniment répétée, que le sexe est une construction sociale, le biologique colle toujours sournoisement à la notion de sexe social. Cette insuffisance lexicale est d’autant plus sclérosante que, telle que la pratique à ses débuts l’« histoire des femmes », l’étude de la construction sociale des sexes est centrée sur l’hétérosexualité. Les gays et les lesbiennes restent dans l’eschatiê. Certes l’« histoire des femmes » entend « prendre à part égale le masculin et le féminin », mais dans toutes les études sur les rapports sociaux de sexe, c’est l’opérateur féminin qui est choisi. « Qu’en est-il de la souffrance des hommes ? » remarquait ironiquement Alain Corbin à Saint-Maximin. Elle restera longtemps dans l’eschatiê de l’« histoire des femmes ». La masculinité ne sera réellement prise en compte que par l’« histoire du genre ». Il est vrai que, le passé du féminin étant alors entièrement à reconstituer, il y avait urgence de ce côté-là.
11Si ce n’est pas la question de la séparation des sexes qui pousse, en France, une partie des spécialistes de l’« histoire des femmes » à contester l’utilisation du concept de genre, où se situe l’achoppement ? Sans doute à la croisée de multiples explications. Mais je crois – je n’ai pas assez de savoir historiographique pour le démontrer – qu’il est possible de mettre cette méfiance en rapport avec les problèmes qu’a posés à l’« histoire des femmes » à la française la cohabitation de l’histoire sociale, dont elle était issue, d’abord avec l’anthropologie, et plus précisément avec l’anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss, puis avec l’histoire structuralo-culturelle du linguistic turn auquel est liée la Gender History. Axée sur l’étude des rapports des catégories du masculin et de féminin, l’« histoire des femmes », née d’une histoire sociale axée sur les rapports de classes et de races, était en puissance une histoire culturelle. Or « culture » est un pollachôs legomenon.
12L’histoire culturelle était alors le domaine de l’anthropologie et l’anthropologie était portée par le structuralisme de Claude Lévi-Strauss. Les difficultés de la cohabitation de l’histoire et de l’anthropologie se manifestent en 1986 dans deux publications, un article de Nicole Loraux dans un numéro de L’homme18 consacré aux champs de l’anthropologie, article intitulé « Repolitiser la cité », et surtout un article collectif des Annales qui, traduit en anglais et en espagnol, a eu un très grand retentissement19, « Culture et pouvoir des femmes : essai d’historiographie ». Sa lecture montre bien, je crois, où se situe l’achoppement.
13Le problème y est posé d’une part à partir de trois ouvrages anthropologiques sur la division des sexes, La richesse des femmes dans les îles Tobriand d’Annette Weiner (1976, traduit en 1983), Mari et femme dans la société paysanne de Martine Segalen (1980) et surtout Façons de dire, façons de faire d’Yvonne Verdier (1979), une référence quasi biblique pour beaucoup d’entre nous, d’autre part avec une communication d’Agnès Fine au colloque de Saint-Maximin sur le trousseau20. L’article reconnaît d’abord l’extrême fécondité d’une approche qui permet, à la fois, de bien repérer les catégories du masculin et du féminin, leurs territoires, leurs objets, leurs conduites spécifiques, et d’échapper heureusement à « la dialectique toujours utilisée de la domination et de l’oppression qui ne sort guère de l’énoncé tautologique dès lors qu’on n’essaie pas d’analyser quelques médiations spécifiques » (p. 273). Puis cet article examine les dangers de ce type de démarche.
14La critique porte d’abord sur un différend qui, tout compte fait, n’était peut-être qu’un malentendu dû au flottement lexical du terme culture qui rend son emploi très équivoque. Ces publications, qui mettent en évidence la complémentarité des sexes et l’existence de pouvoirs féminins, occulteraient, dit l’article collectif des Annales, leur différence hiérarchique en faisant l’hypothèse d’une « culture féminine » faisant contrepoids à une « culture masculine ». Ces travaux, à vrai dire, traitent de la façon dont se construit l’identité féminine, et s’ils ont recours au terme culture, c’est pour rendre compte de la transmission des caractères identitaires d’une génération à l’autre.
15La critique des Annales aborde ensuite un problème essentiel. L’approche anthropologique « refroidit » les sociétés étudiées et les fige dans un temps éternellement recommencé. Les catégories sociales se reproduisent sans qu’il soit possible d’expliquer leur formation. Les enjeux entre le masculin et le féminin sont « émoussés » (p. 277). Leur inégalité n’est pas considérée « comme une expression parmi d’autres de l’inégalité des rapports sociaux » (p. 281) car le tout social est ignoré. Examinées par les anthropologues, les sociétés ignorent le conflit. Le temps, l’événement, le politique et les acteurs n’existent pas.
16L’article avance une explication. Cette histoire culturelle ne croise pas les sources. « Le chercheur choisit de ne prendre en compte que les matériaux mythologiques » (p. 277). Je suppose que « matériaux mythologiques » désigne la primauté accordée aux pratiques discursives – sans tenir compte de la différence de leurs statuts – tandis que sont négligées les pratiques non discursives. La nécessité de croiser toutes les sources discursives est précisément ce que préconise Nicole Loraux dans son article de L’homme. Elle se demande si la cité des anthropologues de la Grèce ancienne, immobilisée autour de gestes et de rites, et figée en catégories sociales éternellement représentées, n’est pas le résultat « de la dominance sans partage sur la scène de la recherche, de l’iconographie » de ce discours en images (p. 44) qui semble ignorer la division dans la cité, le politique et la stasis. L’article des Annales – coïncidence ? – se termine par l’invitation de revenir au politique car le politique décide des « règles qui déterminent la vie collective », donc des rapports du masculin et du féminin, et ces règles jouent un rôle important dans la construction des catégories.
17Pour les signataires de l’article des Annales de 1986, les représentations du masculin et du féminin sont donc construites par des pratiques discursives et des pratiques qui ne sont pas nécessairement de l’ordre du discours, et ces pratiques s’inscrivent dans un contexte historique précis. Une question est toutefois laissée en suspens, celle que pose le recours à la méthode lévistraussienne d’analyse des systèmes symboliques. Agnès Fine21 l’aborde dans un article de CLIO en 2002. La temporalité d’une construction symbolique, dit-elle, ne s’inscrit pas nécessairement dans un contexte chronologique précis. Elle ajoute : si les éléments qui la composent ne sont pas signifiants en euxmêmes, mais le deviennent par leurs relations mutuelles, il est souvent nécessaire pour les déchiffrer d’avoir recours à la méthode comparative et de faire intervenir dans l’analyse d’autres temps et d’autres lieux. Elle en conclut qu’il serait regrettable que la priorité donnée au contexte historique précis se mue en « tyrannie ». Certes ! Mais la permanence d’une construction symbolique dans un groupe social pendant plusieurs générations ne présume en rien de la permanence de la façon dont elle est vue et interprétée, et c’est bien là qu’est la difficulté !
18L’« histoire du genre » a hérité, je crois, des problèmes que pose à l’historien la volonté d’insérer des constructions symboliques dans un contexte chronologique précis.
19Alors que le concept de gender existe depuis 1972, voire 1968, la Gender History date seulement des années 1980-1990. L’intervention de Joan Scott en décembre 1985 au colloque de l’American Historical Association, publiée l’année suivante sous le titre « Gender and the politics of History », dans l’American Historical Review22, en est l’acte fondateur. Les premiers travaux de Joan Scott23 étaient à la croisée de l’histoire sociale – sa thèse publiée en 1974 s’intitulait Les verriers de Carmaux. La naissance d’un syndicalisme – et des Women’s Studies. C’est cette double étiquette qui caractérise les publications effectuées en collaboration avec Louise Tilly. Dans cet article fondateur, Joan Scott part d’une question : pourquoi les Women’s Studies ont eu un impact limité sur les études d’histoire ? Elle suppose que c’est leur insuffisance théorique qui est en cause. Leur renouvellement et celui de la recherche historique par la même occasion passent par l’élaboration d’une « théorie épistémologique » (p. 9) qu’elle qualifie de « radicale ».
20Elle propose une redéfinition du concept de genre : « Le genre est un élément constitutif des rapports sociaux fondés sur des différences perçues entre les sexes, et le genre est une façon première de signifier les rapports de pouvoir » ; elle ajoute : « La politique construit le genre et le genre construit la politique. » Cette redéfinition du concept fait de lui un outil analytique extrêmement souple. Décroché du déterminisme biologique qui colle implicitement à la catégorie sexe, la catégorie genre n’est pas centrée sur l’hétérosexualité. La théorie queer24, elle-même, peut y faire référence en précisant toutefois que le genre désigne la masculinité et la féminité en tant que performance. Le genre introduit inévitablement la dimension relationnelle entre les hommes et les femmes qui doivent être étudiés en termes réciproques. Le genre questionne toute la construction du groupe social : la tâche de l’historien est de débusquer comment il construit les rapports sociaux. Le genre, qui construit la politique, est un moteur de l’histoire. Soit ! En est-il le seul ? Cette symbiose entre le genre et la politique laisse supposer qu’il en est le moteur essentiel.
21Joan Scott suggère que la meilleure voie pour aborder le travail du genre est la philosophie post-structuraliste, en l’occurrence Michel Foucault, dans sa conception du pouvoir et son projet d’analyse des discours, et Jacques Derrida, dans sa méthode déconstructionniste d’analyse des textes. Alors que l’histoire sociale étudie les groupes sociaux comme s’il s’agissait d’entités immuables, les penseurs post-structuralistes, dit-elle, ont montré que les catégories identitaires étaient non seulement historiquement variables, mais à tout moment l’objet de conflits et le résultat du refoulement d’autres possibilités de définition, donc le produit de relations de pouvoir fixées par le langage. Joan Scott se situe, en effet, dans la mouvance du linguistic turn qui englobe les chercheurs qui accordent une place primordiale à la question du langage. L’acte de naissance de ce mouvement est le colloque de Cornell en avril 1980, dont les participants entendent repenser l’histoire intellectuelle à partir de ce qu’ils appellent la « théorie critique ». Ce sont, comme Joan Scott, des spécialistes de l’histoire européenne qui pensent que la rénovation de leur champ de recherche doit s’appuyer sur les philosophes et les théoriciens du discours, Barthes, Derida, Foucault. Mais, dans sa communication, le maître d’œuvre du colloque, Dominick La Capra, élargit le champ de recherche et soutient que la perspective « textualiste » est la seule méthode de la recherche historique : « Toute réalité est médiatisée par le langage et les textes, donc toute la recherche historique est dépendante de la réflexion sur le discours. » L’histoire doit être refondée à partir de la dialogical relationship qu’il oppose à l’approche documentaire des historiens traditionnels. L’histoire n’est ni science, ni méthode, mais art et littérature. C’est une fiction verbale.
22Joan Scott, dans sa pratique, se montre beaucoup plus empirique que les adeptes du linguistic turn, mais sa démarche n’en divise pas moins immédiatement les Women’s Studies. Louise Tilly, son ancienne coéquipière, la qualifie25 de « littéraire et philosophique ». Les adeptes des Women’s Studies reprochent au concept de gender d’être lénifiant, de faire disparaître les femmes et le militantisme, d’avoir trop « bon genre » et d’être en conséquence opérationnel lorsqu’il s’agit d’acquérir des places dans le système universitaire. Mais leurs réserves vis-à-vis de la Gender History sont aussi celles que l’article des Annales faisait à l’approche des catégories du masculin et du féminin par l’anthropologie structurale26. C’est une démarche qui édulcore toutes les oppositions au sein du groupe social, celles du masculin et du féminin comme celles des classes et des races. L’observation des catégories culturelles est fondée essentiellement sur l’étude des pratiques discursives, sur des « textes » séparés de leur contexte. Les critiques apportées par les Women’s Studies à la Gender History sont reprises en France par toutes les auteures qui, comme Geneviève Fraisse ou Christine Bard, regrettent la disqualification du concept de sexe social : genre serait un « cache-sexe » qui rejetterait les femmes dans l’obscurité. Elles se retrouvent aussi dans la remise en cause de l’utilisation du concept de genre en 2005 par le groupe de l’histoire des femmes de l’EHESS qui reviennent sur les arguments développées en 1986 dans l’article des Annales.
23What’s in name27 ? « Qu’y a-t-il derrière le mot » genre ? Tel est le titre, en 1999, de la réunion de l’association nationale des Women’s Studies. Il y avait tant de choses derrière ce mot que CLIO, en 1995, a renoncé, après discussion, à se nommer « « histoire du genre » » et préféré, clin d’œil aux Annales, s’intituler « Histoire, femmes, sociétés ». Et puis elle s’est rendu compte de l’extrême souplesse de l’outil et qu’il était possible de faire l’« histoire du genre », comme elle avait fait l’« histoire des femmes ». Le travail du genre, à condition d’être soigneusement défini, permet d’installer l’approche sexuée des sociétés dans un contexte historique précis, de ne pas se centrer sur l’hétérosexualité, de continuer à donner de la visibilité aux femmes, de placer la recherche au carrefour des disciplines et des procédures analytiques, d’entrechoquer les temporalités des divisions canoniques de l’histoire. Mais il va de soi qu’il s’agit d’un choix et que l’« histoire du genre » est un pollachôs legomenon qui couvre les deux perspectives, textualiste et contextualiste.
Notes de bas de page
1 Schmitt Pantel 1991b.
2 Pour l’historiographie la plus exhaustive de la question, Thébaud 1998.
3 « Le travail du genre » ? J’emprunte cette expression à Laufer et alii 2003.
4 L’ouvrage de Stoller 1968, est beaucoup moins connu que celui de la sociologue Oakley 1972.
5 Lévi-Strauss 1983.
6 Alès et Barraud 2001. A. Fine a consacré un compte rendu très conséquent à cet ouvrage d’anthropologie au contenu très technique, donc d’un abord difficile pour les historiens, dans Fine 2002.
7 La lecture de la thèse de Davidson 1997, combinée avec celle de l’ouvrage de Dupont et Éloi 2001, me paraît, à ce propos, très éclairante (cf. Leduc 2003b).
8 Thébaud 1998, p. 113.
9 Cottias et alii 2004-2005.
10 Noiriel 1996.
11 Delacroix et alii 1999, p. 286.
12 Knibiehler 1981.
13 Les parcours : Perrot 2003, Knibiehler 2005.
14 Farge 1983.
15 Schmitt Pantel 1984, p. 105.
16 Loraux 1981a, et Loraux 1989.
17 Loraux 1989, p. 7-8.
18 Loraux 1986.
19 Dauphin et alii 1986. L’article provient d’une recherche interdisciplinaire menée sur les problématiques du masculin et du féminin dans un séminaire qui s’est tenu au Centre de recherches historiques de l’EHESS. Ont signé : C. Dauphin, A. Farge, G. Fraisse, C. Klapisch-Zuber, R.-M. Lagrave, M. Perrot, Y. Ripa, P. Schmitt Pantel, D. Voldman. Le débat ouvert en 1986 est repris par Fine 2002.
20 Weiner 1976 ; Segalen 1980 ; Verdier 1979 ; Fine 1984.
21 Fine 2002.
22 L’article fondateur est repris dans Scott 1988.
23 Scott 1974 ; Scott 1981 ; Scott et Tilly 1978.
24 Butler 1990.
25 Tilly 1989.
26 Boxer 2001 aborde longuement la question
27 Wath’s in name ? tel est le titre de la réunion en 1999 de la National Women’s Studies Association.
Auteur
Équipe ÉRASME, université de Toulouse-Le-Mirail.
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