Du contrat à la constitution
p. 687-705
Texte intégral
1Dans son introduction, François Foronda explique clairement les raisons qui l’ont poussé à mettre en œuvre ce programme de recherche sur les contrats dont ce colloque est le couronnement final1. Telle qu’il l’a formulée et telle qu’elle a pris corps au sein du groupe dirigé par José Manuel Nieto Soria à la Complutense de Madrid, la problématique qui sous-tend le projet est neuve et novatrice, mais elle s’inscrit pour autant dans une tradition bien illustrée dans les historiographies britannique et ibérique, et curieusement négligée sous d’autres cieux où pourtant le contrat et, pour employer le terme espagnol (ou plus exactement aragonais et catalan), le pactisme2, sont bien présents et d’ailleurs bien étudiés, mais sans être pris pour des structures essentielles de la construction de la société politique et, partant, de l’État moderne.
2Pour ce qui est de la péninsule Ibérique, le riche dossier présenté ici offre les exemples paradigmatiques de ce qu’est la « culture pactiste » (cultura pactual) espagnole, pour emprunter à Maria Asenjo González cette expression3. L’un des intérêts de la rencontre a été de montrer qu’à côté de l’Aragon, étudié sur le plan de la pratique politique par Alexandra Beauchamp à travers l’exemple des subsides (profertes) du bras royal catalan4, et sur le plan théorique par Eduard Juncosa Bonet à partir de l’œuvre du franciscain catalan Francesc Eiximenis5, le Regiment de princeps e de comunitats, la Navarre, étudiée par Juan Carrasco Pérez sous l’angle des relations entre le roi et les « bonnes villes6 », et la Castille, abordée avec trois inflexions particulières, la judiciaire par Carlos Garriga Acosta7, la politique par Ana Isabel Carrasco Manchado8, et la financière par Ángel Galán Sánchez9, méritent tout autant d’être considérés comme faisant partie de cette culture du pactisme. Le cas du Portugal est sans doute moins clair, et Luis Miguel Duarte montre que l’adhésion du roi João Ier au pactisme a pour le moins été très superficielle10 : sitôt terminée la guerre avec la Castille, le roi a oublié toutes ses promesses… Chacun de ces pactismes ibériques a des spécificités sur lesquelles nous reviendrons éventuellement, mais ils ont tous une inspiration commune : la nécessité pour le roi et ses sujets de parvenir à un accord sur la taxation, et le lien entre les pactes et les institutions représentatives, essentiellement les Cortes. La Navarre offre peut-être la représentation idéale la plus précoce (en tout cas, elle fonctionne parfaitement dès le début du xive siècle) de cette matrice où les Cortes sont déjà investies d’une véritable souveraineté populaire qui reste, en dépit de l’essor de l’absolutisme, l’un des fondements des monarchies ibériques, comme le montre encore un discours de Philippe IV aux Cortes en 1626 où il parle d’un « contrat réciproque et obligatoire entre moi-même et le royaume11. » Cependant, c’est partout avec les villes que ce contractualisme fonctionne le mieux : avec l’aristocratie nobiliaire, les choses sont plus compliquées ou plus aléatoires, parce que l’on retrouve là un autre ensemble de pratiques contractuelles, dont l’Angleterre a jusqu’ici été le pays d’élection12.
3En effet, on ne retrouve pas cette structure paradigmatique si l’on se tourne vers l’autre pilier de cette tradition « contractuelle », Bruce McFarlane13, le père du bastard feudalism, dont l’œuvre a placé au cœur du système sociopolitique de l’Angleterre médiévale le contrat entre le Lord et son retainer, étant entendu que si les objectifs, les niveaux sociaux des contractants, et les enjeux matériels et symboliques des « indentures » de retenue sont extrêmement variés, ils impliquent presque toujours une invocation du good lordship, une terminologie vague derrière laquelle on retrouve le principe de la protection que le seigneur assure à son vassal14. Simplement, cette protection opère désormais dans le cadre englobant du développement des institutions d’état. Le contrat de retenue s’inscrit d’ailleurs quant à lui dans une longue tradition européenne, dont le contrat féodal n’est d’ailleurs que l’un des éléments, comme le souligne justement Alain Boureau lorsqu’il parle, dans l’introduction de sa communication, d’un « contexte de consentement mutuel15 », mais l’originalité anglaise est d’intégrer de facto ce type de contrat, soumis aux aléas de l’offre et de la demande socio-économique16, au fonctionnement de la machine militaire et administrative anglaise. L’œuvre de McFarlane n’a pas fini d’inspirer les historiens britanniques, même s’ils en contestent ou en minimisent désormais certains caractères17 : il est d’ailleurs significatif que l’une des interventions qui, si elle accepte l’importance du rôle du contrat, souligne que le moteur du développement politique est ailleurs, est celle d’un historien britannique, John Watts18.
4Le bastard feudalism n’en a pas moins franchi la Manche, grâce à Peter Lewis, qui a appliqué avec succès les principes généraux du système au cas français19, comme le soulignent ici même Claude Gauvard d’une façon générale20 et, sous un angle inattendu mais révélateur, Bénédicte Sère21, qui ajoute un nouveau dossier, celui des alliances de Louis d’Orléans, à ceux qu’avaient réunis ses prédécesseurs. Le contexte est ici très différent, du moins en apparence, de celui du pactisme ibérique : ce n’est pas la fiscalité, mais le service et, surtout, la protection seigneuriale, princière ou royale contre les dangers et les forces adverses qui peuvent s’abattre sur le plus faible des contractants. En somme, on a d’un côté un moyen de construire l’État, de l’autre un moyen de s’en protéger, ce qui est une autre façon de faciliter sa construction, en la rendant socialement acceptable. L’aspect public de ces contrats, en apparence privés, qu’il s’agisse pour l’un des contractants de s’assurer une expertise (juridique par exemple), un soutien militaire ou curial, est implicitement souligné par le fait qu’ils excluent, en France (comme le souligne avec force Claude Gauvard22) comme en Angleterre, toute action au détriment du roi.
5Au terme du parcours où nous a entraîné l’exploration des quatre aires politiques étudiées (l’Italie, l’Empire, l’Angleterre, la France, la péninsule Ibérique), une constatation vient à l’esprit : la force du lien logique avec un programme précédent, qui portait sur les coups d’État23, apparaît avec évidence. Meurtres et assassinats24, dépositions et emprisonnements, enlèvements et substitution25, apparition des grandes révoltes sociales provoquées entre autres par la pression fiscale26, la liste des « aventures » politiques dans les monarchies d’Occident au cours du Moyen Âge est saisissante ; et si l’on se tourne vers les cités italiennes ou les gouvernements urbains de l’Europe du Nord, le tableau n’est guère plus irénique. Ni la loi, ni la consécration ne sont des boucliers infrangibles pour les gouvernants pris dans la tourmente. Le « monument romano-canonique » sur lequel, selon Pierre Legendre, s’appuient les pouvoirs dans l’Occident médiéval, n’a rien de virtuel, mais son efficacité, du moins à court terme, est très aléatoire27. Il ne suffit pas au roi, au prince ou au magistrat de s’opposer à l’empereur et de prétendre que tout ce qu’il veut a force de loi, qu’il est la loi animée et que l’écrin de sa poitrine contient le droit, encore faut-il que ses sujets veuillent bien reconnaître en lui l’empereur28 ! Ni la protection d’une élection populaire fictive, ni la consécration accordée par l’Église ne le mènent beaucoup plus loin : l’oint du seigneur, tout sacré qu’il est, mord la poussière plus souvent qu’à son tour29. Rappelons ici un principe qui s’applique à toute la civilisation du Moyen Âge occidental : même si elle n’en a plus le monopole, le pouvoir symbolique appartient pour l’essentiel à l’Église. Même s’ils peuvent en profiter, puisqu’il n’est pouvoir qui ne vienne de Dieu, et qu’ils n’hésitent pas à user de tous les moyens de pression sur l’Église dont ils disposent, rois, princes et magistrats n’ont pas le contrôle des procédures de légitimation religieuse, alors même que les procédures de légitimation « civique » sont encore embryonnaires et le plus souvent à double tranchant.
6De ce fait, l’impression qui prévaut est que, si le contrat est omniprésent, c’est que, en dépit de son extrême diversité et sans que cela soit jamais dit, il fonctionne comme une sorte de système d’assurance ou de garantie. Face à l’instabilité, qu’on l’attribue à la structure conflictuelle qu’imprime la sociogenèse de l’État moderne aux relations entre aristocratie et monarchie ou à la factiosité spécifique des cités30, face aussi à la perte graduelle d’efficacité des rapports féodo-vassaliques, les élites dirigeantes ont dû chercher des moyens de se garantir contre les vicissitudes politiques et contre ce que l’on pourrait appeler l’indétermination de la légitimité. Et ce constat vaut pour toutes les aires géographiques qui ont été abordées ici. Si cet aspect de garantie ou d’assurance ne fait presque jamais explicitement partie du contrat, nous allons voir qu’il est sous-jacent à presque tous les types de contrats rencontrés au cours de ce colloque, même à ceux qui, a priori, ne se présentent pas comme des contrats de type politique.
7Il existe en effet toutes sortes de contrats, mais ce qui nous intéresse ici, de prime abord, ce sont tout de même les contrats qui servent de fondement à un ordre politique, à l’instar de ceux du pactisme ibérique. Comme le rappelle Jean-Marie Moeglin, l’idée du contrat entre le prince et ses sujets remonte probablement à l’époque carolingienne, et il oppose la royauté consensuelle, fondée sur l’accord négocié entre le souverain et les grands (cf. le pacte de Coulaines en 843), à la souveraineté du roi vicaire du Christ31. En dépit des efforts des Othoniens et des Saliens pour sacraliser la fonction royale et impériale, déjoués par la réforme grégorienne, les circonstances politiques imposèrent le recours à une royauté consensuelle (Konsensuale Herrschaft), ouvrant la porte au contrat : certes, le pouvoir impérial est très théoriquement le seul pouvoir légitime, mais comme il est inopérant, il faut bien reconstruire la légitimité d’une autre façon, d’où les contrats. Mais quel contrat ? En Allemagne, comme d’ailleurs dans le regnum Italiae, on est frappé par la multiplicité des types de contrat, qu’il s’agisse de leurs objectifs ou du niveau de leurs contractants : Jean-Marie Moeglin en donne un large panorama, en insistant sur l’importance, pour l’évolution de ces formes contractuelles, du phénomène de l’élection32, notamment au niveau des États (à commencer par l’empereur lui-même, redevable de son élection au collège des électeurs défini par la Bulle d’or en 1356, ou le Grand-Maître de l’Ordre Teutonique) ou des seigneuries ecclésiastiques (les évêques notamment). Ce sont d’ailleurs cette variété, cette souplesse et cette fluidité des contrats – ce qui ne dispense d’ailleurs pas de s’efforcer d’en construire une typologie – qui font des contrats (Vorträge) des instruments politiques qu’il faut étudier avec précision, alors qu’ils ont été trop souvent négligés au profit d’institutions qu’il était plus facile d’intégrer à des processus de constructions étatiques, comme les Ligues (Bünde) urbaines ou la mythique Décapole33. Le processus ne trouve toutefois son achèvement qu’avec la première capitulation électorale impériale de Charles Quint en 1519, qui en fondant le jus capitulandi ouvre une ère nouvelle de l’histoire constitutionnelle de l’Empire.
8Dans tous ces domaines, l’Allemagne présente de nombreux caractères communs avec le regnum Italiae, si ce n’est qu’ici la royauté sacrée n’a pas véritablement pénétré : de ce fait, comme le souligne Mario Ascheri, dès la crise de l’Empire carolingien, le problème a été l’absence de règles précises régissant la compétition entre les différentes institutions en concurrence pour l’exercice du pouvoir. D’où la légitimation d’un « ordre local » et la construction pragmatique d’un statut de droit public pour les communautés locales, et plus particulièrement les communes citadines. Comme le dit Patrick Boucheron, tout est alors à inventer ! Mais à inventer dans un pays où l’essor économique se nourrit de contrats commerciaux34, et où la culture marchande impose ses marques même à la chevalerie et à l’aristocratie militaire35. La dimension étatique est néanmoins évidente dans certaines pratiques contractuelles : Andrea Zorzi analyse ainsi la construction de l’« état régional36 » florentin à partir des négociations, des pactes et des traités qui régissent les relations entre les communautés sujettes (y compris les cités) et Florence37. Au cœur de la démarche, il y a ce processus incessant, minutieux, impitoyable aussi, de renégociation des statuts de chaque entité, des plus grandes aux plus petites, chapitre par chapitre. Bien qu’il s’agisse d’une relation asymétrique, elle est néanmoins génératrice de légitimation, une légitimation réciproque par alliance et amitié – ou par intérêt bien entendu – plutôt que par sujétion, qui apparaît suffisante pour atteindre l’objectif politique ultime, celui de la conservation de la seigneurie florentine sur un territoire hétérogène et composite par une série de dispositifs qui masque de véritables contrats autolégitimants.
9Mais sur le rapport entre contrat et constitutionnalisme, la richesse majeure du dossier italien se trouve là où on ne l’attendait peut-être pas. L’analyse par Armand Jamme du cas des « États pontificaux » (un terme qu’il récuse d’ailleurs, lui préférant le singulier) apporte en effet à notre réflexion des matériaux d’une importance considérable38. Lorsqu’Innocent III visite Pérouse en 1198 et conclut un accord avec la cité, la Bulle pontificale qui sanctionne les résultats de cette visite, résultats cruciaux puisque la cité se range effectivement du côté du pape dans la lutte qui l’oppose à l’empereur, est étrangement muette sur un contrat, dont la plupart des historiens ont pensé qu’il existait implicitement bien que les mots pour le dire, eux, n’existent pas. Or, il s’avère que les cités et la papauté avaient en réalité des visions tout à fait divergentes de leurs pouvoirs respectifs. La papauté peut-elle d’ailleurs conclure un contrat avec une commune alors qu’elle est attachée, tout au long du xiiie siècle, à préserver le principe (le mythe ?) de sa plenitudo potestatis ? Et pourtant, à partir du milieu du xiiie siècle, elle le fait, à Spolète, à Todi, partout à vrai dire, même si cela s’avère contradictoire avec la réaffirmation de la suprématie pontificale par Boniface VIII, lui-même s’étant laissé corrompre pour accorder des conditions particulièrement favorables à Todi. Après 1305, tout est à refaire, d’autant que le pape n’est plus là, et que les communes doivent traiter avec ses représentants. Dans ce qui apparaît plus une véritable conquête qu’une reconquête des territoires soumis à l’Église, le cardinal Albornoz met en place un véritable système pactiste, fondé sur un ensemble de traités diplomatiques qui précisent les obligations et les privilèges des cités et des représentants de la papauté, et aboutissant ainsi à un governo misto ; pour les grandes familles aristocratiques et leurs signori, un autre outil de légitimation politique est utilisé, le vicariat apostolique. Après un affaiblissement temporaire lié au Grand Schisme, la politique énergique d’Albornoz est reprise et intensifiée par Martin V : mais cette fois, les pactes et conventions sont rédigés à la suite de suppliques présentées par les seigneurs et les cités. Ces supplicaciones in formam capitulorum et conventionum véhiculent l’idée de pacte, et lorsqu’après l’effondrement de l’entreprise territoriale de Cesare Borgia les derniers féodaux romagnols sont éliminés, c’est sur les pactes que se construit exclusivement la domination pontificale, qui permet par là même le fonctionnement relativement autonome des communes, et ce pour la plus grande satisfaction des élites urbaines.
10L’Italie nous fait aussi redescendre, à l’anglaise si je puis dire, dans le domaine de ces contrats qui font fonctionner la fabrique sociale et atteignent le politique en ordonnant de l’intérieur les rapports de pouvoir au sein de la société politique, avec l’« anachronisme apparent » (l’expression est empruntée à Giorgio Chittolini) des contrats féodaux qui font leur retour en nombre dans l’Italie des cités afin de renforcer le contrôle politique du territoire. L’exemple milanais qu’a choisi de traiter Pierre Savy39 nous montre comment l’usage des contrats féodaux milanais occupe une place intermédiaire entre le « pactisme » à l’ibérique et le bastard feudalism à l’anglaise : les contrats féodaux sont bien utilisés comme des moyens contractuels de gouvernement par les ducs, mais ils remplissent pour les lignages féodaux une fonction de protection qui leur permet, tout en paraissant les soumettre à la souveraineté du prince, de maintenir leur propre domination territoriale au nom d’une coutume féodale que le prince lui-même doit respecter : les Rossi, les Pallavicini, les Dal Verme et bien d’autres lignages bénéficient ainsi non seulement d’une protection garantie mais d’un statut qui leur assure une relative autonomie dans l’exercice de leur dominium propre. On retrouve ici les principes véhiculés par la « sémantique féodo-vassalique » que détectent chacune de leur côté Bénédicte Sère dans les contrats de Louis d’Orléans et Ana Isabel Carrasco Manchado dans les contrats par lesquels Henri IV cherche à renforcer son pouvoir. La situation est en effet bien connue en Castille40, même si c’est un aspect assez inhabituel qui est ici aussi mis en lumière dans l’intervention de Jorge Diaz Ibanez, à savoir l’intervention de la noblesse et des oligarchies urbaines castillanes dans les élections épiscopales par l’intermédiaire de pactes41.
11En revanche, le cas des communautés de moindre importance (petites villes, communautés rurales) qui intéressent surtout Massimo della Misericordia42, toujours dans le cadre de l’État milanais, révèle une extension sociale et en même temps idéologique des pratiques du contrat. Les contrats sont en effet très nombreux à ce niveau, mais leur mise en pratique se heurte à un obstacle : pour pallier l’absence de contact direct entre le duc et ses sujets, il faut faire appel à des intermédiaires, les officiers et les agents du prince d’un côté, et de l’autre les envoyés ou les représentants des communautés. Une tension apparaît, et parfois s’exacerbe, entre la vision aristocratique des officiers, qui n’envisagent pas de négocier avec d’autres qu’avec les élites sociales, et les communautés qui revendiquent une vision explicitement républicaine. Cette même situation pourrait se retrouver dans la péninsule Ibérique43. Autrement dit, avec les communautés bien plus qu’avec l’aristocratie, s’opère clairement un transfert de la notion juridique de contrat vers son versant idéologique, mais nous en avons ici des exemples anglais et germaniques. Christian Liddy44 attire d’ailleurs à juste titre l’attention sur l’ambiguïté de notre référence à Rousseau : les citoyens des villes anglaises ou prussiennes ne font pas directement référence à un quelconque contrat social fondateur entre les membres individuels de la société abandonnant volontairement leur droit naturel individuel au profit de la société qu’ils entendent ainsi instituer, mais ils s’appuient sur des contractarian ideas qui ouvrent la voie à un constitutionnalisme urbain. C’est ainsi qu’à Norwich c’est bien une indenture tripartite conclue en 1415 entre le maire, les sheriffs et la commun de la cité qui est censée mettre fin aux dissensions qui surgissent sans cesse dans la ville et lui offrir une constitution, tandis qu’à York, à plusieurs reprises et notamment en 1504, le common, c’est-à-dire les hommes libres qui ne font pas partie de la petite élite qui truste les offices civiques, impose à celle-ci un certain nombre de dispositions précises. Voilà en tout cas qui change de la vision historiographique traditionnelle d’une Angleterre urbaine paisiblement dirigée par des oligarchies restreintes. En Prusse, Mathieu Olivier45 observe une attitude du même ordre : ce ne sont pas ici les villes, mais les états de Prusse qui sont à l’origine de cette expansion (déguisée en « reconquête ») du recours au contrat politique, n’hésitant pas à rappeler à leur Prince – le Grand-Maître de l’Ordre Teutonique – qu’il leur doit autant qu’ils lui doivent. Même si ce mouvement s’inscrit bien dans la tendance générale qui semble se dégager, Mathieu Olivier souligne cependant qu’il est pour une part au moins endogène, et trouve son origine dans les conflits internes à l’Ordre, où les opposants au Grand Maître faisaient valoir que le refus de ce dernier d’observer les normes équivalait à une rupture de contrat.
12Normes et rites reviennent en effet sans cesse à ce niveau, comme si, faute de légitimation intrinsèque, le contrat, quand il ne prend pas une forme juridique qui ouvre la voie à un traitement judiciaire des conflits, doit se matérialiser par certains rites. L’un d’entre eux est évidemment essentiel, le serment, un fait qui est désormais bien reconnu46 : on le trouve au premier plan dans les ligues prussiennes comme dans les villes anglaises. Corinne Leveleux-Teixeira trouve dans les serments prêtés au roi de France, notamment ceux, datant de 1401, des habitants de Savone et de Gènes dont le maréchal de Boucicaut est devenu le gouverneur pour le compte de Charles VI, d’une part, et de l’autre ceux qui font suite à l’ordonnance de février 1415 et à la paix d’Arras, la trace de négociations préalables ou implicites qui aboutissent à ce que sanctionne le serment : mais dans ce cas précis, il ne s’agit pas à proprement parler d’un contrat. Pourtant, si les serments ne sont pas en eux-mêmes des contrats, « ils actualisent des obligations juridiques antérieurement constituées », d’où d’ailleurs le caractère public et la ritualité de leur prestation. Les sujets du roi47 de France n’ont pas le choix : ils doivent se plier à la volonté royale. Même s’ils sont prêtés par des individus, ces serments sont en fait collectifs et articulent le lien social en assurant le passage de l’individuel au collectif, car c’est l’ensemble de la société politique qui est partie prenante dans un rituel qui dépasse le contrat, puisqu’il n’introduit pas d’élément conditionnel et qui, ainsi, « joue symboliquement un rôle de “sacrement social”48. » En dépit des réserves ecclésiastiques sur son usage excessif, la pratique constante du serment dans les relations féodo-vassaliques ou dans les engagements sociopolitiques le placent au centre des pratiques légitimantes de la société médiévale de la fin du Moyen Âge.
13Le renforcement de la légitimité politique est en effet l’un des objectifs cruciaux des contrats dont nous parlons ici. Mais ici se pose la question du caractère collectif du contrat : si un accord juridique entre deux individus, éventuellement renforcé par la prestation d’un serment, légitime une action, un contrat qui met en jeu la société politique suppose, pour légitimer une action qui ait une implication sociale, l’existence d’une « théorie de la volonté générale. » Telle est du moins l’opinion d’Alain Boureau qui montre à quel point l’attachement des maîtres dominicains et franciscains à la singularité de l’intention a fait obstacle à la théorie scolastique de la volonté générale, pourtant développée par les théologiens parisiens sous une forme ou sous une autre : ainsi de Guillaume d’Auvergne expliquant qu’à la différence du pouvoir de Dieu celui du roi ne peut « fonctionner que par l’obéissance et le consentement des sujets », ou encore de la théorie du bonum in genere, bon en soi reconnu comme tel par le genre humain dans son ensemble, que l’on suit de Guillaume d’Auxerre à Boèce de Dacie49. On peut toutefois se demander s’il convient d’accorder un poids aussi déterminant aux théologiens mendiants, certes objets de toutes les attentions des historiens aujourd’hui, mais qui ne sont pas forcément plus présents dans les bibliothèques médiévales que les maîtres parisiens. D’ailleurs Alain Boureau souligne lui-même l’importance pour notre problématique de cette création médiévale des canonistes qu’est la notion de « personne morale », un point sur lequel il avait déjà lui-même attiré l’attention50.
14Ce détour théorique permet de mieux comprendre l’enjeu de certains textes et l’apparition, dans des documents d’apparence limitée ou traditionnelle, d’une véritable dimension constitutionnelle. De ce point de vue, le Statutum Solemne du 14 mars 1349 par lequel le dauphin Humbert II préparait le « Transport » du Dauphiné au futur Charles V, s’avère, dans la lecture qu’en donne Anne Santamaria-Lemonde, particulièrement révélateur51, ce qui justifie l’inclusion d’une traduction française du texte dans le présent volume. Le Statutum se présente comme un édit de réforme, mais ce n’est pas une réforme imposée par le corps social, mais une initiative motu proprio du souverain, qui prend en quelque sorte les devants et vole au-devant des désirs et des vœux de ses sujets. Or, le texte articule la présentation généreuse de toute une série de libertés, privilèges et suppression d’abus mais qui presque tous – 50 articles sur 52 – sont pourvus d’exceptions qui permettent l’intervention, éventuellement arbitraire, du prince, et vont parfois jusqu’à vider de sa substance la concession (par exemple, les gabelles nouvelles sont supprimées, mais les anciennes conservées !). Les deux articles sans exception sont la suppression de la mainmorte et l’affirmation de la liberté du mariage. Le recours systématique à l’exception aiguille la réflexion d’Anne Lemonde vers les théories de Walter Benjamin et de Carl Schmitt surtout, relancées dans l’arène des débats contemporains par Giorgio Agamben, qui les assortit du concept d’auctoritas pour analyser ce moment où la souveraineté s’affirme comme absolue, certes dans le cadre général de la loi, mais en dehors de la loi, où, en somme, le pouvoir affirme la transcendance de sa légitimité par le fait même qu’il l’enfreint. Anne Lemonde pointe la convergence entre l’analyse moderne de l’exception et la conception de la nécessité des juristes (et, pourrait-on ajouter, des théologiens) médiévaux dans la définition de la souveraineté, traduction médiévale de l’exception, domaine bien connu. Du coup, le contenu contractuel du Statutum ressort, même s’il ne s’agit que d’un contrat implicite. Cette notion est revenue souvent dans les discussions madrilènes, et il est clair que le contrat implicite n’est pas la somme des contrats explicites ! Il s’agit d’un cadre plus large, qui permet la validation de la relation contractuelle, même quand celui-ci est fragile : le cas du Dauphiné est d’ailleurs ici aussi un bon exemple, puisque le Statutum n’a pratiquement eu aucun écho avant que ne se mettent en place les états du Dauphiné en 1388.
15Pactisme, dérivés du bastard feudalism, « traités » qui n’en sont pas vraiment, contractualisme urbain, renforcement du lien contractuel par le serment, référence à un cadre plus large légitimant le contrat implicite par le biais de l’exception ou de la nécessité, la multitude des habillages sociopolitiques que revêt le contrat entendu au sens large de lien politique réciproque est étourdissante. Et elle laisse entier le problème du dire, de l’expression discursive (que ce soit dans une optique rhétorique ou une dimension juridique) du dit contrat. La difficulté n’est évidemment pas la même selon que l’on s’intéresse au plan théorique ou à celui de la pratique politique. Sur le plan théorique, Fortescue en Angleterre et Eiximenis en Catalogne partent du même schéma : la liberté fondamentale des individus, qui se groupent en une communauté, et choisissent ensuite un roi, même si Eiximenis insiste beaucoup plus fortement sur la nécessaire liberté du chrétien52. Il a recours fréquemment aux exempla historiques, et c’est bien ainsi que raisonne de son côté Fortescue, même s’il se contente le plus souvent de rappels rapides. En revanche, il est contraint de s’appuyer sur une fiction, ou plutôt sur une fiction érigée en mythe de fondation, en allant rechercher dans l’Historia Regum Britanniae de Geoffrey de Monmouth l’histoire de la fondation du premier royaume britannique par Brutus53. Même si les exempla permettent les critiques plus ou moins voilées à l’égard des souverains ou des dynasties régnants, la tâche est évidemment beaucoup plus difficile quand il s’agit de dire le contrat, donc ses limites et la façon dont elles sont le cas échéant outrepassées, dans le feu de l’action. On l’a déjà vu avec Mathieu Olivier en Prusse : mais le cas du Flamand Guillaume Zoete, dont deux des discours sont analysés par Jan Dumolyn et Jelle Haemers, est plus évident encore, ne serait-ce que parce que dans ce cas il n’y a guère de doute sur l’existence et la valeur d’un contrat fondateur entre le prince (en l’occurrence Maximilien en tant que régent et tuteur de son fils Philippe le Beau) et la population de Gand, le Grand Privilège de 1477, dont Wim Blockmans a depuis longtemps souligné le caractère véritablement constitutionnel54.
16Peu d’orateurs parlant en public ont pu user d’un langage aussi vigoureux que celui de Guillaume Zoete, protégé par les cités (aussi bien Bruges que Gand, d’ailleurs) unies contre leur seigneur, dont elles remettaient en cause la légitimité. Mais s’il n’apparaît pas possible, tant que la légitimité du pouvoir souverain reste admise, de parler avec une telle vigueur, il n’en reste pas moins que l’on se trouve globalement dans une situation contractuelle, puisque la communauté politique met des conditions implicites à sa soumission. En gros, le souverain doit gouverner pour le bien commun, ou, comme Caroline Burt le dit de façon beaucoup plus crue, with the interests of his subjects in mind55. Si le roi et ses sujets ne s’accordaient pas sur ce qu’était le bien commun, le conflit était inévitable et, plutôt que de l’éviter, le bastard feudalism ne pouvait que l’envenimer, puisque le roi comptait précisément sur ses fidèles pour l’aider à gouverner localement par le réseau sociopolitique que constituait chacune des retenues : lorsque la légitimité du souverain était mise en cause ces « affinités » devenaient incontrôlables. En ce sens, les structures de la société politique anglaise apparaissent paradoxalement assez proches de ce qui caractérise pour Giorgio Chittolini l’État de cette période (qu’il n’appelle pas moderne) : un État où toutes les stratégies informelles de compromis et d’affrontements sont reconnues et promues, au point qu’il est vain de vouloir y distinguer le privé du public56 – ou encore, et je cite cette fois John Watts, où s’opère « l’interaction créative entre des groupes de sujets et la couronne57. » Pour rétablir l’ordre, plutôt que d’invoquer un insaisissable bien commun, il était sans doute plus facile de revenir à une légitimation fondée sur un critère objectif, la naissance : c’est ce que fit Édouard IV en s’appuyant sur l’ordre de naissance des fils d’Édouard III pour revendiquer la couronne par droite descente. Mais, pour citer Caroline Burt, la solution devint aussitôt le problème58, quand Richard III eut recours au même principe pour faire disparaître ses neveux désignés comme bâtards. Le sang royal était beaucoup trop réparti dans les veines de l’aristocratie anglaise pour ne pas exiger un inévitable massacre59.
17Comme l’observe John Watts pour l’Angleterre, mais ceci paraît vrai pour toute l’Europe latine – les villes flamandes passée l’ivresse devront se résoudre à le reconnaître –, nous avons bien une société dans laquelle la réciprocité fonde l’accord entre gouvernants et gouvernés, mais où rien de concret ne permet de garantir, de contrôler ou simplement de guider l’exécution du contrat qui, de ce fait, n’a qu’une légitimité « générale. » Jean-Marie Moeglin, dans le courant des débats, avait justement fait remarquer qu’un contrat doit être garanti par un élément extérieur : c’est le cas quand l’on parle des contrats juridiques ou des contrats commerciaux, ça ne l’est pas quand il s’agit du contrat politique. Pour que celui-ci joue pleinement son rôle, il lui faudrait s’intégrer dans une structure qui puisse lui conférer un régime de nécessaire légitimité : or, la période d’affirmation de l’État moderne coïncide précisément avec la recherche de cette légitimité, que ses dirigeants vont chercher à trois sources, chrétienne, républicaine et féodale.
18Chrétienne, mais ce n’est que cette légitimité générale, diffuse, dont Christopher Fletcher60 nous montre que, dans la « littérature de protestation » (literature of protest) anglaise comme dans la littérature de « réforme » en France61, elle repose avant tout sur des considérations qui, si elles sont en fin de compte religieuses, sont d’abord morales, c’est-à-dire qu’elles sont moins imposées par une quelconque autorité que par l’intériorisation de normes sociales. Comment pourrait-il d’ailleurs en être autrement dans une société chrétienne où nul ne concurrence le pouvoir symbolique de l’Église (même si celui-ci n’est plus un monopole) ? En même temps, cette société chrétienne n’est plus dirigée par ceux qui ont érigée la morale chrétienne en valeur suprême, à savoir par l’Église et par la Papauté, mais par les rois et les princes auxquels, théoriquement, ce pouvoir de direction a été délégué, ce que la Papauté a bien dû finalement reconnaître, tout en sauvegardant sa supériorité de principe62. Autrement dit, même s’ils bénéficient de ces valeurs morales et religieuses intériorisées par leurs sujets, les détenteurs du pouvoir n’ont pas d’autonomie pour agir sur elles. D’où la deuxième sorte de légitimité, cette légitimité « républicaine » qui repose sur la conscience politique des communautés et des groupes sociaux et l’idée du bien commun : John Watts souligne précisément la liberté – au moins de principe – du sujet dans l’Angleterre qu’il qualifie de république monarchique63, et Alain Boureau en montre les racines – même s’il en montre aussi les limites – dans la théorie scolastique médiévale tandis que les communications « italiennes » (Della Misericordia), allemandes (Olivier) et flamandes (Dumolyn et Haemers) nous la montrent en action ; les communications « anglaises » montrent qu’au contraire cette pensée se diffuse dans la société politique. Légitimité féodale enfin, car les différents types de contrat par lesquels les sujets se lient au souverain ou à ses représentants, ou à tous ceux qui peuvent les protéger des nouvelles institutions qui sont en train de se mettre en place, en France, en Italie, en Espagne, ou les représenter auprès d’elles, montrent à quel point la protection reste recherchée par tous à la fin du Moyen Âge.
19C’est sans doute le mélange de ces trois éléments, constants même si leur dosage varie, qui donne à notre période cette atmosphère de « contractualisme » qui la caractérise et qui nous permet parler de contrat implicite. Pourtant, les réserves de John Watts et de Jean-Marie Moeglin restent incontournables : finalement, le roi anglais fait ce qu’il veut, ses responsabilités restent « mystérieuses, flexibles et potentiellement illimitées64. » Ni Maximilien, ni le Grand Maître de l’Ordre teutonique n’ont l’air de penser autrement, à en juger par les réactions de leurs sujets, qui ne sont pas pour autant décidés à se laisser faire. Mario Ascheri met le doigt sur l’origine du problème quand il souligne l’absence, dès le xie siècle, de règles précises régissant la compétition entre les différentes institutions en concurrence pour l’exercice du pouvoir65. Comment passer du consensus flou sur le contrat implicite et son contenu moral, chrétien, républicain et féodal à des engagements définis et contraignants tout en étant consentis ? On peut évidemment apporter des réponses partielles au problème, parfois efficaces d’ailleurs : les historiens réunis pour ces quelques jours ont presque partout trouvé la preuve de l’existence et de l’importance des relations contractuelles, même si elles se cachent sous des vocables et des habillages juridiques fort divers. Mais si le concept de contractualisme dont José Manuel Nieto Soria donne dans sa conclusion la défense et l’illustration est de toute évidence soutenu par les différentes analyses présentées du contrato callado ou contrat implicite, il n’empêche que la difficulté réside dans le passage du contractualisme au constitutionnalisme, du contrat implicite à une constitution dont peut se demander si elle ne doit pas nécessairement être explicite.
20C’est bien sur ce point qu’insiste Carl Schmitt, dans son Traité de la Constitution66, qui est conçu comme un commentaire de la constitution de la république de Weimar et dont le ton est relativement modéré par rapport à d’autres de ses œuvres. Considérant (comme Habermas ou Elias d’ailleurs !) ce que j’appelle pour ma part l’État moderne comme un État d’ordre (Ständestaat), il estime qu’il ne peut y avoir dans ce type d’État une constitution, puisque le principe de ce qu’il appelle l’unité politique n’existe pas : dans un tel État, on devrait parler :
« […] tout au plus d’une imbrication de droits et de privilèges acquis. De nombreuses chartes, capitulations, missives, etc. “ancraient” de nombreux intérêts particuliers spécifiques. L’ensemble se révèle être le processus de décomposition d’une unité politique antérieure […]. Les accords ne fondent aucune unité politique et ne sont donc pas censés contenir la décision globale sur le genre et la forme d’existence politique67. »
21La discussion de la Magna Carta et du Bill of Rights de 1688, qui suit ce passage, montre entre autres que l’on peut être un grand théoricien du droit et un médiocre historien, mais elle le conduit à admettre qu’il y a tout de même eu avant l’époque moderne ce qu’il appelle des « droits fondamentaux » (il cite notamment la Bulle d’or de 1354 pour l’Empire) même si cette unité sans laquelle il ne peut y avoir cette « décision globale » qu’est une constitution n’existe qu’à partir du moment où l’absolutisme rend enfin possible, à ses yeux, l’État moderne. Quelles que soient les réticences que puisse inspirer la théorie de Schmitt, elle met néanmoins l’accent sur un point essentiel, à savoir que si l’on veut parler d’une constitution, il faut que sa visée soit de concerner l’ensemble du fonctionnement politique de l’État auquel elle s’applique.
22Cette position, certes radicalement contraire à celle des historiens des constitutions médiévales, dont l’école anglaise a sans doute été la plus florissante, à partir de l’œuvre de William Stubbs, ne doit cependant pas nous arrêter. Les tenants d’un renouveau de l’histoire constitutionnelle, comme Christine Carpenter, la veulent informée par la new social history et l’histoire du droit ; c’est aussi une histoire des mentalités qui veut prendre en compte la façon de voir et les expectations des contemporains dans leurs propres termes68. De son côté, Bernard Guenée a insisté sur l’importance de la nouvelle génération des ordines du sacre du xive siècle (avec en Angleterre l’importance accrue donnée au serment, pour le coup véritablement constitutionnel) et plus encore, des processions rituelles (funérailles, entrées royales) pour mettre en évidence l’ordonnancement de l’État69. Et Jacques Krynen, tout récemment, vient de suggérer que parce que la justice – il parle de la France, mais l’idée peut être largement étendue à une bonne part de l’Europe, y compris à l’Angleterre – est « adossée au droit romano-canonique, [et] fonctionnellement dévolue à des juristes experts en cette science nouvelle […] sa maîtrise réelle va inexorablement passer sous la coupe des hommes de l’art70 », bien qu’elle soit toujours théoriquement sous la responsabilité du souverain. Après tout, le roi n’est que rarement juriste (raro princeps iurista invenitur)71 !
23Pour ma part, j’ajouterai seulement qu’il me semble que plusieurs voies vers le constitutionnalisme sont ouvertes à la fin du Moyen Âge, certaines inattendues (comme le recours systématique à l’exception), certaines plus évidentes. Et parmi celles-ci, les crises politiques elles-mêmes, parce que, depuis le xiiie siècle au moins, elles conduisent à des révisions législatives qui, peu à peu, de « grande charte » en « privilège » et en « loi fondamentale », dessinent un univers de normes juridiques de plus en plus précises qui, peu à peu, vont prendre le statut de constitutions et fonctionner comme telles. Sans doute est-ce là l’illustration d’un paradoxe : le constitutionnalisme ne peut commencer avec une constitution, mais bien avec un fonctionnement constitutionnel qui ne repose pas sur des textes (sauf quand ils acquièrent un statut mythique), mais précisément sur le respect du contrat implicite, pour vague et flou qu’il soit, tant qu’il est considéré comme légitime. Ce n’est pas la constitution qui légitime l’action politique, mais l’action politique qui légitime la constitution.
Notes de bas de page
1 F. Foronda et A. I. Carrasco Machado (dir.) Du contrat d’alliance au contrat politique. Cultures et sociétés politiques dans la péninsule Ibérique de la fin du Moyen Âge, Toulouse 2007, et El contrato politico en la Corona de Castilla. Cultura y sociedad politicas entre los siglos x al xvi , Madrid, 2008.
2 Cf. L. Legaz y Lacambra et allii (éd.), El pactismo en la Historia de España. Simposio celebrado los días 24, 25 y 26 de abril en el Instituto de España, Madrid, 1980. Voir ici même l’introduction de François Foronda et, pour l’Aragon et la Catalogne, la précieuse analyse historiographique de S. Péquignot, « Pouvoir royal et sociétés dans la Couronne d’Aragon : un essai de lecture historiographique », En la España Medieval, 30, 2007, p. 381-432, plus spécialement p. 386-390. Dans sa communication orale (voir résumé en annexe, p. 715-716), Pietro Corrao a exposé la relation entre ce pactisme et le polycentrisme des états de la Couronne d’Aragon, dont il est l’un des principaux théoriciens.
3 M. Asenjo González, « La cultura pactual hispánica », p. 437-449.
4 A. Beauchamp, « L’administration des profertes du bras royal catalan ou les conditions de son soutien à Pierre le Cérémonieux (1350-1357) », p. 481-505.
5 E. Juncosa Bonet, « Pensar el pacto en la Corona de Aragón : Francesc Eiximenis y el Dotzè del Crestià », p. 451-480 ; voir aussi J. P. Barraqué, « Les idées politiques de Francesc Eiximenis », Le Moyen Âge, 3-4, 2008, p. 531-556.
6 J. Carrasco Pérez, « El Pacto ‘constitucional’ en la monarquía navarra (1234-1330) : El rey y las buenas villas del reino », p. 507-540.
7 C. Garriga Acosta, « Jurisdiccion real y jurisdicciones señoriales en Castilla : la ‘ley de Guadalajara’ de 1390 », p. 553-590.
8 E. Juncosa Bonet, « Pensar el pacto en la Corona de Aragón », p. 451-480.
9 Á. Galán Sánchez, « El dinero del rey y la ‘ley de la comunidad’. Pacto político y contrato fiscal en el Reino de Granada tras la conquista », p. 653-683.
10 L. M. Duarte, « Le Messie de Lisbonne et la monarchie à l’anglaise. Les Cortes de Coimbra de 1385 », p. 541-552.
11 A. I. Carrasco Manchado, « Entre el rey y el reino calladamente está echo un contrato. Fundamentos contractuales de la monarquía trastámara en Castilla en el siglo xv », p. 652.
12 Mais que François Foronda et Ana Isabel Carrasco Manchado ont exploré dans les deux ouvrages cités note 1.
13 K. B. Mcfarlane, The nobility of later medieval England, Oxford, 1973 et England in the Fifteenth Century, Oxford, 1981. Sur l’importance de la contribution de McFarlane, voir infra, C. Burt, « King, Lords and Commons in Late Medieval England : A Contractual Relationship ? », p. 358-359.
14 Sur la nature politique de cette protection, J.-Ph. Genet, La genèse de l’État moderne Culture et société politique en Angleterre, Paris, 2003, p. 63-67.
15 A. Boureau, « Essors et limites théologiques du contrat politique dans la pensée scolastique », p. 231-243.
16 La retenue est en effet soumise à la loi de l’offre (en fonction des sommes que les lords sont prêts à engager) et de la demande (en fonction du nombre, variable d’un comté à l’autre, de ceux qui cherchent un contrat et qui vont, parfois, jusqu’à servir gratuitement).
17 Sur les débats provoqués par ses thèses, P. R. Coss, « Bastard Feudalism Revised », Past and Present, 125, 1989, p. 27-164 ; D. Crouch et D. A. Carpenter, « Bastard Feudalism Revised » et P. R. Coss, « Bastard Feudalism Revised : A Reply », Past and Present, 131, 1991, p. 165-189 et 190 ; R. H. Britnell et A. J. Pollard (dir.), The McFarlane Legacy : Studies in Late Medieval Politics and Society, Stroud, 1995 ; M. Hicks, Bastard Feudalism, Londres, 1995 mais surtout l’excellent survol historiographique de Christine Carpenter, The Wars of the Roses. Politics and the Constitution in England, c. 1437-1509, Cambridge, 1997, p. 16-26.
18 J. Watts, « Community and Contract in Later Medieval England », p. 349-356.
19 Voir l’appréciation de l’impact de Peter Lewis sur l’historiographie française par Olivier Mattéoni, « Société contractuelle, pouvoir princier et domination territoriale. Les alliances du duc Jean Ier de Bourbon avec la noblesse d’Auvergne (1413-1415) », dans M. Gentile et P. Savy (éd.), Noblesse et états princiers en Italie et en France au xve siècle, Rome, 2009, p. 287-334, spécialement note 1 ; voir aussi ici même les interventions de Claude Gauvard et de Bénédicte Sère.
20 C. Gauvard, « Contrat, consentement et souveraineté en France », p. 223-230.
21 B. Sère, « Ami et alié envers et contre tous. Étude sémantique et lexicale de l’amitié dans les contrats d’alliance », p. 245-268.
22 C. Gauvard, « Contrat, consentement et souveraineté », p. 228.
23 F. Foronda, J.-Ph. Genet et J. M. Nieto Soria (dir.), Coups d’état à la fin du Moyen Âge ? Aux fondements du pouvoir politique en Europe occidentale, Madrid, 2005.
24 R. Von Friedeburg (éd.), Murder and Monarchy. Regicide in European History, 1300-1800, Londres, 2004.
25 G. Lecuppre, L’imposture politique au Moyen Âge. La seconde vie des rois, Paris, 2005 ; F. Collard, Le crime de poison au Moyen Âge, Paris, 2003 et Pouvoir et poison. Histoire d’un crime politique de l’Antiquité à nos jours, Paris, 2007.
26 S. K. Cohn jr., Lust for liberty. The politics of social revolt in Medieval Europe, 1200-1425 : Italy, France, and Flanders, Cambridge (Mass.), 2006 : Samuel Cohn attribue avant tout les révoltes à l’essor du désir de liberté et de dignité des membres des classes populaires, mais je ne pense pas que cela soit contradictoire avec la vision esquissée ici (H. Neveux, Les révoltes paysannes en Europe, xive-xviie siècle, Paris, 1997).
27 P. Legendre, Leçons IX. L’autre Bible de l’Occident : le Monument romano-canonique. Étude sur l’architecture dogmatique des sociétés, Paris, 2009 : cette boutade n’entend pas disposer d’une réflexion qui se situe à un tout autre niveau que celui de l’événement.
28 Sur le sens précis de ces maximes, E. Kantorowicz, The King’s Two Bodies,. A Study in Medieval Political Theology, Princeton, 1957, p. 143-164 à propos de Bracton [trad. Française, p. 114-128]. Pour la France, J. Krynen, L’empire du roi. Idées et croyances politiques, xiiie-xve siècles, Paris, 1992, p. 390-395.
29 « Légitimation religieuse et pouvoir dans l’Europe médiévale latine », dans J.-Ph. Genet (éd.), Rome et l’État moderne européen, Rome, 2007, p. 381-418.
30 Sur les aspects sociaux, J.-Cl. Maire-Vigueur, Cavaliers et citoyens. Guerre, conflits et société dans l’Italie communale, xiie-xiiie siècles, Paris, 2003 ; sur les aspects politiques, Ph. Jones, The Italian City-State. From Commune to Signoria, Oxford, 1997 ; sur les aspects judiciaires, A. Zorzi, La transformazione di un quadro politico. Ricerche su politica e giustizia a Firenze dal Commune allo Stato territoriale, Florence, 1995.
31 J.-M. Moeglin, « Le Saint Empire : contrat politique et souveraineté partagée », p. 173-191.
32 Voir à ce propos C. Péneau (dir.), Élections et pouvoirs politiques du viie au xviie siècles, Paris, 2008.
33 L. Buchholzer, « Les ligues urbaines dans le sud du Saint-Empire. Plaidoyer pour la reprise de l’enquête sur les associations de villes médiévales », p. 719-720.
34 P. Boucheron, « L’Italie terre de contrats », p. 17-23.
35 J.-Cl. Maire-Vigueur, Cavaliers et citoyens.
36 G. Chittolini, La formazione dello Stato regionale e le istituzioni del contado. Secoli xiv e xv, Turin, 1979.
37 A. Zorzi, « Il dominio territoriale di Firenze nei secoli xiv-xv : mediazioni, negozaizioni, pattuizioni », p. 81-96. Voir aussi W. J. Connell et A. Zorzi (dir.), Florentine Tuscany. Structures and Practices of Power, Cambridge, 2000.
38 A. Jamme, « De la République dans la Monarchie ? Genèse et développements diplomatiques de la contractualité dans l’État pontifical », p. 37-79.
39 P. Savy, « Souveraineté, protection, négociation. Sur les valeurs politiques du contrat féodal dans la Lombardie du xve siècle », p. 97-115.
40 Outre la synthèse de Maria Asenjo Gonzalez et les deux volumes publiés par François Foronda et Ana Isabel Carrasco Manchado déjà mentionnés, voir M. I. Del Val Valdiviesio, « Elites populares urbanas en tiempos de Isabel I », dans V. Challet, J.-Ph. Genet, H. R. Oliva, et J. Valdéon (éd.), La sociedad política a fines del siglo xv en los reinos ibéricos y en Europa. La société politique à la fin du xve siècle dans les royaumes ibériques et en Europe, Valladolid-Paris, 2007, p. 33-48.
41 J. Díaz Ibañez, « Parcialidades urbanas y pactos en torno a las elecciones episcopales en la Castilla del siglo xv », p. 591-612.
42 M. Della Misericordia, « Como se tuta questa universitade parlasse. La rappresentenza politica della comunità nello stato di Milano (xv secolo) », p. 117-170.
43 Voir H. R. Oliva, « Monde rural et politique en Castille » dans V. Challet, J.-Ph. Genet, H. R. Oliva, et J. Valdéon (éd.), La sociedad política, p. 179-195, spécialement p. 194-195 pour l’appel des membres de la communauté de Cisneros signalant qu’ils avaient un roi qui les protégeait et rendait la justice et qu’en conséquence ils n’avaient pas besoin d’un seigneur et que celui-ci devait donc être supprimé.
44 C. Liddy, « Political contract in late medieval English towns », p. 397-416.
45 M. Olivier, « L’émergence de la notion de ‘sujétion conditionnelle’ dans la Prusse de la première moitié du xve siècle », p. 193-220.
46 P. Prodi, Il sacramento del potere. Il giuramento politico nella storia costituzionalz dell’Occidente, Bologne, 1992.
47 Un point sur lequel a insisté Nicolas Offenstadt dans sa communication sur « Traités et paix entre Armagnacs et Bourguignons : les valeurs de l’engagement » dont seulement un résumé est ici proposé (p. 721-722).
48 C. Leveleux-Teixeira, « Des serments collectifs au contrat politique ? France (début du xve siècle) », p. 269-289.
49 A. Boureau, « Essors et limites théologiques du contrat politique », p. 231-243.
50 Ibid., p. 233 ; id., « Droit et théologie au xiiie siècle », Annales ESC, 6, 1992, p. 1113-1125, un article qui porte essentiellement sur la matrice juridico-théologique de la notion de personne et de son rapport à l’universitas.
51 A. Lemonde-Santamaria, « Non est enim potestas, nisi a Deo… Les fondements contractuels du pouvoir en Dauphiné à la lumière du Statut de 1349 », p. 291-325.
52 E. Juncosa Bonet, « Pensar el pacto en la Corona de Aragón », p. 451-480.
53 A. Mairey, « Mythe des origines et contrat politique chez sir John Fortescue », p. 417-433.
54 J. Dumolyn et J. Haemers, « Les bonnes causes du peuple pour se révolter. Le contrat politique en Flandre médiévale d’après Guillaume Zoete (1488) », p. 327-346. Pour le Grand Privilège, W. Blockmans, 1477. Het algemene en de gewestelijke privilegiën van Maria vab Bourgondië voor de Nederlanden, Courtrai, 1985.
55 C. Burt, « King, Lords and Commons », p. 357-376, cit. p. 368.
56 G. Chittolini, « Il privato, il ‘ pubblico’, la Stato », dans id., A. Molho et P. Schiera (dir.), Origini della Stato. Processi di formazione statale in Italia fra medioevo ed età moderna, Bologne 1994, p. 553-589, spécialement p. 565, et voir, à ce propos, sa discussion avec R. Bizzocchi, « Stato e/o potere. Una lettera a Giorgio Chittolini », Storia e politica, 3, 1990, p. 55-64.
57 J. Watts, « Community and Contract », p. 350.
58 C. Burt, « King, Lords and Commons », p. 376.
59 J.-Ph. Genet, « Une arme mortelle ? L’alliance royale dans les monarchies d’Occident au xve siècle », dans J. Claustre, O. Mattéoni et N. Offenstadt (dir.), Un Moyen Âge pour aujourd’hui. Mélanges offerts à Claude Gauvard, Paris, 2010, p. 210-220.
60 Ch. Fletcher « La moralité religieuse comme contrat social. Les officiers en Angleterre et en France à la fin du Moyen Âge », p. 377-396.
61 Il rappelle à juste titre l’importance des articles de R. Cazelles, « Une exigence de l’opinion depuis saint Louis : la réformation du royaume », Annuaire Bulletin de la Société d’Histoire de France, 1962-1963, p. 91-99.
62 K. Pennington, The Prince and the Law, 1200-1600 : Sovereignty and Rights in the Western Legal Tradition, Berkeley-Los Angeles, 1993 que ce soit à propos de l’attitude du pape envers les légistes de Charles d’Anjou (Marinus de Caramanico) ou dans l’affrontement entre robert de Naples et l’empereur Henri VII.
63 J. Watts, « Community and Contract », p. 349
64 Ibid., p. 353.
65 M. Ascheri, « Il contrattualismo nella crisi del Regnum Italiae (s. ix-xii) », p. 25-26.
66 C. Schmitt, Verfassungslehre, Berlin, 1989 [1928] : la traduction française, Théorie de la Constitution, Paris, 1993 est précédé d’une indispensable préface d’Olivier Beaud.
67 Ibidem, p. 178.
68 C. Carpenter, Wars of the Roses, p. 21-26 dans sa discussion de la McFarlane legacy.
69 B. Guenée, L’Occident aux xive et xve siècles. Les États, Paris, 4e éd., 1991 [1971]. Voir aussi les travaux de Ralph Giesey et de Sarah Hanley sur les « cérémonies du pouvoir »
70 J. Krynen, L’État de justice en France, xiiie-xxe siècle. I. L’idéologie de la magistrature ancienne, Paris, 2009, p. 16.
71 Ibid., p. 53-61.
Auteur
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne – LAMOP (UMR 8589)
Directeur scientifique du colloque
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