Chapitre 4. L’Apennin central adriatique au Sud et au Nord du Gran Sasso : un paléoenglacement médiocre malgré de fortes altitudes
p. 127-159
Texte intégral
1Des Monts Sibillini au Nord à la Maiella au Sud, la chaîne apennine tend à s'orienter presque parallèlement à la côte adriatique, distante de moins de 50 kilomètres des sommets principaux. L'Apennin central adriatique correspond ainsi à la partie la plus externe de l'Apennin central, qui est aussi la plus élevée. La Maiella possède le deuxième sommet de la péninsule italienne (M. Amaro, 2793 m), juste derrière le Corno Grande (2912 m), tandis que les Sibillini et les Monts de la Laga frôlent les 2500 m, culminant respectivement au M. Vettore (2476 m) et au M. Gorzano (2458 m).
2Au-dessus des collines de flysch de l'avant-pays adriatique, les bastions calcaires du Gran Sasso et des Sibillini dressent un énergique escarpement de chevauchement. La coupole anticlinale calcaire de la Maiella s'achève par un escarpement de flexure de pente convexe. Les Monts de la Laga font figure d'exception puisque bien que situés sur l'axe orographique principal, ils sont inscrits dans le flysch de l'unité chevauchée (voir chapitre 1, fig.8). L'alignement montagneux de l'Apennin central adriatique, indifférent aux détails et aux complications de la structure géologique, doit l'importance de son volume de relief à une vigoureuse surrection plio-quaternaire (J.-J. Dufaure, M. Rasse et D. Bossuyt, 1988 et 1989).
3Comme ceux du Gran Sasso, les héritages glaciaires du reste de l'Apennin central adriatique ont été relativement peu étudiés1 : on ne dispose que de travaux partiels, pour beaucoup paradoxalement plus diserts sur les bordures des massifs que sur leurs parties sommitales ! Il faut reconnaître que les conditions d'accès aux secteurs les plus élevés des Sibillini, de la Laga et surtout de la Maiella sont certainement restées les plus difficiles de tout l'Apennin. Mais ceci n'explique pas les nombreuses interprétations et reconstitutions abusives relevées dans la littérature, jusque dans les travaux italiens récents. Faut-il se fier à la carte géologique de Lanciano (1970) qui figure des dépôts morainiques sur le versant occidental de la Maiella, jusqu'à moins de 500 m d'altitude ? Que penser des conclusions de A.-V. Damiani (1975) et M.-C. Tagliaferro (1982) suggérant l'envahissement par des langues glaciaires des régions basses encadrant le massif des Sibillini ?
4Nos propres recherches sur le terrain nous conduisent à contester les vues exagérées de plusieurs auteurs à propos du paléoenglacement de la Maiella, des Monts de la Laga et des Sibillini. C'est pourquoi successivement, nous nous intéresserons à ces différents massifs en tentant de démontrer la nature pseudo-glaciaire de bien des modelés signalés dans la littérature ; en même temps, dans un souci de comparaison avec le Gran Sasso tout proche, nous chercherons à préciser les limites inférieures sûres du paléoenglacement, et à identifier d'éventuelles marques de ses fluctuations.
La Maiella : une calotte glaciaire sommitale
5Située au Sud-Est de l'Apennin abruzzais, la montagne de la Maiella est encore plus proche de la mer Adriatique que le Gran Sasso puisque seulement 40 km séparent le Monte Amaro (2793 m) des stations balnéaires proches de Pescara. Culminant presque aussi haut que le Corno Grande, la montagne de la Maiella offre une physionomie bien différente de celle, quasi-alpine, du Gran Sasso. Il s'agit d'une montagne massive, au volume de relief considérable. J. Demangeot (1965) a calculé que l'altitude moyenne de la Maiella était de 1360 m, contre seulement 1054 m pour le Gran Sasso : la faible aération de la Maiella et l'étendue des surfaces élevées se déduisent de ces chiffre. Et selon M.-L. Gentileschi (1967b), une part de 20 % de la surface de la Maiella se situe au-dessus de 1500 m, contre seulement 5 % pour le Gran Sasso. Ces considérations altimétriques méritent d'être soulignées dans la perspective d'une reconstitution des glaciers de la Maiella. La massiveté de cette montagne, la moins pénétrable de tout l'Apennin, a aussi été un facteur essentiel des caractéristiques de son paléoenglacement.
La morsure glaciaire limitée d'une haute montagne massive
6Les caractéristiques morpho-structurales de la Maiella expliquent sa massiveté et par là-même, la relative faiblesse de l'empreinte glaciaire.
La Maiella : une lourde coupole anticlinale faillée
7La Maiella présente un relief conforme à une structure géologique plissée et faillée plus simple que celle du Gran Sasso. Il s'agit d'un large bombement anticlinal de direction nord-sud, affectant un empilement de calcaires variés (fig. 31) : seuls les calcaires d'âge crétacé ou plus récent affleurent. Les retombées occidentales et orientales présentent un dispositif différent.
8A l'Est, les calcaires plongent sous la molasse miocène de l'avant-pays adriatique, la retombée du pli étant localement compliquée par le jeu d'une faille. De profil nettement convexe, l'escarpement de flexure-faille est affecté de grands glissements en planche qui se produisent suivant les plans stratigraphiques, le cas échéant à l'occasion de secousses sismiques (J. Demangeot, 1965, photo no 17 représentant la niche de départ du glissement historique de Lettopalena). A l'Ouest, une faille de direction méridienne d'une vingtaine de kilomètres de long tranche la retombée de l'anticlinal. L'escarpement de faille occidental de la Maiella domine de plus de 1500 m le fond du fossé tectonique de Caramanico, bourré de molasse miocène et d'argiles pliocènes plissées. Limité du côté de la Maiella par une faille inverse et du côté du Morrone par un véritable chevauchement, le fossé de Caramanico est considéré par J. Demangeot (1965) comme une pincée. Il présente une épaisse couverture détritique quaternaire, figurée en grande partie comme morainique sur la carte géologique de Lanciano (1970).
9Les hautes surfaces sommitales de la Maiella s'expliquent fondamentalement par le dispositif structural : très doucement inclinées vers l'Est, elles correspondent à la partie tabulaire de la voûte anticlinale, au grand rayon de courbure caractéristique. L'hypothèse d'aplanissements imparfaits émise par J. Demangeot (1965) ne s'impose pas de façon évidente.
Un petit fjell dans lequel s'encastrent des cirques composés et de courtes auges
10Dans le détail, les grandes surfaces sommitales de la Maiella, particulièrement étendues entre les Monts Amaro et Macellaro où elles se situent entre 2400 et 2600 m, présentent un modelé à la fois émoussé et bosselé. De petites dépressions plus ou moins circulaires encombrées de neige jusqu'au milieu de l'été s'interprètent facilement comme des cuvettes nivo-karstiques. Pour le reste, comme le remarquait J. Demangeot (1965), il est difficile de distinguer, dans ce modelé monotone, les parts respectives des actions karstiques, glaciaires et périglaciaires : la seusiblité des calcaires en plaquettes de type scaglia, beaucoup plus gélifs que ceux du Gran Sasso selon M.-L. Gentileschi (1967b), a également beaucoup contribué à l'empâtement des versants. En tout cas, l'englacement de ces hautes surfaces est rendu plus que probable par deux indices morphologiques. Tout d'abord, ces horizons moutonnés sont parsemés par endroits de quelques gros blocs calcaires manifestement déplacés et que l'on peut interpréter comme des blocs erratiques. Surtout, sur les bordures de ces hautes surfaces existent deux vallées glaciaires typiques, dont une est dépourvue de cirque à l'amont (fig.32 et photo no 12) : le paléoenglacement de la vallée d'angle de faille de Femmina Morta et de la vallée de Taranta repose sur l'existence de restes morainiques. La glace qui recouvrait les hautes surfaces encadrantes s'est trouvée, sur les bordures de ces dernières, canalisée dans des vallées pré-glaciaires. Ces indices nous font interpréter les hautes surfaces moutonnées de la Maiella comme une petite topographie de fjell.
11Plus au Nord, dans le secteur des Monts Amaro (2793 m) et Acquaviva (2737 m), de grands cirques et des hautes vallées au profil glaciaire caractéristique s'encastrent en contrebas de la topographie de fjell (fig.32). L'extrémité amont des vallées qui rayonnent vers le Nord et l'Est présente un modelé de cirques composés dont le fond se situe au minimum vers 2200 m. Les cirques sont principalement exposés au Nord et à l'Est, mais les fortes altitudes ont également permis l'installation de cirques en plein sud, comme au Monte Acquaviva. Les vallées présentent sur une courte distance un profil d'auge nettement calibrée, comme les parties-amonts des vallées des Mandrelle et Rava del Diavolo. Avec son fond garni de roches moutonnées et un profil en auge encore identifiable à 4-5 km de la zone des cirques, la Valle Cannella est la plus grandiose des vallées glaciaires de la Maiella (photo no 11).
12Si l'on trouve assez fréquemment des moraines au creux des cirques, celles-ci sont beaucoup plus rares en aval, dans le fond des vallées glaciaires. Les moraines frontales les plus basses s'observent à des altitudes relativement élevées, de peu inférieures à 2000 m. Il s'agit tout d'abord des moraines de la Valle delle Mandrelle et de la Valle Cannella, respectivement situées à 1950 m et 1900 m, déjà signalées par K. Suter (1939) et J. Demangeot (1965). En outre, nous avons découvert une moraine un peu plus basse au fond de l'auge de Taranta : le cordon morainique latéral de rive gauche, que l'on peut suivre sur plus de 300 m, passe à un cordon frontal entièrement conservé dont la base se tient à 1825 m d'altitude. J. Demangeot (1965) doutait que les moraines situées vers 1900 m fussent celles de l'expansion maximale : l'existence d'un profil en auge de la Valle di Macchia Lunga (en aval de la Valle Cannella) observable jusque vers 1500 m d'altitude nous fait partager le scepticisme de l'auteur. Toutefois, dans la Valle di Taranta, il apparaît un brutal changement du profil transversal de la vallée, passant d'une auge à un canyon au profil en V en-dessous de 1800 m d'altitude. Ceci peut suggérer que la moraine que nous avons identifiée à 1850 m soit celle de la dernière expansion maximale. L'orientation presque plein sud de la Valle di Taranta aurait été défavorable à un cheminement de la glace jusqu'à des altitudes aussi basses que dans les vallées de Macchia Lunga et des Mandrelle, orientées à l'Est.
13Si les plus basses traces glaciaires du versant oriental de la Maiella s'observent entre 1500 et 2000 m d'altitude, il a été signalé au pied de l'escarpement de faille occidental du massif des accumulations morainiques qui se situeraient à des altitudes bien inférieures.
Caractère pseudo-glaciaire des formations détritiques de la bordure occidentale de la Maiella (fossé de Caramanico)
14Le fossé tectonique de Caramanico s'allonge dans le sens méridien entre l'escarpement de faille de la Maiella à l'Est et l'escarpement de chevauchement du Morrone à l'Ouest. Une couverture détritique grossière de plusieurs dizaines de mètres d'épaisseur masque généralement les argiles pliocènes et la molasse miocène sous-jacentes (fig. 31). Les cartes géologiques de Sulmona (1942) et de Lanciano (1970) ont figuré l'essentiel du revêtement quaternaire comme des dépôts morainiques en place ou remaniés, jusqu'à une altitude de moins de 500 m. Les auteurs de la carte géologique n'ont fait que suivre les observations de certains chercheurs.
15S. Franchi (1919b) a, le premier, considéré comme d'origine glaciaire les conglomérats à gros blocs du pied occidental de la Maiella, en particulier ceux qui dominent le village de Caramanico. C. Crema (1927) a proposé une interprétation analogue pour les conglomérats du village de Salle (jusqu'à 450 m), au pied oriental du Morrone. E. Beneo (1943), auteur du levé de la carte géologique de Sulmona, a également retenu une telle solution. Pourtant, R. von Klebelsberg (1930a) a mis en doute la nature morainique de ces dépôts, les considérant comme des formations de pente ; l'auteur s'est seulement interrogé sur la possible origine glaciaire de dépôts situés plus haut, vers 1200-1400 m, juste à l'aplomb des cirques ourlant le sommet de l'escarpement de faille occidental de la Maiella. Dans ce même secteur, A. Bally (1954) et J. Demangeot (1965) ont répondu à l'interrogation de R. von Klebelsberg (1930a) en identifiant des vallums morainiques.
16Il est inutile de revenir en détail sur les conglomérats de Salle et de Caramanico : situés à des altitudes minimales de 450 et de 700 m en des secteurs dépourvus de tout cirque en amont, ces formations riches en blocs métriques ou plurimétriques parfaitement anguleux s'assimilent aux formations cataclastiques des auteurs italiens (F. Ghisetti, comm. orale). L'activité quaternaire des failles situées immédiatement en amont s'est accompagnée de la production de débris issus du broyage de la roche : ceux-ci ont été étalés en contrebas, en partie par solifluxion dans la molasse ou les argiles. La faille orientale du Morrone est sans doute responsable des séismes de 1915 et de 1933 qui, accompagnés de glissements de terrain, ont provoqué la destruction partielle et l'abandon du village de Salle Vecchio (M. Fondi, 1970).
17Plus ambigu est le cas relevé par A. Bally (1954) et J. Demangeot (1965) en raison d'une site morphologique en contrebas du grand cirque de Fondo di Maiella. Disons d'emblée que J. Demangeot lui-même (comm. orale) reconnaît l'absence d'indice sûr appuyant l'hypothèse morainique. En fait, nous pouvons nous faire une opinion plus assurée grâce à l'utilisation des photograplûes aériennes, qui permettent de mieux visualiser le modelé d'un secteur entièrement boisé, et grâce à l'ouverture récente de la route du Guado S. Leonardo. Il apparaît ainsi qu'aucune forme de cordon arqué ne peut être identifiée, et que le modelé en croupes d'interfluve résulte de la dissection par les cours d'eau descendus de l'escarpement de faille occidental de la Maiella. Surtout, la coupe franche de la route actuelle entaille directement la formation cartographiée comme morainique par A. Bally (1954) : il apparaît clairement que les blocs et cailloux anguleux noyés dans une matrice sableuse blanchâtre résultent du broyage de la roche en place, visible par endroits au sommet de la coupe. Nous adoptons l'interprétation de F. Ghisetti (comm. orale) qui rapproche cette formation de toutes les brèches d'origine tectonique, en place ou déplacées, qui jalonnent la base de l'escarpement de faille occidental de la Maiella.
18Le modelé du fossé tectonique de Caramanico ne montre en tout cas aucune topographie assimilable à un vallum. Le fossé a constitué un piège pour les débris fournis par les escarpements de faille encadrants, parmi lesquels peuvent se trouver incorporés des débris morainiques sous forme d'éléments remaniés. La sédimentation détritique y témoigne à la fois de l'activité tectonique et indirectement, en l'absence de modelé typique, des fluctuations climatiques quaternaires. Au Nord de Caramanico existe en effet un important remblaiement alluvial paléontologiquement daté, celui de la Valle Giumentina (J. Demangeot, 1965). Situé vers 700 m d'altitude, il renferme des dépôts témoignant de deux ou trois périodes de refroidissement marquées, notamment un niveau éolien würmien et un niveau lacustre à grains de quartz éolisés "approximativement daté du Riss puisqu'il contient de l'industrie clactonienne en place" (J. Demangeot, 1992, p. 222). Le remplissage sédimentaire du fossé de Caramanico Terme n'a donc qu'un intérêt indirect pour l'appréciation de l'englacement de la Maiella ; les constructions morainiques frontales se trouvent conservées exclusivement sur le versant opposé, à l'amont des canyons qui dissèquent la retombée orientale de la coupole anticlinale.
Un paléoenglacement original, confiné à des altitudes élevées
19L'englacement de la Maiella a été considérablement exagéré du fait de la prise en compte de dépôts non glaciaires situés à basse altitude. S'il s'avère que le fossé de Caramanico n'a pas été empli par des glaciers descendus de la Maiella et du Morrone, la limite exacte des glaciers de la Maiella reste assez difficile à fixer précisément à l'Ouest du massif. Même à l'Est, l'altitude inférieure à laquelle fondaient certains glaciers de vallée ne peut être approchée qu'avec une certaine marge d'incertitude, en l'absence fréquente de moraine frontale. La plus grande abondance des moraines stadiaires dans les parties hautes des vallées permet de préciser davantage les dernières fluctuations de l'englacement.
Le mode d'englacement de la Maiella : une calotte glaciaire sommitale et des glaciers périphériques de vallée ou de cirque
20Malgré les incertitudes liées à l'extrême rareté des vallums de la dernière expansion maximale, il est possible d'établir le mode d'englacement de la Maiella, original par rapport à celui du Gran Sasso.
21Les hautes surfaces du massif, à partir de la ligne de crête joignant le Pesco Falcone (2646 m) au M. Amaro (2793 m) et à la Tavola Rotonda (2403 m) et en allant vers l'Est, devaient être couvertes par un glacier de plateau d'une quinzaine de km2 environ. La faible altitude relative des sommets et leur forme de lourde bosse, y compris pour le M. Amaro, ne devaient pas leur permettre de pointer au-dessus de la chape glaciaire. Une telle interprétation s'accorde avec l'absence de construction morainique à la surface du fjell de la Maiella : l'absence de versant supraglaciaire qui aurait dominé cette calotte glaciaire a fait que celle-ci n'était pas alimentée en moraine de surface ; il devait s'agir d'un glacier blanc. Cette calotte animée d'un mouvement de la glace vers le Sud-Est suivant la pente topographique, émettait des langues sur sa bordure orientale : la glace s'y trouvait en effet canalisée dans les vallées Cannella-Macchia Lunga et de Taranta. La présence de moraines au fond de ces vallées glaciaires fournit la contre-épreuve de l'hypothèse émise précédemment. Dans ces vallées profondément encaissées, la langue glaciaire se trouvait dominée par des versants dont les débris finissaient par être pris en charge par le glacier et permettaient la construction de moraines frontales. Leur relative rareté est à mettre au compte de l'entraînement des débris morainiques par les eaux courantes au fond de ces canyons lors de la déglaciation. La Valle di Femmina Morta, beaucoup moins encaissée que les précédentes et entièrement située à plus de 2350 m d'altitude, devait en grande partie disparaître sous la calotte glaciaire sommitale lors de l'expansion maximale ; ce n'est qu'avec la déglaciation qu'un glacier de vallée a dû s'individualiser, occasionnant le dépôt d'un placage morainique sur la bordure de la cuvette glacio-karstique du Fondo di Femmina Morta.
22Du côté oriental, la calotte glaciaire sommitale de la Maiella donnait naissance à des glaciers de vallée descendus jusque vers 1500 m au minimum (Macchia Lunga) : les fronts glaciaires se situaient jusqu'à 6 km du toit de la calotte glaciaire (M. Amaro). En revanche, du côté de l'Ouest, l'englacement de l'escarpement de faille bordier de la Maiella devait être beaucoup plus réduit. Un modelé généralisé de cirques exposés à l'Ouest s'observe tout le long du sommet de cet escarpement de faille, à plus de 2400 m, du Pesco Falcone à la Tavola Rotonda. Visible depuis le fond de la conque de Sulmona, le plus grand cirque est celui du Fondo di Maiella, large de plus de 800 m : il se situe au droit du débouché de la Valle di Femmina Morta, ce qui lui a permis de bénéficier d'un renfort d'alimentation en glace passé par le col de transfluence qui le domine (fïg. 32). De façon générale, la calotte glaciaire sommitale de la Maiella et les glaciers de cirques de l'escarpement occidental devaient communiquer par des transfluences, au moins lors de l'expansion maximale. Certes, l'écoulement de la glace de la calotte se faisait essentiellement du côté opposé ; mais l'adossement des cirques de l'escarpement de faille aux plus hautes régions de la Maiella faisait qu'ils se situaient à l'aplomb de l'endroit où cette calotte glaciaire devait avoir son épaisseur maximale. Compte tenu de l'écoulement divergent qui caractérise les glaciers de calotte, une partie de la glace est nécessairement passée dans les cirques du sommet de l'escarpement de faille occidental. Si aucun dépôt morainique ne permet de prouver que ces glaciers ont atteint le creux du fossé de Caramanico, rien ne pennet non plus de limiter l’englacement de l’escarpement de faille occidental à de simples glaciers de cirques : des chutes de séracs alimentaient peut-être quelques glaciers régénérés en contrebas (J. Demangeot, 1965), et en tout cas, la largeur du cirque du Fondo di Maiella suggère qu'il donnait naissance à une vraie langue glaciaire, dont il est impossible de préciser l'extension.
23L'extrémité septentrionale du domaine glaciaire de la Maiella offrait un aspect différent. Cinq glaciers de vallées principaux orientés en éventail du NNW (Rava del Diavolo) à l'ESE (Mandrelle) étaient séparés de lignes de crête correspondant par endroits à des versants de recoupement de cirques. Les torrents proglaciaires rassemblant les eaux de fusion de ces glaciers courts (2 à 3 km au maximum) sont partiellement responsables du creusement en trait de scie de canyons aussi profonds que les gorges du Verdon.
24Le mode d'englacement original de la Maiella, caractérisé par l'existence d'une calotte glaciaire sommitale, s'explique par le dispositif morpho-structural de haute coupole anticlinale. La dissymétrie observée dans le type dominant d'appareils glaciaires entre les bordures occidentale et orientale du massif fait écho à une dissymétrie tectonique : des glaciers de vallée ayant mesuré jusqu'à 5,5 km de long (Valle Cannella-Macehia Lunga) ont remodelé les parties hautes des canyons qui dissèquent l'escarpement de flexure oriental, tandis que des glaciers de cirque ou de petites langues s'accrochaient à l'escarpement de faille occidental. Dans tous les cas, les glaciers de la Maiella sont restés suspendus dans les paties hautes des vallées ou au sommet des versants ; ils n'ont pas envahi les régions basses encadrait le massif.
Une limite des neiges permanentes élevée, confirmée par l'absence de trace glaciaire dans le massif voisin du Morrone (2061 m)
25Dans les vallées de la Maiella exposées au Nord, aucune forme d'accumulation ou d'érosion glaciaire ne peut permettre de fixer précisément la position de l'ancien front glaciaire. Une évaluation de la limite topographique des neiges permanentes lors de l'expansion maximale ne peut être faite qu'à partir des vallées glaciaires de Cannella-Macchia Lunga et de Taranta, respectivement orientées à l'ESE et au SE. Dans le premier cas, le repère fourni par la terminaison du profil en auge vers 1500 m donne une limite topographique des neiges persistantes de 2100 m (en exposition ESE) ; dans le second cas et en exposition SE, la moraine frontale située vers 1825 m pennet de calculer une valeur de 2210 m. Ces résultats, dont l'écart doit être relativisé compte tenu de la légère différence d'orientation des vallées, permettent de dire qu'en exposition ESE ou SE, la limite topographique des neiges permanentes lors de la dernière expansion maximale était d'environ 200 m plus élevée dans la Maiella que dans le Gran Sasso (valeur de 1964 m calculée pour le glacier du Campo Imperatore).
26Une confirmation de la position relativement élevée de la limite des neiges permanentes würmiennes dans le secteur de la Maiella est fournie par l'étude du modelé sommital du Morrone voisin, culminant à 2061 m. Des lignes de crête du Gran Sasso s'élevant aux environs de 2000-2100 m présentent un modelé de cirque en ubac (secteurs du M. S. Franco, de la haute vallée Solagne, de l'Est de la Scindarella). Or le massif du Morrone ne montre aucune forme assimilable de près ou de loin à un cirque glaciaire. G.-B. De Gasperi (1922) avait curieusement considéré comme un "cirque" le poljé du Lago della Madonna, établi sur l'emplacement d'un fossé tectonique allongé dans le sens nord-sud à l’Est du sommet. Et l'on sait que les accumulations détritiques situées au bas de l'escarpement de chevauchement oriental du Morrone sont en relation avec la trituration tectonique. Nous concluons à l'absence de toute trace glaciaire dans le massif du Morrone, dont le sommet devait se situer au-dessous de la limite des neiges permanentes würmiennes.
27Pour expliquer l'altitude relativement forte de la limite topographique des neiges permanentes au-dessus de la Maiella et du Morrone, il nous paraît primordial d'invoquer le rôle de l'orographie pré-glaciaire. Nous rappelons ici que la limite topographique des neiges permanentes d'un massif intègre à la fois des paramètres climatiques d'échelle régionale et des paramètres d'échelle locale relatifs à la configuration particulière du relief. Compte tenu de leur relief conforme au dispositif tectonique (un dôme anticlinal faillé dans le cas de la Maiella, un horst limité par un chevauchement à l'Est dans le cas du Morrone), ces deux massifs montagneux possèdent des surfaces sommitales étendues et doucement inclinées, contrastant avec des escarpements bordiers très raides. La forme générale convexe des parties sommitales favorise la dispersion et le balayage de la neige par le vent, tandis que l'absence de protection vis à vis du rayonnement solaire accélère la fusion du tapis neigeux. A la fin du mois de mai 1994, les hautes surfaces de la Maiella, y compris autour du M. Amaro (2793 m) étaient déjà en bonne partie débarrassées de leur couverture neigeuse alors qu'au coeur du massif du Gran Sasso, à des altitudes absolues moindres, les hautes vallées étaient encore largement enneigées. Certes, les hautes vallées de la Maiella ont constitué des sites propices à l'accumulation de la glace. Mais à moins de 3 km de la zone des cirques, l'extrême raidissement du profil longitudinal des vallées a favorisé la fonte rapide des langues glaciaires. La vallée ouverte à l'Est du M. Amaro montre la plus grande dénivellation de tout l'Apennin, avec plus de 2300 m sur moins de 10 km (du M. Amaro, 2793 m à Fara S. Martino, 370 m). Par contraste, on rappellera que les plus grands glaciers du Gran Sasso, ceux du Campo Imperatore et de l'Arno, se sont écoulés dans des fonds de vallées trois à quatre fois moins pentus en moyenne que les fonds des vallées glaciaires de la Maiella. Enfin, il faut remarquer l'absence de grande confluence glaciaire dans la Maiella, liée au dispositil rayonnant des vallées.
28Comme le massif du Ziria (Péloponnèse) (J.-J. Dufaure, 1975), la Maiella présente une morphologie pré-glaciaire de voussoir anticlinal : dans les deux cas, le dispositif morpho-structural, défavorable à une importante accumulation de la neige, rend compte d'un paléoenglacement relativement réduit par rapport à celui des massifs voisins d’altitude comparable.
Une déglaciation sans doute achevée dès la fin du stade apenninique IIb ; le relais précoce d'une morphogénèse périglaciaire dans le secteur du M. Amaro
29La disparition de l'englacement de la Maiella a été relativement précoce. A la différence du Gran Sasso, on ne retrouve à proximité des plus hauts sommets que les marques de l'avant-dernier stade apenninique (IIb) (fig.32). On relève en outre plusieurs glaciers rocheux d'âge plus récent.
30Au creux des deux cirques ouverts à l'Est de la Cima Pomilio à l'amont de la Valle delle Mandrelle, se trouve un arc morainique frontal long de plus de 300 m, conservé à l'amont d'un verrou-gradin ; son altitude (2360 m) comparée à l'altitude moyenne de la ligne de crête dominant le bassin d'alimentation glaciaire (2632 m) permet d'évaluer à 2496 m l'altitude de la limite topographique des neiges permanentes en exposition est au moment de son dépôt. Si l'on compare cette valeur à celle de la limite topographique des neiges permanentes de l'expansion maximale calculée à partir de la vallée adjacente et parallèle de Cannella-Macchia Lunga (2100 m en exposition ESE), on obtient un décalage de 407 m. Une telle valeur correspond à la valeur maximale de l'élévation de la limite topographique des neiges permanentes entre la dernière expansion maximale et le stade apenninique IIb reconnu dans le Gran Sasso (tableau no 2). Dans le cirque voisin ouvert au Nord de la Cima Pomilio, deux cordons morainiques frontaux très nettement recourbés se situent à une distance de 500 à 800 m de la muraille des cirques, à des altitudes d'environ 2200 m : la valeur induite de la limite topographique des neiges permanentes en exposition nord est de 2360 m. Compte tenu de la proximité des deux cirques de la Cima Pomilio, respectivement ouverts à l'Est et au Nord du sommet, nous n'hésitons pas à corréler les deux moraines frontales au même stade de retrait. Il est assez logique qu'en exposition nord, la limite topographique des neiges permanentes se tenait un peu plus de 100 m plus bas qu'en exposition est : l'englacement du cirque exposé au Nord était plus imposant.
31Il s'agit là des cordons morainiques frontaux les plus élevés de toute la Maiella. Comme ils sont situés sur des planchers de cirque et qu'aucune autre accumulation d'origine glaciaire (ou même nivale) ne se relève plus en amont, nous en déduisons que la déglaciation totale de la Maiella est intervenue à la fin du stade apenninique IIb. Lors du stade apenninique suivant reconnu dans le Gran Sasso, la limite topographique des neiges devait se tenir légèrement au-dessous des plus hauts sommets, probablement insuffisamment pour avoir permis la reconstitution d'un englacement de cirque, même minime. Peut-être la pulsation froide du stade apenninique III a-t-elle néammoins laissé d'autres traces morphologiques que des moraines ?
32C'est sur le versant d'ubac du plus haut sommet de la Maiella qu'il existe a priori le plus de chances de trouver les marques d'une dernière phase de refroidissement. Précisément, le versant de la haute vallée glaciaire Cannella situé sous le M. Amaro (2793 m) et exposé au Nord-Est, recèle les glaciers rocheux les plus abondants et les plus puissants de tout l'Apennin central (photo no 11). On les retrouve dans une tranche d'altitude comprise entre 2200 et 2600 m ; au nombre de sept et mesurant jusqu'à 500 m de long, ces glaciers rocheux ont été découverts par F. Dramis et A. Kotarba (1992). Les auteurs ont constaté qu'il n'y avait pas actuellement de signe de déplacement actuel des débris en liaison avec la présence de glace interstitielle : il s'agit très vraisemblablement de formes héritées, ce qui n'exclut pas la possible conservation par endroits de glace fossile. Un calage chronologique de ces formes peut être tenté. La moraine frontale la plus élevée de la Valle Cannella, située vers 1900 m d'altitude à plus de 3 km de la zone des cirques, est corrélée au stade apenninique IIa. Plus en amont on ne relève aucune moraine frontale, mais le versant d'adret de la Valle Cannella est longé par une puissante moraine latérale : il est vrai qu'en exposition sud, la déglaciation plus précoce des versants a permis une plus grande alimentation en débris. On reste cependant perplexe devant l'absence de dépôts morainiques du côté de l'ubac (là où se développent les glaciers rocheux) alors que les altitudes laissent présager un englacement généralisé de ces cirques lors du stade apenninique IIb. Nous pouvons formuler l'hypothèse suivante : les dépôts morainiques corrélables au stade IIb auraient été remaniés par des processus de type périglaciaire lors de la phase de refroidissement suivante, à savoir le stade apenninique III : les débris du glacier rocheux proviendraient à la fois du talus d'éboulis d'amont et des formations morainiques abandonnées par les derniers glaciers de cirque du M. Amaro. Il est en tout cas manifeste que la sensiblité particulière à la gélifraction des calcaires friables à faciès scaglia (photo no l 1) a favorisé le développement de ces formes dans la Maiella : au Spitsberg, M.-F. André (1992) a également relevé l'importance du facteur lithologique, constatant la répartition préférentielle des glaciers rocheux en des sites où les roches étaient fragilisées par la tectonique.
33Le secteur du M. Amaro permet de souligner les facteurs topographiques favorables au développement de modelés liés au froid, jusqu'à des stades assez éloignés par rapport à la dernière expansion glaciaire maximale. A l'avantage altitudinal du M. Amaro et à l'exposition au Nord-Est, il faut ajouter le site encaissé de l'amont de la Valle Cannella en contrebas des hautes surfaces de la Maiella : un tel dispositif topographique abrité favorise la stagnation de l'air froid et les inversions de températures. Il est clair que la calotte glaciaire de la Maiella a dû fondre rapidement après la dernière expansion maximale ; l'englacement s'est alors maintenu au creux des plus hautes vallées du massif, relayé ensuite par des processus périglaciaires bénéficiant de conditions topoclimatiques idoines. Au total, les traits originaux de l'englacement de la Maiella sont l'existence d'une calotte sommitale lors de l'expansion maximale, assez étendue en surface mais non en tranche d’altitude, l'individualisation progressive de glaciers de vallée et de cirque lors de la déglaciation, plus précocement achevée que dans le Gran Sasso : les modalités de l'englacement portent la marque d'un dispositif morpho-structural de coupole anticlinale, à caractère unique dans l'Apennin.
Les Monts de la Laga : indigence des traces glaciaires d'une haute montagne de flysch
34A moins de 20 km au Nord-Ouest du Gran Sasso, au-delà du haut-Vomano, s'étend un massif montagneux également doté d'une forte originalité géomorphologique. Entièrement constitués de flysch, et furieusement érodés par l'action conjointe des mouvements de masse et de la torrentialité, les Monts de la Laga forment une montagne à part au sein de l'Apennin central adriatique. L'importance du boisement et de l'élevage bovin achève de singulariser ce massif, le plus septentrional des Abruzzes. La ligne de crête principale des Monts de la Laga, grossièrement orientée N-S à NW-SE, dépasse continuellement 2000 m sur près de 20 km, de la Macera della Morte au Nord (2073 m) jusqu'au-delà du Monte di Mezzo (2155 m) au Sud ; elle culmine au Monte Gorzano (2458 m). A priori, les caractéristiques altitudinales du massif laissent supposer l'existence d'un englacement passé assez développé : les sommets du massif dépassent en effet de 300 à 700 m l'altitude à laquelle se situait la limite topographique des neiges persistantes würmiennes en exposition nord dans le Gran Sasso voisin. En fait, sans être inexistantes, les traces glaciaires des Monts de la Laga sont indigentes et fort peu diversifiées.
Quelques cirques et aucune moraine
35Il nous apparaît que les héritages glaciaires des Monts de la Laga se limitent à des formes d'érosion glaciaire mal venues, en l'absence de toute moraine identifiable (fig.33).
Une quinzaine de cirques exclusivement développés sur le versant oriental
36La ligne de crête principale du massif, d'orientation grossièrement méridienne, est ourlée par environ une dizaine d'amphithéâtres assimilables à des cirques glaciaires. Une telle affirmation est fondée sur l'exposition quasi-systématique de ces formes au Nord ou à l'Est, leur limitation en des secteurs où la ligne de crête dépasse 2100 m, et des caractéristiques morphologiques qui permettent de les différencier des simples entonnoirs d'origine torrentielle. Les cirques apparaissent en effet de profil nettement plus concave, avec souvent une muraille subv erticale pouvant atteindre 100 à 150 m de hauteur (cirques des ubacs du Pizzo di Moscio et du M. Gorzano). Le contraste est particulièrement frappant de part et d'autre du Pizzo di Moscio (2411 m). En ubac, le cirque montre une largeur de 700 m et un plancher distinct de la paroi d'amont par sa pente modérée, par contraste, l'adret est égratigné par une série d'entonnoirs coalescents de 100 à 300 m de large, au profil longitudinal pratiquement rectiligne et assimilables à des bassins de réception torrentiels. Dans les deux cas, il est vrai que les pentes de ces formes circoïdes sont burinées de ravins. Nous ne cachons d'ailleurs pas la difficulté à interpréter les formes intermédiaires, sans doute ambivalentes. Lors du dernier maximum glaciaire, la glace a dû s'installer dans les bassins de réception torrentiels les plus élevés et favorablement exposés, tandis qu'avec la déglaciation, l'érosion torrentielle a repris ses droits, défigurant plus ou moins les cirques.
37Nous relevons en tout cas la dissymétrie Est-Ouest qui caractérise la répartition des cirques glaciaires puisque la totalité d'entre eux s'observe sur le versant oriental de la ligne de crête principale. Du côté occidental se développe un modelé torrentiel généralisé, peut-être responsable de la destruction d'anciens cirques. Qu'il y ait eu ou non un englacement sur le versant occidental, il apparaît clairement que le développement glaciaire a bénéficié de conditions plus favorables sur le versant opposé. Une explication réside sans doute dans l'orientation des vents dominants, originaires du Sud-Ouest. Le phénomène de suralimentation neigeuse au profit du versant sous le vent a dû jouer encore plus fortement dans la Laga que dans le Gran Sasso, dans la mesure où la ligne de crête principale du massif est orientée NNW-SSE, soit selon un angle presque droit par rapport à la direction des vents d'Ouest et de Sud-Ouest2. Les cirques du versant oriental ont d'ailleurs dû recueillir une partie de la neige tombée sur les pentes modérées dans lesquelles ils s'encastrent.
38Dans un cas seulement déjà noté par K. Suter (1934 et 1939), la vallée qui se dessine à l'aval d'un cirque présente un profil en auge caractéristique, sur une courte distance toutefois (fig.33). La partie supérieure de la vallée du Rio Castellano, au Nord du cirque de la Cima Lepri (2445 m), présente un fond large de plus de 400 m dominé par deux versants raides hauts de 50 à 100 m au maximum ; vers le haut, ces versants s'adoucissent, au-dessus d'une rupture de pente correspondant à la limite supérieure du rabotage glaciaire. A partir de 1900-1800 m, soit à seulement 1,5 km en aval du cirque, la vallée prend un aspect de gorge : il est difficile de savoir si ce changement de profil indique la limite inférieure atteinte par le glacier ou s'il correspond à la limite de remontée de la vague d'érosion régressive qui aurait défoncé le fond de la vallée glaciaire. Dans tout le reste du massif, le modelé clairement fluviatile de toutes les parties hautes des vallées interdit de reconnaître l'ancienne extension glaciaire ; et l'on ne peut non plus compter sur le témoignage d'éventuels dépôts morainiques.
Une absence de moraine identifiable
39"Il est inutile de chercher des moraines, car l'eau les a emportées" avait conclu K. Suter (1934, p. 480) à l'issue de ses recherches sur les Monts de la Laga. Pourtant, depuis les recherches de K. Suter, quelques formes ou formations morainiques ont été signalées sur les deux versants du massif.
40A la suite de F. Sacco (1941), F. Scarsella (1945) a décrit un petit lac de barrage morainique sur le versant occidental des Monts de la Laga. Le Lago Nero (ou Lago Secco), situé vers 1550 m d'altitude à environ 3 km à l'WNW de la Macera della Morte (2073 m) apparaît barré par un cordon constitué de matériel détritique riche en gros blocs. F. Scarsella (1945) ne voit pas comment l'on pourrait expliquer un tel dispositif par un agent d'érosion autre qu'un glacier. Il souligne pourtant l'absence problématique de morphologie glaciaire en amont puisque la cuvette lacustre est dominée par une "pente plutôt uniforme" (F. Scarsella, 1945, p. 100) ; cet élément ne l'a pas empêché de maintenir son interprétation, qu'il avait déjà avancée en établissant la carte géologique de Norcia (1941). L'absence de raccord possible avec tout glacier est pourtant absolument patente : le lac est dominé immédiatement à l'amont par un versant quasi-rectiligne incliné d'une dizaine de degrés, long de 2 km et culminant à 2020 m. A plus petite échelle, le lac est situé sur un vaste interfluve dans lequel la haute vallée du Chiarino s'encaisse de 100 à 200 m. Même en supposant que cette vallée ait été englacée, ce qui ne se déduirait que de l'altitude supérieure à 2000 m de la ligne de crête d'amont d'ailleurs dépourvue de cirque, il n'y aurait aucun raccord possible entre une telle langue glaciaire et le Lago Nero. En outre, la cuvette lacustre, étroite, apparaît allongée sur plus de 200 m perpendiculairement au sens de plus grande pente du versant, ce qui est difficilement compatible avec l'hypothèse glaciaire. Reste à éclaircir l'origine du cordon riche en blocs métriques qui ferme la cuvette lacustre. Le mamelonnement généralisé du modelé des versants autour du lac nous invite à voir dans la cuvette du Lago Nero la marque d'un probable glissement ayant affecté le substrat de flysch et sa couverture détritique.
41Sur le versant oriental, la chance de retrouver d'authentiques dépôts morainiques est plus forte compte tenu de la présence de cirques à l'extrémité amont des vallées. C'est ainsi que sur un croquis géomorphologique partiel de la Laga, F. Dramis, B. Gentili et G. Pambianchi (1987) figurent des dépôts morainiques au creux des cirques glaciaires du M. Gorzano, du M. Pelone et du Pizzo di Moscio. Les auteurs n'excluent cependant pas que les matériaux décrits proviennent simplement d'une "altération du substrat et de l'action de processus de versant" (F. Dramis, B. Gentili et G. Pambianchi, 1987, p. 269). Dans un entretien intervenu à Rome en avril 1994, F. Dramis (comm. orale) nous a d'ailleurs exprimé sa plus grande faveur pour la seconde hypothèse. C'est en tout cas celle que nous avions choisie sur le terrain au vu d'une caractéristique sédimentologique de ces formations observables en aval de trois cirques. Dans tous les cas, il s'agit bien de formations hétérométriques, constituées de cailloux et de blocs anguleux atteignant pour certains plusieurs mètres cubes, emballés dans une matrice essentiellement sableuse ; mais à la différence des vrais dépôts morainiques, ces formations montrent une nette inclinaison préférentielle des éléments grossiers dans le sens de la pente (plus de 80 % dans le dépôt du M. Pelone) (fig.34). Tout au plus pourrait-on donc considérer, sur la base de leur site morphologique, que ces formations de pente remanient partiellement des débris morainiques. Il est en tout cas clair que l'agent de transport responsable du dépôt final de ces débris n'est pas un glacier.
42Comme K. Suter (1934 et 1939), nous concluons à l'absence de toute moraine identifiable dans les Monts de la Laga. Les dépôts considérés comme d'origine morainique sûre ou possible par les auteurs italiens nous semblent attribuables à l'action de processus de transport des débris sur les versants. De façon globale, l'indigence des traces glaciaires des Monts de la Laga s'explique par les caractéristiques morpho-structurales originales de ce massif.
L'importance des conditions morpho-structurales
43Les Monts de la Laga correspondent au flanc oriental d'un vaste pli anticlinal d'axe nord-sud formé au Pliocène supérieur (L. Adamoli, 1988) ; celui-ci a été recoupé par une faille de direction méridienne qui a déterminé l'escarpement occidental du massif (fig.35). Le flysch qui constitue entièrement les Monts de la Laga appartient à l'unité chevauchée de l'Apennin central adriatique : sa "culmination paradoxale" ne peut s'expliquer que par une surrection récente et entretenue (J.-J. Dufaure, D. Bossuyt et M. Rasse, 1989). Les caractères tectoniques et lithologiques des Monts de la Laga expliquent la médiocrité des traces glaciaires.
44Tout d'abord, il faut relever que la morphologie d'escarpement de faille à regard occidental n'a pas favorisé l'englacement. La forte pente moyenne de l'escarpement (60 % selon F. Dramis, B. Gentili et G. Pambianchi, 1987) jointe à son exposition face aux vents dominants a évidemment gêné l'accumulation de la neige. Le versant opposé montre une pente douce conforme au pendage des couches (25 %) et sous les vents dominants, ce qui a permis la constitution d'appareils glaciaires. Mais comme l'avait noté J. Demangeot (1965), la faible hiérarchisation des talwegs pré-glaciaires au sommet d'un compartiment tectonique soulevé récemment n'a pas permis la confluence des glaciers, restés séparés les uns des autres.
45Même dans les vallées autrefois englacées, les traces du passage des glaciers ont dû être en grande partie effacées par l'érosion post-glaciaire, dont la vigueur est liée à la médiocre résistance du flysch, sensible à de multiples processus d'érosion. L'érosion torrentielle, très agressive du fait de l'imperméabilité du substrat, de l'importance du volume de relief et des dénivellations d'origine tectonique, est responsable d'un modelé de dissection généralisé. Sur les flancs des vallées, le développement chronique de profonds mouvements de masse éventuellement guidés par le tracé de failles se marque par de nombreuses fractures ouvertes, niches d'arrachement et masses glissées (F. Dramis, B. Gentili et G. Pambianchi, 1987). La forte altitude du massif explique aussi l'intervention de la cryoclastie et de la gélifluxion, sans doute à l'origine des formations de pente hétérométriques décrites plus haut. En tout cas, tous ces processus d'érosion encore actifs aujourd'hui ont dû concourir à la mobilisation et à l'exportation des dépôts morainiques. Les cirques, partiellement défigurés, ont été un peu plus épargnés par la torrentialité de par leur situation à la tête des vallées.
46L'effacement avancé des traces glaciaires des Monts de la Laga y empêche toute reconstitution assurée des contours des anciens appareils glaciaires. Mais le dispositif tectonique de bloc monoclinal faillé de la Laga a manifestement retenti sur le développement de l'englacement, également dissymétrique.
Les Monts Sibillini : des traces glaciaires limitées aux hautes vallées
47Les Monts Sibillini sont le massif le plus septentrional de l'Apennin central qui présente des modelés glaciaires. Séparés des Monts de la Laga par la vallée du Tronto, les Sibillini forment une dorsale montagneuse étroite (une dizaine de kilomètres de largeur maximale), allongée dans le sens nord-sud, soit presque parallèlement à la côte adriatique des Marches. Lille correspond schématiquement à un pli anticlinal d'axe méridien, chevauchant le flysch miocène du côté de l'avant-pays adriatique, et limité à l'Ouest par un système de failles normales à regard tyrrhénien (fig.36). Fait relativement rare dans l'Apennin central, les Sibillini constituent le toit de l'Apennin ombromarchesan (M. Vettore 2476 m) tout en formant ligne de partage des eaux entre les versants adriatique et tyrrhénien.
48Ayant engendré un peu plus d'intérêt que ceux de la Laga ou même de la Maiella, les héritages glaciaires des Sibillini ont fourni matière à des reconstitutions de l'englacement d'ampleur fort contrastée. Récemment, des chercheurs italiens et français ont examiné partiellement la question, aboutissant à des conclusions contradictoires. A - V. Damiani (1975) considère que les moraines reconnues jusqu'alors à l'intérieur du massif par R. von Klebelsberg (1933-1934a) ont une valeur simplement stadiaire, et que les glaciers ont envahi les régions basses périphériques sur des distances allant jusqu'à une vingtaine de kilomètres. L'article d'A.-V. Damiani (1975), constitué de la matière de son mémoire de maîtrise (tesi di laurea), suscite pour le moins de la méfiance chez nombre de géologues et géomorphologues italiens. Pourtant, M.-C. Tagliaferro (1982) semble corroborer cette hypothèse maximaliste avec la prise en compte d'un dépôt morainique à moins de 1000 m d'altitude dans les collines de l'avant-pays adriatique. A l'opposé, mais sans discuter les arguments fournis par la littérature et en se fondant essentiellement sur les caractéristiques des cirques, M. Rasse (1994) a conclu à des conditions peu propices au développement glaciaire dans les Sibillini : le plus long glacier du massif aurait eu tout au plus 3 km de longueur et se serait avancé jusqu'à 1400-1500 m seulement.
49Un levé cartographique systématique du terrain au 1/25.000 nous a permis d'aboutir à une image du paléoenglacement de l'ensemble du massif qui se rapproche le plus de celle esquissée par R. von Klebelsberg (1933 1934a) et K. Suter (1939). En outre, l'examen détaillé de topographies particulières de moraines ou de cirques des vallées glaciaires principales, notamment celle de l'Aso, a fourni des indications d'intérêt général sur la chronologie du paléoenglacement.
Un paléoenglacement essentiellement cantonné à l'intérieur du massif
50Des formes d'érosion glaciaire typiques et des restes morainiques un peu moins développés permettent de conclure à un paléoenglacement essentiellement cantonné à l'intérieur des Sibillini, à l'exclusion de tout glacier de vallée ou de piémont qui aurait envahi les régions périphériques du massif (fig.37).
Une sculpture glaciaire strictement répartie
51Nous avons recensé 27 cirques glaciaires sûrs dans le massif des Sibillini, dont les plus grands dépassent 500 m de largeur, plus une dizaine de formes dégradées ou incertaines. Comme M. Rasse (1994), nous constatons que la répartition des cirques témoigne du rôle primordial des facteurs topographiques, au premier rang desquels l'exposition.
52Les lignes de crête les plus basses présentant un modelé de cirque se situent vers 1900-2000 m, soit près d'une centaine de mètres plus bas que dans le Gran Sasso. Pour autant, toutes les lignes de crête dépassant 2000 m sont loin de présenter un modelé généralisé de cirques. Le cas le plus net est celui du sommet du massif : le Monte Vettore (2476 m) ne forme qu'une lourde pyramide émoussée ceinturée de versants régularisés ; tout au plus peut-on identifier un cirque défiguré par l'érosion torrentielle sur l'ubac de la ligne de crête joignant à l'Est le M. Vettore au Pizzo (2281 m). Ce cas illustre parfaitement l'avantage des sites favorablement exposés, et correspondant à l'intersection de plusieurs lignes de crêtes : l'accumulation de la neige a été importante dans ce cas grâce à l'existence d'un site concave déterminé par la jonction de deux lignes de crête perpendiculaires, et exposé au Nord en contrebas d'un sommet de forme arrondie.
53"L'exposition quasi-exclusivement nord" des cirques des Sibillini a été remarquée par M. Rasse (1994, p. 323). D'après nos calculs, 19 cirques sûrs sur 27 présentent une orientation au Nord ou au Nord-Est ; 5 sont tournés vers l'Est, un seul vers chacune des orientations Sud-Est, Ouest ou Nord-Ouest. Il convient de souligner que si l'orientation plein nord est effectivement la plus favorable (12 cirques), il existe un fort contraste entre les orientations au Nord-Est et à l'Est (12 cirques, dont celui du Lago di Pilato, photo no 13) et celles au Nord-Ouest et à l'Ouest. Une telle dissymétrie Est-Ouest est éclatante dans la haute vallée de l'Aso, de direction méridienne (fig.37). Alors que le versant exposé à l'Est est systématiquement modelé en cirques, le versant opposé apparaît régularisé jusqu'au sommet. Une telle dissymétrie, bien exprimée du fait de l'orientation nord-sud de la plupart des lignes de crête des Sibillini, a déjà été relevée dans les Monts de la Laga et mise au compte de l'effet de suralimentation neigeuse lié à la direction des vents dominants, d'origine tyrrhénienne.
54Les vallées glaciaires sont toutes orientées dans un quadrant allant du Nord-Ouest au Nord-Est. Les parties hautes des vallées de l'Ussita, du Tenna ou de l'Aso présentent un profil en auge caractéristique. Dans le dernier cas, l'emboîtement très net de l'auge dans le versant oriental, entièrement régularisé, permet d'identifier la limite supérieure de rabotage du glacier ; au droit du lieu-dit Casaletto, à 2 km de l'extrémitéamont de la vallée de l'Aso, le glacier devait avoir une épaisseur d'environ 150 m. L'intérêt du profil transversal d'une vallée peut être éventuellement utilisé en vue d'une estimation de la longueur du glacier. Se pose ainsi le cas problématique de la vallée d'Aso en amont du village de Foce. Entre 1400 m et 1250 m d'altitude existe une brutale rupture de pente (Le Svolte), suivie d'un tronçon d'environ 2 km (Piano della Gardosa) où la vallée présente un fond large (environ 500 m), et dominé par des parois raides de tracé rectiligne : nous interprétons le Piano della Gardosa comme le fond d'une auge glaciaire sur la foi de son calibrage et de marques de polissage ; le fond plan correspondrait à un remblaiement post-glaciaire par des alluvions torrentielles. Toutefois, M. Rasse (1994, p. 330) voit simplement dans le Piano della Gardosa une "figure d'érosion régressive exploitant peut-être une zone de broyage" ; nous ne pensons certes pas que la rupture de pente longitudinale d'amont (Le Svolte) ait été créée par le glacier, mais nous estimons probable que le glacier soit passé au-dessus et se soit avancé plus en aval. Nous reconnaissons la difficulté à interpréter connue glaciaire un profil transversal de vallée en l’absence de tout reste morainique : notre hypothèse peut cependant s'appuyer sur une comparaison avec les autres vallées du massif où des moraines frontales existent.
Les moraines frontales de la dernière expansion maximale indiquent une position de la limite des neiges permanentes un peu plus basse que dans le Gran Sasso
55Si l'on met à part le cas de la vallée de l'Aso, il apparaît que la plupart des vallées glaciaires principales des Sibillini ont conservé les moraines frontales de la dernière expansion maximale (fig.37). Le cas le plus démonstratif est celui de la vallée du Tenna. Juste en amont des Gole dell'Infernaccio (Gorges de l'Enfer), dont la largeur du fond se réduit par endroits à moins de 5 m, la vallée offre un profil transversal radicalement différent, avec un fond Luge de plus de 400 m encombré de bossellements morainiques reconnus par R. von Klebelsberg (1933-1934a) : deux cordons morainiques latéraux se rapprochent jusque vers 1170 m, signalant la position d'un ancien front glaciaire. Le resserrement brutal de la vallée moins de 500 m en aval invite à interpréter ce reste de moraine frontale conune relevant de la dernière expansion maximale. Dans la haute vallée de l'Ambro, un dispositif assez comparable est observable puisque à l'amont d'un resserrement de la vallée, vers 1280 m, se trouve une moraine latérale de rive gauche : le léger arc de cercle qu'elle dessine indique la proximité de l'ancien front glaciaire. Enfin, dans la haute vallée adjacente de l'Ussita, la moitié gauche d'un arc morainique frontal a été conservée jusqu'à 1340 m d'altitude.
56L'hypothèse d'une attribution de ces trois moraines frontales à la dernière expansion maximale est renforcée par la très étroite fourchette dans laquelle se tiennent les valeurs des limites des neiges permanentes induites par leurs altitudes (tableau no 4). Dans les trois cas, l'orientation NNW à NNE de ces vallées glaciaires permet de calculer et de comparer les valeurs de la limite topographique des neiges permanentes en exposition nord : on obtient ainsi 1669 m, 1689 m et 1690 m, respectivement pour les vallées du Tenna, de l'Ambro et de l'Ussita. Ces valeurs se tiennent entre 50 et 100 m en dessous des valeurs calculées à partir des vallées de l'Arno et du Venacquaro pour la limite topographique des neiges permanentes en exposition nord du Grau Sasso (tableau no 2). Un tel décalage, minime et qu'il faut relativiser compte tenu du caractère approximatif de la méthode de calcul, peut s'expliquer par deux raisons. Il y a tout d'abord la latitude un peu plus septentrionale des Monts Sibillini, et la configuration particulièrement encaissée et assez étroite de ses vallées glaciaires, bien abritées de l'ensoleillement par des lignes de crête effilées et rapprochées : ce dernier facteur a favorisé une avancée des glaciers jusqu'à des altitudes identiques à celle atteinte par le glacier du Venacquaro, malgré des bassins d'alimentation un peu moins élevés.
57La position un peu plus basse de l'ancienne limite des neiges permanentes dans les Monts Sibillini par rapport au Grau Sasso est d'ailleurs confirmée par la position altitudinale des plus bas cirques des Sibillini. Dans la vallée de l'Ambro, le cirque de Casale Rinaldi est ouvert en exposition ENE en contrebas d'un col situé à un peu moins de 1900 m ; et à l'Ouest du Piano di Castellucio, le sommet isolé du Monte Lieto (1944 m) est cerné de deux cirques tournés vers le Nord et l'WNW. Par déduction, nous pouvons tenter d'estimer approximativement la position de l'ancien front glaciaire dans la vallée d'Aso, dépourvue de moraine frontale. Si l'on prend comme référence une valeur de 1680 m pour la limite topographique des neiges permanentes en exposition nord lors de la dernière expansion maximale, l'altitude moyenne des lignes de crête du bassin d'alimentation glaciaire étant de 2230 m, on peut suggérer la valeur indicative de 1130 m pour l'altitude de l'ancien front glaciaire würmien (peu différente de celle de la moraine terminale de la vallée adjacente du Tenna, située à 1170 m). Il n'y aurait en effet rien d'étonnant à ce que la vallée qui possède les plus hauts sommets du massif et offre les cirques les plus nombreux ait abrité le glacier descendu à l'altitude la plus basse. Le glacier würmien de la vallée d'Aso aurait en tout cas fondu en amont de Foce, donc encore à l'intérieur même du massif des Sibillini.
Inexistence d'un paléoenglacement de piémont sur les marges des Sibillini
58Jusque très récemment, des auteurs ont soutenu l'hypothèse de glaciers qui auraient débouché des Sibillini dans les régions basses périphériques. Dans la mesure où les arguments de A.-V. Damiani (1975) et M.-C. Tagliaferro (1982) n'ont jamais été mis en doute par quiconque, il nous paraît indispensable de nous apesantir davantage sur eux. En effet, les roches moutonnées signalées par P. Vinassa de Regny (1905) à l'Ouest des Sibillini autour du village de Castelluccio (1453 m), correspondent simplement à des surfaces rocheuses karstifiées en bordure du poljé du Piano Grande (K. Suter, 1939) : il n'y a d'ailleurs aucun cirque en amont qui échancrerait le versant sud-occidental des Sibillini, presque entièrement régularisé.
59Du côté du piémont adriatique, il existerait au bas du versant d'adret du M. Vettore (2476 m) une traînée morainique identifiable jusque vers 900 m d'altitude, au-dessus du village de Pretare (Valle dell'Acero) : tel est l'avis de M.-C. Tagliaferro (1982), fondé sur l'examen d'une coupe en bordure de la route en lacets qui domine Pretare (fig.38). L'auteur reprend là une hypothèse émise par C. Crema (1924), et qui avait pourtant été mise à mal par R. von Klebelsberg (1933-1934a) assimilant le dit dépôt morainique à une formation de pente : mais il est vrai que M.-C. Tagliaferro (1982) semble ignorer l'article du spécialiste autrichien. L'argumentation de M.-C. Tagliaferro (1982) souffre à l'évidence d'une absence de prise en compte du site morphologique : le dépôt en question est certes hétérométrique, grossier et non stratifié (fig.38), mais on ne distingue pas de trace morphologique de passage ou d'existence de glacier en amont, en exposition SSE (fig.37). De surcroît, les éléments grossiers présentent presque tous des angles vifs : les indices médian et moyen d'émoussé (34 et 38) sont même inférieurs à ceux des matériaux des protalus rampart du Campo Imperatore (40 et 54) (fig.38 et 17). L'absence d'usure des éléments calcaires, y compris des blocs métriques, n'est pas compatible avec un transport glaciaire sur au moins 3 km. Il s'agit plutôt d'une formation de versant originaire de l'escarpement de chevauchement calcaire d'amont, et remaniée par des processus du type coulée favorisés par la plasticité du substrat molassique : on expliquerait ainsi la topographie extrêmement chaotique et désordonnée, hérissée de gros blocs, de la base du versant d'adret du M. Vettore.
60C'est également en prenant en compte une coupe de dépôt que A.-V. Damiani (1975) a envisagé l'existence d'un puissant englacement de la marge nord-occidentale des Sibillini. A une vingtaine de kilomètres au Nord-Ouest de la ligne faîtière des Monts Sibillini, à moins de 400 m d'altitude, la haute vallée du Chienti se caractérise par l'existence d'un niveau de terrasse lacustre. Le dépôt lacustre est marqué par l'intercalation d'une passée argileuse de 6 m d'épaisseur entre des alluvions caillouteuses. A.-V. Damiani (1975) a interprété l'existence de lamines alternativement claires et sombres comme la marque d'une sédimentation varvée : les caractéristiques et la datation du niveau lacustre autour de 26.000-28.000 B.P. (C14) ont conduit l'auteur à supposer qu'au Würm, un front glaciaire se tenait à quelques kilomètres en amont du lac. En l'absence de morphologie glaciaire dans le bassin-versant du Chienti, A.-V. Damiani (1975) a reconstitué une série de "transfluences" (il aurait mieux valu dire "diffluences") depuis les vallées glaciaires des Sibillini. Nous n'avons pas observé le dépôt décrit par A.-V. Damiani (1975), mais nous estimons pour le moins fragiles les conclusions de l'auteur. Le dépôt lacustre en question n'a pas les caractéristiques granulométriques d'une varve glaciaire (alternance de niveaux sableux clairs et de niveaux argileux sombres), et une sédimentation de type laminaire caractérise banalement les fonds des plans d'eau. Il n'existe aucune marque des "transfluences" imaginées par l'auteur, alors même que des langues glaciaires qui auraient envahi toute le pourtour des Sibillini auraient dû laisser de nombreuses traces de leur passage. Evidemment, l'englacement suggéré par A.-V. Damiani (1975) a davantage les caractéristiques dimensionnelles de l'englacement quaternaire alpin que de celui de l'Apennin.
61Les traces morphologiques authentiquement glaciaires se limitent à la haute dorsale montagneuse des Sibillini, échancrée de cirques seulement exposés au Nord ou à l'Est. Toutes les moraines terminales apparaissent dans les hautes vallées internes du massif, orientées plein nord, à l'altitude minimale de 1170 m (vallée du Tenna). Elles nous ont permis d'estimer à un peu moins de 1700 m l'altitude de la limite topographique des neiges permanentes en exposition nord lors de la dernière expansion maximale. Tout au plus peut-on envisager l'existence de quelques glaciers de cirques suspendus très au-dessus des collines de l'avant-pays adriatique, installés sur l'ubac des plus hauts sommets de l'escarpement de chevauchement (comme au Nord-Est du Monte Vettore).
Les moraines de retrait des hautes vallées des Sibillini : les marques des stades apenniniques I, IIa et IIb
62Les hautes vallées glaciaires de l'Ussita, du Tenna et de l'Aso recèlent un échelonnement de moraines de retrait permettant leur corrélation avec plusieurs des stades apenniniques classiques repérés dans le Gran Sasso.
63C'est à partir des moraines terminales les plus basses des vallées glaciaires de l'Ussita et du Tenna que nous avons pu évaluer l'altitude de la limite topographique des neiges permanentes en exposition nord pour la dernière expansion maximale (tableau no 4). Or ces vallées possèdent plus en amont deux séries de cordons morainiques inégalement continus et marqués. Vers 1540 m d'altitude, la vallée de l'Ussita montre un cordon morainique latéral de rive gauche tendant à barrer la vallée à son extrémité ; vers 1450 m, on distingue un petit arc morainique frontal au creux de la vallée de la Tenna. D'après l'altitude de la limite des neiges permanentes induite par ces moraines, montrant une élévation de l'ordre de 100 m au maximum depuis l'expansion maximale, il est possible de les attribuer au stade apenninique I. Encore plus en amont, des moraines offrent un tracé recourbé signalant d'anciennes positions d'un front glaciaire. Au creux du cirque ouvert à l'WNW du Pizzo Berro (2259 m) se distingue un petit arc morainique frontal témoignant d'une dégénérescence du glacier de vallée en un simple glacier de cirque ; dans la vallée du Tenna, un cordon morainique puissant et continu sur 1,5 km moule des deux côtés de la vallée l'ancien front d'un glacier qui avait encore une longueur de 2 km. Cette seconde et dernière série de cordons morainiques est corrélable au stade apenninique IIa à caractère fondamental : en témoignent la valeur de la remontée de la limite des neiges permanentes (environ 250 m par rapport à l'expansion maximale würmienne) et la morphologie très nette des cordons morainiques.
64Dans la haute vallée de l'Aso, le cordon morainique frontal le plus bas s'observe bien en amont de la grande rupture de pente des Svolte, et à seulement 2-2,5 km de la zone des cirques : entre 1750 et 1650 m, au lieu-dit Casaletto, le fond de l'auge est obstrué par un gros bouchon morainique à convexité arquée vers l'aval et épais d'une cinquantaine de mètres. En l'absence de moraine de l'expansion maximale dans la vallée de l'Aso, on peut noter que la valeur de la limite des neiges permanentes au moment du dépôt de la moraine de Casaletto est proche de celles calculées à partir des moraines du stade apenninique IIa dans les vallées de l'Ussita et du Tenna (tableau no 4). Nous n'hésitons pas, compte tenu de la quasi-identité des valeurs et de l'épaisseur caractéristique de la moraine de Casaletto, à corréler cette dernière avec le stade apenninique IIa. Plus en amont, au Nord-Ouest du Lago di Pilato s'oberve un cordon morainique latéral de rive gauche vraisemblablement formé par le glacier lors du stade apenninique IIa. Plus délicate est l'interprétation chronologique de la moraine frontale située encore plus en amont, au creux du cirque du Lago di Pilato (photo no 13) : se tenant juste en amère du Lago di Pilato, ce cordon morainique arqué haut d'une douzaine de mètres et riche en blocs plurimétriques a été partiellement recouvert par un cône d'éboulis grossiers à son extrémité occidentale. Ce cordon morainique relève d'un stade non identifiable dans les autres vallées du massif, désavantagées par la plus faible altitude des sommets encadrants. La seule donnée sur laquelle nous pouvons nous appuyer est la valeur absolue de 2158 m de la limite des neiges permanentes lors du stade du Lago di Pilato, ce qui implique une élévation de l'ordre de 185 m par rapport au stade apenninique IIa. Par comparaison avec le Gran Sasso et la Maiella, il est probable que la moraine du Lago di Pilato relève du stade apenninique IIb.
65Le stade apenninique IIb n'aurait donc été marqué dans les Sibillini que par l'englacement du cirque du Lago di Pilato, encadré par les hauts sommets du Scoglio del Lago (2448 m) et du Monte Vettore (2476 m). La déglaciation totale et définitive du massif des Sibillini serait donc intervenue à la fin du stade apenninique IIb, comme dans la Maiella.
Le problème du polyglacialisme : le témoignage des emboîtements de formes d'érosion
66Dans la littérature consacrée aux héritages glaciaires de l'Apennin, les Sibillini sont connus pour abriter des générations de formes d'érosion glaciaire emboîtées. A.-V. Damiani (1975) a idcntifé des emboîtements d'auges glaciaires, et une telle hypothèse a été citée par P.-R. Federici (1980) au titre des traces de la glaciation "rissienne" de l'Apennin. Dans une courte note au congrès international de géographie de Tokyo, F. Dramis, M. Coltorti et B. Gentili (1980) ont également évoqué l'inscription des formes glaciaires würmiennes dans des formes glaciaires préexistantes : la communication ne s'accompagne malheureusement d'aucun exemple précis, mais F. Dramis (comm. orale) a eu l'obligeance d'attirer notre attention sur un dispositif emboîté de cirques glaciaires relevant très probablement de deux glaciations distinctes.
Les "épaulements" des vallées des Sibillini : une origine non glaciaire
67A.-V. Damiani (1975) a signalé l'existence de replats étagés sur les versants des vallées d'Acquasanta (au Nord du M. Rotondo), de l'Ambro et du Tenna, à partir de la construction de nombreux profils topographiques. Ces épaulements témoigneraient d'emboîtements de vallées glaciaires au profil caractéristique en U et permettent à l'auteur de conclure à la "reconnaissance d'au moins deux cycles glaciaires principaux".
68L'étude de terrain et la mise en place de la structure géologique sous les profils topographiques en question révèlent que les replats, lorsque leur existence est confirmée, ont tous une origine lithologique. Ils sont constitués ou soutenus vers l'aval par une couche calcaire relativement résistante en raison du caractère massif de ses bancs ou de l'absence d'intercalation marneuse. Si ce fait ne rend pas caduque à lui seul pas l'interprétation de A.-V. Damiani (1975), il lui apporte une nuance importante. Surtout, il s'avère que ces replats structuraux considérés comme des restes de fonds d'auge ont été mentionnés par A.-V. Damiani (1975) dans des sections de vallées que les glaciers n'ont pas atteintes. Dans les trois vallées en question, les moraines les plus basses se relèvent bien en amont de l'endroit que les profils topographiques représentent, à respectivement 1550, 1280 et 1170 m dans les vallées d'Acquasanta, de l’Ambro et de la Tenna. En aval de ces moraines les vallées perdent leur profil en auge, remplacé par un profil en gorge extrêmement net : dans les trois cas, il n'est pas exagéré d'utiliser l'image du trait de scie puisque le fond de ces canyons voit sa largeur réduite à quelques dizaines de mètres voire quelques mètres seulement dans le cas des gorges du Tenna.
69Ces réalités morphologiques ne semblent pas embarrasser A.-V. Damiani (1975) puisque dans la légende des profils topographiques de la vallée du Tenna, il mentionne que ceux-ci ont été établis en aval de la plus basse moraine frontale comme jusqu'alors. L'auteur n'est d'ailleurs pas à une contradiction près puisque à la page 299 il dit avoir reconnu des moraines dans la vallée du Tenna à 950 m (donc au fond de la gorge), alors que quatre pages plus loin, nous apprenons que l'approfondissement vertical de ces gorges sur 600 m de hauteur s'est réalisé eu grande partie au cours de l'Holocène ! Nous pensons inutile de préciser que nous ne suivons pas davantage cet auteur dans ses raisonnements contradictoires que dans ses reconstitutions irraisonnées de glaciers diffluents d'une vingtaine de kilomètres de longueur.
Les deux cirques emboîtés de la Forca Viola : une probable marque polyglacialiste
70La ligne de crête occidentale de la haute vallée de l'Aso, entre le M. Argentella (2200 m) et le Quarto S. Lorenzo (2247 m), présente une succession ininterrompue de cirques exposés au Nord ou à l'Est (fig.37). Au droit de la Forca Viola (1936 m), en ubac, on observe deux cirques étagés l'un par rapport à l'autre en contrebas d'un même sommet (2230 m). Il est fréquent dans les Alpes Françaises ou les Pyrénées que des cirques de dimensions réduites dominent des formes majeures : on interprète alors les microcirques suspendus comme des formes sculptées lors d'une nouvelle poussée froide postérieure à la dernière expansion maximale (ainsi dans le cas du cirque de Troumouse, dans les Pyrénées centrales, J. Dresch (éd.), 1985). Une telle interprétation est exclue dans le cas des Sibillini en raison des tailles et des modelés des deux cirques. Les deux cirques sont en effet de largeur assez comparable, et c'est même le cirque supérieur qui est un peu plus grand que le cirque inlérieur (plus de 300 m contre un peu moins de 250 m de largeur). Fait remarquable, le cirque inférieur s'emboîte dans le cirque supérieur en mordant dans des éboulis lités et stabilisés (fig.39) : l'accumulation des éboulis remonte jusqu'à la muraille du cirque supérieur qui sur le flanc droit se réduit à seulement 3-5 m de hauteur. Il apparaît clairement que le cirque supérieur a été affecté par un travail partiel de régularisation, fort poussé du côté oriental. Ce versant réglé a été lui-même entaillé par le développement du cirque glaciaire inférieur, tapissé d'éboulis vifs.
71Selon F. Dramis (comm. orale), un tel dispositif suggère l’intervention de deux périodes glaciaires distinctes. En effet, un premier englacement de cirque a été suivi d'un épisode de régularisation : celui-ci a abouti à une nette diminution la hauteur de la muraille du cirque supérieur. Mais l'inachevement de la régularisation a permis de maintenir reconnaissable la partie supérieure de cette muraille de cirque. Une deuxième période d englacement est responsable de l'aménagement d'un cirque aux dépens du versant régularisé. On notera ainsi l'intercalation d'une phase de régularisation marquée par des éboulis ordonnés d'une quinzaine de mètres d'épaisseur entre les deux englacements successifs, ainsi que l'absence de nette hiérarchie de taille entre les deux cirques. Ces deux arguments militent en faveur d'une attribution des deux cirques glaciaires aux expansions maximales de deux glaciations distinctes. La glaciation würmienne aurait été marquée par le développement d'un glacier de cirque en contrebas d'un versant largement régularisé : la régularisation se serait opérée au moins pendant la partie du Würm ayant précédé l'acmé glaciaire du Würm récent, et l'on rejetterait avant le Würm l'englacement du cirque supérieur.
72L'étude des héritages glaciaires des Sibillini a permis de conforter certaines hypothèses chronologiques émises à propos du Gran Sasso. Le dispositif emboîté des cirques de la Forca Viola suggère la succession de deux glaciations distinctes. Les moraines de retrait des vallées principales peuvent être attribuées aux stades apenniniques I, IIa et même IIb pour la seule haute vallée de l'Aso, dominée par le Monte Vettore. L'extension du paléoenglacement des Sibillini a été curieusement plus mal appréciée dans la littérature récente que dans les écrits des auteurs germanophones des années trente. Si les glaciers de vallée sont demeurés en amont des gorges verrouillant le passage entre les Sibillini et le piémont adriatique, ils fondaient à des altitudes de peu supérieures à celles des glaciers du Grau Sasso également exposés au Nord (valeur la plus basse de 1170 m pour le glacier du Tenna). Ce léger désavantage des glaciers des Sibillini est dû à l'infériorité altitudinale du massif et non à la valeur de la limite des neiges permanentes, qui en fait était un peu plus basse que dans le Gran Sasso.
73Les héritages glaciaires de la Maiella, de la Laga et des Sibillini font ressortir, par effet de contraste, l'intérêt majeur de ceux du Gran Sasso. On relèvera tout d'abord la médiocre conservation des moraines dans ces massifs, et même leur absence sur le versant occidental de la Maiella ou dans les Monts de la Ixiga. La répartition des cirques y apparaît davantage circonscrite que dans le Gran Sasso, avec des altitudes minimales plus élevées dans la Maiella (2400 m pour la ligne de crête la plus basse présentant un modelé de cirque), et une forte dissymétrie Ouest-Est dans les Sibillini et la Laga. L'absence d'accumulations typiques des marges glaciaires est à relier à la vigueur de l'érosion post-glaciaire autant qu'à un dispositif morpho-structural défavorable : dans tous les cas, les glaciers n'occupaient que les parties hautes des vallées et les eaux de fonte ont dû avant tout réaliser un travail de creusement linéaire. Ainsi, on se rend mieux compte du caractère exceptionnel des traces morphologiques du glacier du Campo Imperatore, conservées dans le plus haut bassin intramontagnard de l'Apennin central.
74L’estimation de l'altitude de la limite topographique des neiges permanentes lors de la dernière expansion maximale a été impossible pour les Monts de la Ixiga en raison de l'absence de toute moraine identifiable. Dans la Maiella, la limite topographique des neiges permanentes en exposition sud-est se situait environ 200 m plus haut que dans le Gran Sasso. Dans les Sibillini, la limite topographique des neiges permanentes en exposition nord était de peu inférieure à 1700 m, soit quelques dizaines de mètres en-dessous de la valeur calculée à partir de la vallée de l'Arno. L'abaissement de la limite des neiges permanentes de la Maiella vers les Sibillini est naturellement conforme au gradient latitudinal mais les caractéristiques orographiques particulières de chaque massif ont dû provoquer une exagération de l'amplitude de ce gradient. Favorables dans le cas des Sibillini et du Gran Sasso en raison de l'existence de vallées fortement encaissées et orientées plein nord, les conditions topographiques étaient défavorables dans la Maiella, le "Tibet des Abruzzes" (selon une expression de A.-G. Segre rapportée par J. Demangeot, comm. orale) a connu un englacement de calotte original et étendu, mais la forme générale convexe de la montagne a gêné le développement des glaciers vers le bas.
75Dans la Maiella comme dans les Sibillini, la déglaciation a été totale dès la fin du stade apenninique IIb : le Gran Sasso a donc été le seul massif de l'Apennin central adriatique à conserver un englacement à partir du stade apenninique III. On relèvera ainsi que lors de ce stade apenninique III, le sommet de la Maiella évoluait déjà dans une ambiance périglaciaire, ce dont témoignent les glaciers rocheux de l'ubac du M. Amaro (2793 m) ; simultanément, des sommets un peu moins élevés du Gran Sasso (M. Prena 2561 m, Pizzo Cefalone 2534 m...) connaissaient encore un englacement de cirque en ubac. Un tel décalage est conforme à celui de la limite des neiges permanentes würmiennes et d'après notre expérience du terrain (en l'absence de toute donnée météorologique relative aux parties élevées de la Matella), à celui de la durée actuelle du manteau neigeux entre les deux massifs. Il est clair que l'orientation et la configuration orographique très différentes des deux plus hauts massifs de l'Apennin expliquent pour une bonne part leurs nuances climatiques passées et actuelles.
Notes de bas de page
1 On trouvera des développements consacrés aux héritages glaciaires de la Maiella, des Monts de la Laga et des Sibillini dans les travaux suivants. Sur la Maiella : L.-O. Ferrero (1872) ; K Hassert (1900) ; F. Sacco (1908 et 1941) ; S. Franchi (1919b) ; G.-B. De Gasperi (1922) ; C. Crema (1927) ; R. von Klebelsberg (1930a) ; K. Suter (1934 et 1939) ; G. Bonarelli (1947-1949) ; A. Bally (1954) ; J. Demangeot (1965) ; V. Catenacci (1974). Les articles de M.-L. Gentileschi (1967b) et de F. Dramis et A. Kotarba (1992) traitent des modelés périglaciaires de la Maiella. On trouvera dans P. Franco et P. Ottino (1992) une liste complète des publications consacrées à la Maiella ; nombre de ces écrits peuvent être consultés à la bibliothèque spécialisée du musée de Caramanico Terme. Sur les Monts de la Laga : K. Suter (1934 et 1939) ; F. Sacco (1941) ; F. Scarsella (1945) ; J. Demangeot (1965) ; F. Dramis, B. Gentili et G. Pambianchi (1987) ; L. Adamoli (1988). Sur les Monts Sibillini : J. Partsch (1889) ; G. Jaja (1905) ; P. Vinassa de Regny (1905) ; C. Crema (1924) ; F. Scarsella (1931 et 1945) ; R. von Klebelsberg (1933-1934a) ; K. Suter (1934 et 1939) ; F. Sacco (1941) ; C. Lippi-Boncambi (1948) ; G.-M. Mongini (1970) ; A.-V. Damiani (1975) ; F. Dramis, M. Coltorti et B. Gentili (1980) ; M.-C. Tagliaferro (1982) ; E. Jaurand (1994a) ; M. Rasse (1994).
2 Les plus grandes fréquences et violences des vents de Sud-Ouest et d'Ouest retentissent sur l'altitude de la limite naturelle supérieure de la forêt. Dans les Monts de la Laga, comme dans l'ensemble des massifs abruzzais, cette limite est de 100 m plus basse sur les versants montagneux tournés vers l'Ouest (E. Furrer, "Die Höhenstufen des Zentralapennin", Vierteljahrsschrift der Naturforschenden Gesellschaft in Zürich 73. 1928, pp. 642-664).
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