Introduction
p. 9-19
Texte intégral
1L’objectif principal du programme SAS (Signs and States) est de construire une sémiologie de l’État et c’est en fonction de cet objectif qu’ont été choisis les thèmes traités dans le cadre des conférences qui ont déjà été organisées : rituels, connotations, langages, poids de l’implicite, vérité, valeurs…, toutes notions qui, à l’exception toutefois de la première, ne sont que rarement au premier plan des préoccupations des historiens. Il s’agit pour nous d’appliquer l’un des principes qui irrigue l’œuvre de Saussure, à savoir que le langage est avant tout un système de signes : bien sûr, au premier chef, les signes linguistiques, mais aussi tous les systèmes de signes permettant la communication entre les êtres humains. Ils doivent tous être étudiés avec la même attention, non seulement en tant que tels, mais aussi dans leurs combinaisons multiples, puisqu’ils interagissent évidemment entre eux et s’articulent pour produire du sens. Analyser le politique à partir de la lettre seule du texte politique (qu’il soit pratique ou théorique) est insuffisant puisqu’il ne s’agit là que d’un seul système de signes alors même que, si l’on veut satisfaire aux exigences de l’analyse du discours, d’autres systèmes qui fonctionnent simultanément doivent être pris en compte, telles que la position sociale ou intellectuelle de l’émetteur, les conditions matérielles de production du discours, les spécificités de la prononciation ou la gestique de l’émetteur lorsqu’il s’agit d’une parole.
2D’où la volonté de se tourner vers des structures dont la portée en tant que système de signes est plus rarement analysée, comme le marquage de l’espace urbain1 et les marqueurs de la distinction sociale2. Tous ces systèmes concourent pourtant à produire cette légitimité implicite dont l’anthropologie politique permet de vérifier qu’elle est bien au cœur de la construction du consensus de la société politique, qu’il prenne la forme d’une véritable acceptation ou qu’il s’agisse seulement de l’intériorisation des limites apportées à l’expression du dissensus, qui assure la stabilité de la domination politique. Il faut déchiffrer ces systèmes et, à partir de là, la façon dont ils interagissent les uns sur les autres. Pour cela, nous avons largement fait appel aux concepts développés par le sociologue Pierre Bourdieu. Mais encore faut-il pour les utiliser à bon escient les adapter au contexte chronologique et spatial de nos recherches : c’est ce qui explique la démarche suivie et la présentation de ce volume.
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3C’est cette enquête que nous avons poursuivie à Palerme en nous attachant aux systèmes de signes par lesquels se marque la prééminence sociale. Si le titre de cette partie du programme SAS, « les vecteurs de l’idéel » est emprunté à l’anthropologie de Maurice Godelier3, c’est la sociologie de Pierre Bourdieu que nous rencontrons plus particulièrement dans cette approche de la prééminence sociale et le titre italien du colloque fait d’ailleurs explicitement référence à la distinction4 : c’est pourquoi un texte de présentation des positions de Pierre Bourdieu sur ces problèmes a été demandé à l’un des meilleurs connaisseurs de l’œuvre et de la pensée de ce dernier, Remi Lenoir5. Pierre Bourdieu avait généreusement accueilli la présentation des programmes sur la genèse de l’État moderne dans les Actes de la recherche en sciences sociales6et il s’est pendant toute sa carrière passionné pour le problème de l’État, sur lequel il est revenu à la fin de son enseignement au Collège de France7. Pierre Bourdieu a d’ailleurs toujours mis en avant l’unité profonde des sciences sociales et il a lui-même réfléchi aux rapports de l’histoire et de la sociologie8. Mais la communication de Remi Lenoir met en évidence un certain nombre de concepts qui peuvent nous permettre d’articuler plus clairement nos observations d’historiens : outre ceux bien connus de distinction et d’habitus, il en va ainsi de ceux de « champ de pouvoir », de « capital symbolique » ou de « style de vie » qui nous donnent des outils conceptuels précieux pour explorer la façon dont les systèmes de signes sont mis à contribution dans le cadre des stratégies de distinction et pour reconstituer leurs interactions autour de la personne d’un individu sujet aussi bien qu’autour d’un groupe, en fonction des contours que l’on donne à celui-ci. La façon dont Pierre Bourdieu élargit la distinction weberienne entre le groupe de statut et la classe sociale en en faisant les deux modes conjoints de l’existence de tout groupe est très féconde pour les historiens, même si l’adaptation de ces concepts, notamment en ce qui concerne la noblesse, aux particularités des sociétés anciennes oblige l’historien à des ajustements importants.
4La pensée d’un anthropologue ou d’un sociologue ne peut féconder le travail historique que si l’on prend la mesure de ce qu’elle implique dans son rapport au temps : c’est un peu ce qui s’est produit avec Habermas qui, pour être utilisé avec profit, exige un travail précis de re-contextualisation9. De même que, par exemple, la théorie de la sphère publique ne révélera toute sa richesse que si l’on réfléchit à ce qui peut être considéré comme « public » dans les sociétés que nous étudions, la distinction de Pierre Bourdieu ne révélera sa fertilité que si nous savons tenir compte des transformations qu’il faut apporter à certains de ses fondements : je ne pense ici nullement à ce qui pourtant saute aux yeux avec la plus grande évidence, sa vision de l’État ou de la noblesse – et d’ailleurs Pierre Bourdieu ne demandait qu’à faire évoluer sa propre pensée sur ses questions, comme le montre parmi ses dernières recherches son entreprise comparative portant notamment sur la Chine et les États asiatiques10 – mais plutôt sur des notions centrales aujourd’hui mais qui posent des problèmes très spécifiques dans le monde médiéval, celui de la première modernité, notamment celles de culture et de religion (et donc de capital symbolique, capital culturel, capital scolaire, champ culturel11, etc.) ; elles exigent de grands efforts d’adaptation si l’on veut les utiliser, d’autant qu’elles évoluent très vite. L’une des raisons de cette difficulté est la place relativement secondaire qu’occupent dans sa réflexion la religion et le religieux : non qu’il les ignore, mais il se contente souvent d’y faire référence par analogie, alors que pour un projet comme le nôtre, enraciné dans les siècles centraux du Moyen Âge, le fait religieux est de toute évidence premier12. Je me réserve de revenir de façon plus détaillée sur ces deux points en d’autres lieux, mais il est certain que plusieurs des interventions de ce colloque ne peuvent éviter de se confronter à ces problèmes.
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5Mais si puissants soient-ils, les concepts sont toujours difficilement transposables d’un champ de recherche à l’autre. L’une de ces difficultés est soulignée par Pierre Bourdieu lui-même quand il raille l’utilisation abusive des concepts de l’ethnologie et de la sociologie par les historiens. En effet, si elle nous offre des concepts utiles et opératoires, sa pensée postule l’unité des sciences sociales et en particulier la proximité de l’histoire et de la sociologie13. Or, les concepts risquent d’être « utilisés à l’état isolé, sans référence au système de relations théoriques dont ils sont indissociables » ; et il prend l’exemple du capital symbolique, concept annexé par des historiens qui oublient ce faisant qu’il est lié au concept de champ, beaucoup moins accepté14. La deuxième difficulté vient de l’altérité fondamentale du monde médiéval et des débuts de la période moderne, et elle est particulièrement évidente dans le concept de « société politique » que j’essaie de développer15. La sociologie de Bourdieu apparaît si marquée par l’État qu’elle semble postuler un degré d’unité du corps social qu’il est difficile de retrouver dans les sociétés antérieures à la révolution industrielle et à la constitution des États nationaux : or, s’il y a un bien un lien dialectique entre société politique et pouvoir (et non État) au moment où se construit l’État moderne, le corps social n’a guère d’unité. À titre d’exemple, il est difficile de parler d’une société française dans la France du xiiie ou du xive siècle, et les réactions à l’impôt sont différentes dans la France du Nord et dans la France du Midi. Les structures sociales de la Normandie n’ont rien à voir avec celles de la Gascogne ou de la Provence, etc. Cette société est encore largement féodale, c’est-à-dire qu’aux solidarités horizontales (communautés paysannes, villageoises, urbaines, métiers, confréries, etc.) se surimposent les liens verticaux de fidélité envers les seigneurs. En France comme en Angleterre ou dans les autres royaumes l’idée que la fidélité au roi passe avant celle due au seigneur semble s’être imposée – les indentures anglaises le prévoient en général – mais la fréquence des révoltes et des guerres civiles montre que l’on est loin d’une unité du corps social. Cela est encore plus vrai dans les cités de l’Italie centro-septentrionale, où la fragmentation du corps social est plus prononcée au niveau des élites : la commune italienne est minée par les factions ou les vendettas derrière lesquelles se décèle le poids des groupes familiaux, consorterie ou alberghi16. L’approche comparative qui est celle de cette rencontre n’en est que plus utile.
6Si les spécificités des sociétés médiévales doivent être prises en compte, il faut aussi ne pas se laisser abuser par le mot et le concept d’État pour les périodes qui sont ici traitées. Loin de se complaire dans un plaquage anachronique, l’objectif des programmes de la genèse de l’État moderne est précisément de bien marquer que celui-ci n’existe pas encore dans sa forme achevée – ou plus exactement dans l’une de ses formes achevées – au xiiie siècle mais qu’il se construit, et ce d’ailleurs sous deux formes distinctes, celle de la cité et celle de la monarchie, un fait d’ailleurs bien reconnu par les penseurs médiévaux, notamment ceux qui, comme Thomas d’Aquin et Marsile de Padoue, sont familiers de la situation des cités italiennes. Si la structure de guerre résultant de la concurrence territoriale se met en place dans la seconde moitié du xiiie siècle, elle n’implique le développement d’une fiscalité d’État qu’à partir de la fin du xiiie siècle, du moins en France et en Angleterre, les chronologies ibériques en particulier étant différentes. Et c’est ce développement de la fiscalité qui contraint les souverains à établir avec leurs sujets – et non plus seulement avec leurs vassaux – un dialogue qui ne peut fonctionner qu’à la condition d’une mutation culturelle dont l’État n’est pas la cause mais plutôt, et dans une certaine mesure que le présent projet s’attache à préciser, le produit17. Cette mutation culturelle est en revanche liée à ce qu’il est convenu d’appeler – mais de façon très restrictive – la réforme grégorienne ; sans elle, il n’y a ni dialogue avec les sujets, ni développement administratif.
7Dans ces conditions, il est illusoire de rechercher partout le poids et l’influence de cet État naissant, un État naissant qui ne finira par établir les règles et les formes de sa légitimité qu’après un long parcours fait de vicissitudes et de luttes sanglantes. Un long parcours dont l’État monarchique sortira provisoirement seul survivant et dont la cité italienne sera éliminée, du moins en tant que structure politique d’avenir, si ce n’est la glorieuse exception de la République vénitienne, laissant place à ce que Giorgio Chittolini a appelé les États régionaux18. Autrement dit, le pouvoir est encore largement partagé avec et entre les différents groupes dans une société où le corps social reste structurellement hétérogène, où chaque groupe social, à commencer par les familles, bénéficiant d’une plus ou moins grande autonomie dans l’ordre naissant du politique. De ce fait, les mécanismes de la domination symbolique y sont au moins aussi importants que ceux de la domination matérielle, et les processus de légitimation de cette domination y prennent une importance particulière, cruciaux dans le fonctionnement de la société politique, dont on répétera encore une fois ici que son existence est le véritable critère qui permet de reconnaître un État moderne. Il faut se garder d’appliquer nos propres catégories à la société de ce temps : c’est un peu l’erreur que me semble commettre Guy Bois quand il fustige « l’État gabegie » et l’égoïsme prédateur des classes dominantes (où la noblesse est rejointe par une oligarchie urbaine de « patriciens » et de robins qui, au lieu de réinvestir ses profits dans l’économie, les utilise pour s’intégrer tant bien que mal à la noblesse) qui n’aboutit qu’à un gaspillage somptuaire19. Un tel État n’a rien de « moderne » parce qu’il n’est qu’un stérilisateur des dynamiques sociales dans la mesure où la « monarchie financière » crée et soutient une élite qui l’utilise comme une corne d’abondance par l’intermédiaire du sur-prélèvement fiscal qui aggrave l’exploitation des dominés et par là même cette crise que Guy Bois qualifie de systémique. Ses termes ne sont évidemment pas indifférents dans la mesure où il établit un parallèle – d’ailleurs très suggestif – entre la crise systémique de la fin du Moyen Âge et celle de notre époque.
8Il faut pourtant bien se résoudre à admettre que ce « gaspillage », cette conspicuous consumption, pour reprendre l’expression classique de Thorstein Veblen, dont les effets ne sont d’ailleurs pas négligeables sur l’économie marchande, ait à jouer un rôle majeur dans la construction du système de domination des élites aristocratiques et oligarchiques. Ce n’était pas une folle prodigalité ou un gâchis inutile et ceci était évident pour les contemporains, non seulement pour les moralistes et pour les satiristes, mais aussi pour les cercles dirigeants, qui voulaient éviter que l’on usurpe son rang par une magnificence qui privilégiait les riches et enrayer cette conspicuous consumption ou du moins la contenir par des règles strictes. Règles difficiles à appliquer si bien qu’il fallait sans cesse répéter les ordonnances dans lesquelles elles étaient édictées, notamment dans les villes20. En fait, ce « gaspillage » était constitutif de la domination, et sans lui, la prééminence sociale risquait de ne plus être perçue comme une évidence, condition sine qua non pour qu’elle soit opératoire. En effet, l’objectif des lois somptuaires n’est pas de mettre fin au gaspillage : il est de tenter d’empêcher l’accession au paraître (légitime) des niveaux supérieurs de l’élite par des excès d’ostentation (illégitimes) des membres des niveaux inférieurs. En France, ces lois sont associées aux mesures contre les usurpations de noblesse. Il s’agit donc d’une législation de blocage destinée à protéger les gens qui sont en haut de l’échelle sociale d’une concurrence indigne et à leur réserver le monopole d’une exhibition – positive – de leur magnificence : Nicolas Delamare, un procureur du Châtelet, auteur du célèbre Traité de la Police21, présente ainsi l’éclat de cette magnificence comme « nécessaire pour soutenir le rang de leur naissance, imprimer le respect aux Peuples et maintenir le Négoce et les Arts, en y faisant couler abondamment des sommes immenses qui demeureroient inutiles en leurs Trésors22 ».
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9Les premiers exposés, logiquement, concernent d’abord les signes de la distinction, c’est-à-dire les marqueurs sociaux. Nous avons voulu ici prendre l’exemple de trois catégories sociales qui ne sont en général pas analysées dans cette perspective, puisque leur légitimité est construite sur leurs compétences et leurs savoirs : les « clercs », les universitaires, les juges, les notaires. Mais ces compétences ne font que légitimer leur appartenance au groupe : elles n’assurent pas leur positionnement social qui ressort de stratégies de distinction et du recours à des marqueurs sociaux. Pour analyser le cas des universitaires, à l’auteur d’une thèse novatrice23 sur le sujet s’est joint un spécialiste des collèges24, qui constituent un excellent poste d’observation de la diversité des statuts et des niveaux sociaux dans les écoles (parisiennes, en l’occurrence). La prééminence du clerc est explorée par un historien qui s’est déjà penché sur des marques extérieures de distinction d’une richesse jusque-là insoupçonnée25 et qui est par ailleurs spécialiste du clergé régulier26, celui qui est en principe le moins susceptible de se laisser aller aux vertiges de la distinction. Enfin, si les archives nous font rencontrer une grande variété de groupes sociaux, parfois parmi les plus humbles, au Châtelet de Paris27, elles nous permettent de scruter les signes de distinction mis en œuvre par un groupe particulièrement attaché à se distinguer, qui développe une stratégie sociale et professionnelle remarquable, celui des notaires officiant sous le sceau de la prévôté royale28.
10Un deuxième groupe de communications est consacré à l’affirmation des élites. Toujours à Paris, on passe des notaires aux magistrats : ceux-ci offrent un bon aperçu de l’élite bourgeoise parisienne à laquelle ils appartiennent tous. L’échevinage de Paris, peut-être la ville la plus peuplée d’Occident au xive siècle, est riche et puissant29, mais c’est aussi un groupe qui doit s’imposer non seulement au sein de la société urbaine mais encore face à d’autres groupes concurrents (par exemple celui des officiers royaux qui sembleront l’emporter, du moins en termes de pouvoir, à la fin du xve siècle) plus proches des milieux aristocratiques et il n’est pas surprenant que, par exemple, ils se distinguent par l’adoption précoce d’armoiries, à l’imitation de la classe chevaleresque. L’objectif se tourne ensuite vers la noblesse française30 et certaines des marques de prééminence qu’elle utilise – dont le vêtement que nous retrouverons à la fois parmi les dynamiques de la définition sociale et les processus de distinction – avec une attention particulière portée aux femmes31. Nous restons dans le domaine du genre dans le duché de Savoie, avec les duchesses Blanche de Montferrat et Yolande de France, qui doivent faire face à un problème politique sinon inédit, du moins non résolu, celui de l’attribution de la régence aux femmes. Mais la familiarité avec la littérature religieuse32 permet de dégager, à travers la sémantique de l’acceptio tutele, les subtilités d’une distinction par l’humilité et l’amour maternel qui permet de masquer sous l’affectivité la transmission d’un pouvoir normalement réservé aux hommes. La stratégie de distinction de la noblesse de siège à Naples33 est une stratégie symbolique qui, face à de possibles concurrents, met en avant l’ancienneté des familles et leur rôle dans le gouvernement de la ville, la civilitas du siège et l’importance de l’unité. Les Guises offrent un contraste presque total, en s’appuyant avant tout sur la culture matérielle34.
11L’étude des signes de distinction des échevins parisiens avait déjà permis de souligner l’importance des dynamiques de la distinction. On y est revenu dans le cadre de trois communications. La première résulte d’un véritable sondage dans les statuts urbains du xive et du xve siècle qui partant de Belforte dans les Marches parcourt l’Italie avec une approche comparative, en s’arrêtant notamment à Bologne, pour rechercher comment les processus politiques permettent de négocier les fluctuations des frontières qui séparent les groupes sociaux à l’intérieur de la cité35. Mais on peut aussi partir des produits : de ce point de vue, la généralisation des produits de luxe et la transformation du système de la mode qui tend à se constituer comme un champ esthétique autonome transforment complètement la place du vêtement dans la hiérarchie des signes de distinction, et provoquent une tension permanente qui en fait « une obsession politique » pour les gouvernants36. Cette tension créée par les stratégies de distinction dégénère en une véritable crise à Genève, où le recours par les grandes familles aux processus de distinction est en contradiction totale avec la souveraineté proclamée et sans cesse bafouée du peuple.
12Enfin, l’examen d’une série – qui aurait pu être diversifiée et prolongée jusqu’à l’infini – de domaines d’activités qui se prêtent particulièrement au déploiement des stratégies de distinction clôt le volume car ici interviennent le goût et le désir, qui offrent d’innombrables possibilités de manipulations. Les manuscrits de luxe37 sont un objet d’ostentation plus complexe qu’il n’y paraît, dans la mesure où le prix – généralement inférieur à celui de pièces d’orfèvrerie, par exemple – n’est pas ici le seul élément distinctif. La production (au sens où nous parlons aujourd’hui de production de spectacle) musicale par le mécénat est un objet plus complexe encore, qui offre à la distinction un foisonnement de terrains possibles – le plus prestigieux étant la production d’opéras – dont le mécène peut s’enorgueillir : mais la concurrence est vive, et le mécénat fonctionne comme un marché, le statut professionnel des différents intervenants étant désormais bien établi38. Quant à l’alimentation, elle prend une place considérable à la cour des princes39, d’autant que le développement de la gastronomie et l’apparition de cette figure de la distinction qu’est le gastronome40 multiplient les possibilités et affinent les exigences. Plus inattendus, les bénéfices symboliques que les militaires pouvaient tirer de leur connaissance des mathématiques sont en fait très compréhensibles quand on rapproche le phénomène de la montée de la figure de l’ingénieur41 et du savant, et des transformations de l’art de la guerre, notamment en raison du développement de l’artillerie et de la sophistication des fortifications. Enfin, l’on revient au vêtement42, mais cette fois en concentrant l’analyse sur une figure emblématique de la France de la Renaissance, celle du courtisan.
Notes de bas de page
1 Voir J.-P. Genet, P. Boucheron (éd.), Marquer la ville (Les vecteurs de l’idéel, VI), Paris/Rome, Publications de la Sorbonne-École française de Rome, 2013.
2 L. Jean-Marie, C. Maneuvrier (dir.), Distinction et supériorité sociale (Moyen Âge et époque moderne), Caen, Publications du Centre de recherches archéologiques et historiques médiévales, 2010. Les références très fréquentes à cet ouvrage dans les pages qui suivent montrent son grand intérêt pour notre problématique.
3 M. Godelier, L’idéel et le matériel. Pensée, économies, sociétés, Paris, Fayard, 1984 et Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie, Paris, Albin Michel, 2007.
4 P. Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979 ; en français, nous avons préféré garder « prééminence », c’est-à-dire le but recherché par l’agent social, la « distinction » étant à la fois le processus mis en œuvre et le concept qui permet de l’analyser (voir les remarques de R. Lenoir sur la notion de « stratégie de distinction »).
5 Voir infra, p. 21-41. R. Lenoir s’est pour sa part mesuré aux rapports entre histoire et sociologie dans son propre travail : voir R. Lenoir, Généalogie de la morale familiale, Paris, Seuil, 2003.
6 J.-P. Genet, « La genèse de l’État moderne : les enjeux d’un programme de recherche », Actes de la recherche en sciences sociales, 118, juin 1997, p. 3-18.
7 P. Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Seuil, 1992.
8 Voir notamment P. Bourdieu, « Sur les rapports entre la sociologie et l’histoire en Allemagne et en France (entretien avec Lutz Raphael) », Actes de la recherche en sciences sociales, 106-107, mars 1995, p. 108-122 et notamment p. 109 ses réflexions sur l’attitude des historiens français face à Max Weber (et à Norbert Elias).
9 Voir P. Boucheron, N. Offenstadt (dir.), L’espace public au Moyen Âge. Débats autour de J. Habermas, Paris, Presses universitaires de France, 2011 et, dans C. J. Emden, D. Midgley (éd.), Changing Perceptions of the Public Space, New York/Oxford, Berghahn, 2012 : N. Boyle, « Private, Public, and Structural Change », p. 75-89 et J. H. Zammito, « The Second Life of the “Public Sphere” », p. 90-119.
10 Voir le no 133, Science de l’État, des Actes de la recherche en sciences sociales et plus particulièrement P. Bourdieu, O. Christin, P.-E. Will, « Sur la science de l’État », p. 3-11.
11 Je me permets de renvoyer sur le concept de champ à J.-P. Genet, La genèse de l’État moderne. Culture et société politique en Angleterre, Paris, Presses universitaires de France, 2003, p. 263-305.
12 Voir P. Bourdieu, Sur l’État…, op. cit., par exemple p. 18-19 sur l’analogie entre l’Église et l’État, ou p. 362 et suiv. sur l’analogie entre le champ religieux et le champ culturel. Ce n’est évidemment pas un procès d’ignorance, mais simplement un effet de perspective : P. Bourdieu part résolument de ses propres analyses sur l’État français contemporain.
13 Id., « Sur les rapports entre la sociologie et l’histoire… », art. cité, p. 111 : « Je peux dire qu’un de mes combats les plus constants, avec Actes de la recherche en sciences sociales, vise à favoriser l’émergence d’une science sociale unifiée, où l’histoire serait une sociologie historique du passé et la sociologie une histoire sociale du présent. Je pense aussi que la relation de méfiance et d’évitements mutuels peut être transformée : ce que la formation a fait, la formation peut le défaire (à condition que l’on parvienne, et c’est bien là le point décisif, à transformer la formation). »
14 Ibid.
15 Voir J.-P. Genet, « Political Society and the Late Medieval State », dans T. Dahlerup, P. Ingesman (éd.), New Approaches to the History of Late Medieval and Early Modern Europe. Selected Proceedings of Two International Conferences at the Royal Danish Academy of Sciences and Letters in Copenhagen in 1997 and 1999, Copenhague, Det Kongelinge Danske Videnskabernes Selskab, 2009, p. 11-36 et diverses contributions dans V. Challet, J.-P. Genet, H. Rafael Oliva et J. Valdéon Baruque (éd.), La société politique à la fin du xve siècle dans les royaumes ibériques et en Europe, Paris/Valladolid, Publications de la Sorbonne/Université de Valladolid, 2007.
16 La bibliographie est immense ; voir R. Bordone, G. Castelnuovo, G. M. Varanini, Le aristocrazie dai signori rurali al patriziato, Bari, Laterza, 2004, p. 93-106 et É. Crouzet-Pavan, Enfers et paradis. L’Italie de Dante et de Giotto, Paris, Albin Michel, 2001, p. 131-162.
17 Ces points sont précisés dans J.-P. Genet, « Pouvoir symbolique, légitimation et genèse de l’État moderne », à paraître dans La légitimité implicite (Les vecteurs de l’idéel, I), éd. par J.-P. Genet, Paris/Rome, Publications de la Sorbonne/École française de Rome, 2014.
18 G. Chittolini, La formazione della Stato regionale e le istituzioni del contado, secoli XIV e XV, Turin, G. Einaudi, 1979 [rééd. Milan, Edizioni Unicopli, 1996 et 2000].
19 G. Bois, La grande dépression médiévale (xive et xve siècles). Le précédent d’une crise systémique, Paris, Presses universitaires de France, 2000, p. 144-148.
20 Pour la France, M. Lériget, Les lois somptuaires en France, Montpellier, L’Abeille, 1919 et H. Aragon, Les lois somptuaires en France, Perpignan, Éd. du Coq Catalan, 1921, 5 vol., ainsi que l’article de M. Fogel cité infra ; pour l’Allemagne, voir N. Bulst, « Les ordonnances somptuaires en Allemagne : expression de l’ordre urbain (xive-xvie siècle) », Comptes rendus des séances de l’année 1993, Académie des inscriptions et belles-lettres, Paris, De Boccard, 1993, p. 771-784 ; pour l’Italie, C. K. Killerby, Sumptuary Law in Italy 1200-1500, Oxford, Oxford University Press, 2002, et M. G. Muzzarelli et A. Campanini (éd.), Disciplinare il lusso : la legislazione suntuaria in Italia e in Europa tra Medioevo ed Età Moderna, Rome, Carocci, 2003 et les volumes sur La legislazione suntuaria secoli XIII-XVI, publiés à Rome par le Ministero per i beni culturali e le attivtà culturali (par exemple en 2002 pour l’Émilie-Romagne et en 2005 pour l’Ombrie) ; pour l’Angleterre, F. E. Baldwin, Sumptuary Legislation and Personal Regulation in England, Baltimore, John Hopkins University Press, 1926.
21 Publié en trois volumes entre 1707 et 1719 : mais cette structure de l’ostentation caractérise tout l’Ancien Régime.
22 Cité dans M. Fogel, « Modèle d’État et modèle social de dépense : les lois somptuaires en France de 1485 à 1660 », dans J.-P. Genet, M. Le Mené (éd.), Genèse de l’État moderne. Prélèvement et redistribution, Paris, Centre national de la recherche scientifique, 1987, p. 227-235.
23 A. Destemberg, L’honneur des universitaires au Moyen Âge : étude d’imaginaire social. Autour de l’exemple parisien (xiie-xve siècle), thèse de doctorat, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2010.
24 T. Kouamé, Le collège de Dormans-Beauvais à la fin du Moyen Âge : stratégies politiques et parcours à l’université de Paris (1370-1458), Leyde, Brill, 2005.
25 J.-M. Le Gall, Un idéal masculin ? Barbes et moustaches (xvie-xviiie siècle), Paris, Payot, 2011.
26 Id., Les moines au temps des réformes : France, 1480-1560, Seyssel, Champ Vallon, 2001 et Le mythe de Saint-Denis entre Renaissance et Révolution, Seyssel, Champ Vallon, 2007.
27 J. Claustre, Dans les geôles du roi : l’emprisonnement pour dettes à Paris à la fin du Moyen Âge, Paris, Publications de la Sorbonne, 2007.
28 Voir pour le contexte parisien J. Claustre, C. Bourlet, « Le marché de l’acte à Paris à la fin du Moyen Âge. Juridictions gracieuses, notaires et clientèles », dans M. Arnoux, O. Guyotjeannin (éd.), Tabellions et tabellionnages de la France médiévale et moderne, Paris, École nationale des chartes, 2011, p. 51-84.
29 B. Bove, Dominer la ville. Prévôt des marchands et échevins parisiens de 1260 à 1350, Paris, Éd. du CTHS, 2004.
30 Mais M. Bubenicek s’est aussi intéressée au comté de Bourgogne dans l’Empire : Entre rébellion et obéissance. L’espace politique comtois face au duc Philippe le Hardi (1384-1404), Genève, Droz, 2013.
31 Voir notamment id., Quand les femmes gouvernent. Yolande de Flandre : droit et politique au xive siècle, Paris, École nationale des chartes, 2002 et Le donjon, la femme et le beau-frère. Huguette de Sainte-Croix : une épouse meurtrière ? Essai d’histoire « totale » d’un dossier à charge, à paraître aux Presses universitaires de France, 2013.
32 Cf. L. Gaffuri, R. Quinto (éd.), Predicazione e società nel medioevo / Preaching and Society in the Middle Ages : Ethics, Values, and Social Behaviour, Padoue, Centro Studi Antoniani, 2002 ; L. Gaffuri, « Interpretare e trasmettere il codice simbolico della comunicazione religiosa », dans G. Andenna (éd.), Religiosità e civiltà. Le comunicazioni simboliche (secoli IX-XIII), Milan, Vita e Pensiero, 2009, p. 71-94.
33 M. Santangelo, « Preminenza aristocratica a Napoli nel tardo medievo : i tocchi e il problema dell’origine dei sedili », Archivio storico italiano, 171/2, 2013, p. 273-318.
34 M. Meiss-Even, Être et avoir. Les ducs de Guise et leur culture matérielle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, à paraître en 2013.
35 E. I. Mineo, Nobiltà di Stato. Famiglie e identita aristocratiche nel tardo medievo. La Sicilia, Rome, Donzelli, 2001.
36 G. Bartholeyns, Naissance d’une culture des apparences. Une histoire immatérielle du vêtement, ouvrage en cours d’achèvement.
37 É. Cottereau, La copie et les copistes français de manuscrits aux xive et xve siècles. Étude sociologique et codicologique, thèse de doctorat, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2005.
38 Voir aussi A. Tedesco, « “Applausi festivi” : Music and the Image of Power in Spanish Italy », dans The Courts in Europe. Music Iconography and Princely Power : Selected Papers presented at the Conference of the IMS Study Group on Musical Iconography in European Art, Archivio di Stato di Torino, 23-25 May 2011, numéro spécial de Music in Art. International Journal for Music Iconography, 37/1-2, 2012.
39 M. da Vinha, C. Lanoë, B. Laurioux, Cultures de cour, culture du corps (xive-xviiie siècle), Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2011 ; M. Gaude-Ferragu, B. Laurioux, J. Paviot (dir.), La cour du Prince, Paris, Honoré Champion, 2011.
40 B. Laurioux, Écrits et images de la gastronomie médiévale, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2011.
41 Voir à ce propos P. Brioist, Léonard de Vinci homme de guerre, Paris, Alma Éditions, 2013.
42 I. Paresys, N. Coquery (éd.), Se vêtir à la cour en Europe (1400-1815), Villeneuve-d’Ascq, Centre de recherche du château de Versailles/Institut de recherches historiques du Septentrion/Centre de gestion de l’édition scientifique/Presses de l’université Charles-de-Gaulle-Lille 3, 2011 et S. Boucher, A.-C. Laronde, I. Paresys (dir.), Plein les Yeux : le spectacle de la mode / A Feast for the Eyes : Spectacular Fashions, Milan, Silvana Editoriale SPA, 2012 ainsi que le numéro spécial Apparences vestimentaires en France à l’époque moderne de la revue en ligne Apparence(s), 4, 2012, mis en ligne le 17 novembre 2011, consulté le 1er octobre 2013 (http ://apparences.revues.org/1166) dont I. Paresys a rédigé l’avant-propos et l’une des contributions, « Corps, apparences vestimentaires et identités en France à la Renaissance ».
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