Chapitre 3. La genèse d’un système agricole consommateur d’espace
p. 57-84
Texte intégral
Un espace à la limite du surpeuplement au milieu du xxe siècle
Une marche forestière
1Ces régions de marche forestière n’ont jamais été très densément peuplées. Les densités actuelles du Châtillonnais et du plateau de Langres sont sensiblement équivalentes à celles du milieu du xviie siècle. L’importance de la forêt, laissant peu de place aux terres de culture, est un élément essentiel de la faiblesse démographique générale de ces régions. Ramenée à la superficie réellement cultivée – excluant de vastes superficies forestières – cette densité s’en trouve nettement augmentée et rend compte d’un espace à la limite du surpeuplement au milieu du xixe siècle. Certes, on peut objecter que la forêt est une ressource économique de laquelle on tire des revenus et qu’elle doit être pleinement comptabilisée, notamment lorsqu’elle abrite des activités métallurgiques. Cependant, à Auberive, au lieu d’une densité de dix-huit habitants au km2 toutes superficies confondues, on obtient, en 1851, une densité, par rapport à la surface agricole utilisée, de près de cinquante habitants au km2. On connaît une densité réelle de quarante-cinq habitants par km2 de superficie agricole à Poissons, contre vingt-neuf de densité globale, cinquante contre vingt et un à Juzennecourt, et près de soixante-dix contre dix-huit à Châteauvillain ! L’austérité de ces contrées forestières, la présence de fer en maints endroits, l’isolement et les rigueurs climatiques en ont fait, au xiie siècle, le terrain privilégié d’implantation de l’ordre cistercien. C’est dans ces forêts que l’ordre fut créé1 et qu’il y essaima très vite ses « filles », ses prieurés, ses granges. Pontigny, à l’ouest des plateaux, Clairvaux, au nord de la région étudiée, Fontenay, au sud des plateaux et Morimond, à l’est de la zone d’étude, encadrent de leur réseau monastique cet espace, quand ils ne prolongent pas, plus loin, son influence. Sur ces plateaux, de l’Auxerrois au Barrois, le maximum démographique intervient assez tôt au cours du xixe siècle, avant 1851 dans le Tonnerrois et le Châtillonnais : dès 1826 dans le canton de Cruzy-le-Châtel, en 1831 dans celui de Noyers, en 1836 pour les cantons d’Aignay-le-Duc et de Baigneux-les-Juifs. Ces cantons n’ont pas connu, ou alors très brièvement, la phase de croissance démographique du début du xixe siècle. Or, malgré ces faibles densités de population, le surpeuplement menace au milieu du xixe siècle. La forêt, la culture céréalière et le mouton constituent la trame de base de l’économie agricole. Cependant, on distingue les plateaux forestiers et métallurgiques du Châtillonnais, du plateau de Langres et du Barrois d’une part, et, d’autre part, les plateaux et vallées du sud de l’Auxerrois, de l’Yonne et de la Cure, davantage tournés vers l’économie viticole. Le Tonnerrois apparaît comme un espace intermédiaire entre l’influence Châtillonnaise, par la présence de la métallurgie rurale dans la vallée de l’Armançon, par le développement du mouton, et l’extension viticole bien réelle, propre à la basse Bourgogne icaunaise. La proximité plus ou moins grande de Paris, la présence ou non de grandes vallées de communication qui favorisent l’Auxerrois (vallée de l’Yonne) et le Tonnerrois (vallée de l’Armançon) infléchissent, au cours du xixe siècle, le devenir de ces espaces. Les régions les plus ouvertes sur l’extérieur, par le biais des voies de communication, sont d’abord attractives par les activités qui s’y développent, mais précipitent rapidement le mouvement de départ vers la proche et accessible région parisienne, et vers laquelle les courants d’émigration ne sont pas nouveaux au xixe siècle. La vallée de l’Armançon devient, au milieu du xixe siècle, avec le canal de Bourgogne (1832) et le chemin de fer Paris-Lyon (1851), un des principaux axes d’activité de la région et une grande voie de circulation vers le Bassin parisien.
2La pénétration de l’industrie en milieu rural est remarquable dans la vallée de l’Armançon en Tonnerrois, dans le Châtillonnais, sur le plateau de Langres et le Barrois, entretenant une population non négligeable d’ouvriers-paysans ; même l’axe Auberive–Recey-sur-Ource–Châtillon-sur-Seine, qui représente aujourd’hui la zone la plus enclavée à l’intérieur des plateaux, a connu cette phase d’industrialisation. Le Châtillonnais est d’abord un pays vivant de la forêt et de ses ressources exploitées par une industrialisation diffuse grâce à l’utilisation locale du bois par l’affouage, le flottage du bois jusqu’à Paris, le développement d’un artisanat diversifié et, surtout, avec le minerai de fer, une industrie métallurgique qui a su, jusqu’en 1860, animer les vallées les plus reculées du plateau. On retrouve cet aspect sur le plateau de Langres et sur le plateau du Barrois haut-marnais. M. Guyard, au sujet de la Haute-Marne, parle « d’industrie rurale animant une société d’ouvriers paysans2 ». Cela maintient, au début du xixe siècle, une certaine densité de population de mineurs, de bûcherons et de charbonniers. Parallèlement, l’exploitation des carrières est une ressource importante dans le Tonnerrois où, dès 1838, les carrières de pierre dure de Cry, Pacy et Tonnerre sont exploitées au profit des marchés parisiens et lyonnais. Or, le milieu du xixe siècle voit le déclin irrémédiable de l’activité métallurgique, alors qu’un sixième de la population haut-marnaise en vit directement en 1845. Les causes en sont bien connues : le traité de libre échange de 1860, l’invention, en 1877, par Thomas et Gilchrist, d’un procédé de traitement des minerais phosphoreux qui permet l’exploitation des mines de fer de Lorraine, le développement de la machine à vapeur qui entraîne une concentration des usines à proximité des meilleures axes de communication. L’absence de voies ferrées traversant le Châtillonnais, ainsi que de canaux ou de voies navigables, a été un élément capital du déclin de la sidérurgie châtillonnaise. Les conséquences démographiques et sociales sont lourdes. La disparition d’un monde d’ouvriers paysans nombreux affecte particulièrement le Barrois, le plateau de Langres3 central, et le Châtillonnais. L’industrie se concentre désormais dans les villes et les bourgs les plus importants : artisans, paysans et ouvriers deviennent des catégories sociales séparées, parmi une population moins nombreuse. C’est le manque brutal de travail industriel et artisanal, plus que l’exploitation agricole extensive, qui pousse à partir : en vingt ans, dans le Châtillonnais, la fermeture des cinquante-sept usines sidérurgiques, métallurgiques et des hauts fourneaux entraîne la perte de 3 000 emplois qui faisaient vivre 12 000 personnes. À partir de la seconde moitié du xixe siècle en Châtillonnais, sur le plateau de Langres central et en Barrois, l’agriculture reste par défaut la seule base économique subsistante. Or, les systèmes de production agricole trouvent rapidement la limite de leur efficacité, et affrontent, peu de temps après le déclin de l’industrie, les grandes crises agricoles de la fin du xixe siècle.
Le système agricole ancien
3La mise en valeur agricole ancienne est caractérisée par une économie fermée, proche de l’autarcie, pratiquant une céréaliculture extensive. L’importance des pacages et friches, liée à la faiblesse initiale du peuplement sur ces terres calcaires ne permettant que de faibles rendements, a autorisé le développement du mouton. À l’est et au sud du Châtillonnais, ainsi que sur le plateau de Langres haut-marnais, les moutons sont cinq fois plus nombreux que les bovins, souvent de races locales, et se maintiennent sur les friches pâturées et sur les jachères, grâce à la pratique de la vaine pâture. En 1855, on compte 480 000 têtes de mérinos dans le Châtillonnais. Dans ces pays d’openfield, l’assolement triennal avec jachère reste la règle, parfois jusqu’au début du xxe siècle. La pratique prolongée de la vaine pâture, l’importance des communaux, qui accroissent la pression démographique plus qu’ils ne la soulagent, et le maintien prolongé du troupeau commun, notamment sur le plateau de Langres, retardent la propagation des pratiques agricoles nouvelles qui passent par l’amélioration des techniques d’élevage. Cependant, en Châtillonnais, les plantes fourragères et les prairies artificielles se développent plus précocement qu’ailleurs. Jean-Louis Maigrot, dans L’Agrosystème haut-marnais4 ainsi que dans Les Systèmes agraires du plateau langrois-Châtillonnais5 montre que, de 1853 à 1902, d’après les enquêtes agricoles, le taux de jachère nue dans la superficie agricole utile (SAU) ne cesse d’augmenter pour atteindre plus de 30 % de la SAU, en Haute-Marne, en 1902, contre 19,5 % en 1853. L’espace de culture est devenu trop grand pour ceux qui sont chargés de le mettre en valeur, avec les moyens techniques utilisés. Jean-Paul Moreau6, au sujet de la basse Bourgogne icaunaise, rappelle que la première solution au surpeuplement est l’émigration : au début du xixe siècle, ce mouvement frappe beaucoup plus, dans un premier temps, le Tonnerrois que l’Auxerrois. La population de l’époque ne semble guère s’en alarmer tant ce mouvement lui semble être le plus propice à la réduction du surpeuplement : à Dannemoine, dans la vallée de l’Armançon, 17 % des habitants sont prélevés par l’émigration, de 1831 à 1846, alors qu’à Sambourg, sur le plateau proprement dit, ils sont 20 %. Les communaux – à Nuits, ils occupent 35 % de la superficie communale, à Coulanges-sur-Yonne, 21 %7 – détournent de la culture vivrière une part notable du sol agricole. Villon, qui possède 45 % de son finage en forêt communale, a perdu 75 % de sa population de 1801 à 1946. En Auxerrois et Tonnerrois, il faut rappeler le rôle important tenu par la vigne qui rapporte, à superficie égale, douze fois plus que les labours. Or, le vignoble s’est étendu à tel point que l’on commence à craindre de manquer de grains : c’est le cas notamment à Béru, près de Tonnerre, où l’on s’inquiète de l’extension des vignes jusque dans les meilleures terres à froment8. La nécessité d’augmenter la production céréalière apparaît nettement dès le début du xixe siècle. On cherche à encourager le froment au détriment des céréales pauvres, mais, il n’est pas rare que l’on manque de blé au milieu du xixe siècle9.
4Les grandes crises agricoles de la fin du xixe siècle se prolongent pendant plusieurs décennies mais créent les conditions de la modernisation future. Leurs causes générales frappent de plein fouet les bases de l’économie agricole des plateaux : crises céréalières, crises viticoles et baisse du prix de la laine. Ce sont ces causes extérieures plus que les situations de surpeuplement reconnues sur place qui poussent au changement. Les crises céréalières ont frappé particulièrement cet espace en révélant sa non rentabilité dans les conditions de production de l’époque, sur des sols superficiels ne permettant que de faibles rendements. À partir de la fin du xixe siècle et des traités de libre-échange de 1860, et malgré les tarifs Méline de 1891, les prix céréaliers s’effondrent face à l’arrivée des blés d’Amérique du Nord. On se replie de plus en plus sur la viticulture, en basse Bourgogne icaunaise. La crise de l’économie du mouton, liée à l’évolution du marché de la laine, avec le développement d’importations massives de laines d’Australie ou d’Argentine et leur entrée en franchise, divise presque les prix moyens par près de cinq, entre 1834 et 1904 : selon Maurice Dubois, « cette décadence de l’élevage du mouton compte parmi les causes qui ont déterminé la transformation radicale de l’économie rurale du Châtillonnais10 ». Entre 1855 et 1910, l’effectif du troupeau de mouton y a diminué de moitié.
5La crise viticole bouleverse surtout les coteaux de la basse Bourgogne icaunaise. Les crises liées aux maladies cryptogamiques de la vigne, à la fin du xixe siècle, sont aggravées par l’importance de la vigne dans certains cantons dans les années 1860 :17 % du sol dans les cantons d’Auxerre et de Coulanges-la-Vineuse, 13 % à Tonnerre et Vermenton, 10 % à Chablis, cru le plus réputé. Dès 1864, l’extension de l’octroi de Paris à la banlieue met fin au débouché jusque-là facile des vins de basse Bourgogne vers le marché parisien. À partir de 1886, l’épidémie de phylloxéra, succédant au mildiou, frappe le Chablisien, puis l’Auxerrois, puis le reste du vignoble. Plus de 85 % des superficies viticoles de la basse Bourgogne icaunaise sont condamnées. Seuls les grands crus, essentiellement le Chablis, peuvent reconstituer le vignoble car ils sont les seuls aptes à pouvoir en supporter le coût. En dernier lieu, la crise agricole des années 1920 et 1930 frappe une économie agricole exsangue.
Les conséquences des crises de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle
Exode et dislocation de la société rurale traditionnelle
6Malgré la dépopulation générale, on observe une redistribution interne au profit des vallées, principaux axes de circulation localisant les petites industries. C’est le cas de la vallée de l’Armançon, d’Ancy-le-Franc à Ravières, en Tonnerrois. La population d’Ancy-le-Franc atteint son maximum en 1872 alors que Cruzy-le-Châtel et Sambourg, situés au cœur du plateau du Tonnerrois, ont perdu respectivement, en 1871, le tiers et la moitié de leur population de 1831. En 1946, il ne reste à Cruzy-le-Châtel que 38 % de sa population enregistrée lors du maximum démographique de 1831, que 33 % à Précy-le-Sec. Au cœur de la « Montagne » du plateau de Langres, dans ce que J.-L. Maigrot et X. Poux appellent « le plateau intérieur fermé11 », à Grancey-le-Château, la population de 1946 ne représente plus que 48 % de celle du maximum démographique ; dans le canton d’Auberive, à peine 45 %, dans celui de Poissons, moins de 40 %. L’exode qui, jusqu’au milieu du xixe siècle, soulage la communauté locale, en vient rapidement, par son ampleur à la fin du siècle, à déstructurer la société rurale. La main-d’œuvre est devenue rare et chère. Dès la fin du xixe siècle, c’est un nombre croissant de laboureurs petits propriétaires, et non plus seulement le prolétariat agricole, qui quittent la terre. Cependant, dans des exploitations devenues plus grandes, le nombre de domestiques, plus spécialisés professionnellement que les journaliers, augmente, tendance qui s’observe bien en Tonnerrois et Châtillonnais. La dislocation des pratiques communautaires est beaucoup plus lente : on retarde au maximum la modernisation des pratiques agricoles. À la fin des années 1920, le vide démographique accentué, très marqué sur les plateaux du sud-est du Bassin parisien par rapport à l’ensemble de la France, une certaine léthargie économique, le repli de l’espace agricole sur les terres les plus proches et les plus faciles à mettre en valeur, marquent profondément ces plateaux. Les friches s’étendent ; dans le nord-est du Barrois haut-marnais ainsi que dans le sud de la « Montagne » haut-marnaise, elles couvrent plus de 30 % des superficies, aux confins des cantons de Poissons, Joinville, Doulaincourt et Chevillon et dans les cantons d’Auberive et de Prauthoy, signifiant le trop plein de terres à mettre en valeur, dans les conditions techniques de l’époque, pour les agriculteurs subsistants.
7En Châtillonnais, la diminution constante du prix des terres est un signe : une terre de bonne qualité, qui valait 3 000 francs par hectare en 1867, n’en vaut plus que 1 800 en 1907 et 1 000 en 1925. La culture des céréales a régressé de 30 000 hectares entre 1892 et 1929, en se limitant aux meilleures terres, alors que les superficies en friches s’étendent de 20 000 hectares supplémentaires. La céréaliculture semble en sursis d’autant plus qu'elle ne peut affronter la concurrence de régions produisant à meilleurs rendements ou à meilleurs coûts. La crise des années 1920-1930, qui voit l’effondrement du cours des céréales, mais également le développement rapide de la mécanisation condamnant à terme l’utilisation du cheval comme animal de trait, porte le coup de grâce. Les maigres productions réalisées sur ces plateaux, liées à un milieu difficile et au manque d’engrais, ne peuvent donner lieu à un commerce important et procurent peu de revenus monétaires. La modernisation par achat de matériel, d’engrais ou de semences, est rendue difficile. Cela perpétue l’indigence de ce système de production. Au cœur de ces plateaux moribonds, la pratique agricole semble condamnée pour n’avoir pas su se relever des crises. Mme Debesse-Arviset12 écrit, en 1928, à propos du Châtillonnais, « ce pays n’a pas de vocation agricole ». Pourtant, ces crises modifient considérablement la structure foncière et hâtent l’augmentation générale de la taille des exploitations, base du renouveau agricole.
Le renouvellement foncier et le réaménagement du parcellaire
8La présence ancienne de grands domaines sur ces plateaux a-t-elle été le point d’appui principal à la constitution de grandes structures de production ? Au début du xixe siècle, la grande propriété n’est jamais écrasante en basse Bourgogne. « Sur un ensemble de 260 communes de basse Bourgogne, 4 seulement voient les propriétés, non communales, de plus de 100 hectares, occuper la moitié ou plus de leur finage mais sans jamais en couvrir les trois quart13 ». Le morcellement de la propriété est la règle et la taille des parcelles est petite. Cependant, le poids des grands domaines se maintient beaucoup mieux sur les plateaux proprement dits, jusqu’à la fin du xixe siècle, que dans l’axe des vallées (Armançon, Cure, Yonne) où la petite propriété devient rapidement omniprésente. Dans le nord du Châtillonnais, au milieu du xixe siècle, les neuf dixièmes des terres cultivées appartiennent aux cultivateurs. Or, les exploitations sont grandes par rapport aux autres régions agricoles, et des superficies d’exploitation de 30 hectares sont considérées comme « moyennes ». La classe des cultivateurs aisés, renforcée par le dynamisme des maîtres de forges, encourage le développement de nouvelles méthodes de cultures et d’élevage par l’introduction, dans la première moitié du xixe siècle, des légumineuses et des plantes sarclées dans l’assolement, en remplacement des « sombres ». Par contre, en Montagne14, dans la partie centre et sud du plateau de Langres, les grands domaines sont à l’origine moins importants que dans l’ouest du Châtillonnais. La première révolution agricole pénètre à peine dans les années 1880 et la redistribution des terres attend la fin du xixe siècle. Ici, seuls les ordres monastiques ont pu créer de grandes structures de production autour des écarts et des anciennes granges cisterciennes. Par contre, à l’est du plateau de Langres, la domination des évêques a favorisé la petite exploitation vivrière, beaucoup moins marquée par la double activité métallurgique que le plateau central.
9Toutefois, il ne faut pas confondre grande propriété et grande exploitation. L’hémorragie démographique du XIXe siècle amorce, à la fin du siècle, un processus de regroupement foncier, de la propriété et des parcelles de culture, qui se poursuit jusque dans les années 1930. Ce mouvement constitue la base de la propriété foncière du xxe siècle, surtout en Tonnerrois et Châtillonnais. Vers 1910, la superficie moyenne d’exploitation s’élève à 10 hectares en Tonnerrois, contre 6,5 hectares en Auxerrois. La grande propriété s’établit à partir de 20 hectares en Tonnerrois, contre 12 hectares en Auxerrois. Le remembrement parcellaire s’avère plutôt lent bien que des accords tacites d’échanges de parcelles contiguës ou de location de terres de partants ou de propriétaires forains permettent de rationaliser le parcellaire d’exploitation. Le remembrement juridique ou les réfections cadastrales15 n’interviennent qu’à partir des années 1940 et 1950. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, on compte des ensembles non négligeables de 100 hectares sur des plateaux vides du Tonnerrois ou de l’Auxerrois alors qu’en pays viticole, la propriété moyenne avoisine 10 hectares ; dans les vallées, la propriété de 30 à 40 hectares s’affirme. Jean-Paul Moreau16 et Maurice Dubois17 citent les données suivantes. En Auxerrois, la petite (moins de 3 hectares) et moyenne propriété (de 3 à 12 hectares) sont exploitées en faire-valoir direct à 98 % et 70 %, dans les années 1930, alors que la grande (12 à 30 hectares) et la très grande propriété (30 hectares et plus), très minoritaires, ne le sont plus qu’à 19 % et 30 %. En Tonnerrois où les superficies moyennes de propriété et d’exploitation sont plus grandes qu’en Auxerrois, la petite (moins de 5 hectares) et la moyenne propriété (5 à 20 hectares) sont exploitées à 80 % et 60 % en faire valoir direct, alors que la grande (20 à 60 hectares) et la très grande propriété (plus de 60 hectares) est affermée à plus de 70 %. En Châtillonnais, la superficie moyenne des exploitations, en 1929, est de 46 hectares : dès 1908, on définit comme grande une exploitation de plus de 15 hectares, trois hectares de plus qu’en Tonnerrois. La moyenne et grande exploitation dominent et les domaines de 100 à 150 hectares ne sont pas rares dans les années 1930.
10Or, ce mouvement de concentration du parcellaire et de la propriété a encouragé la modernisation des pratiques culturales, permettant de se passer d’une main-d’œuvre rare : la mécanisation qui s’impose est rendue possible par l’augmentation de la taille moyenne de l’exploitation et des parcelles de culture. En Châtillonnais, dès le début du xxe siècle, on remplace la force de travail humaine par la motorisation. Les charrues polysocs, les moissonneuses lieuses et les semoirs d’engrais se sont répandus dès les années 1920. On remarque quelques tracteurs, dans le paysage, avant 1940, mais qui se développent surtout rapidement dans les années 1948-1950. En 1949-1950, dans les grandes exploitations la déchaumeuse à disques et la sous-soleuse apparaissent. Enfin, le branchement électrique facilite le développement des trayeuses électriques dès les années 1950. Cependant, le retard dans la motorisation par rapport aux exploitations du centre du Bassin parisien explique le maintien d’un élevage de chevaux important : en 1948, à Aignay-le-Duc, on compte 70 chevaux pour 100 vaches laitières, 85 chevaux pour 210 vaches à Salives !
Les années 1930-1950 : les bases de la modernisation future
11Maurice Dubois18 décrit longuement les principaux aspects du nouveau système agricole de production qui se met en place en Châtillonnais. Le rôle des sociétés locales d’agriculture, du Crédit agricole, généralisé en 1904 dans tout le département de la Côte-d’Or et très bien implanté dans le Châtillonnais, l’importance des syndicats d’élevage, ainsi que l’école d’agriculture de la Barotte, à Châtillon-sur-Seine, constituent des éléments d’encadrement propres à susciter le dynamisme. Ce renouveau agricole s’est d’abord appuyé sur l’élevage bovin laitier dont les races utilisées ont été très tôt définies : la Brune des Alpes ou Schwytz dans la partie nord de ces plateaux19 et la Tachetée de l’est ou Simmenthal20, Abondance, Montbéliarde, dans la partie sud21, selon une limite établie dès le début du xxe siècle. Sur les plateaux, on assiste à un changement profond de paysage agricole en quelques années, le Châtillonnais devenant un pays presque « verdoyant » ! Il a fallu se tourner largement vers les cultures fourragères, vers les prairies artificielles et temporaires. En 1948, à Etalante22, les agriculteurs consacrent 278 hectares au blé, mais 436 hectares aux prairies artificielles et 273 hectares aux prairies temporaires ; à Poiseul-la-Ville23, près de la moitié de la SAU est réservée aux prairies temporaires ! Le second volet de cette modernisation des systèmes de production concerne la céréaliculture. En 1948, sur 64 000 hectares de terres cultivées dans le Châtillonnais, 25 000 sont réservés au blé. L’amélioration des rendements, grâce à l’introduction de semences sélectionnées, a largement compensé la diminution des superficies consacrées à cette production, en quelques années. La culture intensive a remplacé le système extensif, au sein d’un assolement blé-seigle, avoine-orge fourragère, betteraves fourragères-trèfle. Cependant, les rendements restent faibles : de huit quintaux à l’hectare au xixe siècle, à quinze en 1930 et à près de vingt-cinq seulement au début des années 1950 !
12La situation apparaît plus préoccupante en basse Bourgogne icaunaise, selon Jean-Paul Moreau24. Pourtant, ici ou là, des efforts de valorisation agricole sont menés avec plus ou moins de succès, dès les années 1930. Les tentatives conduites sur les plateaux du Tonnerrois sont souvent le fait de grands domaines, parfois repris en mains par des exploitants hollandais au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Cependant, le rayonnement de ces fermes pilotes reste encore limité au début des années 1950. La vigne, bien qu’en sursis, constitue l’élément central du système polycultural, entravant même parfois les évolutions vers la grande culture, vers le regroupement parcellaire nécessaire. Elle souffre aussi de la mauvaise qualité des cépages et du manque de capitaux nécessaires à son renouvellement. La friche a gagné les hauts de talus, là où les chevaux ne peuvent aller ; seule la diffusion des tracteurs-enjambeurs peut permettre de reconquérir ces parcelles25. Les pays du vignoble de l’Auxerrois ont conservé un parcellaire, certes très réduit mais néanmoins très présent, de vignobles de cru, autour de Chablis essentiellement. Malgré l’extrême morcellement et dispersion du parcellaire et de la propriété, souvent auprès de non agriculteurs, quelques gros propriétaires vignerons émergent. Le développement de caves coopératives à Chablis et Saint-Bris, dès les années 1920, a permis de mieux organiser la production viticole et de maintenir un vignoble de petits propriétaires. Cependant, la concentration est en marche. Dans certains villages de l’ancien vignoble auxerrois, sur les versants de la vallée de l’Yonne, la culture des arbres fruitiers, notamment des cerisiers, a en partie remplacé la viticulture. La cerise a permis, dans la région de Saint-Bris, de stabiliser momentanément la population, voire de l’augmenter, entre les années 1930 et 1950. L’élevage laitier (création à Chablis d’une coopérative laitière en 1930) connaît un meilleur développement, bien que modeste, représentant un appoint familial permettant de donner de la fumure pour les cultures. Sur les plateaux de l’Auxerrois et du Tonnerrois, cet élevage a été stimulé par son développement dans les vallées de l’Yonne et de l’Armançon. Tout un dispositif de coopératives, de laiteries, de centres d’insémination a essaimé, notamment à proximité de Laroche-Migennes, en privilégiant l’installation dans les vallées mais sans négliger complètement la zone des plateaux : laiterie de Mailly-la-Ville, fromageries Paul Renard de Flogny26 en Tonnerrois, laiteries d’Argenteuil-surArmançon et de Vézinnes près de Tonnerre.
13Ainsi, au tournant des années 1950-1960, les plateaux présentent des dispositions variables à la spécialisation vers l’élevage, alors que s’amorce le mouvement de développement de la grande culture céréalière et de la mécanisation. Dès 1955 (selon les données du RG A), l’équipement en tracteurs est parfois bien représenté dans les régions agricoles de plateaux. La région nord châtillonnaise se distingue, particulièrement la vallée, par le niveau très élevé d’équipement, alors que la région Montagne-plateau de Langres haut-marnais accuse un certain retard. Toutefois, le niveau d’équipement en tracteur de la plupart des petites régions agricoles des plateaux (62,4 %) est légèrement inférieur à celui de la Champagne crayeuse (65,8 % en Champagne crayeuse de la Marne). Globalement, et à des rythmes et degrés divers, les systèmes de production de cet espace se réorganisent autour de l’élevage bovin laitier et de la culture du blé que l’on cherche à intensifier. Les agriculteurs de la région se tournent vers une spéculation qui leur semble propre à répondre aux évolutions des marchés. Or, dès les années 1950-1960, une nouvelle grande révolution agricole s’amorce, amenant l’agriculture française à devenir, en quelques décennies, une des premières puissances mondiales agricoles exportatrices de grains. Cette phase de modernisation accélérée au début des années 1960 trouve un écho favorable sur les plateaux, portée par une disponibilité de terres à mettre en valeur, sur des structures déjà grandes, dans un contexte de productivité agricole en augmentation rapide, vite adaptée à la raréfaction de la main-d’œuvre. La mise en valeur par l’agrandissement, loin de provoquer la désertification agricole, s’accompagne d’une utilisation maximale et d’une remise en culture de l’espace de production déserté pendant les décennies précédentes. Ce système devient la tendance lourde du développement agricole local.
Les années 1950-1980 : la mutation vers la grande culture
Une mutation agricole engagée dès les années 1960
14Ces plateaux ont particulièrement profité de la grande phase de modernisation de l’agriculture française, dont le tournant décisif se situe dans les années 1960, à partir des lois d’orientation agricole impulsées par Edgar Pisani (1960 et 1962), et de l’adhésion à la PAC. Le système agricole dominant qui émerge, défendu par le CNJA (Centre national des jeunes agriculteurs) définit un modèle conjugal d’exploitation agricole, à 2 UTH (unité de travail humain), dans lequel les grandes cultures font office de vitrine moderniste et efficace, pour une paysannerie de classe moyenne, ouverte au progrès. Les lois de 1960 et 1962 envisagent la concentration des moyens de production auprès des agriculteurs les plus dynamiques, prêts à s’endetter auprès du Crédit agricole, au profit d’une agriculture davantage consommatrice de produits industriels, chimiques et mécaniques, dans des exploitations agrandies, dont les SAFER (Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural), créées en 1963, sont chargées d’encadrer la concentration structurelle. La rationalisation agraire est mise en avant par la création des GAEC (Groupements agricoles d’exploitation en commun), alors que l’indemnité viagère de départ encourage les paysans âgés à céder leurs terres au profit de l’agrandissement, souhaité rapide, d’exploitations modernes, tenues par des producteurs plus jeunes27. La course à l’agrandissement est d’autant plus efficace sur les plateaux du sud-est du Bassin parisien que la pression foncière est plutôt modérée. Les terres à remettre en valeur sont nombreuses, et les plateaux se prêtent bien à la mécanisation et au développement des grandes cultures. C’est le vide humain qui, ici, a historiquement précédé l’agrandissement, qui l’a rendu possible, au profit de la grande culture céréalière, et non l’inverse. Ce fait n’est pas nouveau et a déjà été mis en lumière par Violette Rey, à propos du département du Cher28. Or, les cultures céréalières obtiennent très vite un statut privilégié dans l’Europe agricole qui se met en place, garantissant leurs prix à un niveau élevé. Les agriculteurs des plateaux, bien que produisant avec des rendements moindres qu’au centre du Bassin parisien, sont encouragés dans ce qui devient la tendance lourde de leur développement agricole : l’agrandissement rapide et accéléré des exploitations au profit de la grande culture céréalière et oléagineuse. Les SAFER, à partir des années 1960, et les lois contre le cumul foncier dans les années 1980, sont inaptes à freiner ce modèle agricole dominant de consommation de terre. Cette période de révolution silencieuse29 qui marque la fin des paysans30 permet une modernisation et une spécialisation sans précédent de l’agriculture des plateaux, la rendant dépendante des organisations communes de marché et des évolutions politiques de la PAC. Marie-Claude Pingaud dans Paysans en Bourgogne31 a montré l’importance, en Châtillonnais, des transformations des systèmes de production, dans une étude menée de 1968 à 1974 dans un village de la Montagne. Elle décrit une commune en relative vitalité, bien qu’isolée au cœur du plateau de Langres, dans laquelle les changements agricoles sont en pleine phase d’accélération, sur des structures d’exploitations familiales déjà supérieures à 80 hectares. Minot appartient à une partie du plateau où les sols sont minces, dans une zone pierreuse développée sur les calcaires du Bathonien, autrefois considérée comme un pays particulièrement pauvre. À partir des années 1960, les défrichements et remises en culture vont bon train. À la fin des années 1960, Minot est plutôt considéré comme un bon pays car propre à la grande culture mécanisée. Les fourrages et céréales pour l’élevage laitier occupent en 1970 près des deux tiers de la SAU, même si des soins croissants et des charges de production plus grandes sont consacrés à la culture du blé tendre.
La politique d’aménagements fonciers liée aux friches de l’Est
tableau 8. Évolution des surfaces en friches de 1870 à 195332
Côte-d’Or (ha) | Haute-Marne (ha) | Yonne (ha) | |
1860-1870 | 29 000 | 17 000 | 30 000 |
1900 | 32000 | 34000 | 21 000 |
1929 | 91 000 | 35000 | 52 000 |
1953 | 94 000 | 69000 | 60 000 |
15Le réaménagement foncier a présidé à l’amélioration des structures de production et à une meilleure occupation de l’espace agricole. Pourtant, en 1950, l'état des lieux est inquiétant. On a assisté, en cent ans, à un glissement de la terre cultivée à la friche puis à la forêt (tableau 8). L’impulsion vers une politique d’aménagement vient, en Haute-Marne, du nouveau préfet installé au début des années 1950, Edgar Pisani. Dès 1952, celui-ci a demandé au service des Eaux et Forêts du département de procéder à une cartographie systématique des friches et des forêts, par une couverture au 1/20 000. La question des terres incultes de l’est de la France semble suffisamment grave pour que, le 20 juin 1958, la Société d'études des friches et taillis pauvres de l’Est (SEFE), organisme d’économie mixte sous la présidence d’Edgar Pisani, soit créée. La zone d’étude et de programme de la SEFE concerne douze départements33, dont l’Yonne, la Côte-d’Or et la Haute-Marne qui apparaissent à l’époque, en fonction des données fournies par les services techniques de chaque département, comme les plus touchés, avec respectivement 153 000 hectares, 108 000 hectares et 95 000 hectares de friches et de taillis pauvres. On procède à la fin des années 1950 et jusqu’en 1960 à un inventaire complet, commune par commune. La SEFE, organisme expérimental, devient, en 1960, la SAFE34, Société d’aménagement des friches et taillis de l’Est, en tant qu’instrument de réalisation à part entière.
16Or, comment définir une friche, un taillis pauvre ou une terre inculte ? Ce peut être des landes, friches rases plus ou moins continues ou friches herbues, à bruyères, terrains rocheux, marécageux et tourbières, ainsi que des parcelles en voie de colonisation forestière, de résineux ou de feuillus, mais qui existent à l’état de broussailles, pré-bois résineux, accrues feuillues. Le stade normal d’évolution de la friche est la reconquête par la forêt. Aussi, la diminution de la friche ne signifie pas nécessairement reconquête agricole. Dans les départements de l’Yonne et de la Côte-d’Or, le taux de friches sur les plateaux reste souvent inférieur à 10 % et, dans les trois quart des cas, à 5 %. Les friches et taillis pauvres proviennent essentiellement d’anciens pacages, d’anciennes vignes de coteaux et d’anciennes terres labourables abandonnées. Les plateaux n’apparaissent pas toujours comme les régions agricoles les plus touchées par la friche puisque, en pays d’Othe, dans l’Yonne, ainsi que dans la côte et l’arrière côte de Côte-d’Or, les taux de terres abandonnées sont bien plus élevés. Pour le département de la Haute-Marne, on dispose, outre des classeurs d’inventaires communaux, de renseignements plus précis et complets permettant de comprendre ce phénomène et son impact, les archives étant basées à Chaumont, jusqu’à la fin des années 1980. Le territoire cultivé aurait perdu 63 000 hectares, en 100 ans, soit l’équivalent de près de 16 % du territoire cultivé en 1870. Cela correspond, pour les trois quarts, à d’anciennes terres labourées ou pâturées et, pour un quart, à d’anciennes vignes. La friche affecte particulièrement certains secteurs des plateaux calcaires (tableau 9). Les secteurs de concentration mettent en avant les plateaux calcaires, selon deux zones bien délimitées : tout d’abord, une bande sud-ouest/nord-est, de Laferté-sur-Aube à Juzennecourt, Joinville, Poissons, Chevillon, sur les terrains calcaires du Portlandien et, au sud, sur la majeure partie des calcaires bathoniens et bajociens du plateau de Langres. Or, le traitement et la perception de la friche n’est pas la même selon que les friches sont concentrées ou au contraire disséminées (tableau 10) : disséminées au milieu des différentes cultures, un simple remembrement peut les faire disparaître, mais si elles sont concentrées, un plan d’aménagement s’avère nécessaire. Sur les plateaux calcaires, dès 1960, on prévoit un programme d’aménagement foncier et de remise en valeur de soixante-dix-neuf communes du Barrois et du plateau de Langres-Montagne où les friches apparaissent en vastes périmètres.
tableau 9. Le taux de friches en Haute-Marne, en Barrois et Montagne
Taux de friches (en %) | Superficie totale en friches (ha) | |
Barrois vallée | 7 | 2213 |
Barrois | 6 | 16277 |
Plateau langrois-Montagne | 13 | 11 242 |
tableau 10. État des friches en Barrois et plateau de Langres-Montagne
Régions agricoles | Friches concentrées | Friches concentrées et disséminées | Friches disséminées |
Barrois-vallée | 557 hectares sur 6 communes | 1498 hectares sur 13 communes | 158 hectares sur 4 communes |
Barrois-plateau | 8 399 hectares sur 77 communes | 6 254 hectares sur 74 communes | 2 124 hectares sur 84 communes |
Montagne-Langres | 5 172 hectares sur 23 communes | 5 158 hectares sur 41 communes | 912 hectares sur 16 communes |
Département Haute-Marne | 16 462 hectares sur 145 communes | 14 878 hectares sur 169 communes | 4 316 hectares sur 235 communes |
17Les aménagements fonciers réalisés par la SAFE ont-ils permis l’agrandissement substantiel des exploitations agricoles et une meilleure viabilité économique ? Il a été impossible de trouver un bilan complet des opérations réalisées par la SAFE, aussi bien pour la Haute-Marne que dans les deux autres départements. Néanmoins, des articles rédigés au début des années 1960 et des études réalisées dans le courant des années 1980, au moment de la dissolution de la SAFE, donnent une indication des principales actions réalisées, notamment en Haute-Marne. Les objectifs précis et les moyens de la SAFE ont privilégié clairement, dans l’est de la France, les aménagements de type économique plutôt que l’aménagement de type social35. Il ne s’agit pas de repeupler un espace vide depuis longtemps, mais d’utiliser au mieux l’espace économique potentiel, agricole ou forestier, et de permettre au maximum d’agriculteurs subsistants de développer une activité viable, sur des structures de production agrandies. On donne la priorité aux agriculteurs locaux et on privilégie les agrandissements plutôt que les installations. Ainsi, dans un chantier d’aménagement mené au milieu des années 1960 concernant trois agriculteurs d’une commune enclavée de la Montagne, Santenoge36, la surface d’exploitation satisfaisante est définie à 120 hectares, soit 40 hectares de plus en moyenne que ce dont ces agriculteurs disposent au départ ; près de 170 hectares de friches et taillis pauvres ou pré-bois médiocres sont défrichés et la disparition d’une exploitation de 70 hectares est programmée37. Des actions d’amélioration des structures et de regroupements des parcelles permettent de faire disparaître la friche lorsqu’elle est disséminée dans les exploitations agricoles : dans la commune de Saint-Blin, la friche est passée de 214 hectares avant remembrement à 2 hectares seulement après. Jean-Philippe Roger38 reproduit un bilan des chantiers de la SAFE au 31 décembre 1979. Les actions engagées ont d’abord touché le domaine agricole et, au total, 8 000 hectares de friches et taillis pauvres ont été aménagés et rétrocédés, tous départements confondus, dont 34,6 % pour la Haute-Marne. Ce bilan semble modeste au regard des superficies en friches recensées au début des années 1960. Au lieu des 30 % de terres incultes que la SAFE ambitionne de remettre à l’état productif, elle n’en a finalement réalisé que 12 %. L’échec du reboisement, pour lequel la SAFE ne pouvait agir qu’en tant que gérant pour le compte d’un propriétaire ou comme adhérent d’un groupement de forestiers, est encore plus patent. Un certain nombre d’explications à cette apparente modestie des résultats viennent du statut de la SAFE et de son évolution. Si en Haute-Marne39, la SAFE a pris, dès 1963, les habits de la SAFER, dans les autres départements de l’est de la France, en Côte-d’Or et dans l’Yonne, la SAFE et la SAFER ont pu mener des actions parallèles d’aménagement des structures. De plus, jusqu’en 1965, les travaux réalisés par la SAFE sont subventionnés à hauteur de 60 %, le reste étant financé par des prêts sur trente ans. Or, à partir de 1966, la SAFE ne bénéficie plus des crédits sur trente ans et doit payer ses nouvelles opérations par le produit de la vente au comptant des aménagements déjà réalisés. Pourtant, la SAFE a créé une dynamique foncière en poussant les agriculteurs à considérer la friche comme perte d’un potentiel agricole important. Cette prise de conscience a encouragé des regroupements de parcelles en dehors des remembrements et a poussé les agriculteurs à défricher par eux-mêmes.
Les actions de remembrement
18Sur ces plateaux, le remembrement s’est généralisé entre les années 1950 et les années 1980, souvent avec retard par rapport au centre du Bassin parisien. Cependant, les plateaux apparaissent presque complètement remembrés, par rapport aux autres régions agricoles de ces trois départements ; c’est surtout net en Haute-Marne où le contraste est frappant entre un plateau du Barrois très remembré et le grand Bassigny qui tarde à l’être. La précocité de certaines actions de remembrement haut-marnais correspond au programme d’inventaire des friches de Haute-Marne. De 1952 à 1965, période de grande activité de la SAFE, cent-seize communes du Barrois ont été remembrées. Plus de 90 % des communes haut-marnaises remembrées entre 1952 et 1960 appartiennent au Barrois plateau et Barrais vallée. Certaines l’ont été deux fois : plus des deux tiers des communes de Barrois vallée sont dans ce cas. La construction des sections des autoroutes A 26 et A 31 ainsi que le réaménagement de la RN 67 ont provoqué ces aménagements dans les années 1980 (Laferté-sur-Aube, Châteauvillain, Doulaincourt-Saucourt, Pont-la-Ville), mais pas seulement. La précocité d’un premier remembrement justifie bien souvent la nécessité d’un second, dans les années 1980. L’Yonne, la Puisaye et le Morvan, peu remembrés, contrastent avec les plateaux de Bourgogne. En Châtillonnais, notamment dans la vallée et au nord de celle-ci, les opérations de remembrement se sont multipliées dès les années 1950 ; elles ne sont pas liées à la dynamique « friche de l’est », mais à une nécessité structurelle vite comprise par des agriculteurs soucieux de mécanisation40.
19Aujourd’hui, si l’essentiel des plateaux a été remembré au moins une fois, il subsiste cependant des enclaves ne l’ayant jamais été. Les communes concernées représentent deux secteurs des plateaux : le plateau de Langres-Montagne, dans sa partie la plus enclavée, mais également en « Petite Montagne » haut-marnaise d’une part et, d’autre part, les anciennes communes viticoles et arboricoles du sud de l’Auxerrois, voire du Chablisien. Ainsi, à Auberive, Rouelles et Chameroy, sur le plateau de Langres, de même que dans certaines communes du canton de Recey-sur-Ource (Recey-sur-Ource, Bure-Les-Templiers, Chaugey), le remembrement n’a toujours pas été demandé. Cela s’explique par différents facteurs qui tiennent au nombre d’agriculteurs concernés – lorsqu’il n’y en a plus qu’un ou deux qui occupent l’essentiel des parcelles, cela perd de son intérêt-, à l’isolement et l’enclavement, à la nature des sols et les spéculations envisagées – le remembrement perd de son intérêt s’il y a trop de parcelles de prairies permanentes, mal situées, et aucun quota laitier pour les agriculteurs de la commune-, si aucun agriculteur extérieur à la commune ne pousse à ce regroupement des parcelles. Depuis 1992, la notion de terre à prime s’est ajoutée pour encourager ou non le remembrement. Sur les plateaux de basse Bourgogne de l’Yonne, les communes viticoles et arboricoles du sud de l’Auxerrois, qui ont un taux de friches élevé au début des années 1960 (Jussy, Champs-sur-Yonne, Vincelles, Vincelottes, Irancy, Accolay, Chichée, Béru), ne sont toujours pas remembrées à la fin des années 1990 ; à Lucy-sur-Cure, le remembrement est en cours. La difficulté technique de mener un remembrement sur des versants et coteaux, la nature même des productions, en cultures permanentes, vignes et cerises, l’extrême sensibilité des propriétaires à la valeur du milieu, le nombre et l’âge élevé de ces propriétaires ont retardé ces opérations foncières.
La fin de la déprise agricole
20Elle se voit par l’évolution des friches, des taillis et des bois des exploitations agricoles. La comparaison des recensements agricoles de 1970 et 1988 permet d’appréhender un mouvement de défrichement au sein des exploitations, par une augmentation de la superficie agricole utilisée, au détriment de la friche et des terres incultes. Alors que les exploitations des plateaux calcaires présentent, en 1970, un taux de friches dans la SAU bien supérieur aux moyennes départementales, on constate, dans les années 1970 et 1980, une augmentation conséquente de la superficie agricole effectivement utilisée dans ces régions agricoles, beaucoup plus que ce que montrent les moyennes départementales41 (tableau 11). Or, la baisse des superficies en friches qui se confirme particulièrement pour les plateaux calcaires est généralement inférieure à l’augmentation de la superficie agricole utilisée : l’élargissement de la surface agricole productive a bénéficié de la remise en culture d’autres parcelles que les friches proprement dites et notamment des taillis, bois et forêts, peupleraies42 des exploitations dont les surfaces se sont également réduites. Cela traduit l’utilisation maximale de l’espace disponible en vue de la production agricole, mais également une simplification accentuée des paysages agraires, la constitution de grandes parcelles de culture ayant souvent entraîné l’arrachage de bois et taillis inclus dans les parcelles. Ce mouvement de défrichement à l’intérieur des exploitations accompagne les actions de remembrement qui, à cette époque particulièrement, génèrent une schématisation, une banalisation du paysage agricole, en vastes parcelles. Ainsi, c’est surtout le développement de la mécanisation, renforcé par la volonté d’étendre les terres réservées à la grande culture dans un mouvement de spécialisation agricole des plateaux du sud-est du Bassin parisien, dès les années 1960-1970, qui permet l’occupation maximale de l’espace agricole potentiel. La nécessité de structures plus grandes est un encouragement aux défrichements individuels qui prolongent l’impulsion initiale de la SAFE. Or, ce mouvement de réaménagement foncier correspond bien à l’émergence d’un nouveau modèle de production : la grande culture céréalière et oléagineuse.
tableau 11. Évolution des superficies en friches des exploitations agricoles de 1970 à 1988
Friches en 1970 % de SAU | Évolution des friches de 1970 à 1988 ( %) | Évolution de la SAUée, 1970 à 1988 ( %) | Évolution des superficies en taillis, bois et forêts, peupleraies ( %) | |
Nord du Châtillonnais | 4 | -48,7 | + 9,6 | + 20,35 |
Plateau de Langres, Côte-d’Or | 3,5 | -69,5 | + 3 | -78,2 |
Vallée châtillonnaise | 2,7 | -21,5 | + 4,7 | -11,2 |
Plateau de Langres, Haute-Marne | 5,9 | -82 | + 5,6 | -40 |
Barrois, Haute-Marne | 3 | -73,3 | + 2,8 | -36,7 |
Vallée, Haute-Marne | 3,3 | -54 | + 12,7 | -30,5 |
Plateau de Bourgogne, Yonne | 4 | -59,7 | + 6 | -37,6 |
Côte-d’Or | 2,8 | -60 | + 0,5 | -51,7 |
Haute-Marne | 2,6 | -73,5 | + 0,1 | -42,4 |
Yonne | 1,85 | -67,4 | + 1 | -33,2 |
L’accélération de la concentration des exploitations et la constitution de grandes structures
21Si les recensements de l’agriculture de 1970 et de 1979 retiennent, pour l’ensemble des départements, la limite 50 hectares, voire 70 hectares, pour définir la grande exploitation, on remarque que, pour les plateaux calcaires du sud-est du Bassin parisien, dès 1979, la limite 100 hectares s’impose. Les tableaux suivants montrent la concentration très forte de la SAU (superficie agricole utile) dans les exploitations de plus de 100 hectares (plus des deux tiers de la SAU en 1970) et leur part croissante dans le nombre des exploitations. Dès 1955, la vallée châtillonnaise mais également le plateau de Langres-Montagne, en Côte-d’Or, se détachent pour le pourcentage élevé d’exploitations de plus de 100 hectares, traduisant l’importance de grands domaines et grandes exploitations constitués dès les années 1930 : cela est confirmé par la taille moyenne élevée (52 hectares) de l’exploitation agricole châtillonnaise en 1955. En revanche, sur le plateau de Bourgogne icaunais, les superficies moyennes d’exploitation pâtissent, en 1955, de la part importante des petites exploitations viticoles.
22De 1970 à 1988, la taille moyenne des exploitations augmente de plus de 50 % (tableau 12), parfois de 100 %, comme au nord du Châtillonnais, traduisant une tendance particulièrement accentuée à ne considérer, comme voie d’adaptation possible à une agriculture moderne et viable, que l’agrandissement foncier, en système de grande culture. Sur le plateau de Bourgogne icaunais, les cantons exclusivement en « grande culture » ou systèmes mixtes, enregistrent des tailles moyennes d’exploitations supérieures à 80 hectares dès 1988 pour Coursonles-Carrières, de plus de 90 hectares pour Noyers et Ancy-le-Franc, superficies comparables à celles relevées en Châtillonnais. La superficie moyenne, de 1970 à 1988, a plus que doublé pour Vermenton (de 39,4 hectares à 95,9 hectares) et a augmenté de plus de 30 % dans les autres cantons, y compris à Noyers, où la taille moyenne d’exploitation en 1970 était déjà de plus de 73 hectares ! À l’inverse, les régions agricoles ayant conservé un plus grand nombre d’exploitations d’élevage ou mixtes, comme les plateaux haut-marnais, ont eu tendance à marquer le pas dans l’agrandissement de leurs structures d’exploitation. Si les exploitations de 100-200 hectares sont relativement bien représentées sur les plateaux haut-marnais, en revanche, les exploitations de plus de 200 hectares y sont moins visibles qu’en Châtillonnais où elles représentent plus de 22 % de la SAU dès 1988 (et jusqu’à 28 % en Vallée châtillonnaise. L’agrandissement des exploitations résulte d’une acquisition de terres en faire-valoir indirect, par fermage. Hors viticulture (superficies en vignes à 88 % en faire-valoir direct), la part du faire-valoir indirect a augmenté considérablement entre 1970 et 1988, dépassant 50 % généralement au cours de cette période, sans que cela soit un phénomène spécifique aux plateaux.
tableau 14. Évolution du nombre d’exploitations agricoles à temps complet de 1970 à 1988 (en %)
1970-1979 | 1979-1988 | 1970-1988 | |
Nord du Châtillonnais (21-010) | – 5,4 | – 25,7 | – 29,7 |
Plateau de Langres, Côte-d’Or (21-311) | + 2,4 | – 17,2 | – 15,2 |
Vallée châtillonnaise (21-322) | – 10,2 | – 20 | – 28 |
Plateau de Langres, Haute-Marne (52-311) | – 12,6 | – 24 | – 33,5 |
Barrois, Haute-Marne (52-314) | – 6,7 | – 18,2 | – 23,7 |
Vallée, Haute-Marne (52-322) | + 1 | – 13,3 | – 12,4 |
Plateau de Bourgogne, Yonne (89-186) | – 5,6 | – 13,3 | – 18,1 |
tableau 15. Main-d’œuvre à temps complet pour 100 hectares de SAU : PAT (personne-année-travail) en 1970, UTA en 1979 et UTH en 1988
1970 PAT/100 hade SAU | 1988 UTA/100 ha de SAU44 | |
Nord châtillonnais (21-010) | 3,7 | 1,7 |
Pl. Langres, Côte-d’Or (21-311) | 2,9 | 1,7 |
Vallée châtillonnaise (21-322) | 3 | 1,6 |
Pl. Langres, Haute-Marne (52-311) | 3,5 | 2 |
Barrois, Haute-Marne (52-314) | 3,2 | 2 |
Vallée, Haute-Marne (52-322) | 2,9 | 1,7 |
Pl. Bourgogne, Yonne45 | 4,2 | 2,9 |
tableau 16. Nombre d’hectares de surface agricole utilisée, occupés par une UTA, par petite région agricole
1970 | 1979 | 1988 | |
Nord du Châtillonnais (21-010) | 26,9 | 41,2 | 57,6 |
Plateau de Langres, Côte-d’Or (21-311) | 34,1 | 43,4 | 57,8 |
Vallée châtillonnaise (21-322) | 33,2 | 47 | 61,9 |
Plateau de Langres, Haute-Marne (52-311) | 28,6 | 38,9 | 49,8 |
Barrois, Haute-Marne (52-314) | 30, | 39,1 | 49,6 |
Vallée, Haute-Marne (52-322) | 34,2 | 46,9 | 57,4 |
Plateau de Bourgogne, Yonne | 23,8 | 29,2 | 34,7 |
Côte-d’Or | 23,5 | 26,7 | 32,8 |
Haute-Marne | 27,4 | 33,4 | 42,8 |
Yonne | 24,6 | 30,1 | 39 |
23La concentration des exploitations s’accompagne de la diminution de leur nombre et la baisse de la population active agricole. C’est sur le plateau de Langres haut-marnais que la diminution du nombre d’exploitations à temps complet est la plus forte entre 1970 et 1988 (– 33,5 %). Le modèle agricole à faible densité de main-d’œuvre s’impose. Or, la faible densité de travail agricole correspond à une augmentation de la productivité dans des exploitations de plus en plus mécanisées (tableau 15). L’évolution de la productivité agricole en grande culture se traduit (tableau 16) par la capacité d’un actif agricole à exploiter deux fois plus de SAU en 1988 qu’il n’était en mesure de le faire en 1970. La consommation de terres par actif agricole est bien plus élevée sur les plateaux de Bourgogne que dans le nord du département de l’Yonne, régions de grande culture. La moissonneuse-batteuse, équipement central des systèmes de production spécialisés en grains, est acquise en propriété individuelle, dès le début des années 1970, sur les plateaux. Avec une superficie moyenne moissonnée de plus de 100 hectares par machine, les achats en CUMA ou copropriété trouvent vite leurs limites techniques : dès 1988, elles sont acquises à 90 % en propriété individuelle.
De la polyculture-élevage à la spécialisation en grande culture
24Les plateaux du sud-est du Bassin parisien ont pleinement participé au mouvement de renforcement des spécialisations agricoles régionales, accéléré en France à partir des années 1960. Les stratégies d’agrandissement et d’occupation de l’espace agricole traduisent une réorientation des systèmes de production, visible par la modification de l’utilisation agricole du sol au profit des labours. La grande période de spécialisation céréalière se dessine surtout à partir de 1970, mais avec décalage entre les plateaux de basse Bourgogne, pour lesquels la spécialisation céréalière atteint son apogée en 1979, avec plus de 50 % de la SAU occupée par les céréales, et les plateaux haut-marnais pour lesquels ce phénomène apparaît moins marqué (tableau 17). Le maintien des cultures fourragères à un niveau supérieur à 20 % des terres labourables en Barrois et sur le plateau de Langres, la part plus importante qu’ailleurs occupée par les superficies toujours en herbe (STH) dans la SAU (plus de 30 % en 1979) indiquent l’importance des systèmes de polyculture-élevage dans ces régions agricoles. Les troupeaux de vaches laitières sont présents dans plus de la moitié des exploitations des plateaux en 1970 : sur le plateau de Langres-Montagne, en Barrois, dans la vallée châtillonnaise et la région Barrois vallée, cela concerne plus des deux tiers des exploitations, alors que sur les plateaux de Bourgogne icaunais, cette spéculation est moins répandue. Des années 1970 à la fin des années 1980, on assiste à un mouvement de concentration : rôle des quotas laitiers dès 1984. Les plateaux haut-marnais se distinguent par le maintien plus important qu’ailleurs de la production laitière dans les exploitations, pour un troupeau moyen qui a presque doublé depuis 1970.
tableau 17. Part des céréales dans la SAU
1955 ( %) | 1970 ( %) | 1979 ( %) | 1988 ( %) | |
Nord du Châtillonnais (21-010) | 42,9 | 47,8 | 63,8 | 55,1 |
Plateau de Langres, Côte-d’Or (21-311) | 37,9 | 48,2 | 56,3 | 52,8 |
Vallée châtillonnaise (21-322) | 45,4 | 53,9 | 67,1 | 59,3 |
Plateau de Langres, Haute-Marne (52-311) | 29,9 | 33,3 | 46 | 40,5 |
Barrois, Haute-Marne (52-314) | 38,5 | 39,4 | 49,6 | 46,8 |
Vallée, Haute-Marne (52-322) | 43,7 | 45 | 58,5 | 54,75 |
Plateau de Bourgogne, Yonne | 32,9 | 54,6 | 63,1 | 54,6 |
Côte-d’Or (département) | 34 | 39,2 | 45,5 | 41,8 |
Haute-Marne (département) | 30,6 | 30,9 | 38 | 36,3 |
Yonne (département) | 41 | 55,5 | 63,4 | 53,4 |
25Le tableau 18 exprime les tendances à la spécialisation dans les systèmes de grandes cultures. L’augmentation de la part des exploitations en OTEX (orientation technico-économique des exploitations) grande culture est générale entre 1979 et 1988, même si elle reste faible sur les plateaux haut-marnais. À l’opposé, la spécialisation bovins-lait est en nette régression. Cependant, les OTEX mixtes (herbivores-agriculture générale) se maintiennent mieux qu’ailleurs sur le plateau de Langres, voire sur celui du Barrois, confirmant les particularités déjà évoquées. Le cas du plateau de Bourgogne icaunais est particulier car il inclut la zone de spécialisation viticole du Chablisien et du sud de l’Auxerrois, ainsi que les vergers de cerises du sud de l’Auxerrois : les OTEX viticulture et autres cultures permanentes représentent 32,8 % des exploitations des plateaux icaunais en 1979 et 29,4 % en 1988, mais dans des secteurs très localisés. De façon générale, la spécialisation en blé prend le pas sur celle de l’orge, à mesure que le système spécialisé en grande culture s’impose (tableau 19). Les régions agricoles plus marquées par l’élevage gardent des superficies en orge nettement dominantes dans les surfaces céréalières cultivées en 1979. Cependant, la part de l’orge ne reste supérieure à 50 % en 1988 que sur la partie haut-marnaise du plateau de Langres. Parallèlement, les surfaces en blé tendre augmentent fortement sur les plateaux. On assiste à une simplification des cultures au profit du blé tendre, puis du colza, qui remplace les cultures fourragères et les prairies artificielles comme tête d’assolement.
26Le développement des cultures oléagineuses, principalement le colza, explique la diminution des cultures céréalières, en pourcentage des terres labourables, comme en valeur absolue, entre 1979 et 1988. La Côte-d’Or et l’Yonne appartiennent au groupe des premiers département français pour la production de colza dès les années 1980. En 1988, les superficies en colza représentent 15 à 20 % des terres labourables sur les plateaux (14,5 % sur le plateau de Langres-Montagne haut-marnais et 20 % sur les plateaux de Bourgogne icaunais). Jean-Paul Charvet et J.-C. Belliard rappellent l’historique du développement de cette production en France47. Sa croissance forte dans les années 1960 s’explique par la mise en place du marché commun agricole et de prix élevés payés par le biais de la trituration48 mais aussi par le déficit croissant de la CEE en tourteaux oléagineux49, face au développement de l’élevage industriel. Or, dans le courant des années 1970, les problèmes liés à l’acide érucique contenue dans l’huile et les glucosinolates dans les tourteaux ont entraîné une désaffection pour les productions issues du colza. Sur les plateaux, la diminution des superficies en colza, menacées dans leurs débouchés, a été supérieure à 33 %. Cependant, dès la fin des années 1970 et au cours des années 1980, la mise au point de nouvelles variétés, à rendements meilleurs, dépourvues d’acide érucique et de glucosinolates, résistantes au phoma, à taux protéiniques plus élevés (variété « jet neuf » mise au point en 1977), relance la production. Le colza se renforce et s’étend sur la marge sud-est du Bassin parisien, de la Lorraine au Poitou, alors que dans les années 1950, il se localisait essentiellement au centre du Bassin parisien. Le colza est bien adapté aux exploitations de grande culture à base céréalière puisque utilisant le même matériel : la moissonneuse-batteuse. Cette production s’inscrit dans la cohérence d’un système de production de grains. Les coopératives céréalières et les organismes stockeurs sont à même de collecter les grains, qu’ils soient céréaliers ou issus du colza. Le colza d’hiver pratiqué sur les plateaux du sud et de l’est du Bassin parisien libère la parcelle suffisamment tôt, dès la fin du mois de juillet, pour permettre une préparation du sol correcte en vue du blé d’automne. Le colza constitue d’autre part une excellente tête d’assolement : il nécessite des apports d’engrais, acide phosphorique et potasse, et des produits phytosanitaires exigeants et importants, qui peuvent profiter aux cultures suivantes. Les sols des plateaux sont de bons récepteurs d’engrais. Ils ne sont pas battants, très loin de risquer un excès d’humidité. Beaucoup pensent que si les rendements du colza restent faibles (en moyenne 20 quintaux par hectare dans l’Yonne au début des années 1980), ils permettent d’assurer de bons rendements pour le blé d’automne.
27Ainsi, le colza s’accommode relativement bien des conditions pédologiques particulières des terres à cailloux. Il faut surtout évoquer les facteurs défavorables au développement d’autres productions sur les plateaux caillouteux, le colza apparaissant comme une plante finalement assez peu exigeante, alors que la durée et l’importance du déficit hydrique est particulièrement handicapante pour la production de maïs. La différence de rendement en colza entre les terres à cailloux et les terres limoneuses du centre du Bassin parisien est beaucoup moins importante que ce que l’on constate pour d’autres productions. Les chiffres de rendements en colza pour l’Yonne, des années 1993 à 1999, montrent des rendements, sur les plateaux de Bourgogne, inférieurs à ceux de la Champagne crayeuse ou de la Basse-Yonne, parfois de plus de 10 quintaux à l’hectare comme en 1999, mais une variabilité interannuelle souvent plus faible, en année normale50 : ils s’inscrivent dans une fourchette de 31 à 42 quintaux par hectare en Champagne crayeuse de l’Yonne, de 27 à 40 pour la basse Yonne, mais de 27 à 32 quintaux par hectare pour les plateaux de Bourgogne icaunais. Les possibilités de diversification des assolements apparaissant limitées, c’est pratiquement « par défaut » que le colza est devenu la moins problématique des têtes d’assolement.
La reconstitution des vignobles des plateaux de Bourgogne à partir des années 1950
28La configuration actuelle du vignoble de basse Bourgogne résulte de transformations accélérées depuis les années 1950-1960, ne laissant subsister que le vignoble de qualité. Les travaux de G.-J. Gilbank51 décrivent la mutation connue par les principaux vignobles de basse Bourgogne icaunaise depuis l’après guerre. Les informations du bureau interprofessionnel des vins de Bourgogne (BIVB) indiquent les évolutions les plus récentes. Dans les années 1950, seuls 8 % des viticulteurs des plateaux de Bourgogne produisent du vin AOC (appellation d’origine contrôlée), à 95 % en Chablisien, à Irancy, Chitry et Saint-Bris. Seul Chablis bénéficie de sa propre appellation. En 1970, le vignoble de l’Yonne atteint son étiage avec 2 600 hectares (soit le quinzième de son extension de 1890). Irancy constitue le seul vignoble produisant du vin rouge de qualité qui ait conservé une partie de sa production et de sa superficie et représente, en 1950, la moitié des 54 hectares de plantations en pinot noir du département. Aujourd’hui, Faire d’appellation Chablis couvre 6 800 hectares, sur vingt communes mais les superficies en production Chablis AOC s’étendent sur 4 060 hectares52. Les vignobles d’Epineuil, de Tonnerre et de Vézelay, qui ont pourtant sombré avec les décennies de crise de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle, renaissent à partir des années 1980-90. En 1993, une nouvelle délimitation INAO53 a précisé les crus, cépages et terroirs viticoles. L’appellation Bourgogne AOC ne peut plus être attribuée qu’à des vins issus des cépages chardonnay (vins blancs secs) et pinot noir (rouge et rosé). Aujourd’hui, selon le BIVB, les vignobles de l’Auxerrois et du Chablisien s’étendent sur plus de 5 400 hectares en production, le vignoble du Tonnerrois, sur 155 hectares, et le vignoble du Vézelien, sur plus de 70 hectares. Dans le cas du vignoble de Tonnerre, cette production s’inscrit en partie dans un système associant grande culture et viticulture. Cependant, le destin du vignoble du sud Auxerrois et surtout du Chablisien, producteur à haute valeur ajoutée à partir d’une production étroitement territorialisée, a connu une évolution très différente du modèle agricole dominant des plateaux du sud-est du Bassin parisien, fortement dépendant de la PAC.
Notes de bas de page
1 L’ordre de Cîteaux, fondé en 1098 par Robert de Molesmes, ne prit réellement son essor qu’avec l’arrivée, au xiie siècle, de saint Bernard.
2 M. Guyard, Le Grand Siècle de la sidérurgie haut-marnaise, 1780-1880, CDDP Haute-Marne, 1986.
3 La Thuillière à Auberive ferme en 1848 alors que la forge cesse de fonctionner en 1856. Le haut-fourneau fut démoli en 1906. La Thuillière a été transformée en exploitation agricole.
4 J.-L. Maigrot, L’Agrosystème haut-marnais, agriculture et paysages, Chaumont, CDDP Haute-Marne, 1981.
5 J.-L. Maigrot, X. Poux, Les Systèmes agraires du plateau langrois-Châtillonnais, INRASADDDAF-CDDP Haute-Marne, 1991.
6 J.-P. Moreau, La Vie rurale dans le sud-est du Bassin parisien entre les vallées d’Armançon et de la Loire, Paris, Les Belles Lettres, 1958.
7 J.-P. Moreau, ibid.
8 Ces craintes ont été formulées dès la fin du xviiie siècle.
9 En 1853, dans les cantons de Vermenton et d’Auxerre. Enquête agricole de 1853, Archives départementales de l’Yonne, série M.
10 M. Dubois, L’Économie rurale du Châtillonnais, Paris, Centre de documentation cartographique et géographique, CNRS Éditions, coll. « Études et Mémoires », tome VII, 1960, p. 7-118 ; extrait p 34.
11 J.-L. Maigrot, X. Poux, 1991, op. cit., p. 60.
12 M. Debesse-Arviset, Le Châtillonnais, Paris, Annales de géographie, 1928.
13 J.-P. Moreau, 1958, op. cit., p. 60.
14 J.-L. Maigrot, X. Poux, 1991, op. cit., p. 60 ; p. 83 à 86, évolution des structures foncières et les transformations agricoles de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle.
15 Loi du 9 mars 1941.
16 J.-P. Moreau, op. cit., p. 60.
17 M. Dubois, op. cit., p. 61.
18 M. Dubois, ibid., p. 61.
19 Cantons de Châtillon, Laignes, Montigny et partiellement Aignay-le-Duc.
20 Création du premier syndicat d’élevage dès 1913 à Saint-Seine-l’Abbaye. Création en 1929 d’un herd-book dont le siège est à Dijon.
21 Cantons de Baigneux, Saint-Seine-l’Abbaye, Grancey et en partie ceux de Recey-sur-Ource et d’Aignay-le-Duc.
22 Canton d’Aignay-le-Duc.
23 Canton de Baigneux-les-Juifs.
24 J.-P. Moreau, op. cit., p. 60.
25 G.-J. Gilbank, « Les vignobles de basse Bourgogne, apogée et déclin, 1800-1850 », Géographie 89, 30, 1995, CDDP Auxerre, p. 3-26. G.-J. Gilbank, Les Vignobles de qualité du sud-est du Bassin parisien, évolution économique et sociale, Paris I, Thèse d’État, Lettres, 1978.
26 En Tonnerrois, à la limite nord des plateaux calcaires.
27 P. Houée, Les Politiques de développement rural, Paris, INRA, Économica, 1996, 2e édition.
28 V. Rey, Besoin de terre des agriculteurs, Paris, Économica, 1982.
29 M. Debatisse, La Révolution silencieuse, Paris, Calmann-Lévy, 1964.
30 H. Mendras, La Fin des paysans, Paris, SEDES, 1967.
31 M.-C. Pingaud, Paysans en Bourgogne, les gens de Minot, Paris, Flammarion, coll. « Bibliothèque d’ethnologie historique », 1978.
32 M. Cointat, « Terres incultes et taillis pauvres de l’est de la France », Revue de l’économie du Centre-Est, 7, [1960], p. 130-134.
33 M. Cointat, ibid. Ardennes, Aube, Côte-d’Or, Marne, Haute-Marne, Meurthe-et-Moselle, Meuse, Moselle, Haute-Saône, Territoire de Belfort, Vosges et Yonne.
34 La zone d’action de la SAFE concerne treize départements : aux douze précédemment cités, il faut ajouter le Jura.
35 M. Cointat, « Le problème des terres abandonnées dans l’est de la France », Les Grands Aménagements régionaux, 2, (1963), Association française des organismes d’aménagement régional.
36 Canton d’Auberive.
37 B. Leucart, La Mise en valeur des terres incultes en Haute-Marne, au sud de la vallée, Dijon, mémoire de maîtrise de géographie, 1969.
38 J.-P. Roger, Structures et systèmes de production au niveau d’une région naturelle : le Barrois dans l’agriculture haut-marnaise, Dijon, mémoire de maîtrise de géographie, 1984.
39 Et dans l’Aube.
40 M. Dubois, 1960, op. cit., p. 61.
41 Les friches sont comptabilisées dans la SAU (superficie agricole utile), mais pas dans la SAUée (superficie agricole utilisée) ; la SAU est égale à la SAUée, augmentée des superficies en friches et landes non productives, ainsi que sols des bâtiments et cours.
42 Dans le RGA de 1970, on considère les bois et forêts et peupleraies des exploitations, alors qu’en 1979 et 1988, cette catégorie s’intitule « taillis, bois et forêts, peupleraies » des exploitations. Il subsiste donc une ambiguïté concernant les taillis.
43 Il faut émettre des réserves pour le recensement de 1955 où on ne distingue pas de la même façon SAU et SAUée. On peut considérer que la superficie moyenne productive des exploitations est surévaluée.
44 Les critères de PAT (personne-année-travail) en 1970, d’UTA (unité de travail annuel), en 1979 et 1988 relèvent du même principe. Il s’agit de déterminer un nombre de personnes travaillant à plein temps sur une année entière, en tenant compte de tout type de main-d’œuvre ; un coefficient est attribué pour les personnes travaillant à temps partiel, en fonction de l’activité fournie. C’est ce coefficient qui a pu changer entre 1970, d’une part, et 1979-1988, d’autre part. De plus, on compte deux cent soixante-quinze journées de travail dans une année à partir de 1979 mais trois cents journées de huit heures en 1970. Cependant, pour chaque date de RGA, j’ai considéré ces définitions comme tout à fait représentatives du mode de travail de l’époque, calculé d’ailleurs en fonction du temps de travail applicable aux professions secondaires et tertiaires, puisque l’on retient comme base de calcul la journée de huit heures.
45 L’importance de la viticulture fausse la perception d’ensemble en grande culture, sur les plateaux de Bourgogne de l’Yonne.
46 OTEX : orientation technico-économique des exploitations agricoles, en fonction de la part de MBS (marge brute standard) réalisée par chaque production. Entre 1979 et 1988, le classement par OTEX a été quelque peu modifié. Nous avons regroupé les OTEX de 1988 en fonction des OTEX de 1979. De plus, la MBS est calculée en unité de compte européenne de valeur datant de 1973, pour le RGA de 1979, et en unité de dimension économique (valeur 1986) en 1988. Les deux unités de compte se traduisent en « équivalent hectare de blé » selon des barèmes différents. Cependant, j’ai considéré que les deux recensements étaient tout à fait comparables dans ce domaine et que les unités de compte choisies étaient les plus significatives et les plus pertinentes au moment du recensement en question.
47 J.-P. Charvet, J.-C. Belliard, « Le colza, soja de la France ? », L’Information géographique, 1979, 3, p. 123-139.
48 Le FEOGA rembourse la différence à l’époque entre le prix indicatif et le cours mondial puisque le marché des oléoprotéagineux est resté tout à fait ouvert aux importations, sans prix de seuil. Il s’agit de favoriser l’achat, par les triturateurs européens, des graines oléagineuses produites en Europe communautaire.
49 Déficit communautaire européen de 85 % dans ce domaine, à la fin des années 1970.
50 DDAF Yonne, Service statistique, enquête TER-LAB.
51 G.-J. Gilbank, 1978, op. cit., p. 66. G.-J. Gilbank, « Les vignobles de basse Bourgogne », Géographie 89, 1995, op. cit., p. 66.
52 Chambre d’agriculture de l’Yonne, STAV-GETEVAY.
53 Décret no 93-499, relatif à l’AOC Bourgogne, Journal officiel, 27 mars 1993, p. 4945-4947.
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