Wortlaut et remplissement
p. 27-38
Texte intégral
1L’indexicalité prend dans íes Recherches logiques1 de Husserl deux formes différentes mais en rapport Tune avec l’autre. Il y a l’indexicalité du signe d’une part (par exemple le drapeau indique la nation, les traces dans la neige indiquent le passage d’un animal). Et, d’autre part, il y a l’indexicalité des « expressions essentiellement occasionnelles »2. Une expression comme « Ceci est mon parapluie » est une expression indexicale en cela que, pour comprendre entièrement sa signification, il faut la rapporter au contexte dans lequel elle est exprimée. En vertu de ce contexte, les mots « ceci » et « mon » trouvent la détermination de leur signification en fonction de la personne qui parle et de la présence de tel ou tel parapluie déterminé. Alors que les signes sont des objets sensibles qui renvoient à d’autres objets sous une forme antéprédicative, les expressions essentiellement occasionnelles sont, quant à elles, des expressions, donc des actes de signification thématiques, qui renvoient à leur objet d’une façon déterminée. Cette détermination de l’objet par l’expression occasionnelle, contrairement au cas des autres expressions, n’est pas entièrement intrinsèque à la signification mais se définit aussi en fonction du contexte de son effectuation. On parle d’indexicalité dans les deux cas car, et les signes, et les expressions occasionnelles impliquent une certaine fonction de renvoi.
2Dans cet exposé je ne ferai référence à l’indexicalité des expressions occasionnelles que de façon secondaire, car c’est l’indexicalité des signes qui m’intéressera principalement. Plus précisément, j’essaierai d’expliquer comment se comporte un certain type de signe : le signe verbal, le Wortlaut (Wort = mot, Laut = son /bruit ; Wortlaut signifie donc corps sonore du mot). Je m’intéresserai donc à un type déterminé d’indexicalité, à une fonction de renvoi spécifique, celle du Wortlaut, pour vérifier si cette fonction peut ou non fonder un rem-plissement.
3Voyons d’abord quelle est la place que le Wortlaut occupe dans les Recherches logiques. Husserl commence sa première Recherche logique avec la mise en place d’une distinction entre deux types de signes : les indices (Anzeichen) et les expressions (Ausdrücken). Le terme « expression » relève ici d’une équivoque. Il peut signifier, d’un côté, la totalité de ce qui est communiqué, c’est-à-dire un acte de signification complet, ou bien simplement le côté physique, effectivement extériorisé, de cet acte, notamment le Wortlaut : le côté sensible des mots. Dans le cas de l’indexicalité de l’expression, c’est ce deuxième sens d’expression qui est convoqué : celui d’expression comme Wortlaut, comme entité sensible qui renvoie à autre chose qu’elle-même. « Tout signe », nous dit Husserl, « est signe de quelque chose mais tout signe n’exprime pas une signification »3. La différence entre indices et Wortlaut consiste donc dans la façon dont ils indiquent un certain état de choses. Les indices n’ont pas de fonction expressive, ils indiquent en vertu du fait qu’ils constituent un trait caractéristique de la situation ou de l’objet qu’ils indiquent. Par exemple, les fossiles sont l’indice de l’existence d’une certaine forme de vie, les canaux sur Mars sont l’indice de l’existence d’êtres intelligents4. Les Wortlaut, d’autre part, sont des signes utilisés par quelqu’un dans l’intention de communiquer ses vécus psychiques à un interlocuteur. Il résulte de cette classification que les Wortlaut sont une classe d’indices qui ont la particularité de présenter, à côté de la fonction indicative, une fonction de signification. Cette distinction semble, cependant, insuffisante. Husserl y revient dans les manuscrits de réécriture de la sixième Recherche logique de 1913-19145 où il ajoute une distinction supplémentaire. Il appellera les signes qui ont une signification des « vrais signes » (echte Zeichen) et il les distinguera des simples indices (Anzeichen)6. Le trait caractéristique des indices est qu’ils n’expriment rien, que rien n’est visé avec eux. Par exemple, les traces qu’un animal sauvage laisse dans la neige sont l’indice que cet animal est passé par là, mais il est certain que l’animal n’a rien essayé de communiquer par ses traces. Mais, alors que la première Recherche logique ne rangeait que les expressions verbales du côté des signes véritables, le texte de 1914 fait une distinction à l’intérieur de cette catégorie entre les signes catégoriaux et les signes non-catégoriaux. Des signes comme le stigmate de l’esclave, le drapeau d’une nation (ce sont les exemples de Husserl), mais aussi tous les signes de circulation (le feu rouge, le passage à niveau, etc.) seront appelés désormais par Husserl « signaux ». Ce sont des signes arbitraires adoptés par une convention dans l’intention de renvoyer à une signification précise. Mais ce renvoi se maintient toujours identique, excluant ainsi toute possibilité de vari action et, par cela, toute variation grammaticale. Bien que les signaux soient des signes renvoyant à une signification, ils ne doivent donc pas être confondus avec les signes linguistiques (spruchliche Zeichen). Alors que les signes linguistiques ont une forme logique catégoriale, c’est-à-dire que leur signification s’exprime par la mise en rapport d’un sujet avec un prédicat et que ceux-ci peuvent varier, les signaux se caractérisent par le fait qu’ils indiquent l’état de choses en question directement, sans l’entremise de la traduction par une proposition. Certes, ce que signifie un signal peut se traduire par une expression catégoriale, mais cette expression lui est absolument indifférente et peut varier sans que sa signification ne change7.
« La distinction entre signes catégoriaux et non-catégoriaux (signaux) réside dans la façon dont ils signifient. Mais il appartient aux deux le fait qu’ils signifient quelque chose, qu’ils sont essentiellement communicatifs et que cette fonction a le pouvoir de constituer le locuteur et l’auditeur, celui qui donne et celui qui reçoit les signes, dans une conscience intersubjective, qu’ils se reconnaissent réciproquement dans leurs actes de compréhension, l’un communiquant la signification, par les signes, l’autre comprenant par eux cette même signification. »8
4Mais il faudrait clarifier une chose supplémentaire. Husserl distingue les indices des signaux en reconnaissant aux signaux une fonction de signification que les indices n’ont pas. Cependant, l’analyse précédente des exemples de signaux semble indiquer une situation légèrement différente. Quand je vois le feu rouge, je m’arrête instantanément, sans réfléchir d’abord à la signification du signal. Je réagis par réflexe sans passer par une traduction. En réalité, la fonction de signification semble appartenir plutôt aux expressions par lesquelles les signaux sont traduits. Lorsque les signaux relèvent effectivement d’une certaine interprétation, comme dans l’exemple du signal d’orage, cette interprétation est unique et figée. Il me semble que c’est en cela, notamment par leur non-catégorialité, que les signaux se distinguent des expressions verbales. Une fois le signal connu, le passage par la signification n’est plus nécessaire, alors qu’en entendant des mots, je dois toujours dépasser le niveau du Wortlaut pour accéder à la compréhension de ce qui est effectivement visé par lui.
5Ainsi, ce qui différencie essentiellement les vrais signes des indices n’est pas tant le fait que les signes ont une signification alors que les indices n’en ont pas. Car la signification des signaux n’est pas atteinte de la même façon que celle des signes verbaux. En effet, si la signification des signes verbaux appartient plutôt à l’expression qui constitue leur traduction, les signaux semblent se rapprocher plutôt des indices que des signes verbaux. Ce qui détermine cependant Husserl à ranger les signes verbaux et les signaux dans une seule et même catégorie qui s’oppose à celle des indices est le fait que, et dans le cas des signes verbaux, et clans celui des signaux, nous pouvons identifier une visée déterminée et une intention de la communiquer, parfaitement absentes dans le cas des indices. La distinction pertinente entre les vrais signes et les indices consiste alors en ce que les premiers relèvent d’une visée alors que les seconds n’en relèvent pas. C’est la visée de celui qui adopte le signe, visée qui peut être reconnue par celui qui le lit, qui constitue le trait essentiel des vrais signes.
6Nous avons donc deux grandes catégories de signes. D’un côté il y a les indices, signes qui indiquent un état de chose simplement en vertu d’une relation de causalité, sans qu’il y ait visée de quoi que ce soit. D’autre part, il y a les signes véritables, qui se caractérisent justement par le fait qu’à travers eux quelque chose est visé. La distinction consiste essentiellement dans le caractère de visée que les signes ont ou n’ont pas. Or, la sixième Recherche logique nous enseigne que, là où il y a visée, il y a aussi la possibilité du remplissement. J’arrive ainsi à la question que je voudrais proposer dans ce qui suit. Il s’agit de savoir quel est le rapport entre les signes proprement dits, plus précisément entre les signes verbaux, les Wortlaut, les mots dans leur forme physique, et le remplissement qui devrait correspondre à leur propriété essentielle d’indiquer une visée. Autrement dit, il convient d’analyser s’il y a bien une visée qui mobilise les signes et qui leur rend leur signification, et si cette visée peut, éventuellement, se remplir. A partir des textes des Recherches logiques et des manuscrits de réécriture de 1913-1914, je voudrais essayer de répondre à la question du remplissement du Wortlaut et à celle qui porte sur la nature de ce remplissement.
7Dans un premier temps je voudrais clarifier, à partir de la première Recherche logique et du Texte 2 de Hua XX/2, le caractère d’indice du Wortlaut et son rapport avec la signification. Nous avons pris comme point de départ le fait que le Wortlaut est une espèce d’indice qui a la propriété de se rapporter à une visée. Or, nous dit Husserl dans le § 2 de la première Recherche logique :
« Quelque chose ne peut être appelé indice que ai et dans le cas où ce quelque chose sert effectivement à un être pensant d’indication, pour une chose quelconque. »9
8Le Wortlaut ne remplit donc son rôle que dans le cas où il est perçu par un auditeur. Mais le fait d’être entendu ne suffit pas pour transformer le Wortlaut de simple indice en signe véritable. Il faut qu’en plus d’être entendu, il soit compris comme étant l’indice d’un acte de visée du locuteur. Cette dimension de visée ne peut pas manquer à la constitution du Wortlaut comme signe verbal. Il devient ainsi évident que la condition pour dire quoi que ce soit sur le Wortlaut est de se placer dans la situation intersubjective de communication. Précisons la nature de ce Wortlaut. C’est un objet intuitif, un corps sonore ou, dans le cas dérivé, un signe écrit qui fonctionne comme un pont entre un locuteur et un interlocuteur, pont par lequel ce qui est transmis est une certaine visée significative. Le locuteur qui vise un objet par un acte de signification, dans sa propre vie psychique, essaie de communiquer cet acte à un auditeur. Pour cela, il doit donner à son acte une forme qui puisse être perçue par l’interlocuteur et qui permette à Pacte de sortir de l’intimité de la vie psychique du locuteur. Le Wortlaut, du point de vue du locuteur, constitue un codage qui permet à sa visée de circuler en dehors de sa vie mentale. Ainsi utilisé, le Wortlaut cesse d’être objet d’intuition pour devenir un signe véritable, utilisé par le locuteur ci ans l’intention de s’exprimer et d’extérioriser sa vie mentale. Pourtant, il faut observer que, du point de vue du locuteur, il n’y a pas de distance entre l’acte par lequel il produit le Wortlaut et l’acte de signification. Les deux actes constituent les faces d’un seul et même acte d’expression : « son corps et son âme ». La production du Wortlaut est un faire (Ich tue) qui n’est pas thématisé comme le geste de la main ou le mouvement de la tête. Ce qui est effectivement thématisé est la visée de l’objet par la signification de l’expression tout entière.
9La fonction d’indice du Wortlaut n’est donc pas visible si on se situe dans la position du locuteur. Elle devient cependant évidente lorsque l’on considère la communication du point de vue de l’auditeur. Chez l’auditeur, il y a une distance entre le Wortlaut perçu comme objet sensible (comme un son entendu, un signe écrit ou vu) et le même Wortlaut compris comme signe. Alors que dans la simple perception, il n’y a rien d’autre que le phénomène sonore perçu, le Wortlaut, en tant que signe qui renvoie à autre chose que lui-même, présuppose de comprendre celui qui parle (et qui produit le Wortlaut) et de comprendre qu’il parle dans l’intention de communiquer quelque chose. « Toutes les expressions, nous dit Husserl, fonctionnent dans le discours communicatif comme indices. Pour l’auditeur, elles font fonction de signes des “pensées” de celui qui lui parle, c’est-à-dire de ses vécus psychiques donateurs de sens. »10
10La compréhension présuppose donc la superposition de plusieurs actes. L’auditeur doit entendre le mot dans sa forme physique, par un acte de perception. Il doit ensuite comprendre la situation, c’est-a-dire concevoir l’interlocuteur comme étant en train de lui communiquer quelque chose. Mais cela ne suffit pas encore pour garantir la communication. À cela s’ajoute un troisième acte par lequel le contenu de ce qui est communiqué - sa signification – est compris. Cependant, la communication se réalise seulement par un quatrième acte, un acte d’actualisation, dans lequel l’auditeur pose pour lui-même le même jugement que celui qui a été posé et communiqué par le locuteur. Husserl utilise, pour expliquer cette superposition d’actes, une série de termes difficilement traduisibles en français. Il joue sur la différence entre verstehen et einverstehen. Si verstehen est utilisé pour indiquer la compréhension de la situation de communication, c’est-à-dire le fait que le Wortlaut ne soit plus entendu comme simple objet sensible mais comme signe et que le locuteur soit conçu dans son intention de communiquer, einverstehen présuppose une dimension d’accord, une entente non seulement sur le contexte de communication mais aussi sur le contenu de ce qui est communiqué. Mais, pour que la communication aboutisse, il ne suffit pas à l’auditeur d’écouter (hören), ni de comprendre (verstehen), ni de comprendre la même chose (einverstehen). Il doit aussi juger avec le locuteur (miturteilen), croire ce que le locuteur croit lui-même. Dans le einverstehen, l’auditeur actualise (vergegenwärtigen) le jugement du locuteur. Il le juge lui-même mais seulement d’une façon non positionnelle : il fait le même jugement mais seulement en tant que jugement de l’autre11. En cela, einverstehen s’oppose à mit-urteilen, c’est-à-dire au fait que l’auditeur pose pour lui-même, dans sa propre conscience, par son propre acte de jugement, le même jugement que celui de son interlocuteur. Une fois que le jugement est ainsi posé, il peut se remplir par une intuition de l’état-de-chose qui est jugé. Le but de la communication est donc que l’auditeur effectue pour lui les mêmes vécus psychiques donateurs de signification que ceux que le locuteur a effectués et a mis en commun par le moyen du Wortlaut.
11La question qui se pose maintenant est de savoir si cette superposition d’actes, issue de la perception du Wortlaut, achevée éventuellement par un rem-plissement véritable, intuitif, de la signification communiquée, peut être conçue comme une série de remplissements. En d’autres termes, mon hypothèse est que le Wortlaut, en tant que reçu par un auditeur, se remplit de façon médiate en passant par tous les actes intermédiaires qui, les uns après les autres, précisent progressivement l’objectité visée. Une certaine interprétation que fait Husserl du rapport entre le locuteur et l’interlocuteur dans la communication semble indiquer cette possibilité. En effet, dans le paragraphe 3 du Texte 2, Husserl explique que nous percevons un autre homme de la manière dont nous percevons un objet : un seul de ses côtés est effectivement donné dans la perception, tous les autres côtés, tout en étant donnés, ne sont pas actuellement perçus. De même que je ne vois effectivement qu’un seul côté de la table et que l’autre côté reste invisible tout en étant donné, je perçois le côté physique de l’homme en face de moi, son corps et les productions de ce corps, alors que sa vie psychique me reste inaccessible. La différence entre la perception d’une table et celle d’un homme est que je ne peux pas ouvrir l’homme pour voir sa vie psychique : elle reste à jamais inaccessible. Les seuls vécus que je peux percevoir sont mes propres vécus. Mais cela ne change pas le feit que l’homme en face de moi m’est donné dans sa totalité. Sa vie psychique n’est pas une deuxième chose à côté de son corps, complètement fermée. Elle est appréhendée immédiatement et elle est là, elle-même, dans le même sens que là où la face invisible de l’objet est appréhendée avec sa face visible. Or, cette vie psychique qui m’est donnée, je peux l’actualiser par la superposition d’actes que je viens de décrire. Le pont entre ma vie psychique et celle de l’autre est le Wortlaut : l’objet intuitif provenant d’un acte de production du locuteur que je peux percevoir sous le mode du signe. Dans ce sens, le remplissement du Wortlaut devrait être équivalent au remplissement d’une intuition, esquisse par esquisse, tel qu’il est décrit dans la sixième Recherche logique.
12Déjà dans la première Recherche logique, le remplissement était décrit comme une superposition d’actes, plus précisément comme un recouvrement d’essences intentionnelles. Une intention de signification (qui présuppose un côté sensible, un Wortlaut et un côté relevant de vécus donateurs de signification) se remplit au moment où un acte d’intuition, qui vise le même objet dans le même sens que la signification, vient se superposer sur l’acte de simple signification. Le remplissement, dans la première Recherche logique, était décrit comme la coïncidence du sens de l’intention et du sens de remplissement :
« Le remplissement est le recouvrement du contenu de l’intention de la signification avec le contenu de l’acte de perception. Dans l’unité de ce recouvrement, l’objet à la fois visé et ”donné“ ne nous est pas présenté comme double mais comme un. »12
13Cette position est tout à fait conforme à celle de la sixième Recherche logique mais elle ne concerne que l’essence intentionnelle de l’intention et de l’acte de remplissement. La cinquième Recherche logique nous enseigne que cette essence intentionnelle est composée de la qualité et de la matière de l’acte. La qualité concerne le caractère positionnel ou non-positionnel de l’acte, c’est-à-dire le fait qu’il implique un engagement de la part du sujet ou non par rapport à la réalité de l’objet visé. La matière est celle qui donne la spécificité de l’acte. C’est la matière qui détermine quel est l’objet visé par l’acte et en tant que quoi il est visé. Quand il y a remplissement, ce qui doit être identique dans l’intention et dans l’acte remplissant, c’est la matière : les deux doivent viser le même objet de la même façon. Cependant, l’essence intentionnelle n’épuise pas l’acte, il y a un côté de l’acte qui peut varier, alors que l’acte reste le même. Ce côté est ce que Husserl introduit dans la sixième Recherche logique sous le concept de plénitude (Fülle).
14Du point de vue de la plénitude, les actes de signification sont vides. Us nécessitent donc un remplissement qui leur sera fourni par des actes d’intuition. La spécificité des intuitions est de présenter certains aspects de l’objet lui-même sous le mode de la présence en personne, dans le cas de la perception, et sous le mode de l’analogie, dans le cas de l’imagination. Or, ces aspects de l’objet peuvent varier, une certaine esquisse peut être remplacée par une autre, ai ors que l’acte continue à viser le même objet. Ce sont ces aspects de l’objet lui-même, inessentiels à l’acte, mais faisant partie de lui, qui constituent sa plénitude. Le remplissement est la synthèse par laquelle un acte de signification vidé reçoit une certaine plénitude par la superposition avec un acte intuitif de la même matière, ayant une plénitude plus ou moins importante. « La synthèse de remplissement, dit Husserl, manifeste une inégalité des membres réunis, qui consiste en ce que l’acte remplissant comporte un privilège qui manque à la simple intention et qui est de lui conférer la plénitude de “la chose même” (des “selbst”). »13
15La coïncidence entre sens intentionnel et sens remplissant, telle qu’elle a été décrite dans la première Recherche logique, à la lumière de ce nouveau concept de plénitude, n’est pas encore un véritable remplissement mais uniquement sa prémisse. Le vrai remplissement implique une certaine progression du vide vers le plein dont la limite idéale est le remplissement parfaitement adéquat dans lequel la chose est donnée dans l’intuition sous tous ses aspects et fonde une connaissance parfaite. Mais entre le vide de la pure signification et la plénitude idéale qui présentifie tous les aspects de l’objet visé, il y a une infinité de degrés de plénitude qui correspondent aux degrés de la connaissance de l’objet :
« Plus il y a de ces caractères qui participent à la représentation par analogie et, pour chacun en particulier, plus le degré de ressemblance avec lequel la représentation représente ce caractère dans son propre contenu est élevé - plus la plénitude de la représentation est grande. »14
16Se pose alors la question de savoir si le Wortlaut peut se remplir aussi et si ce remplissement se fait au moment où le Wortlaut se relie à une signification. Le paragraphe 18 de la sixième Recherche semble nous donner un indice dans ce sens. En effet, dans ce paragraphe, Husserl parle de la possibilité de « chaînes de remplissement s qui, chaînon par chaînon, se constituent d’intentions signitives »15. Il s’agit des expressions mathématiques compliquées qui se traduisent en des expressions plus simples dans ce qui apparaît comme une « progression déterminée du remplissement »16 et qui constituent ce que Husserl appelle des remplissements médiats. Le remplissement médiat est un type de remplissement dans lequel une signification peut jouer le rôle d’acte remplissant. Or, si cela est le cas, le Wortlaut pourrait aussi se remplir par une signification. Pourtant, dans le paragraphe suivant, Husserl remarque que les remplissements médiats ne sont des remplissement s que dans un sens impropre et qu’un véritable rem-plissement ne se produit que par la présence d’un acte intuitif qui présentifie certaines déterminations de l’objet lui-même. L’idée qu’un objet proprement intuitif, tel le Wortlaut, pourrait se remplir par une signification qui, par définition, est un acte vide, semble absurde.
17Cependant, l’autre possibilité, qui supposerait que la signification se remplisse par l’intuition du Wortlaut, non seulement n’est pas moins absurde mais est explicitement rejetée par Husserl dans les paragraphes suivants. Il est vrai qu’un acte de signification ne peut pas être dépourvu de tout contenu intuitif. La signification, pour ainsi ci ire, ne flotte pas dans l’air. Elle est liée à une intuition qui constitue son support et cette intuition est l’intuition du Wortlaut. Cependant, entre cette intuition et la signification, il n’y a aucun rapport de remplissement :
« Cette intuition de signe n’a toutefois “rien, à faire” avec l’objet de l’acte significatif, c’est-à-dire qu’elle n’entretient aucune relation, de remplissement avec cet acte : mais elle réalise sa possibilité in concreto comme étant celle d’un, acte qui tout simplement n’est pas rempli. »17
18Si le Wortlaut est bien l’objet de l’acte d’intuition, il n’est nullement l’objet visé par la signification. En outre, ce qui constitue le support intuitif de la signification n’est pas l’acte entier d’intuition, mais seulement son contenu présentatif, c’est-à-dire son côté non essentiel : la partie qui ne rentre pas dans son essence intentionnelle. Cette essence reste entièrement hors-jeu, son contenu présentatif étant déconnecté et fonctionnant simplement comme signe. L’objet qu’est le Wortlaut n’est pas thématiquement posé dans sa relation avec la signification. Or, si ce qui se relie à la signification n’est pas une intention thématique, si la dimension intentionnelle du Wortlaut est désactivée, alors il ne peut pas y être question de remplissement.
19Revenons donc à ce qui nous a déterminés à formuler notre hypothèse. Les analyses de la première Recherche logique semblaient aller ci ans la direction d’une superposition d’actes : un Wortlaut en tant qu’objet sensible se relie à un acte donateur de sens pour former l’unité d’un acte de signification. Cet acte, à son tour, se remplit ci an s une synthèse avec un acte d’intuition de la même matière. Il y a donc cieux synthèses qui s’opèrent : la première relie l’intuition du Wortlaut avec un acte de signification, l’autre relie cet acte synthétique nouveau avec son remplissement intuitif. La sixième Recherche logique semble mettre à plat ces écarts entre différents actes. En effet, en posant le problème de la connaissance, elle situe son point de vue dans la conscience qu’un seul sujet pensant. Le remplissement ne peut se produire que par le recouvrement de deux actes de la même conscience. Or, nous avons vu que le caractère d’indice du Wortlaut – ainsi que la distance qui s’ouvre entre lui et la signification – ne devient visible que dans le contexte que la communication et dans la perspective de l’auditeur. J’essaierai que montrer ci ans cette troisième partie qu’il est possible de penser ensemble les résultats, en apparence contradictoires, de la première et de la sixième Recherche logique et que c’est ce que Husserl lui-même fait dans les manuscrits de réécriture de 1913-1914. La solution vient d’un concept que Husserl utilise dans les Cours sur la théorie de la signification de 1908 pour qualifier le rapport entre Wortlaut et signification. Il s’agit du concept de Tendenz, qui apparaît pour la première fois dans un appendice aux Etudes psychologiques de 1893, intitulé « Intérêt (tension) et satisfaction (résolution). A la racine du couple de concepts : intention – remplissement ». A l’origine du concept de remplissement se trouve donc un concept plus primitif, celui de la « satisfaction » d’une tendance. La Tendenz se constitue dans une tension qui peut prendre des formes thématiques aussi bien que non-thématiques et qui peut se relâcher une fois son attente accomplie. L’exemple canonique est celui de la personne qui entend le début d’une mélodie connue et qui attend la suite. Le concept de Tendenz peut donc couvrir une gamme très large de différentes attentes : des apparentes inclinations inconscientes jusqu’aux intentions proprement dites. Dans le cas de l’acte de signification, nous avons affaire à deux types différents de Tendenz qu’il faut distinguer soigneusement. D’un côté, il y a la Tendenz qui va du Wortlaut à la signification. Il s’agit de ce que Husserl appelle Hinweistendenz18, tendance de renvoi. De l’autre côté, il y a la Tendenz qui va du mot vers la chose visée et qui est une intention de signification proprement dite. La Hinweistendenz est une tendance non-thématique, c’est-à-dire qu’en elle, le Wortlaut n’est pas thématisé, n’est pas posé pour lui-même, mais fonctionne comme pont vers la signification. La conscience ne s’arrête pas sur lui mais va directement vers la signification à laquelle il renvoie. En cela, cette Hinweistendenz est conforme aux analyses de la sixième Recherche logique. Le Wortlaut n’est pas thématisé. Cela veut dire que l’essence intentionnelle de l’intuition qui le donne reste hors-jeu. Cependant, la non-thématicité de cette Tendenz ne réduit en rien la possibilité qu’elle soit satisfaite et donc, en un certain sens, remplie.
20Le rapport entre le Wortlaut et la signification doit être compris à partir de cette Hinweistendenz. En effet, il s’agit du concept par lequel Husserl arrive à expliquer que ce rapport est plus intime que celui d’une simple juxtaposition (Beieinander). « Le Wortlaut, affirme Husserl, n’est pas un simple phénomène mais la strate inférieure d’une unité fondée, l’unité de l’expression. »19
21Cette conscience d’unité n’est pas vécue à côté de la conscience du Wortlaut, mais comme la strate supérieure d’une conscience fondée unique. Elle est une visée qui n’est pas directe mais toujours fondée et médiée par le passage par la conscience de la signification. Or, cette Tendenz qui va du Wortlaut à l’expression ayant une signification, au mot proprement dit, ne disparaît pas une fois mise en place l’autre Tendenz, celle qui constitue la visée de l’acte de signification et qui se remplit par une intuition. Elle continue à subsister dans l’acte total mais sous une forme modifiée : celle de la satisfaction (gesättigt). En effet, une fois la signification atteinte, la Hinweistendenz, qui dirigeait la conscience du Wortlaut vers la signification, a rempli sa tâche. Elle ne se présente plus comme tension mais comme tension relâchée (entspannt). Cependant, elle ne disparaît pas car elle constitue le fondement de la deuxième Tendenz, qui n’est rien d’autre que l’intention thématique : la visée remplie à son tour par l’intuition de l’objet visé. L’erreur de la première Recherche logique, assumée par Husserl dans le Texte 13 de Hua XX/220, est de confondre les intentions signitives, les Hinweistendenzen qui vont du Wortlaut à la signification, avec les Tendenzen thématiques qui vont de l’acte de signification à son objet. La première de ces Tendenzen est une disposition psychique non thématique qui peut facilement passer inaperçue. L’autre est une véritable intention qui appelle son remplissement. D’autre part, ce qui semble être l’erreur de la sixième Recherche logique consiste en ce qu’elle fait abstraction de l’entrelacement de ces tendances, du fait qu’elles sont fondées l’une sur l’autre. Alors qu’il n’appartient pas à la Hinweistendenz de se remplir par l’intuition, la conscience signitive revendique, par l’intermède de 1’inteutionnalité, non seulement le relâchement de la Tendenz signitive mais aussi de la Tendenz thématique. La tendance de remplissement, l’Erfüllung proprement dit, n’est donc lui-même pas simple mais se constitue dans une superposition de tendances satisfaites. Le fait que la Hinweistendenz se relâche dans la réalisation de l’acte thématique de signification ne se confond pas avec le remplissement de cet acte mais sans la satisfaction de la Hinweistendenz la Tendenz thématique de la visée n’apparaît pas et le remplissement par l’intuition est également impossible.
22Ainsi, nous pouvons conclure, en citant Husserl :
« Partout où il y a effectuation d’une expression intuitive [...] elle présente une triple strate : la première strate, celle du Wortlaut, la seconde, celle de l’intention de signification et la troisième, celle du remplissement. »21
23La première Recherche logique semblait se diriger vers cette conclusion et c’est à partir de ce texte que j’ai formulé mon hypothèse. Cependant, elle ne parvient pas à distinguer jusqu’au bout le rapport de fondation entre le Wortlautet l’intention de signification qui pose que l’acte de signification n’est que la résolution d’une Tendenz qui part du Wortlaut. La sixième Recherche logique, cependant, semble faire encore moins droit à ces distinctions. Alors qu’il est évident que l’objet visé, dont l’intuition pourrait remplir l’acte de signification, n’est pas le Wortlaut lui-même, il est cependant possible d’envisager un remplissement non thématique du Wortlaut sous la forme du relâchement de sa Tendenz. Autrement dit, le concept de Tendenz, plus large que celui d’intention, va de pair avec un concept plus large de remplissement dans le sens de 1’Entspannung (relâchement) et de la Sättigung (la satisfaction). Dans ce sens élargi, nous pouvons donc affirmer que le Wortlaut peut, effectivement, se remplir.
Notes de bas de page
1 E. Husserl, Recherches logiques, tome II/1, tr. fr. H. Elie, A. Kelkel, R. Schérer, Paris, PUF, 1996.
2 Ibid., § 26.
3 E. Husserl, Recherches logiques, (en abrégé RL), op. cit., tome II, partie 1, RLI, p. 27.
4 Ibid., p. 28.
5 E. Husserl, Husserliana, (en abrégé Hua), XX/2, Dordrecht, Springer, 2005.
6 Hua XX/2, Texte 2, § 7.
7 Husserl nous offre un exemple très intuitif : le signal d'orage, qui peut se traduire par les propositions « Il y a un orage qui vient du nord-est », « Il faut attendre un orage du nord-est », « Un orage vient du nord-est », etc.
8 Hua XX/2, Texte 2, § 7, p. 54.
9 E. Husserl, RLI, p. 31.
10 E. Husserl, RLI, § 7, p. 38.
11 Hua XX/2, Texte 2, § 4, p. 38.
12 E. Husserl, RLI, p. 60.
13 E. Husserl, Recherches logiques, tome III, tr. fr. H. Elie, A. Kelkel, R. Schérer, Paris, PUF, 1963, p. 86.
14 E. Husserl, RLVI, p. 99.
15 Ibid., p. 90.
16 Ibid., p. 91.
17 Ibid., p. 113.
18 Hua XX/2, Texte 13.
19 Der Wortlaut nicht bloßerscheint, sondern Unterstufe einer fundierten Einheit ist, eben die Einheit der Aussage, und dass in dieser Einheit zwei Schichten zu unterscheiden sind, deren eine bevorzugt ist durch eine hindurchgehende Tendenz. (Hua XX/2, Texte 13, p. 134.)
20 P. 204.
21 Hua XX/2, Texte 8.
Auteur
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Agir et penser
Essais sur la philosophie d’Elizabeth Anscombe
Valérie Aucouturier et Marc Pavlopoulos (dir.)
2015