Le contenu de l’indexical chez Heidegger et Wittgenstein
p. 39-55
Texte intégral
Introduction
1« Celle-ci est exceptionnelle », commente un disquaire en désignant l’interprétation de 1955 des Variations Goldberg de Bach par Glenn Gould. « Elle est très différente de celle-là », poursuit-il, en désignant l’interprétation de 1981 des mêmes Variations par le même Glenn Gould. La détermination et la distinction de ces deux différents indexicaux, « celle-ci » et « celle-là », sont parfaitement efficaces si ces indexicaux s’adressent à un mélomane confirmé. Même s’il s’agit du même morceau et du même interprète, le mélomane saura distinguer deux sens différents de ces indexicaux. Leur détermination est moins claire s’ils s’adressent à un amateur de musique peu éclairé. Elle est franchement obscure s’ils apostrophent un parfait néophyte. Pour le néophyte, le « celle-ci » et le « celle-là » auront le même sens. Cet exemple ordinaire suggère la nature et la complexité de la détermination du sens d’un indexical.
2La détermination du sens de l’indexical, c’est-à-dire d’un démonstratif (celui-ci, cela, celle-ci, etc.), d’un adverbe de lieu (là-bas, ici, etc.), de temps (hier) ou, par exemple, d’un pronom personnel aux deux premières personnes du singulier ou du pluriel, est nécessairement contextuelle. L’indexical est bien un signe dont le sens ne se détermine que par un renvoi au contexte. Ce n’est que dans le contexte de la discothèque, à un moment précis, que l’on peut déterminer le sens du « celle-ci » et du « celle-là ». Il faut donc que le renvoi indexical s’inscrive dans un contexte parfaitement déterminable : un contexte spatiotemporel et un contexte d’usage. Car l’exemple montre aussi que l’indexical est d’abord un geste. Le « celle-ci » n’a pas la même détermination selon qu’il est opéré par le néophyte ou par l’amateur éclairé. Autant que le contenu et la qualité de ce contenu, c’est bien l’usage de l’interprétation qui détermine son sens. En fonction de l’auditeur, l’indexical pourra avoir le sens du parfait chef-d’œuvre ou de ce qu’il ne faut surtout pas écouter. Enfin, ce geste est parfaitement singularisant. Par « celle-ci », l’auditeur comprend bien qu’il s’agit d’un disque spécifique, dont il pourra user de manière spécifique. L’exemple des Variations Goldberg suggère donc que la détermination du sens de l’indexical est contextuelle, pratique et singularisée. Plus que le contenu de la référence, c’est son usage qui est d’abord déterminant.
3Pour autant, tout autant qu’un geste, reste que l’indexical est aussi un renvoi. « Celle-ci », « celle-là » renvoient à une référence : au disque. L’indexicalité précise, en l’inscrivant en contexte, l’accès à la référence du signe. Pratique, certes, elle est donc aussi l’accès à un certain « contenu ». C’est cet accès problématique au « contenu » que nous entendons interroger.
4Plusieurs déterminations de cet accès sont envisageables. Première hypothèse, le contenu auquel renvoie l’indexical est remplissant : l’indexical prendrait sens en se complétant du contenu référentiel. Le contenu de l’indexical serait alors directement référentiel. Analysons cette première hypothèse. Cette hypothèse dite de « la référence directe » est introduite par David Kaplan et prolongée, en un sens, par François Récanati. La thèse de « la référence directe » propose bien une première analyse du contenu indexa cal. Elle postule clairement l’hypothèse d’une détermination de l’indexical par son contenu perçu : contenu eau salement déterminé par celui de sa référence. Selon une telle lecture, le sens de l’indexical se détermine par remplissement. Cette analyse a d’abord été formulée par David Kaplan, dans son célèbre article « Démonstratives ».1 Selon Kaplan, le contenu des indexicaux se compose bien des objets du réel et la sémantique indexicale se remplit par indexation de fragments, non sémantiques, du réel. L’indexical a un « caractère » de direction qu’il convient de remplir du « contenu » du monde auquel il renvoie.
5François Récanati, malgré d’évidentes divergences, s’inscrit dans le prolongement d’une telle hypothèse. Il la formule très clairement dans un article de 2005 intitulé « Loana dans le métro »2 :
« Il s’agit d’acquérir des informations sur le réfèrent. Les informations obtenues par le truchement de cette relation sont stockées sous le concept indexical dont la fonction est d’emmagasiner les informations ainsi obtenues. »3
6Selon une telle lecture, 1’indexical a d’abord une fonction de stockage. Le contenu du réfèrent perçu détermine causalement son sens. L’indexical est « rempli » par l’information perceptive. Elle est du moins dominante, précise Récanati :
« Ce qui distingue les concepts indexicaux n’est pas le fait qu’ils contiennent seulement de l’information perceptive, mais le fait que l’information perceptive qu’ils contiennent est dominante. »4
7D’après une telle lecture de l’indexicalité, le « contenu » de l’expression indexicale, précisé en contexte, serait directement l’objet auquel cette expression réfère. Or, c’est précisément cette acception de l’indexical, compris comme rempli du contenu perçu de la référence, que nous souhaitons interroger. L’indexicalité est-elle bien un accès remplissant au contenu de l’objet auquel elle renvoie ? Pour réfuter cette hypothèse, il importe de justifier que le renvoi indexical au contexte n’opère pas sous le mode de la désignation descriptive d’un contenu. Certes, seul le renvoi est déterminant mais il reste moins descriptif que démonstratif. Contrairement à ce que le vocable suggère, par l’indexical, on ne pointe pas seulement de l’index la référence qui va compléter le sens de l’expression. Le sens de « celle-ci », pour reprendre notre exemple initial, n’est pas une forme vide qui se remplirait du contenu de sa référence, en l’occurrence de celui d’un disque. Si le contexte participe du sens de l’expression, il n’y participe pas en tant que compléteur de sens. Par le renvoi, je ne complète pas le sens de l’expression par le contenu que me propose le contexte : je ne remplis pas un « ceci » ou un « hier » par un morceau de monde ou de temps. Le contexte n’est donc pas seulement un contenu supplémentaire complétant la valeur de vérité de l’énoncé. Il ne vient pas remplir la sémantique. Il n’a pas seulement pour fonction de présentifier un objet dont se remplirait l’indexical. C’est le geste indexical lui-même qui est tributaire du contexte. La nature du contexte, ainsi que celle du « contenu » indexical, doivent alors être précisées. Nous aimerions ainsi montrer que le contexte est moins un compléteur de sens que la condition du sens de l’indexical.
8Outre le fait que l’acception de la référence directe manque la distinction entre « sens » et « référence » que Frege5 a parfaitement entrevue (le sens frégéen ne se remplit pas causalement de la référence mais est un accès objectif à la référence), la thèse nous semble donc négliger le caractère pratique de l’indexicalité. Il importe d’insister sur le fait que le sens de « celle-ci » se détermine bien moins par le remplissement de son contenu (par la détermination causale du contenu des Variations Goldberg) que par l’usage du contexte pratiqué (l’usage du mélomane averti, de l’amateur, du néophyte, etc.). Pour réintroduire et préciser ce caractère pratique de l’indexical, nous nous proposons de préciser l’analyse de l’un des concepts opérateurs de l’article de Kaplan : celui de « contenu ». Poser, de manière schématique, que le « caractère » de l’indexa cal a à se remplir de « contenu » est peu satisfaisant. Si tant est que l’indexa cal ait un contenu, il n’est pas eau salement déterminé par sa référence et il n’est pas nécessairement propositionnel. C’est ce que nous souhaitons montrer. Sans poser que l’indexical n’est qu’un usage – potentiellement vide sans souscrire donc à un anti-descriptif sine radical, il convient d’éclaircir la dimension pratique de l’indexical tout en précisant sa nature référentielle. La notion de « contenu indexical » doit être soumise à nouvelle analyse : il convient de montrer que ce contenu n’est pas directement et causalement référentiel. Son « sens » est lui-même conditionné par le geste indexical.
9Pour analyser le statut du « contenu » et du « sens du contenu » de l’expression indexicale, le recours à deux auteurs de traditions très différentes s’avère précieux. Le Heidegger du début des années 1.920 (plus particulièrement dans son cours du semestre d’hiver 1919/1920, Grundprobleme der Phänomenologie6, et dans celui de 1919, Kriegsnotsemester7) et le Wittgenstein des Recherches philosophiques8 présentent en effet l’intérêt de défendre, chacun, de manière originale et convaincante, une acception pratique et « indirectement » référentielle de l’indexicalité. Par ailleurs, ces deux figures présentent un contrepoint fécond à l’analyse de Bühler dont les commentateurs revendiquent la parenté avec la phénoménologie et avec Wittgenstein.
10Il convient alors de montrer comment, dans une lecture critique de Husserl, Heidegger définit une indexicalité pratique, sans négliger sa structure de renvoi. La notion heideggérienne de « sens de contenu » (Gehaltssinn) nous retiendra particulièrement. Par Heidegger, on comprend que l’indexical est bien moins un accès remplissant à un contenu du monde isolable, que la pratique d’un environnement holistique auquel il donne sens. Par ailleurs, l’analyse de l’acception de l’indexicalité du Wittgenstein des Recherches, non sans similitude avec celle de Heidegger, permettra de préciser l’analyse du problématique contenu indexical, moins causal ou propositionnel que contextuel.
1. Heidegger : indexicalité et « sens de contenu » (Gehaltssinn)
Heidegger et Husserl
11L’acception heideggérienne de l’indexicalité, si tant est qu’il y en ait techniquement une, ne peut se comprendre que dans sa rupture avec l’acception husserlienne. Il importe alors de préciser brièvement la solution de continuité entre Husserl et Heidegger. L’analyse husserlienne de l’indexicalité, plus précisément celle des « expressions essentielles occasionnelles », est fondamentale à plus d’un titre9. Mais on n’exposera ici que ce que Heidegger a lui-même révisé. Husserl introduit son analyse des « expressions essentiellement occasionnelles » au paragraphe 26 de la première Recherche logique10. Elles ont pour caractéristiques « d’orienter chaque fois [leur] signification actuelle suivant l’occasion, suivant la personne qui parle et la façon dont elle est placée ».11 Ces expressions indexicales sont donc inscrites dans un contexte et orientent l’acte de signification du locuteur.
12Husserl précise bien que deux significations correspondent à ces « expressions occasionnelles » : une « signification indicative » universelle et objective et une « signification indiquée ». Reprenons l’exemple de notre introduction pour expliciter le sens de ces deux significations : l’exemple de « celle-ci ». La « signification indicative universelle » de « celle-ci » est celle d’un renvoi. Mais sa « signification indiquée » ne se précise qu’en contexte singularisant : en l’occurrence celui de la discothèque. Or, chacune de ces deux significations – « signification indiquée » et « signification indicative » si tant est qu’elles soient réellement isolables, présentent de fortes difficultés que Heidegger, nous semble-t-il, tentera pour sa part de résoudre.
13La « signification indiquée », ainsi que l’ont très bien vu Jocelyn Benoist et Jean-Philippe Narboux, maintient un primat du sens sur la valeur de vérité de l’expression ainsi que sur la perception. L’objet n’est pas d’abord directement perçu. La signification indiquée, qui n’est pas directement indexée à un objet, oriente en contexte tout en lui restant imperméable. Cette « signification indiquée », qui reste indéterminée, n’est en aucun cas – même en retour –redéfinie par le contexte. Cette première signification n’a pas alors proprement le statut d’indice. Idéale, elle reste hermétique aux déterminations du monde.
14La deuxième signification distinguée par Husserl – « signification indicative » – est, quant à elle, nécessairement référentielle. Directement, nous semble-t-il. Si la première visée est idéale et indépendante de sa cible, la deuxième est nécessairement déterminée par son objet. Une menace, très bien analysée par Jean-Philippe Narboux, est alors introduite dans les Recherches logiques par cette deuxième visée. La nécessaire indépendance de la signification par rapport à son objet est fragilisée par cette « signification indicative » :
« Il reste que Husserl ne parvient pas. à nos yeux, à lever la menace que fait peser le fonctionnement sémantique des indexicaux sur la thèse – constitutive de l’intentionnalité, au moins tel qu’il le définit – d’un primat et d’une indépendance de la signification par rapport à l’objet signifié, de la référence par rapport au réfèrent. »12
15Par l’introduction de cette « signification indicative », Husserl pose un acte de signification intimement dépendant de son objet. Si ce deuxième point fragilise l’économie intentionnaliste des Recherches, il nous semble aussi, en soi, profondément problématique. Par Husserl, la relation indexicale est entendue comme une indication directement déterminée par son objet. C’est ce deuxième point qui nous semble devoir être infléchi et que Heidegger a parfaitement appréhendé.
16Aussi, si la distinction husserlienne entre « signification indiquée » et « signification indicative », redoublée par celle qui distingue « renvoi ostensif intentionnel » (Hïnzeigen) et « renvoi indicatif » (Anzeigen), n’est pas sans fragilité, elle soulève d’abord deux limites conceptuelles de l’acception husserlienne de l’indexical. Il nous semble, pour le dire de manière un peu radicale, que l’acception de la « signification indicative » pose une acception directement référentielle de la notion d’indication. Seul l’objet la déterminerait. Par ailleurs, celle de la « signification indiquée » manque les déterminations essentielles du contexte que notre analyse aimerait réintroduire. Le contexte n’intervient qu’à titre de présentification de la référence. Or, nous semble-t-il, ce même contexte ne définit pas seulement la référence mais le geste indexical lui-même. Jean-Philippe Narboux l’exprime très clairement :
« On se serait attendu à ce que ce fût à l’événement même de renonciation que fût reconnue une fonction d’indication, et ce n’est nullement ce que dit Husserl. Ce n’est pas ce qui est donné qui indique, mais au contraire ce qui indique qui indique la modalité conformément à laquelle doit s’opérer la donation. »13
17Jamais Husserl ne pense l’indexical comme une indication dont la visée même serait redéterminée en contexte. L’indication, pour Husserl, est d’abord adossée à un acte de signification idéal. La relation indexicale se compose donc de deux actes : un acte idéal, qui vise le monde sans l’accueillir, et un acte d’indication – adossé au premier – directement déterminé par l’objet, qui singularise et détermine l’expression.
18Or, il nous semble que l’analyse de Heidegger est précisément consciente de ces deux écueils de l’analyse husserlienne. En repensant la notion d’intentionnalité, en se libérant de son primat, Heidegger parvient en effet à isoler une relation purement indicative. Heidegger redonne ainsi place à l’indice : un indice qui oriente dans le monde mais qui se redéfinit aussi dans le monde. En suivant Heidegger, tentons alors de saisir en quoi la relation indexicale est d’abord pratique et redéterminée en contexte. Ceci pour réinterroger son contenu problématique.
Indexicalité et remplissement
19Pour Heidegger, l’indexicalité est certes un renvoi au contexte mais ce renvoi n’est ni formel, ni remplissant. Le sens de l’indexical heideggérien n’est pas déterminé directement par sa référence. C’est bien un indice, et non une expression, dont le geste même se précise en contexte. Par Heidegger, on peut donc entrevoir le rôle déterminant du contexte (ou du moins de l’Umwelt) dans la détermination de l’indice et la relative indépendance de cet indice à un objet. Le Kriegsnotsemester de 1919 le précise. L’exemple de la chaire universitaire (das Katheder) du paragraphe 1.4 l’explicite. Imaginons qu’un professeur demande à ses étudiants : « Qu’est-ce que ceci ? », en pointant de l’index la chaire universitaire sur laquelle il professe. Le paragraphe 14 du cours précise clairement que ce n’est pas l’intuition de la référence « chaire » qui précise alors le sens du « ceci ». Un tel « ceci » ne peut pas se déterminer par désignation formelle. S’il y a bien un contenu de la chaire, Heidegger montre très clairement que celui-ci n’est pas directement remplissant. Pour Heidegger, l’intuition de la chaire ne peut pas être directe et causale car il y en a plusieurs possibles. Il est par exemple possible d’en avoir une intuition théorique : de désigner une caisse, d’une certaine couleur, d’un certain volume, d’une certaine forme. Il est aussi possible de se tromper dans la désignation de la chaire : ainsi un paysan de la Forêt-Noire peut l’appréhender de manière légèrement erronée. On peut même ne pas en avoir d’intuition du tout. Ainsi, pour reprendre l’exemple de Heidegger, un parfait étranger peut n’avoir aucune intuition de ce qu’est la chaire. Pour autant, pour le paysan comme pour l’étranger, l’indexical « ceci » aura bien un sens. De manière très éclairante, Heidegger précise que, spontanément, même un parfait étranger donnera un sens au « ceci » en lui inventant un usage. Par exemple, il postulera que la chaire est une instance magique ou guerrière. Une telle analyse suggère que le sens de l’indexical, déjà chez Heidegger, est bien plus déterminé par son usage que, directement, par sa référence perçue par intuition. Aux trois usages du paysan, de l’étranger et du géomètre correspondent trois sens de l’indexical « ceci ». Si l’indexical a bien un contenu, celui-ci n’est pas seul déterminant.
20Pour Heidegger, plus qu’une visée, plus qu’un signe intentionnel, l’indexical est alors un indice du contexte. L’indexical, avant même d’être déterminé intentionnellement, est orienté en contexte. Par une telle précision, Heidegger insiste fortement sur l’ancrage contextuel d’un tel indice. C’est bien 1’« orientation », 1’« éclairage », 1’« arrière-plan » de la chaire qui précisent le sens du « ceci ». Le « ceci » ne vise pas seulement le monde. Il est dessiné par son ancrage dans le monde. Heidegger le confirme dans le même paragraphe 14 :
« Je vois la chaire d’un, seul coup ; je ne la vois pas seulement isolée, je vois le pupitre qui est posé trop haut pour moi. Je vois un livre posé dessus qui me dérange immédiatement (un livre et non un certain, nombre de simples feuilles parsemées de taches noires), je vois la chaire dans une orientation, un éclairage, un arrière-plan. »14
21Le contexte déterminant n’est donc pas un morceau de monde détachable. Le contexte de l’indexical, ainsi que le voit très bien Heidegger, est bien plutôt une grille d’orientation holistique. En tant que tel, il n’est pas alors fragmenté. La référence à laquelle renvoie l’indexical n’est donc pas isolable. Une telle précision redéfinit la nature de l’indexical et de son contenu. La nature du contexte précisée, on ne peut plus considérer le contenu de l’indexical comme rempli de morceaux détachables de contexte. Un tel schématisme est impossible. Pour Heidegger, l’indexical n’est donc ni un signe intentionnel déterminé par une visée, ni une forme vide remplie par un fragment du monde. Son potentiel « contenu » doit être appréhendé autrement que rempli d’un morceau de monde.
De la visée à l’indexicalité pratique
22Selon Heidegger, l’indexical est d’abord une pratique. L’usage de la « chaire », plus encore que l’objet « chaire », détermine le sens du « ceci ». Le contexte n’est donc pas seulement causalement visé. Sa détermination est pratique, on le pratique. L’usage de l’indexical est en effet un « se tirer d’affaire » avec le contexte, ainsi que le précise le paragraphe 8 du cours du semestre d’hiver 1919-1920 : Grundprobleme der Phänomenologie15. L’indexical est d’abord un geste. En effet, pour Heidegger, toute relation – a fortiori toute relation indexicale – est d’abord un « accomplissement » (Vollzug). Moins qu’un renvoi formel ou une visée, l’indexicalité est une pratique de la vie. Heidegger précise son analyse de manière remarquablement claire dans l’appendice B2, paragraphes 26-27, de ce même cours de 1919-1920.
23Avant d’analyser le caractère pratique de toute relation, et donc de la relation indexicale, il importe de préciser la triple acception de la notion de sens chez le jeune Heidegger. Heidegger définit, en effet, dans son cours de 1919-1920, trois acceptions du sens, c’est-à-dire trois directions du sens : le sens d’accomplissement (Vollzugssinn), le sens relationnel (Bezugssinn) et le sens du contenu (Gehaltssinn). Bien plus, Heidegger pose que tous ces différents sens sont d’abord des accomplissements (Vollzüge). Le Vollzugssinn, certes, est un accomplissement. Mais Heidegger précise que le Bezugssinnest également un Vollzug. 1res explicitement, Heidegger soutient donc que le sens de toute relation, le sens de désigner, de viser, de renvoyer, de pointer de l’index, etc. est un accomplissement. Avant d’être une visée formelle, l’indexicalité est donc, pour Heidegger, un accomplissement de la vie. Heidegger le précise au paragraphe 27 de l’appendice B2 du cours de 1919-1920. Il pose que le sens relationnel est « le sens d’accomplissement (Vollzugssinn) occulté. »16
24Toute relation est donc, au préalable, une pratique de la vie engagée dans un monde quotidien. La visée de la chaire, du disque, etc. est d’abord un ancrage pratique dans le monde. C’est sur fond de ces ancrages que peut se comprendre la nature du renvoi indexical. Heidegger affine encore sa thèse dans le paragraphe 8 de son cours du semestre d’été 1920, Phanomenolocjie der Anschauung und des Ausdrucks17 :
« C’est absolument évident que toute relation (Bezug), en tant qu’actualisée, est un accomplissement et que toute relation, intentionnelle entant que telle est un acte et chaque acte est un acte du Je qui s’accomplit. »18
25Pour Heidegger, très clairement, toute relation est d’abord un « accomplissement ». Le geste indexical qui désigne un objet suppose d’abord un engagement prati epe en contexte. Viser, c’est déjà pratiquer. Par le geste, il n’y a pas seulement de présentifîcation des objets du contexte. C’est le geste indexical qui est redéfini en contexte. Pour autant, si le geste indexical est d’abord une pratique du contexte, faut-il aller jusqu’à conclure que le contenu de la référence reste sans incidence sur la précision de sens de l’indexical ? La précision de l’indexical serait-elle aveugle à toute détermination du contenu référentiel ? Sa pratique seule serait-elle déterminante ? Heidegger présente le grand mérite de proposer une réponse très subtile à la question du « contenu » indexical. Pour Heidegger, l’indexical a bien un contenu. Il renvoie au monde et ne s’inscrit que dans un monde. Pour autant, Heidegger montre très bien, par l’analyse de la notion de « sens de contenu » (Gehaltssinn), que ce contenu n’a de sens que pratiqué. Ce n’est pas seulement celui de l’objet visé. Par Heidegger, tentons donc de comprendre que la relation indexicale est pratique, tout en étant référentielle et précisons la nature de son « contenu », qui n’est pas alors « directement » référentiel.
Un contenu adverbial ? Le « sens du contenu » indexical
26L’exemple de la chaire que nous avons commenté pourrait suggérer que, pour Heidegger, seule l’incidence pratique du geste indexical est déterminante. L’hypothétique « contenu » de l’indexical serait alors non pas constitué des propriétés de la référence mais ne serait qu’une modalité du geste indexical. Un tel contenu, que l’on pourrait qualifier de « contenu adverbial », n’aurait aucune externalité à l’usage. Or, ce n’est pas là la caractérisât ion qu’en propose Heidegger. Il faut alors revenir à l’acception de la notion de « contenu » qu’il analyse. Il la précise dans son cours du semestre d’hiver 1921-1922 consacré à Ari stote, Phänomenologische Interpretationen zu Aristoteles19 :
« Ce sur quoi porte et ce à quoi se rapporte la relation est le contenu (Gehalt). (Cette catégorie phénoménologique formelle de ce qui est indiqué, la manière dont la relation porte sur, n’a pas le sens de “contenu” au sens de “l’intérieur d’un, contenant” (Inhalt), de ce qui “remplit” (Ausfüllendes) ; ce concept est à appliquer autrement.) »20
27Heidegger précise ici epe toute relation d’indication « porte et se rapporte » à un « contenu » (Gehalt). Le geste prati epe n’est donc pas seul déterminant. Il rencontre la contrainte externe de ce contenu. Pour autant, Heidegger précise aussi epe ce « contenu » ne peut être compris ni comme « l’intérieur d’un contenant » (Inhalt) ni comme « ce qui remplit »(Ausfüllendes). Cette incise précise notre analyse. Le « contenu » sur lequel porte la relation indexa cale n’est pas remplissant. En aucun cas, il ne vient remplir la forme vide dessinée par une prati epe indexa cale. Il est nécessairement présent mais il n’est pas remplissant. Son rôle problématique reste à préciser.
28Or, le paragraphe 27 de l’appendice B2 du cours de 1919-1920 nous apporte une indication éclairante. Heidegger soutient que le « sens du contenu » lui-même est dérivé de l’accomplissement pratique propre à la vie :
« La situation, expérimente ainsi une modification, de son sens du contenu (Gehaltssirm) : cela aboutit à une configuration créatrice du monde de la vie. »21
29La notion de « sens du contenu » est ici précisée. C’est l’accomplissement pratique de la vie en contexte qui donne sens au contenu du monde. La thèse est puissante. Pour Heidegger, ce n’est pas le monde ou un morceau de monde qui vient remplir le sens de l’indexical. C’est la pratique du geste indexa cal qui modifie le sens du contenu du monde. C’est la pratique qui est configuratrice du sens. Loin de poser que le « contenu » du monde vient remplir le « caractère » vide de l’indexical, Heidegger pose que c’est l’indexical, en tant que pratique, qui donne un sens au contenu du monde. Le « sens du contenu », loin d’être causalement déterminant, est dérivé d’une pratique initiale.
30Pour autant, le jeune Heidegger soutiendrait-il que la pratique détermine en roue libre et qu’elle est seule déterminante ? Pour reprendre notre exemple initial, Heidegger soutiendrait-il que le contenu ou la qualité de l’interprétation des Variations Goldberg par Glenn Gould n’importe pas, et que seule la pratique non contrainte des auditeurs potentiels détermine le sens de l’interprétation ? Ce serait oublier que chez Heidegger, même si la pratique est configuratrice, elle ne se déploie que dans un environnement (Umwelt). Si toute relation d’indication est bien un « se tirer d’affaire », cette pratique est nécessairement un « se tirer d’affaire » avec le monde. Heidegger le voit très bien, ne serait-ce que dans le paragraphe 8 du cours de 1919-1920 que l’on a déjà cité :
« La vie se détermine par un remarquable se tirer d’affaire avec l’Umwelt, le Mitwelt et le Selbstwelt. »22
31Si seule la pratique précise le « sens du contenu » de l’indexical, la pratique est elle-même contrainte par les déterminations de l’environnement. Certes, la pratique des auditeurs infléchit le sens du disque de Glenn Gould. Pour autant, une pratique consciente du contexte de l’interprétation sera sérieusement infléchie par la compréhension du talent de Glenn Gould, par la qualité des conseils du disquaire, par l’esthétique de la pochette du disque, etc. La pratique est déterminante, certes, mais le contenu de la référence l’est tout autant. Par un recours à Heidegger, on comprend alors très bien que le sens de l’indexical ne peut pas être déterminé eau salement par le contenu de la référence. La « référence » elle-même n’est pas isolable de son contexte. Cependant, pour Heidegger, le « contenu » reste déterminant, de manière holistique et pratique. Il convient alors de redéfinir le concept de « contenu » indexical. Ce n’est pas seulement le contenu de l’objet auquel il est fait référence. Il n’est pas causé par remplissement. C’est un des points réels de la grille d’orientation du monde. Mais il ne prend sens que pratiqué.
32Le jeune Heidegger du début des années 1920 insiste donc de manière remarquablement claire sur le caractère pratique et contextuel de toute relation de renvoi indexical. Avec Heidegger, on comprend que le sens de l’indexical est tout aussi pratique que contextuel. En aucun cas, il ne se remplit du « contenu » d’une référence isolable. Pour autant, l’indexical a bien un « contenu » et le sens de ce « contenu » est déterminé, de manière non causale, autant par les résistances du contexte où s’inscrit le renvoi que par les pratiques de ce contexte. Le « contenu » de l’indexical, pour le jeune Heidegger, n’est pas isolé : il s’inscrit dans la grille d’orientation du contexte et il est pratiqué.
33Or, il nous semble que le Wittgenstein des Recherches philosophiques présente une acception comparable du « contenu » indexical. Par le recours à Wittgenstein, plus explicitement encore, on peut montrer que le contenu indexical ne provient pas d’un remplissement causé par une référence. En suivant Wittgenstein, on peut comprendre que le contenu de l’indexical est pratiqué en contexte.
2. Le contenu indexical des Recherches philosophiques de Wittgenstein
La désignation ostensive
34Wittgenstein propose une analyse orthodoxe du phénomène d’indexicalité dans les premiers paragraphes de ses Recherches philosophiques lorsqu’il analyse ce qu’il nomme « le langage primitif ». Dans ces premiers paragraphes, il est bien question d’expressions occasionnelles qui renvoient au contexte. Au paragraphe 8, par exemple, il décrit le modèle classique de l’indexicalité :
« A donne l’ordre “Ceci – là-bas” ; en disant “ceci”, il désigne une pierre à bâtir. »
35Dans ce modèle du langage primitif, l’indexicalité est une désignation descriptive. Au caractère du « ceci » correspond directement un contenu : celui de la référence de la « pierre à bâtir ». Le « ceci » opère à titre d’indice de « pierre » visée. Cette pierre le détermine eau salement. Mais l’économie des Recherches autorise-t-elle la thèse dite de la « référence directe » ? Il nous semble bien plutôt que l’acception wittgensteinienne de l’indexicalité reste plus complexe que celle que suggère le schématisme simple du paragraphe 8. Dans les Recherches, en effet, le contenu de la référence n’est ni directement, ni eau salement déterminant. A proprement parler, même dans le cas du paragraphe 8, en disant « ceci », et en visant une « pierre », l’indexical proféré dans un chantier est moins déterminé par le contenu de la pierre que par la pratique que veut en faire l’ouvrier qui y travaille. L’indexical, même dans ce cas très simplifié du langage primitif, n’est pas seulement une expression ostensive déterminée par ce que pointe formellement l’index. Suivons la démonstration de Wittgenstein.
36Pour l’auteur des Recherches, seuls les noms supportent une telle définition ostensive. Certes, pour déterminer un nom, « Ludwig Wittgenstein » par exemple, on peut commencer par désigner la personne qui porte ce nom. Le sens du nom sera déterminé par remplissement : la dénotation visée complétera bien le sens du nom. Or, Wittgenstein, de même que Heidegger, est parfaitement conscient que ce modèle de désignation par remplissement n’est pas pertinent pour traduire le modèle des indexicaux. Le paragraphe 38 des Recherches est très explicite :
« Il est certes vrai que souvent, par exemple quand nous donnons une définition, ostensive, nous montrons l’objet dénommé et prononçons en même temps le nom. De même, par exemple, quand nous donnons une définition, ostensive, nous prononçons le mot “ceci” pend mit que nous montrons une chose, lit souvent le mot ”ceci“ occupe, dans le contexte de la phrase, la même place qu’un, nom. Pourtant, ce qui caractérise un nom, c’est précisément qu’on, l’explique par l’expression, ostensive “Ceci est N’ ! (ou “Ceci s’appelle N”). Mais expliquons-nous aussi : “Cette chose-là s’appelle ‘ceci’ ’’ ou “Ceci s’appelle ‘ceci’ ” ? »
37Wittgenstein montre ici très bien que le modèle indexical est irréductible au modèle nominal. L’irréductibilité est grammaticale. Grammaticalement, on ne peut pas dire « cette chose-là s’appelle “ceci” » ou « ceci s’appelle “ceci” ». La grammaire démontre très efficacement que le « ceci » est, de fait, irréductible au seul contenu de sa référence. Il n’en est pas seulement le substitut. Sinon, leurs fonctions grammaticales seraient interchangeables : on pourrait dire « ceci s’appelle ceci ». Si le nom peut se compléter par désignation, le « ceci » n’est pas seulement le remplissement de sa référence. Son contenu n’est pas celui de l’objet auquel il réfère. La référence à laquelle renvoie l’indexical ne le détermine donc pas eau salement et exclusivement. L’indexicalité, chez Wittgenstein, n’est pas un remplissement direct. Le contenu de l’indexical n’est pas alors, directement, celui de sa référence.
Une indexicalité pratique
38Pour Wittgenstein, l’indexicalité est alors un geste pratique. Le paragraphe 9 des Recherches, paragraphe du sous-ensemble consacré au langage primitif, le confirme :
« “Là-bas” et “ceci” sont-ils eux-mêmes enseignés de manière ostensive ? – Imagine la façon, dont on pourrait enseigner leur emploi. »
39Le paragraphe suggère que même dans le cas simple du langage primitif, l’emploi de « là-bas » et de « ceci » n’est pas formel. Pour comprendre le sens de l’indexical, il ne suffit pas de comprendre ce qu’il vise. Le paragraphe 9 souligne très clairement que l’indexical est bien plus un « emploi » qu’une visée causalement déterminée. Ce n’est pas en piochant dans l’éventuel contenu du contexte que l’on détermine le sens de « là-bas » ou de « ceci ». Seule la compréhension de l’emploi du contexte qu’est l’indexical détermine le sens du « ceci ». Wittgenstein pose ici clairement que l’indexical est moins un renvoi remplissant qu’une pratique contextualisée. Pour comprendre que par « ceci », l’ouvrier, du haut de son échelle, renvoie à une pierre et non aux gants qui sont posés sur la pierre, il faut avoir compris le contexte précis de renonciation : celui de la construction d’un mur. Ainsi seulement se précise que par « ceci », l’ouvrier entend ce dont il a maintenant besoin pour faire un mur : d’une pierre. L’indexical est donc un geste pratique, précisé en contexte. Moins que la référence, c’est ici la détermination de l’usage, en contexte, qui est déterminante. Le contexte, tout comme chez Heidegger, intervient alors moins à titre de compléteur qu’à celui d’orientation pratique. C’est moins le contenu que la grille d’orientation du contexte, grille dessinée par des pratiques préalables, qui est déterminante. Seule la saisie de ce contexte précise l’usage adéquat de l’expression indexicale.
40Pour étayer cette analyse, prenons l’exemple d’un indexical plus délicat, l’indexical « je », que travaille également Wittgenstein dans ses Recherches. Il semble difficile de soutenir que même le sens de l’indexical « je » se précise moins par un renvoi direct à sa référence (en l’occurrence « moi ») que par l’usage que je fois de cette référence. Or, l’analyse que fait Wittgenstein du pronom personnel à la première personne est très éclairante. Le paragraphe 404 des Recherches est très clair :
« Lorsque je dis : “Je ressens des douleurs”, je ne désigne pas la personne qui les ressent, car en un certain, sens, je ne sais pas du tout qui les ressent. »
41Wittgenstein soutient donc la thèse audacieuse et radicale que même le sens de l’indexical « je » est d’abord une pratique. Wittgenstein affirme, en effet, que le sens de « je » ne se détermine pas eau salement par remplissement. Il ne suffit pas de savoir, par renvoi direct, qui est ce « je » pour préciser son sens. Selon Wittgenstein, cette référence n’a pas même de contenu directement identifiable. « Je ne sais pas du tout qui les ressent » : je ne sais donc pas du tout qui est ce « je ». En revanche, ce qui est déterminant, c’est une des pratiques de ce « je » : le fait que « je » « ressente de la douleur ». Ici encore, l’indexical est d’abord un geste contextualisé. Plus qu’un contenu du « je », c’est une de ses pratiques qui est déterminante.
42Ce dernier exemple délicat assoit donc notre hypothèse. Chez Wittgenstein, en un sens comme chez Heidegger, l’indexical est d’abord un geste contextualisé. Le contexte opère moins comme un vaste contenant que comme la grille d’orientation du geste qui est déterminant par sa pratique. L’indexical déterminé précise moins la référence correspondant au ceci que le geste attendu de cette référence.
Quel contenu de l’indexical ?
43La détermination de l’indexical est donc d’abord pratique. Nulle référence n’est isolable ni directement déterminante. Pour autant, tout aussi clairement que chez Heidegger, un tel geste ne se détermine qu’en contexte. Comment comprendre alors la nature du « contenu » de l’indexical, qui n’est pas directement celui de la référence ?
44Pour comprendre le sens du contenu problématique de l’indexical, il importe de mieux préciser la relation qu’entretient la pratique indexicale avec son contexte. De même que chez Heidegger, l’indexical wittgenstemien peut également être compris comme l’un des « indices » de la table d’orientation du contexte. En ce sens, l’analyse très fameuse du « panneau indicateur » du paragraphe 85 des Recherches nous semble paradigmatique du fonctionnement de l’indexical. Reprenons-la pour réinterroger la nature du contenu indexical wittgensteinien :
« Une règle est là comme un panneau indicateur. – Celui-ci ne laisse-t-il subsister aucun, doute sur le chemin, que je dois prendre ? Indique-t-il quelle direction, je dois prendre après l’avoir dépassé, si je dois suivre la route ou le sentier, ou bien, passer à travers champs ? Mais où est-il dit dans quel sens je dois le suivre ? Est-ce dans la direction, indiquée par la main, ou (par exemple) dans la direction, opposée ? »
45Tout comme le « panneau », nous semble-t-il, l’indexical est un indice. Tout comme celui du « panneau », son sens n’est pas eau salement déterminé. Il indique une direction dont le sens ne se précise que par l’identification de son usage (seul celui-ci précise si je dois suivre « la direction indiquée par la main » ou « la direction opposée »). Cette détermination est bien pratique. Cependant, comme dans le cas du panneau, toute pratique n’est pas autorisée. Si le « là-bas » est une pratique, il n’est pas en roue libre. Il ne peut opérer que selon les contraintes du contexte : c’est en contexte que je comprends que je ne peux pas aller tout droit car, tout droit, il y a un buisson ; que je comprends que le panneau ne me concerne pas car je suis un piéton ; que j’ai le droit d’avancer car je tourne à droite, etc.
46L’exemple paradigmatique du panneau précise alors deux caractéristiques du « contenu » de l’indexical. Premièrement, il confirme le fait que le sens de l’indexical n’est pas directement causé par la référence à laquelle il renvoie. Le « contenu » indexical n’est donc pas causal et directement déterminant : ce n’est pas « directement » la route ou la flèche qui donnent sens au panneau. Encore faut-il que je les pratique. Wittgenstein le réaffirme très clairement au paragraphe 410 des Recherches :
47« “Je” ne dénomme pas une personne ; “ici” ne dénomme pas un lieu ; “ceci” n’est pas un nom. »
48L’indexical ne se remplit pas directement du contenu de sa référence. Par ailleurs, deuxième caractéristique tout aussi fondamentale : l’exemple du panneau confirme que l’indexical n’est pas seulement un usage. Il doit renvoyer à un contexte. Sans contrainte contextuelle, l’indexical n’indique plus rien et n’a plus de sens. Son « contenu » n’est donc pas causalement rempli par une référence. Mais il est contextuel et travaillé par les pratiques qu’il contraint. Il y a donc bien un « contenu » de l’indexical. Mais son sens n’est pas seulement référentiel. Il est pratique. Seule la pratique en contexte, et la compréhension de cette pratique, vont déterminer le sens du « ceci » ou du « ici ». Non pas que le contexte remplisse l’indexical. Il l’inscrit et il dirige son usage.
Conclusion
49Le concept de « contenu indexical » est donc extrêmement problématique. Par un recours à l’analyse de Heidegger et de Wittgenstein, on a voulu montrer qu’il n’était pas directement et eau salement déterminé par celui d’une référence isolable et detenni nable par renvoi. On a tenté de montrer en quoi la relation indexicale n’était pas une visée causée par une intuition directrice. C’est alors sur la dimension pratique de cette visée que l’on a voulu insister. En effet, par l’analyse du jeune Heidegger du début des années 1920, on a tenté de montrer que toute « relation » (Bezug), et a fortiori la relation indexicale, était d’abord un « accomplissement » (Vollzug) de la vie. Pour Heidegger, la détermination du sens du « ceci » n’est pas juste précisée par l’objet du renvoi. Le sens du « ceci » est infléchi par les pratiques qu’a en vue celui qui le prononce. De même, on a tenté de montrer que, pour Wittgenstein non plus, la relation indexicale n’était pas formelle. Chez Wittgenstein, il n’est pas terminologiquement question de Vollzug. Cependant, Wittgenstein insiste bien sur le fait que l’indexicalité est moins une relation ostensive que l’usage contextualisé d’un signe. Pour Heidegger, comme pour Wittgenstein, même s’il y aurait de fortes réserves ontologiques à l’assimilation des deux pensées, la relation indexicale est d’abord une pratique.
50Nous avons tenté, au prix d’une redéfinition conceptuelle de la notion, de montrer que l’indexical gardait néanmoins un « contenu » déterminant. Chez Heidegger comme chez Wittgenstein, la relation indexicale n’est pas pour autant internalisée. Si la relation indexicale n’est pas une visée formelle déterminée par une référence isolable, elle reste un renvoi. Mais l’objet de ce renvoi ne peut pas être entendu comme déterminant. Cet objet, ainsi que son contenu, auxquels, de fait, renvoie l’indexical, ne sont pas isolables du contexte d’usage dans lequel ils prennent sens. Ce contexte peut-il être encore appréhendé comme un « contenu » ? Si elle n’est pas contrainte par un « contenant », si elle ne « remplit » pas, est-il encore légitime de parler de la référence de l’indexical comme de son contenu ? Au sens du Gehalt que redéfinît Heidegger, il y a bien, nous semble-t-il, un « contenu » réel qui est moins un Inhalt ou un Ausfüllendes que le point de liaison de la grille contextuelle qui oriente la pratique et qui configure son sens. Le contenu de l’indexical, ainsi retravaillé, n’est donc pas un fragment de monde. C’est un des points de la grille d’orientation d’un contexte plus large dans lequel il prend sens. C’est donc un contenu réel qui ne prend sens que pratiqué et inscrit dans un tout qui l’oriente. Nulle place alors pour une théorie de la référence directe : le contenu indexical est pratiqué et contextualisé.
Notes de bas de page
1 D. Kaplan, « Démonstratives », in. Themes front Kaplan, J. Almog, J. Perry, H. Wettstein (Éd.), New York, Oxford, Oxford University Press, 1989.
2 F. Récanati, « Loana dans le métro », in. Les Formes de l’indexicalité : langage et pensée en contexte, S. Bourgeois-Giron.de (Ed.), Presses de 1’École normale supérieure, 2005.
3 Ibid, p. 23.
4 « Loana dans le métro », op. cit., p. 29.
5 G. Frege, « Sinn und Bedeutung », tr. fr. C. Imbert, « Sens et dénotation. », in Ecrits logiques et philosophiques. Paris, Seuil, 1971.
6 M. Heidegger. Grundprobleme der Phänomenologie, Gesamtausgabe 58, Frankfurt-am-Main, T. Klostermann, 2004.
7 M. Heidegger, « Die Idee der Philosophie und das Weltanschauungsproblem, Kriegsnotsemester », in. Zur Bestimmung der Philosophie, Gesamtausgabe 56/57, Frankfurt-am-Main, T. Klostermann, 2004.
8 L. Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen, Oxford, Blackwell, 1953, tr. fr. F. Dastur, M. Elie, J.-L. Gautero, D. Janicaud, E. Rigal, Recherches philosophiques, Paris, Gallimard, 2004.
9 L’objet de ce présent article n’étant pas d’en traiter directement, je renvoie à l’abondante littérature sur ce sujet, notamment travaillé par Jocelyn Benoist et Jean- Philippe Narboux : J. Benoist, « L’indexicalité », in Entre acte et sens. La théorie phénoménologique de la signification, Paris, Vrin, 2002, chap. VII ; Les Limites de l’intentionnalité, Paris, Vrin, 2005 : « Two (or three) conceptions of intentionality », Tijdschrift voor Filosofie 69, 2007 ; Husserlian Semantics, Presses de l’Université Keio, 2007. Et J.-Ph. Narboux, « L’indexicalité, pierre d’achoppement de l’intentionnalisme husserlien ? », in Husserl, J. Benoist (éd.), Cerf, 2008, et « L’intentionnalité au prisme de 1’indexicalité », in Phénoménologie et philosophie analytique, C. Romano (éd.), Le cercle herméneutique, 2008.
10 E. Husserl, Logische Untersuchungen, Halle/’Salle, Max Niemeyer, 1921, tr. fr. H. Élie, A. Kelkel, R. Schérer, Recherches logiques, Paria, PUF, 1963.
11 Ibid., p. 93, traduction modifiée par J.-Ph. Narboux dans « L’indexicalité, pierre d’achoppement de l’intentionnalisme husserlien ? », op. cit.
12 J.-Ph. Narboux, « L’index icalité, pierre d’achoppement de l’intentionnalisme husserlien ? », op. cit., 2008, p. 167.
13 Ibid., p. 169 et p. 174. C’est nous qui soulignons.
14 Ich sehe das Katheder gleichsam in einem Schlag ; ich sehe es nicht nur isoliert, ich sehe das Pult als für mich zu hoch gestellt. Ich sehe einen Buch darauf liegend, unmittelbar als mich störend (ein Buch, nicht etwa eine Anzahl geschichteter Blätter mit schwarzen Flecken bestreut), ich sehe das Katheder in einer Orientierung, Beleuchtung, einem Hintergrund. (Ga 56/57, op. cit., p. 70.)
15 Ga 58, op. cit.
16 Der Vollzugssinn ist verdrängt, Ga 58, op. cit., p. 261.
17 M. Heidegger, Phänomenologie der Anschauung und des Ausdrucks, Gesamtsausgabe 59, Frankfurt-am-Main, T. Klostermann, 2004.
18 Das ist eine pure Selbstverständlichkeit, dass jeder Bezug als aktueller eben vollzogen sein muss und dass jede intentionale Beziehung solche eines Aktes ist und jeder Akt ein Akt des Ich, das sich « vollzieht ». (Ga 59, op. cit, p. 62.)
19 M. Heidegger, Phänomenologische Interpretationen zu Aristoteles. Einführung in die phänomenologische Forschung, Gesamtsausgabe 61, Frankfurt-am-Main, T. Klostermann, 2004.
20 Das Worauf und Wozu des Bezugs ist der Gehalt. (Diese formal anzeigende phänomenologische Kategorie, das Wie des Worauf des Bezugs, hat nicht den Sinn von Inhalt, Ausfüllendes ; dieser Begriff ist anders zu verwenden.) (Ga 61, op. cit., p. 53.)
21 Die Situation erfährt : damit einen Modifikation ihres Gehaltssinns : es kommt zu einer schöpferischen Gestaltung der Lebenswelt. (Ga. 58, op. cit., p. 261.)
22 Das Leben bestimmt sich aus einem merkwürdigen Sichdurchdringen der Um-. Mit- und Selbstwelt. (Gah 58, op. cit, p. 39).
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S’orienter dans le langage : l’indexicalité
Ce livre est cité par
- (2017) Heidegger et Wittgenstein. DOI: 10.3917/herm.gauvr.2017.01.0351
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