Introduction
p. 7-12
Texte intégral
1Depuis les années 1990, l’agriculture européenne a connu des rendez-vous essentiels engageant sa durabilité, depuis la réforme de 1992, jusqu'à la révision à mi-parcours, en 2003, de l’Agenda 2000. La réforme de la PAC de 1992 constitue un premier tournant dans une réorientation qui se veut plus générale. Or, les conditions de la dépendance extérieure de l’agriculture de certains espaces de grande culture, notamment le sud-est du Bassin parisien, apparaissent plus évidentes et visibles depuis cette décennie de réformes agricoles. Cette dépendance a trois visages. Il s’agit tout d’abord d’une dépendance politique et administrative par rapport à la PAC, dont les agriculteurs ne peuvent maîtriser les décisions, modifiables par Bruxelles : la révision à mi-parcours de l’Agenda 2000, en 2003, en est un exemple. La dépendance administrative rejoint la dépendance économique extérieure, qui se présente sous deux formes. Les revenus sont de plus en plus suspendus, en grande culture, aux paiements directs de la PAC alors que l’ouverture des marchés agricoles céréaliers, et surtout oléagineux, pour répondre aux exigences de l’OMC, introduit une incertitude liée aux fluctuations des cours des productions, voire à leur baisse presque continue depuis la fin des années 1990. La dernière forme de dépendance est propre à certains systèmes de production hyperspécialisés en grande culture, aux limites de leur productivité, laissant peu de marge de manœuvre pour diversifier la production, pratiquer des cultures de repli en fonction de la conjoncture, développer des ateliers complémentaires et établir une agriculture multifonctionnelle et territorialisée. En quoi les plateaux du sud-est du Bassin parisien sont-ils caractéristiques de cette triple dépendance ? Dans quelle mesure les réformes de la politique agricole commune, en 1992, puis en 2000-2006, accentuent-elles, sur ces espaces, les conditions de la dépendance extérieure et de la rigidité du système de production ? Comment des perspectives de durabilité peuvent-elles être définies dans ce contexte ?
2La réforme de la politique agricole commune, annoncée le 21 mai 1992, est l’étape fondamentale de la remise en cause du mécanisme central sur lequel a vécu la PAC depuis les années 1960, le soutien par des prix élevés. Désormais, le paiement à l’hectare (étape transitoire nécessaire avant la définition du paiement unique par exploitation, le découplage, défini par l’accord de 2003) se veut plus juste que l’aide proportionnelle à la quantité produite, bien qu’il favorise les exploitations aux grandes superficies. Une volonté de redistribution apparaît entre les systèmes de grande culture céréalière et oléagineuse les plus intensifs et les systèmes moins intensifs. Toutefois, la critique de la productivité à outrance prend plusieurs aspects. On met l’accent sur la maîtrise des coûts de production dans l’amélioration ou le maintien du revenu agricole, plutôt que sur l’augmentation des productions. Cela rejoint une autre préoccupation de la nouvelle PAC : la question environnementale, par le biais des mesures agri-environnementales. Les pratiques extensives d’utilisation du sol sont encouragées, par la prime à l’herbe, et le gel des terres obligatoire vise à désintensifier l’usage du sol. Les principales dispositions de la PAC peuvent directement ou indirectement inciter à l’agrandissement des exploitations, d’autant plus que la mesure de préretraite agricole, mise en place dès 1992, peut occasionner une libération de terres importante, au moment où la conjoncture agricole est incertaine et peu propice à l’installation. Le Bassin parisien, par l’importance des superficies en céréales et oléoprotéagineux, par la dimension structurelle des exploitations, par le pourcentage élevé d’exploitations en système de grande culture, est un des espaces français et européen les plus directement concernés par cette réforme. La maîtrise des coûts de production et la possibilité de diversifier deviennent pour l’agriculteur le seul moyen d’améliorer, de maintenir ou de garantir durablement son revenu.
3Tous les espaces de production agricole du Bassin parisien ne disposent pas des mêmes capacités de réaction face aux évolutions de la conjoncture européenne et des marchés internationaux. Les espaces fortement spécialisés du centre du Bassin parisien, très intégrés au système agro-industriel et tournés vers les exportations, présentent une forte cohésion et définissent des systèmes spatialisés spécialisés1 dans la production de grains. Ils disposent d’une capacité de résistance liée à de hauts revenus nets par exploitation – et par hectare – qui s’expliquent par les rendements élevés et les soutiens de prix non découplés des volumes de production qu’ils ont reçus jusqu’à la fin des années 1980, dans des systèmes de production très intensifs. D’autres régions agricoles du Bassin parisien s’individualisent, en revanche, par leur utilisation agricole du sol moins intensive et leurs rendements moins élevés : c’est le cas des plateaux de l’est et du sud du Bassin parisien, du plateau de Bourgogne, du plateau de Langres et du plateau du Barrais de Haute-Marne et de la Meuse, mais également de la Champagne du Berry. Ces espaces agricoles et ruraux présentent la particularité d’une utilisation agricole du sol dominée, plus fortement qu’ailleurs, par deux céréales (blé et orge) et par le colza, avec parfois de l’élevage en système mixte sur les plateaux de l’est. Les structures de production sont grandes et mises en valeur par une très faible densité d’actifs agricoles. Ces particularités mettent en avant un autre aspect de la diversité du Bassin parisien : la diversité pédologique. Les conditions édaphiques reprennent toute leur importance en tant que facteur de production. La spécificité agronomique des terrains intervient comme facteur favorable ou non à la réduction des coûts et à la diversification des productions. Or, toutes les régions agricoles constituant le Bassin parisien ne sont pas développées sur les terres limoneuses, à sols bruns, telles qu’on les rencontre en Beauce, Brie, Valois, Picardie et Artois. À la marge sud et est du Bassin parisien, sur des sols minces contenant une forte proportion de cailloux développés sur les plateaux calcaires, les rendements céréaliers sont inférieurs à ceux que l’on rencontre dans le centre du Bassin parisien ; dans certains départements qualifiés d’intermédiaires, les terres à cailloux couvrent des superficies importantes (Charente-Maritime, Indre, Cher, Yonne, Côte-d’Or, Haute-Marne et Meuse, voire Moselle, Meurthe-et-Moselle et Vienne). La question des rendements est intervenue avec force dans les débats concernant la réforme de la PAC de 1992 puisque les paiements compensatoires et primes jachères ont été généralement définis en fonction d’un rendement unique départemental. Le problème d’exploitations spécialisées très intensives, intégrées dans des départements moins nettement spécialisés en céréales ou aux pratiques plus extensives dans l’utilisation agricole du sol, avec des rendements céréaliers inférieurs, a suscité des débats parfois âpres. Le thème des régions ou départements intermédiaires, spécialisés dans les grandes cultures mais avec des systèmes moins intensifs qu’au centre du Bassin parisien, a été plusieurs fois évoqué lors des congrès de l’Association générale des producteurs de blé (rapport de congrès de l’AGPB de 1994) : les départements de l’Yonne et de la Côte-d’Or ont été cités comme exemples caractéristiques de ce problème. Néanmoins, la valeur agricole du sol cultivable dépend de plus en plus des droits à primes ou à produire qui y sont attachés, puisque les paiements s’effectuent à l’hectare (jusqu’en 2006, pour la France), sur des surfaces de production définies avant 1990. Les petites terres, généralement référencées en terres céréalières et oléagineuses, ont pris une valeur économique inespérée, sans que la valeur proprement agronomique ait subi de changement. Les départements incluant ces régions de plateaux, dont l’agriculture se développe sur des petites terres, apparaissent particulièrement sensibles aux évolutions de la PAC : on y pratique presque exclusivement des productions touchées par la réforme de la PAC de 1992, c’est-à-dire du blé, de l’orge et du colza. Certes, ces départements intermédiaires présentent des superficies d’exploitation parmi les plus élevées de France à la veille de la réforme, ce qui a constitué un atout par rapport au système de paiements compensatoires à l’hectare. Or, pour les marges sud et est du Bassin parisien, la maîtrise des coûts de production par hectare ne peut que renforcer des tendances déjà constatées à une large consommation d’espace. Cela justifie un meilleur ajustement des coûts de production par une gestion de la surface qui exclut une utilisation très intensive du sol, mais suscite une plus forte demande d’agrandissement des structures sur lesquelles les primes PAC s’appliquent jusqu’en 2006. Cependant, à long terme, les évolutions de revenus ne recouvrent pas que des aspects positifs. La dépendance des revenus par rapport à la PAC, c’est-à-dire à un facteur que l’agriculteur ne maîtrise pas, n’est pas pleinement satisfaisante, même si cela ne concerne pas que les exploitations en grande culture. Or, peut-on compter, sur les petites terres, sur le développement d’autres activités ou productions, compte tenu des particularités agronomiques et de la faiblesse des marchés locaux dans des régions à faible densité de population, encore peu ouvertes au tourisme, et à l’économie peu diversifiée ? L’accord de Luxembourg de 2003, promettant à terme le découplage des aides (paiement unique par exploitation), a pour but de permettre aux agriculteurs de diversifier plus facilement leurs assolements.
4Les plateaux de Bourgogne, de Langres et du Barrois, appartenant à la diagonale du vide, zone de faibles densités traversant la France du nord-est au sud-ouest, s’inscrivent dans des régions dans lesquelles l’enjeu agricole reste important, même si le nombre d’actifs agricoles par km2 et par canton est inférieur à 1,1, à la veille de la réforme de 1992. Cependant, ces régions agricoles sont aujourd’hui partiellement concernées par la classification en zones rurales fragiles de certains de leurs cantons ruraux, donnant droit à des aides des fonds structurels de l’Union européenne. Un décalage existe cependant entre l'économie agricole présentant des signes de modernité et de prospérité, occupant bien son espace de production, et une démographie rurale, une économie locale, présentant des signes de fragilité à la veille de la réforme de la PAC de 1992. Ce décalage existe depuis plusieurs décennies, mais il semble intéressant de comprendre si les évolutions des politiques agricoles et rurales des années 1990 ont changé la nature des relations entre ces deux pôles du développement durable local. Ce modèle agricole de consommation de foncier est ancien sur les plateaux et, dans ce cas, le vide démographique a précédé la mise en place de la grande culture. Dans quelle mesure doit-on s’inquiéter du vide démographique induit, en partie seulement, par le modèle agricole développé dans ces espaces et nécessaire à sa mise en place ? Pourtant, il est difficile d’envisager le développement durable de ces espaces, sans l’agriculture. Cependant, on a l'impression, avant même la PAC de 1992, que le développement agricole, l’augmentation de la taille moyenne des exploitations, la modernisation par la grande culture agro-exportatrice, ont pu se réaliser indépendamment des politiques locales de développement rural général. Quoi qu’il en soit, la mise en valeur du sol agricole n’apparaît pas menacée. La crainte de la déprise semble s’éloigner aussi vite que s’exprime la volonté de chacun d’assurer son revenu par des structures de production plus vastes disposant de terres primables. Il nous faut déterminer la place des évolutions liées à la PAC depuis 1992 dans le renforcement de ce modèle de développement agricole par consommation de terre. Parallèlement, nous devons définir les stratégies mises en place par les agriculteurs pour occuper durablement l’espace dans le cadre d’une économie viable, préservant leurs revenus par la maîtrise des coûts de production, permettant la transmission des exploitations et l’utilisation d’un vaste espace agricole, dans un milieu rural généralement fragile, ou qualifié d’intermédiaire, pour certains cantons. Cette question interroge les rapports entre l’agriculture et son environnement rural. L’agriculture productrice de matières premières exportées, dégageant des revenus plutôt confortables peut-elle dynamiser la vie rurale ou se contente-t-elle d’utiliser la plus grande partie de l’espace rural ?
5En Europe, comme en France, les définitions conjointes d’une nouvelle PAC (l’Agenda 2000 puis l’accord de Luxembourg de 2003), de la loi d’orientation de l'agriculture en France (1999) et des deux nouvelles lois d’aménagement du territoire en France (1995 et 1999) ne peuvent ignorer les exigences de développement durable. Ce concept est inscrit, à la fin des années 1990, au cœur des politiques agricoles, environnementales et d’aménagement du territoire, dans la volonté d’une approche politique intégrée. Si le règlement sur le développement rural, initié par l’Agenda 2000 et renforcé en 2003, qualifié de second pilier de la PAC, a repris pour des mesures d’accompagnement à la réforme de la PAC de 1992, ou préexistantes, il a intégré également les mesures d’aides aux zones rurales en difficulté ainsi que des mesures environnementales, par un fonds commun de financement. Parallèlement, le projet de loi d’orientation agricole adopté en France en 1999 (et qui devrait être révisé en 2005) a mis en avant les principes d’une agriculture multifonctionnelle, s’inscrivant dans des territoires durables, par le biais des CTE, contrats territoriaux d’exploitation, aujourd’hui transformés en contrats d’agriculture durable, les CAD. La durabilité est devenu le concept central, se déclinant en de nombreux aspects devenus incontournables, au moins dans le discours, et se traduisant de plus en plus, à partir des années 1990, dans les pratiques des agriculteurs, y compris en grande culture : multifonctionnalité, qualité sanitaire, traçabilité, productions labellisées et territorialisées, écoconditionnalité. Cependant, ce concept reste flou, souvent adaptable et peu mesurable ou quantifiable. Surtout, comment définir la durabilité dans un espace de production hyperspécialisé en grande culture, quasiment monoproducteur, agro-exportateur, entretenant le paysage à des fins essentiellement productives ? Pourtant, l’agriculture des plateaux du sud-est du Bassin parisien doit s’adapter aux contradictions existant entre les dispositions libérales de l’Agenda 2000 (et de l’accord de Luxembourg de 2003), prolongeant celles de la PAC de 1992, qui réaffirme une volonté exportatrice et une exigence de compétitivité de l’agriculture européenne et française, par des prix orientés à la baisse en phase avec le marché mondial et, d’autre part, une orientation plus environnementale et sociale traduisant un nouveau contrat entre l’agriculture, le monde rural et la société en général, principes réaffirmés par l’accord de Luxembourg de 2003. Comment gérer ces contradictions dans un espace agricole qui présente, a priori, peu de marges de manœuvre dans le système de production qu’il a construit depuis les années 1950 et qui constitue une tendance lourde de son développement ? Comment cet espace agricole de production peut-il gérer la contradiction entre une volonté exportatrice, qu’il reconnaît comme son propre modèle de développement, mais pour lequel il n’est pas le mieux armé de tous les espaces de grande culture et, d’autre part, l’exigence de multifonctionnalité de l’agriculture ? Les solutions techniques et agronomiques adoptées dans la maîtrise des coûts de production, dans la diminution de la pression sur le milieu par le développement des pratiques raisonnées en agriculture, l’engagement possible dans les CTE – devenus les CAD en 2003 - qui se mettent en place depuis 2000, sont-ils suffisamment significatifs pour traduire l’orientation vers un système extensif, en grande culture, à l’échelle de la France ? Dans ce cas, il faut faire la différence entre la durabilité de l’espace et du potentiel de production, d’une part, et la durabilité de l’emploi agricole, d’autre part. Or, peut-on encore parler de développement durable si l’un de ces aspects manque : durabilité économique, aspects sociaux, maintien de l’emploi, et préoccupations environnementales ? Si les évolutions connues sur les plateaux du sud-est du Bassin parisien correspondent en grande partie à ce que l’on a connu ailleurs en région et système de grande culture, l’intérêt des plateaux est sans doute de pouvoir définir et proposer un exemple appuyé d’adaptation à la PAC, dans lequel les possibilités d’ouverture à d’autres modèles sont limitées et fortement liées à l’aspect foncier et à la faible densité de main-d'œuvre. La mise en place du découplage partiel des aides, à partir de 2006, à hauteur de 75 % en grande culture, peut-elle infléchir la tendance lourde du développement agricole, caractérisée par la consommation de foncier ? Après une présentation générale des enjeux agricoles et ruraux des plateaux du sud-est du Bassin parisien, nous nous attacherons à montrer les principales évolutions économiques, dans les assolements, dans les systèmes de production et les revenus, à partir de la mise en place de la PAC de 1992. Enfin, nous étudierons les modifications des pratiques agricoles sur les plateaux, le développement de l’agriculture raisonnée, mais les perspectives encore limitées de prise en compte de tous les aspects de l’agriculture durable et de sa contribution au développement durable local.
Notes de bas de page
1 Charvet (J.-P.), Les Greniers du monde, Economica, Paris, 1985, 368 p. Il définit les systèmes spatialisés spécialisés dans la production de grains dans le chapitre 4, p. 271-326 et donne deux exemples : le système beauceron en France et l’Illinois central aux États-Unis.
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