Chapitre 3. Le paléoenglacement du Gran Sasso : reconstitution spatiale et chronologique
p. 87-120
Texte intégral
1Dans le chapitre précédent, nous nous sommes attachés à distinguer les modelés glaciaires et pseudo-glaciaires du Gran Sasso. Ce travail d'identification des héritages géomorphologiques du Gran Sasso était un préalable à toute reconstitution du paléoenglacement : un certain nombre de formes et de formations douteuses ne peuvent plus être invoquées pour jalonner des étapes du développement glaciaire. Limitée aux modelés d'origine glaciaire, notre carte de synthèse suggère ainsi une première approche du remplissage glaciaire du Gran Sasso (pl. h.-t. no l).
2En niant l'origine glaciaire du conglomérat de Pietracamela, nous avons retiré un de ses principaux indices à l'hypothèse du polyglacialisme apennin. Notre démonstration n'infirme cependant pas cette dernière, pas plus qu'elle ne la confirme : nous avons simplement mis en évidence le fait que ce conglomérat du piémont adriatique du Gran Sasso avait été malencontreusement assimilé à un dépôt glaciaire. En fait, nos recherches nous ont conduit à reconnaître, sur l'autre versant du massif, un système d'accumulations glaciaires et fluvioglaciaires qui ne peut s'expliquer que par l'intervention de deux glaciations distinctes. Le Campo Imperatore abrite ainsi là pièce maîtresse la plus claire de tout l'Apennin permettant d'affirmer que la chaîne a connu plus d'une période d'englacement. La contribution du Gran Sasso à l'établissement de la chronologie de l'englacement apennin s'appuie en outre sur un riche échelonnement de moraines stadiaires de retrait. Nous serons ainsi amenés à discuter la notion générale de "stade apenninique" établie par P.-R. Federici (1979).
3La conservation de restes morainiques nombreux dans le massif du Gran Sasso, spécialement dans le Campo Imperatore, autorise un suivi relativement serré des fluctuations du paléoenglacement. A cette fin, l'application d'une méthode cartographique nous a permis d’en restituer les contours. Notre travail de reconstitution des paléoenvironnements glaciaires du Gran Sasso se situe donc dans une perspective à la fois chronologique et spatiale.
Les accumulations glaciaires et fluvioglaciaires du Campo Imperatore, témoins de deux glaciations distinctes
4Dans la partie centrale du Campo Imperatore, de puissantes accumulations d'origine glaciaire, fluvioglaciaire ou torrentielle masquent entièrement le substrat calcaire. La distinction de diverses générations de formes s'impose clairement tant à l'analyse stéréoscopique que sur le terrain.
La distinction fondamentale des deux vallums terminaux du Campo Imperatore
5Si le vallum morainique terminal des Coppe a été reconnu de longue date (R. von Klebelsberg, 1930a), ses rapports morphologiques avec les accumulations qui le bordent n'ont pas été étudiés. Il existe en fait un reste de vallum morainique au-delà de celui des Coppe. Les deux moraines frontales sont parfaitement dissemblables du point de vue de leur morphologie comme de l'état des matériaux qui les constituent (fig.25 et 26).
Le vallum des Coppe : une morphologie nette, une altération superficielle limitée
6Le vallum des Coppe di Santo Stefano, d'une surface de 5 km2, est la plus grande construction morainique de l'Apennin. Il a été déposé par un glacier alimenté depuis les cirques du Monte Aquila et de la Montagna della Scindarella : ce glacier recouvrait entièrement la moitié occidentale du Campo Imperatore. Le talus externe du vallum, long de 6 km, dessine une convexité orientée vers le Sud-Est (pl. h.-t. no l). Le tracé de ce talus est si net et si continu qu'il apparaît au premier coup d'oeil jeté sur une photographie aérienne ou une image satellite : il offre le moulage exact d'un front glaciaire d'altitude minimale 1590 m. Incisé en son milieu par une brèche torrentielle, le vallum des Coppe possède deux branches inégalement conservées sur leur bordure.
7La branche méridionale apparaît parfaitement conservée, au contact avec le versant septentrional de la Costa Ceraso, inscrit dans les calcaires crétacés. Au débouché de la Valle Coppone, le barrage formé par le glacier a provoqué une petite obturation latérale : en témoigne un remblaiement à la forme triangulaire caractéristique. Plus en aval, le talus externe du vallum est longé par un sillon que l'on peut interpréter comme le chenal marginal d'écoulement des eaux de fonte juxtaglaciaires : il est emprunté aujourd’hui par la grande route du Campo Imperatore, offrant de nombreuses coupes dans les matériaux morainiques.
8La branche septentrionale est incomplète : à son extrémité-amont, les bossellements de la moraine disparaissent sous un cône de déjection torrentiel ; celui-ci a été alimenté en débris par l'adret de la crête M. Brancastello-M. Prena, constitué de dolomies broyées. Ailleurs, le talus externe de cette branche septentrionale du vallum figure clairement le contour arqué du front glaciaire. Dans le détail, il a été légèrement écorné par les divagations d'un torrent ayant utilisé l'ancien chenal marginal ; ce torrent se raccorde au niveau alluvial le plus récent du fond du Campo Imperatore.
9Les caractéristiques des matériaux morainiques du vallum des Coppe ont été décrites dans le chapitre précédent. Nous rappellerons simplement la couleur parfaitement blanche de la farine glaciaire emballant les blocs et les galets. En outre, seulement 12 % des éléments grossiers présentent un cortex d'altération, jamais supérieur à plus d'un millimètre d'épaisseur. Les matériaux apparaissent donc sains.
10Par endroits, les débris morainiques supportent un andosol développé aux dépens de pyroclastites (fig. 16) ; cet andosol a été décrit avec des caractéristiques identiques dans tout l'Apennin central, avec cependant une abondance et une épaisseur des cendres (matériau parental) qui augmentent vers le Sud (M. Frezzotti et B. Narcisi, 1989). Selon ces auteurs, les pyroclastites proviendraient de l'activité éruptive des Champs Phlégréens, situés immédiatement à l'Ouest de Naples. Dans le Sud des Abruzzes (Piano di Aremogna), deux datations radiométriques sur un dépôt tourbeux recouvert par les cendres et sur un dépôt éolien remaniant celles-ci ont permis d'estimer l'âge du matériel pyroclastique à 12.850-10.000 B.P. (C14). A la fin du Tardiglaciaire, le vallum morainique des Coppe a donc été saupoudré de cendres volcaniques ; la pédogénèse s'est effectuée à l'Holocène dans une ambiance climatique relativement humide (M. Frezzotti et B. Narcisi, 1989).
11L'âge relatif du vallum des Coppe peut donc être approché par des critères morphologiques et stratigraphiques. On retiendra l'absence d'altération significative des matériaux grossiers et de la matrice fine, la morphologie extrêmement nette des contours du vallum et du champ de dépressions de culots de glace morte développé aux dépens de la moraine d'ablation. La présence à la surface du vallum de cendres volcaniques parfaitement reconnues et datées dans tout l'Apennin central indique que l'accumulation morainique s'est constituée avant la fin du Tardiglaciaire.
Au-delà du vallum des Coppe, une "moraine externe" à la morphologie atténuée et aux matériaux altérés
12Immédiatement au Sud du vallum des Coppe et au Nord du Prato del Bove existe une construction morainique de près d'un demi kilomètre carré de surface, d'ailleurs représentée comme telle sur la carte géologique au 1/100.000 de Teramo (fig. 25). La constitution granulométrique du dépôt est identique à celle du dépôt morainique des Coppe, et les indices d'émoussé médian, moyen, et maximum des deux formations sont peu différents : tout au plus est-il possible de noter l'émoussé un peu plus poussé du dépôt morainique des Coppe, en liaison avec un probable remaniement par les eaux de fonte (fig.23). Dans une communication au congrès international de géomorphologie de Hamilton, C. Bisci, S. Ciccacci, F. Dramis, B. Gentili et A. Kotarba (1993) ont fait allusion à cette moraine comme indice d'une glaciation ancienne, sans toutefois en exposer la démonstration. L'ancienneté relative de cette moraine par rapport au vallum des Coppe peut s'appuyer sur un faisceau d'arguments morphologiques et sédimentologiques.
13La position morphologique de la moraine du Prato del Bove en fait une moraine "externe" par rapport au vallum morainique des Coppe. En effet, il a été dit plus haut que le talus externe du vallum des Coppe permettait de suivre exactement l'avancée extrême du glacier responsable de son dépôt. La moraine du Prato del Bove se situe clairement au-delà de cette limite, et elle est séparée du vallum des Coppe par le chenal marginal qui longe ce dernier (fig.26 et photo no 9). A son extrémité-amont, la moraine du Prato del Bove forme un bourrelet latéral appuyé contre un versant calcaire : le sommet du bourrelet domine de 30 m les dentiers bosscllements du vallum des Coppe. Il n'y a donc pas de possibilité de raccord morphologique ou altimétrique entre le vallum des Coppe et la moraine du Prato del Bove.
14La moraine du Prato del Bove ne constitue qu'un lambeau de vallum. Le bourrelet principal de la moraine dessine un arc de cercle à grand rayon de courbure à convexité tournée vers le Sud ; mais on ne le suit continûment que sur 1,5 km au Sud du vallum des Coppe. La colline arquée cotée 1585 m, et une autre colline située 500 m plus vers le Nord-Est, représentent sans doute le prolongement de la moraine terminale du Prato del Bove, en position isolée et surbaissée (fig.25). Au-delà de cet ultime témoin se trouvent les grands cônes emboîtés de l'adret de la crête M. Brancastello-M. Prena : le travail de sapement et d'accumulation des torrents a détruit ou oblitéré le prolongement de l'arc morainique du Prato del Bove. On relèvera que c'est d'ailleurs également dans cette direction que la bordure du vallum des Coppe a commencé à être sapée par les torrents ou ensevelie sous leurs débris. Le seul maintien de la moraine du Prato del Bove sur la bordure sud du Campo Imperatore illustre importance de l'érosion torrentielle sur le côté opposé, en liaison avec des conditions de dénivellation, d'exposition et de lithologie favorables.
15La moraine du Prato del Bove présente une morphologie superficielle considérablement atténuée par rapport à celle du vallum des Coppe. Le contraste de modelé entre les deux moraines s'impose clairement de part et d'autre de la route du Campo Imperatore (photo n°9). Les bourrelets principaux de la moraine du Prato del Bove montrent des pentes très douces, n'excédant pas une dizaine de degrés. C'est là le résultat du colluvionnement des matériaux morainiques sous l'effet de l'éboulisation, du ruissellement ou de la reptation. L'effacement avancé de la morphologie originelle de la moraine tient à la durée de son exposition aux agents d'érosion subaériens.
16En dernier lieu, les débris grossiers constituant l'accumulation morainique du Prato del Bove montrent un degré d'altération poussé. En excluant les éléments de dolomie, il apparaît que 84 % des éléments grossiers calcaires possèdent un cortex d'altération (contre seulement 12 % pour ceux de la moraine des Coppe). Des cortex d'altération montrent couramment des épaisseurs de 1 à 3 mm. Il existe donc un gradient d'altération très prononcé entre les matériaux de la moraine des Coppe, frais dans l'ensemble, et ceux de la moraine du Prato del Bove, généralement altérés.
17Par sa situation par rapport au vallum des Coppe, par sa morphologie et le degré d'altération des matériaux, la moraine du Prato del Bove peut être considérée comme la moraine externe" du Campo Imperatore. Elle a été déposée lors d'une phase d'englacement antérieure à celle à laquelle se rattache le vallum des Coppe ; la première phase d'englacement a été la plus importante en extension puisque le glacier s'est alors avancé au moins 750 m plus loin que lors de la phase d'englacement suivante.
Les accumulations emboîtées de la marge glaciaire du Campo Imperatore
18En avant des moraines frontales des Coppe et du Prato del Bove existent des formes d'accumulation typiques d'une marge glaciaire ; c'est particulièrement le cas du Piano Racollo, bassin à fond plat d'environ 1,5 km2 de surface. Une analyse morphologique détaillée confirme l'existence de deux générations de formes corrélées à deux phases d'englacement distinctes (fig. 25 et 27, photo no 7).
Les bas niveaux du Piano Racollo, raccordés au vallum des Coppe
19Le Piano Racollo a été considéré par J. Demangeot (1965) comme une vaste plaine lacustre dans laquelle débouchent les cônes de déjection "d'aspect frais" de l'adret de la ligne de crête M. Brancastello-M. Prena. Cette constatation est valable pour la partie septentrionale du Piano Racollo, la plus basse. Mais au-dessus de cette partie déprimée existent plusieurs niveaux d'accumulation séparés par des dénivellations de l’ordre de quelques mètres au maximum : la reconnaissance exhaustive et la délimitation des différents niveaux ont requis des précisions fournies par l'usage de l'altimètre.
20Un talus de 3 à 4 m de dénivellation et principalement exposé au Nord sépare le fond du Piano Racollo d'un niveau plan plus élevé et presque aussi étendu. Les matériaux constituant cette terrasse sont beaucoup moins argileux que ceux visibles au fond du Piano Racollo : sa constitution caillouteuse et poreuse explique sa teinte plus claire sur les photographies aériennes. A son extrémité-amont, c'est-à-dire à l'Ouest du Piano Racollo, cette terrasse se raccorde progressivement au talus externe du vallum morainique des Coppe. Par sa position morphologique, elle terrasse peut être considérée comme la terrasse fluvioglaciaire contemporaine de l'expansion glaciaire signalée par le vallum des Coppe.
21Juste au débouché de la brèche torrentielle incisant le vallum des Coppe existe un petit niveau intermédiaire entre le fond du Piano Racollo et le niveau fondamental décrit précédemment. Très peu étendu, ce niveau intermédiaire repérable en rive droite et en rive gauche se caractérise par une forte pente : vers l'aval, il ne se distingue pratiquement plus du niveau le plus récent. Son enracinement au droit de la brèche torrentielle par laquelle ont circulé les eaux de fonte du glacier en récession invite à considérer ce niveau comme un petit lambeau de cône fluvioglaciaire de retrait, postérieur à l'expansion glaciaire responsable de la formation du vallum des Coppe.
22En avant du vallum morainique des Coppe existent donc un niveau proglaciaire associé à la dernière expansion maximale et un niveau fluvioglaciaire strictement localisé, associé au retrait du glacier du Campo Imperatore. Ces niveaux sont perchés au-dessus du fond du Piano Racollo auquel se raccordent les cônes torrentiels les plus récents.
Des niveaux plus anciens raccordés à la "moraine externe"
23Des formes d'accumulation typiques d'une marge glaciaire se raccordent à la "moraine externe" du Prato del Bove (fig.25).
24Dans le Piano Racollo, au-dessus de la grande terrasse étendue en avant du vallum morainique des Coppe, existent deux niveaux de superficie plus restreinte. Dominant d'environ 3 m la grande terrasse, se développe une terrasse de forme très allongée seulement visible dans le Sud-Ouest du Piano Racollo. Elle est elle-même dominée par une terrasse qui vient s'appuyer contre le versant calcaire limitant le Piano Racollo au Sud : cette terrasse est la plus haute de tout le Piano Racollo, perchée d'environ 7 m au-dessus du niveau fondamental étendu en avant du vallum des Coppe (fig.27). Ces deux terrasses les plus élevées naissent au droit du talus externe de la moraine du Prato del Bove. L'analogie du dispositif avec celui observable à la bordure du vallum des Coppe assimile ces deux terrasses élevées à des niveaux proglaciaires plus anciens ; mais l'examen du terrain n'apporte aucune précision supplémentaire sur les rapports de ces deux terrasses élevées avec la dynamique de l'ancien glacier. Des analyses sédimentologiques ont montré le degré similaire d'émoussé des galets constituant ces trois niveaux fluvioglaciaires.
25Les deux niveaux proglaciaires les plus élevés ont été conservés entre le talus externe de la moraine du Prato del Bove et le versant calcaire fermant le Piano Racollo vers le Sud. Vers l'Est, ils se réduisent à des banquettes dominant le niveau fondamental ; le colluvionnement a même modifié la morphologie plane originelle du niveau accolé au versant calcaire. A la terrasse la plus haute se raccorde altimétriquement une colline isolée au milieu du Piano Racollo, cotée 1567 m, et qui émerge des accumulations plus récentes (fig.25 et 27). En coupe on voit des matériaux caillouteux généralement émoussés noyés dans une matrice sablo-limoneuse de couleur jaune (10Y R 7/6) : l'altération de la matrice et des éléments grossiers (71 % possèdent un cortex) s'accorde bien avec l'ancienneté relative de ce niveau "primitif" du Piano Racollo.
26Des formes plus récentes se sont en effet emboîtées successivement dans les niveaux les plus élevées : il s'agit tout d'abord du niveau fondamental et du niveau torrentiel récent déjà cités. Mais il apparaît également autour du Lago Racollo une cuvette fermée creusée en contrebas de la terrasse la plus élevée et de la moraine du Prato del Bove. Le creusement ne peut aucunement être mis au compte de l'incision torrentielle ; selon C. Giraudi (comm. orale), la cuvette du Lago Racollo serait, au moins partiellement, une cuvette de déflation éolienne. Notons en tout cas que ce secteur est demeuré hors d'atteinte du glacier responsable de la formation du vallum des Coppe, ce qui fait qu’il a évolué lors de la dernière phase glaciaire dans une ambiance proprement périglaciaire.
27Totalement indépendant de la dernière phase d'englacement apparaît également le cône du Prato del Bove. A l'analyse stéréoscopique ressortent clairement les anciens chenaux d'écoulement des eaux de fonte qui percolaient au travers de la moraine frontale : elles ont construit un cône fluvioglaciaire dont le sommet, très large, borde le talus externe du vallum sur plus de 400 m de longueur. Isolé du domaine fluvioglaciaire de la dernière phase d'englacement, ce cône fluvioglaciaire ancien a été bien préservé, ce qui le différencie des formes du Piano Racollo.
28Aux deux vallums des Coppe et du Prato del Bove sont associées des formes d'accumulation typiques de la marge glaciaire relevant clairement de deux générations différentes. Le cône fluvioglaciaire du Prato del Bove et les deux niveaux proglaciaires les plus élevés du Piano Racollo n'ont pu être mis en place que lors d'une phase d'englacement ancienne. Lors de la phase d'englacement suivante, les eaux de fonte du glacier étaient circonscrites au Sud par le rebord des terrasses fluvioglaciaires. La préservation des accumulations glaciaires et fluvioglaciaires relevant de la génération ancienne s'explique par leur position "externe" : la moraine et le cône fluvioglaciaire du Prato del Bove sont demeurés au-delà de la limite d'extension de l'englacement suivant. De façon générale, le dispositif morphologique de fossé tectonique à fond plat du Campo Imperatore a évidemment aidé à la conservation des formes d'accumulation relevant d'une phase d'englacement antérieure à la plus récente.
Approche chronologique et paléoclimatique des deux dernières glaciations du Gran Sasso : une confrontation avec les résultats des analyses palynologiques menées dans le Latium et les Abruzzes
29L'existence de deux phases d'englacement distinctes est clairement attestée par les accumulations glaciaires et fluvioglaciaires du Campo Imperatore. Ajoutons d'emblée que l'important gradient d'altération des matériaux entre les moraines frontales des Coppe et du Prato del Bove, ainsi que le contraste de leur morphologie militent en faveur de deux glaciations distinctes plutôt qu'en faveur de deux stades relevant d'une unique glaciation. Ce problème doit être examiné à la lumière des connaissances paléoclimatiques relatives à l'Italie centrale. On dispose pour cela de l'intéressant témoignage d'une séquence pollinique pratiquement continue sur les 250.000 dernières années ; elle a été obtenue à partir de sédiments lacustres déposés dans un maar des environs de Rome (Valle
30Castiglione) (M. Follieri, D. Magri et L. Sadori, 1988 et 1990 ; M. Follieri, D. Magri et B. Narcisi, 1990 et 1993 ; D. Magri et M. Follieri, 1992).
Attribution du dernier maximum glaciaire au Würm récent
31A l'échelle mondiale, les analyses isotopiques menées sur les tests de foraminifères sédimentés au fond des océans ont clairement établi que la dernière grande glaciation avait connu son apogée vers 20.000-18.000 B.P : il s'agissait de la huitième grande glaciation comme depuis l'inversion magnétique de Brunhes/Matuyama (C. Emiliani, 1955a ; N.-J. Shackleton et N.-D. Opdyke, 1973 ; B. Dumas, 1986 ; J.-C. Duplessy et P. Morel, 1990). Ce stade isotopique 2 a marqué l'acmé de la glaciation würmienne : le niveau des océans était alors de 110 m plus bas que le niveau actuel et les températures des eaux de surface de la Méditerranée inférieures de 6 à 9°C aux températures actuelles (E. Bonatti, 1966 ; J. Thiede, 1978 ; P.-R. Federici, 1979). Le maximum glaciaire de 20.000-18.000 B.P. a en fait correspondu avec une position de la Terre en périhélie en hiver, à l'origine d'une diminution de l'insolation estivale dans l'hémisphère boréal (A.-L. Berger, 1978 et 1992). La dernière période interglaciaire se situe vers 135.000-115.000 B.P. (Eémien) (J. Jouzel et al., 1994). C'est en s'appuyant sur ces données établies à l'échelle planétaire que P.-R. Federici (1979) a supposé que la dernière expansion glaciaire maximale dans l'Apennin datait du Würm récent.
32La péjoration climatique du Würm récent ressort clairement dans le diagramme pollinique de la Valle Castiglione, située dans les Monts Albains à 20 km à l'Est de Rome à 44 m d'altitude (M. Follieri, D. Magri et L. Sadori, 1988, fig.3). Elle transparaît dans l'horizon VdC-17 daté de 32.900 B.P. (C14) vers la base (10,17 m de profondeur). Cet horizon est marqué par une faible concentration en pollens, et l'écrasante prédominance des pollens de NAP (non Arboreal pollens) (surtout Artemisia, Gramineae, Chenopodiaceae) : ces derniers atteignent même le pourcentage de 100 dans la moitié supérieure de l'horizon, ce qui est exceptionnel. Panm les pollens d'arbres, Pinus suivi de Juniperus domine, tous deux montrant d'ailleurs une nette augmentation vers le haut de l'horizon VdC-17. Ces données permettent de reconstituer un paysage végétal de steppe piquetée de quelques arbres. Selon M. Follieri, D. Magri et L. Sadori (1988), l'existence de cette steppe à Artemisia traduit une sécheresse climatique accentuée, mais ne donne guère d'indication thermique dans la mesure où Artemisia et Chenopodiaceae se rencontrent actuellement aussi bien autour de la mer Caspienne qu'en Tunisie présaharienne. Mais l'on sait par ailleurs que l'Europe a connu une réduction notable des précipitations lors de la dernière glaciation (F. Klüte, 1951 ; J.-C. Duplessy et P. Morel, 1990) : il est donc fort probable que le maximum xérique relevé par M. Follieri, D. Magri et L. Sadori (1988) dans l'horizon VdC-17 coïncide avec le minimum thermique de la glaciation würmienne.
33La rudesse climatique particulière de la fin de la période würmienne est d'ailleurs reconnue par ces mêmes auteurs à partir de l'évolution du genre Zelkova en Italie centrale (M. Follieri, D. Magri et L. Sadori, 1986). La Crète est aujourd'hui la région la plus proche de l'Italie où l'on retrouve cet arbre. Dans les spectres polliniques de Valle Castiglione et du Fucino (au centre de l'Apennin abruzzais, à 650 m d'altitude), Zelkova montre une expansion lors du dernier interglaciaire (5e) et réapparaît discrètement lors des interstades würmiens (fig.28). La dernière apparition de Zelkova dans le diagramme pollinique de la Valle Castiglione date de 31.000 B.P., soit à la limite des stades isotopiques 3 et 2. La disparition définitive de Zelkova de la péninsule italienne est expliquée par le froid et la sécheresse accentués du Würm récent, d'une ampleur sans précédent par rapport au reste de la période würmienne.
34Une telle conclusion est également tirée de l'analyse des variations polliniques des sédiments lacustres de la caldeira du Vico, volcan situé à environ 50 km au Nord-Ouest de Rome (A.-H.-E. Frank, 1969 ; J. Raffy, 1983). L'évolution de la végétation au Würm s'est faite dans le sens d'une ségrégation progressive des genres, aboutissant à la dominance d'une steppe à graminées et à armoises lors du Pléniglaciaire würmien supérieur (entre 28.475 B.P. et 12.725 B.P.) (J. Raffy, 1983, tableau no 12, p. 212). A la réduction de la période végétative liée à une diminution des températures moyennes annuelles (plus basses de 9 à 10°C que les températures actuelles), s'ajoutait une sécheresse prononcée interdisant la colonisation des espèces forestières : les précipitations devaient être inférieures à 400 mm, soit de l'ordre de la moitié du volume des précipitations actuelles.
35La sévérité climatique du Würm récent est donc attestée par l'évolution de la végétation de l'Italie centrale. On ne s'étonnera pas de la coïncidence entre le maximum glaciaire et le maximum xérique. L'expansion glaciaire maximale implique un abaissement record de la limite climatique des neiges permanentes et de l'isotherme 0°C de température moyenne annuelle. L'extension maximale des surfaces englacées à l'échelle du globe coïncide avec une réduction au minimum des surfaces océaniques non prises par-la banquise, ce qui diminue les possibilités d'évaporation. En outre, l'air froid se caractérise par une faible capacité hygrométrique.
36S'il est donc avéré que froid et sécheresse ont caractérisé le Würm récent, il faut bien envisager un certain volume minimal de précipitations pour la constitution d'appareils glaciaires. Précisément, au Würm récent, l'Apennin latio-abruzzais devait bénéficier de précipitations plus élevées que dans la région de Rome, en conformité avec le gradient observé actuellement (M. Follieri, comm. orale). Il apparaît en effet sur le diagramme pollinique du Fucino, bassin intramontagnard ouvert au coeur de l'Apennin abruzzais, que le rapport AP/NAP y est toujours plus élevé que sur le diagramme de Valle Castiglione (fig.28). Même au Würm récent, des arbres ont subsisté dans la montagne abruzzaise, bénéficiant d'une sécheresse moins accentuée en liaison avec l'altitude : aux précipitations d'origine orographique s'ajoutait une évapo transpiration moins forte qu'à proximité du niveau de la mer. C. Giraudi (1989c) relève d'ailleurs que le très haut niveau du lac du Fucino reconnu entre 30.000 et 18.000 B.P. s'explique par un bilan hydrique qui était alors très favorable à l'écoulement superficiel (rapport élevé des précipitations sur l'évapo-transpiration).
37Il se pourrait même qu'au Würm récent, l'englacement des Abruzzes ait été favorisé par un coefficient nivométrique élevé, en liaison avec un maximum de précipitations de saison froide très prononcé. Cette conclusion peut s'appuyer sur la description lithostratigraphique de l'horizon VdC-17 de Valle Castiglione (M. Follieri, D. Magri et B. Narcisi, 1990). Entre 8 m et 530 m de profondeur (âge estimé entre 28.000 et 18.500 B.P.), l'horizon VdC-17 révèle à la fois une végétation steppique dominante et une sédimentation à dominante détritique : cette association constitue une anomalie par rapport au reste du diagramme dans lequel végétation steppique et sédimentation calcaire sont corrélées (la sécheresse faisant prévaloir la circulation souterraine, avec concentration et précipitation des carbonates). Pour expliquer la particularité sédimentologique de l'horizon VdC-17 de Valle Castiglione, M. Follieri, D. Magri et B. Narcisi (1990, p. 891) posent l'hypothèse suivante. Le climat était alors caractérisé par des précipitations tombant exclusivement en hiver, avec des températures hivernales inférieures aux températures actuelles ; ceci expliquerait le dépôt de sédiments détritiques (érosion des eaux courantes), et la double absence des arbres à feuilles caduques (qui ont besoin d'eau en été) et des arbres à feuilles persistantes (qui ne supportent pas des hivers excessivement froids)". M. Follieri, D. Magri et B. Narcisi (1990) posent également comme autre hypothèse l'existence d'averses violentes mais très sporadiques, provoquant un entraînement des débris sur les versants mais ne permettant pas la croissance de la végétation arborée.
38Nonobstant ces incertitudes sur le régime des précipitations, il est bien établi que le dernier maximum glaciaire qu'ait connu l'Italie centrale corresponde au Würm récent. La fin du Würm a connu les conditions climatiques les plus drastiques de l'ensemble de la période wünnienne, avec la disparition momentanée de toute végétation arborée à basse altitude. L'extrême fraîcheur de la morphologie du vallum des Coppe di Santo Stefano, à peine retouchée par le travail récent de sapement et d'accumulation des torrents, s'accorderait bien avec son attribution à la dernière glaciation. Nous pouvons retenir, au moins à titre d'hypothèse provisoire et à défaut de datation directe des accumulations glaciaires, que la dernière expansion glaciaire maximale qu'ait connu le Gran Sasso coïncide avec le Pléniglaciaire du Wiinn récent.
L'expansion glaciaire maximale qui a précédé le Würm récent relève d'une glaciation antérieure au dernier interglaciaire
39Si nous retenons comme hypothèse l'attribution du vallum morainique des Coppe à l'expansion glaciaire maximale du Würm récent, se pose le problème de l'ancienneté relative de la moraine du Prato del Bove : cette moraine externe témoignant d'une plus grande extension glaciaire est-elle liée à un stade würmien ancien ou à une glaciation antérieure à la glaciation würmienne ? Nous avons déjà remarqué que l'important gradient d'altération entre les matériaux des deux moraines (respectivement 12 et 84 % de galets à cortex) et le contraste de leur morphologie, militaient plutôt en faveur de la seconde hypothèse. Si le vallum des Coppe s'est constitué il y a moins de 20.000 ans, il paraît en effet plus vraisemblable de penser que la moraine du Prato del Bove a un âge d'un ordre de grandeur qui n'est pas celui des dizaines de milliers d'années mais celui de la centaine de milliers d'années.
40En outre, la reconstitution paléoclimatique du Würm à l'échelle mondiale indique que le refroidissement maximal s'est situé à la fin de la glaciation. Les carottes de l'Océan Pacifique équatorial V28-238 (N.-J. Shackleton et N.-D. Opdyke, 1973) et V19-30, et de l'Océan Indien (MD73-025) (J.-C. Duplessy et P. Morel, 1990) montrent que le stade isotopique 4 situé vers 70.000 B.P. a été moins froid que les deux stades 6 et 2 qui l'encadrent. Les carottes de la Méditerranée témoignent également du caractère relativement modéré du refroidissement pendant toute la partie du Würm antérieure au Würm 4 (L. Blanc-Vernet, 1982). En Italie centrale, nous rappelons que le caractère drastique du climat du Würm récent est invoqué pour expliquer l'extinction du genre Zelkova ; celui-ci était en revanche réapparu après le stade de refroidissement würmien précédent.
41Un intérêt essentiel du diagramme pollinique de Valle Castiglione est en tout cas de permettre la reconnaissance nette d'une césure climatique correspondant au dernier interglaciaire. Etablissant des corrélations avec d'autres séquences polliniques européennes, M. Follieri, D. Magri et L. Sadori (1988) attribuent l'horizon VdC-10 à l'Eémien. Le passage de l'horizon VdC-9 à l'horizon VdC-10 marque en effet le remplacement d'une steppe à Chenopodiaceae par une végétation forestière méditerranéenne analogue à celle de l'Italie du Sud actuelle, notamment marquée par l'abondance d'Olea. Globalement, le diagramme pollinique permet la reconnaissance de deux séquences (VdC-3 à VdC-9 et VdC-10 à VdC-17) assimilables aux deux derniers cycles interglaciaire-glaciaire, d'une durée respective de 93.000 et de 115.000 ans. Le déroulement des deux cycles présente des analogies : une phase forestière thermophile initiale, suivie, après un premier intervalle steppique, d'une nouvelle expansion forestière dans une ambiance plus fraîche et plus humide que la première ; après un second intervalle steppique et une dernière expansion forestière, les oscillations de la végétation ont une faible ampleur et sont plus difficilement corrélables ; enfin, chaque cycle s'achève par une phase steppique dont la sévérité est attestée par la faiblesse record de la concentration des pollens. Selon un schéma analogue à celui de la glaciation würmienne, la glaciation qui a immédiatement précédé le Würm a dû connaître son maximum d'intensité vers la fin.
42Cette conclusion relative aux paléoenvironnements de l'Italie centrale est conforme aux enseignements des carottages océaniques fixant le stade isotopique 6 aux alentours de 135.000 B.P. Il apparaît même sur la courbe isotopique de la carotte V28-238 (J.-C. Duplessy et P. Morel, 1990) que le stade isotopique 6 a dû être marqué par un refroidissement plus accentué que lors du stade 2, lui-même plus froid que le stade 4.
43Ces différentes données pourraient suggérer une attribution de la moraine du Prato del Bove à la glaciation correspondant au stade isotopique 6. Mais nous ne pouvons écarter une autre hypothèse chronologique, qui consisterait à corréler la moraine externe du Campo Imperatore avec le stade isotopique 12. Il est établi que ce stade a coïncidé avec une glaciation d'une intensité exceptionnelle à l'échelle du globe : le niveau des océans était alors plus bas qu'à la fin du Würm et le volume de glace stocké sur les continents de 15 % supérieur à celui du dernier maximum glaciaire (N.-J. Shackleton, 1987). Ce stade rappellerait le "Mindel" de la chronologie alpine.
44En l'absence de datation absolue, il nous est impossible de choisir entre l'attribution de la moraine du Prato del Bove aux stades isotopiques 6 ou 12. En tout cas, l'une ou l'autre de ces hypothèses permettrait de comprendre à la fois la position morphologique "externe" de cette moraine, son démantèlement poussé et le degré d'altération des matériaux. En effet, un refroidissement encore plus accentué qu'au Würm récent expliquerait l'avancée un peu plus lointaine du glacier du Campo Imperatore. La période séparant la formation des vallums du Prato del Bove et des Coppe incluerait donc au moins le dernier interglaciaire et une bonne partie de la glaciation würmienne. D'une durée minimale de 100.000 ans, cette période aurait permis la destruction d'une bonne partie du vallum morainique, l'atténuation de son modelé et l'altération des matériaux. Le dernier interglaciaire, marqué par des températures supérieures aux températures actuelles, aurait été favorable à la migration des oxydes de fer : celle-ci est à l'origine de la formation des cortex autour des galets de la moraine du Prato del Bove comme de la coloration de la matrice des dépôts fluvioglaciaires anciens du Piano Racollo.
45Les témoignages géomorphologiques ne nous permettent pas de savoir si le Campo Imperatore a connu plus de deux glaciations distinctes. Les connaissances palynologiques relatives à l'Italie centrale pourraient en tout cas indiquer que l'englacement de l'Apennin a bénéficié de conditions climatiques favorables à partir de la fin du Pléistocène moyen. J. Raffy (1983) a en effet montré qu'une forte humidité caractérisait les climats de l'Italie centrale entre le Villafranchien et le Würm, avec un glissement de la saison pluvieuse de l'été (climat "pontique") à l'hiver (climat méditerranéen). D'après l'évolution de la flore de Riano (volcan Sabatino), J. Raffy (1983, p. 205) rapporte qu'un changement climatique important caractérise l'avant-dernière période glaciaire, avec "une régression très sensible des essences thermophiles (Pterocarya caucasia) au bénéfice des sapins, des pins ou de la chênaie". Il se pourrait que lors de l'avant-dernière période glaciaire, une modification du climat de l'Italie centrale dans le sens d'un refroidissement et d'une coïncidence entre les semestres froids et pluvieux ait favorisé une augmentation des chutes de neige en montagne ; une humidité un peu plus forte que lors de la glaciation würmienne aurait pu favoriser un bilan glaciaire plus positif, et donc, un englacement un peu plus étendu.
46Quelles que soient les nuances climatiques des dernières glaciations, dont les caractères précis sont encore mal connus, notre hypothèse chronologique apparenterait le dispositif constitué par les accumulations du Campo Imperatore aux grands systèmes glaciaires et fluvioglaciaires des piémonts alpins français et italien, d'une autre ampleur spatiale il est vrai. Jusque dans les grandes vallées des Alpes Maritimes, les moraines attribuées à la dernière glaciation se situent en retrait ou en contrebas par rapport à leurs homologues rissiennes, davantage disséquées et altérées ; les emboîtements de terrasses fluvioglaciaires en aval des moraines frontales, comme le long de la Stura di Demonte, confirment l'existence de glaciations distinctes (M. Julian, 1980). On soulignera la clarté et la richesse du complexe glaciaire et fluvioglaciaire du Campo Imperatore, dont l'heureuse préservation tient au dispositif de fossé tectonique : il explique aussi l'étalement considérable du glacier à sa terminaison. Sur le versant septentrional du Gran Sasso, la morphologie abrupte du front de chevauchement et la prédominance du flysch expliquent la rareté des moraines frontales, n'autorisant pas la reconnaissance de deux glaciations distinctes. C'est également dans le Campo Imperatore que se trouvent les plus nombreuses accumulations morainiques situées en arrière des vallums.
De la répartition des moraines de retrait à l'identification des stades apenniniques dans le Gran Sasso
47En amont du vallum morainique des Coppe que nous avons attribué au maximum glaciaire du Würm récent, le Campo Imperatore occidental est encombré d'accumulations morainiques qui ont été déposées par le glacier au fur et à mesure de sa récession. D'autres moraines de retrait fini-würmiennes s'observent plus rarement sur le versant septentrional du Gran Sasso ; mais celles-ci présentent une morphologie particulière liée à leur déformation par le rejeu de failles1 Par référence à la dynamique observable sur les actuels glaciers alpins, les constructions morainiques frontales situées en arrière des vallums peuvent s'interpréter comme des accumulations contemporaines de stationnements ou de réavancées glaciaires intervenus au cours de la déglaciation würmienne (M. Chardon, 1991). Les amas morainiques informes ou les cordons morainiques latéraux et médians isolés témoignent seulement de l'ancien passage de la glace, non d'une position relativement fixe du front glaciaire (P.-R. Federici, 1979). Dans la perspective de l'identification des divers stades de retrait, nous nous intéressons donc au seul témoignage des bourrelets morainiques de forme arquée disposés en travers des vallées glaciaires.
Répartition spatiale et altitudinale des moraines de retrait fini-würmiennes
48Dans le Campo Imperatore, on distingue deux ensembles principaux de cordons morainiques stadiaires, situés à des distances inégales du vallum morainique des Coppe (pl. h.-t. no l).
49Tout d'abord, immédiatement en arrière du vallum des Coppe et en partie appuyé contre lui, se distingue un puissant arc morainique d'l,5 km de large (Piano di Pietranzoni). Connne pour le vallum des Coppe, la branche gauche de ce premier arc morainique stadiaire a été partiellement recouverte par un cône de déjection torrentiel ; du côté opposé, le protalus rampart de la base sud-est du M. San Gregorio di Paganica vient s'accoler au bord externe de l'arc morainique stadiaire. A son extrémité amont se dessine un autre arc morainique stadiaire, en arrière duquel se trouve le Lago Pietranzoni ; d'une longueur inférieure à 400 m, ce second arc morainique stadiaire a été à moitié recouvert par les apports torrentiels de l'adret du M. Brancastello. On relèvera la grande proximité de ces deux arcs morainiques avec le vallum des Coppe : l'extrémité amont de ce dernier est à seulement 1 km du Lago Pietranzoni. Chaque arc morainique s'appuie partiellement contre l'arc morainique immédiatement antérieur. Enfin, les sommets de ces deux arcs stadiaires sont situés autour de 1640 m, soit à une altitude légèrement inférieure à celle du sommet du vallum des Coppe (1678 m), beaucoup plus épais.
50Le deuxième groupe d'arcs morainiques stadiaires du Campo Imperatore s'observe à plusieurs kilomètres en amont de l'arc du Lago Pietranzoni, au droit des cirques de la Montagna della Scindarella et du secteur de l'hotel du Campo Imperatore-Monte Aquila. Dans les deux cas on distingue un même étagement de cordons morainiques. Les moraines frontales les plus basses, passant vers l’amont à des cordons latéraux, sont disposées à 1-1,5 km de la muraille des cirques : on les trouve vers 1750-1850 m sur l'ubac de la Scindarella (photo n°4) et vers 1925-2050 m en exposition sud-est au lieu-dit Fontari, au pied du Monte Aquila (photo no 10). Les moraines frontales les plus hautes, constituant des bourrelets de longueur moindre, se nichent au creux des cirques à des altitudes de 1950-2000 m sur l'ubac de la Scindarella et de 2100-2200 m à Fontari : dans les deux cas, l'écart d'altitude entre les moraines les plus basses et les moraines des cirques est légèrement inférieur à 200 m. Il y a donc une symétrie certaine dans l'étagement des moraines de la Scindarella et du Monte Aquila, la différence constatée dans les altitudes absolues des moraines pouvant être liée au contraste d'exposition.
51Dans le reste du Gran Sasso, les moraines stadiaires apparaissent moins nombreuses, davantage dispersées (pl. h.-t. no l). De même que les vallums manquent dans les vallées de l'Arno ou Solagne, il est tout à fait vraisemblable que nombre de constructions morainiques stadiaires font défaut sur le versant septentrional du Gran Sasso parce qu'elles ont été détruites par l'érosion post-glaciaire. Le cas est patent dans les vallées de l'avant-pays creusées dans le flysch où l'on ne peut identifier qu'une seule moraine stadiaire, celle du pont de l'Arno (1150 m) (voir chapitre 2). Dans l'intérieur du massif calcaire du Gran Sasso, les hautes vallées du versant de Teramo montrent des restes morainiques plus ou moins abondants en fonction du profil transversal des vallées. A l'Est du Corno Grande, la raideur des vallées explique l'absence de toute moraine, à l'exception notable de la moraine frontale du cirque du Monte Prena, bénéficiant de l'appui d'un verrou-gradin d'origine structurale (photo no 3). A l'Ouest du Corno Grande, les moraines ont été mieux conservées car les parties hautes des vallées de l'Arno, Venacquaro et Solagne correspondent à des fossés tectoniques partiellement karstifiés. La relative modération des valeurs de pente, l'existence de fonds larges et plans, la faiblesse de l'écoulement superficiel y ont permis le maintien de cordons morainiques assez nombreux. Dans la vallée de l'Arno, il existe un échelonnement de moraines stadiaires plus riche que dans la vallée adjacente du rio Venacquaro. Il y a certes un important hiatus entre la moraine du pont de l'Arno (1150 m) et celle du Val Maone (1700 m). Plus en amont, des moraines frontales moulant parfaitement le contour de petites langues glaciaires s'observent respectivement à 1950 m (Campo Pericoli) et 2100 m (Pizzo Cefalone) (photographie de couverture).
52L'inégale répartition des moraines stadiaires au sein du Gran Sasso renvoie au dispositif morpho-structural dissymétrique du massif. Le fossé tectonique à fond plan du Campo Imperatore recèle la gamme la plus riche de constructions morainiques. A partir de l'échelonnement des moraines stadiaires observé dans le Campo Imperatore et la vallée de l'Arno, nous pouvons tenter une corrélation avec les stades apenniniques fini-würmiens classiques de P.-R. Federici (1979).
Que retenir des stades apenniniques classiques ?
Fondements de la chronologie des stades apenniniques de P.-R. Federici
53En l'absence de toute datation absolue directe ou indirecte des constructions morainiques, P.-R. Federici (1979) a proposé un cadre chronologique relatif de la déglaciation fini-würmienne dans l'Apennin central. Selon une méthode classique très utilisée par les auteurs germanophones (K. Suter, 1939), P.-R. Federici a cherché à estimer la valeur de la limite des neiges permanentes à l'époque du dépôt de chaque moraine frontale. Le but est alors d'évaluer la différence de valeur entre la limite des neiges permanentes induite par telle moraine, et une limite des neiges permanentes de référence (celle actuelle ou celle de l'expansion maximale würmienne). La méthode de calcul de la limite des neiges permanentes choisie par P.-R. Federici, et que nous adoptons, est celle mise au point par H. Höfer (1922) : la limite des neiges correspond à la moyenne arithmétique de l'altitude du front glaciaire et de l'altitude moyenne des sommets ceinturant le bassin d'alimentation glaciaire (cette dernière valeur ayant évidemment quelque peu varié entre l'expansion maximale et les derniers stades de retrait en liaison avec la réduction de la surface du bassin d'alimentation). Sans être extrêmement précise, une telle méthode d'approche de la chronologie relative des moraines stadiaires a déjà fourni des résultats cohérents et satisfaisants, notamment pour les Alpes Maritimes (M. Julian, 1980). La méthode de Hofer est en fait assez adaptée à des organismes glaciaires de taille modeste et restés à l'intérieur des domaines montagnards, ce qui est le cas dans l'Apennin.
54Pour le Gran Sasso, P.-R. Federici (1979) a estimé la valeur de la limite climatique des neiges permanentes lors de l'expansion maximale würmienne à 1770 m. Dans le Gran Sasso comme dans la plupart des massifs de l'Apennin central, l'auteur a repéré des moraines stadiaires indiquant une élévation de la limite des neiges permanentes d'environ 300 m par rapport à sa valeur lors de l'expansion maximale würmienne : ce stade généralisé est qualifié de fondamental. Entre les moraines relevant de ce stade fondamental et les moraines de l'expansion maximale würmienne, il existe des constructions morainiques à caractère stadiaire : elles appartiennent à un stade plus ancien que le stade fondamental. Il s'agit de moraines disposées à une faible distance des vallums de l'expansion maximale würmienne et qui indiquent une élévation de l'ordre de 100 à 200 m de la limite des neiges permanentes. Ce stade est appelé le stade apenninique I, et le stade reconnu comme fondamental est identifié comme le stade apenninique II. Selon P.-R. Federici (1979), le Gran Sasso montre également les traces des stades apenniniques III et IV, correspondant à des élévations de la limite des neiges permanentes par rapport à celle de l'expansion maximale würmienne de valeurs respectives d'environ 600 m (500 à 680 m) et 800 m.
Quelques critiques à l'identification des stades apenniniques de P.-R. Federici
55Acceptant les fondements de la méthode générale de P.-R. Federici (1979), nous avons cependant des critiques à exprimer concernant certains aspects de la démarche ou certains résultats de l'auteur.
56P.-R. Federici (1979) affirme avoir calculé des valeurs de la limite climatique des neiges permanentes : nous ne savons pas comment l'auteur a appréhendé cette notion indépendante du relief local et synonyme de limite régionale des neiges permanentes (C.-P. Péguy, 1968). En effet, la méthode de calcul de Höfer fournit des valeurs précises pour chaque appareil glaciaire, fort dépendantes de la configuration orographique du bassin d'alimentation glaciaire (principalement l'exposition, facteur d'autant plus essentiel que l'on est en présence d'un englacement marginal par rapport à l'englacement alpin). Pour notre part, nous préférons parler pour chaque bassin glaciaire de limite topographique des neiges permanentes, étant donné que l'on ne pourra opérer de corrélations qu'entre les bassins glaciaires de même exposition (par exemple l'exposition nord, de loin la plus fréquente). Nous serons amenés ultérieurement à traiter de la limite climatique des neiges permanentes à dessein de comparer sa position dans les divers massifs de l'Apennin. Nous l'évaluerons en ajoutant 200 m à la valeur moyenne de la limite topographique des neiges permanentes en exposition nord ou, à défaut, en la faisant coïncider avec l'altitude des plus basses crêtes présentait un modelé de cirque.
57Une faiblesse de l'argumentation de P.-R. Federici (1979) réside dans son appui trop exclusif sur les données de la bibliographie : l'auteur reconnaît lui-même s'être fondé sur les données déjà établies concernant le recensement des moraines de l'Apennin central. Fatalement, P.-R. Federici a pris en compte dans ses calculs des formes d'accumulation qui ne sont pas des moraines, ce qui obère une partie de ses résultats finaux. Ainsi, pour le Gran Sasso, P.-R. Federici (1979, p. 199) fait allusion à la "nature morainique des dépôts détritiques situés près de Fano Adriano", que nous avons contestée au chapitre 2. S'appuyait sur ce dépôt non morainique pour ses calculs, P.-R. Federici (1979) en déduit qu'entre l'expansion maximale würmienne et le dépôt des moraines stadiaires situées à plus de 2200 m dans les hautes vallées de l'Arno et du Venacquao, la limite des neiges permanentes s'est relevée de 800 m : une telle valeur est excessive. De façon générale, comme P.-R. Federici (1979) a considéré comme morainiques des accumulations situées à basse altitude, ses valeurs d'écart de limite des neiges permanentes pêchent généralement par excès : nombre de moraines attribuées à tel stade nous semblent en fait relever d'un stade antérieur.
Bilan : accord sur les stades I et III, nécessité de dédoubler le stade apenninique II fondamental, abandon du stade IV
58Ayant exprimé quelques réserves sur des points de détail de l'exposé de P.-R. Federici (1979), nous pouvons désormais présenter nos propres résultats relatifs à la chronologie relative des moraines stadiaires du Gran Sasso (tableau no 2). L'application de la méthode générale de P.-R. Federici (1979) nous a conduit à confirmer, à nuancer ou à abandonner certaines de ses conclusions sur la distinction des stades apenniniques.
59Notre estimation de la limite topographique des neiges permanentes lors de l'expansion maximale du Würm récent s'est faite selon deux expositions différentes, celle du glacier du Campo Imperatore (Sud-Est) et celle des glaciers des vallées du Venacquaro et de l'Arno (Nord) (tableau no 2). Dans le dernier cas seulement, l'absence du vallum de la dernière expansion maximale a obligé à une estimation de la position du front glaciaire d'après le témoignage du profil transversal de la vallée : les dernières moraines (à valeur stadiaire) se rencontrent vers 1150 m et vers l'aval, au droit de Pietracamela (1000 m), l'auge glaciaire de l'Amo laisse place à un modelé en V prononcé typique de l'érosion fluviatile. Nous avons choisi cette valeur de 1000 m comme altitude de l'ancien front glaciaire, ce qui nous a conduit à une évaluation de la limite topographique des neiges permanentes en exposition nord peu différente de celle obtenue pour la vallée adjacente du Venacquaro, dans laquelle le vallum de la dernière expansion maximale a été conservé (1735 m contre 1778 m). Dans le Campo Imperatore, la limite topographique des neiges permanentes en exposition sud-est était supérieure d'environ 200 m, fixée à 1964 m (tableau no 2).
60A l'instar de P.-R. Federici (1979), nous attribuons au stade apenninique I les cordons morainiques frontaux situés à faible distance en amont des vallums de l'expansion maximale würmienne : on en retrouve la marque dans d'autres secteurs englacés que ceux figurant dans le tableau, comme au Nord du Monte San Franco ou du Monte Corvo. Dans le Campo Imperatore, les deux arcs morainiques juxtaposés du Piano et du Lago Pietranzoni, situés à la même altitude, relèvent conjointement de ce stade : celui-ci, correspondant à la phase initiale de recul des fronts glaciaires suivant l'expansion maximale, a pu connaître des oscillations mineures. En fait, ce stade apenninique I a été marqué par une très légère remontée de la limite des neiges permanentes, inférieure à 100 m. La reconnaissance de l'andosol holocène caractéristique à la surface de la moraine du Lago Pietranzoni implique un âge plus ancien que 13.000 B.P. pour le stade apenninique I.
61Il existe une nette césure entre le stade apenninique I et le stade suivant : la limite des neiges permanentes a connu un relèvement de presque 300 m par rapport à l'expansion maximale würmienne. A ce stade correspondent des cordons morainiques à la morphologie nette et bien conservée : les sinuosités des bourrelets morainiques du secteur de Fontari ou de la base de la Scindarella figurent parfaitement le contour lobé des anciens glaciers. Nous n'avons pas retrouvé l'andosol caractéristique à la surface des moraines correspondant à ce stade, mais nous nous gardons d'être affirmatifs en raison de l'absence de bonne coupe, de la faible étendue des surfaces morainiques concernées et du caractère aléatoire de la répartition des cendres au Nord de l'Apennin central : on ne peut vraiment savoir si ces moraines ont été déposées avant ou après la projection des cendres des Champs Phlégréens. Nous qualifions ce stade d'apenninique IIa car entre lui et le stade III reconnu par P.-R. Pedcrici (1979), nous avons identifié un stade intermédiaire : le caractère généralisé de ce dernier dans le Campo Imperatore et les grandes vallées du versant nord du Gran Sasso, ainsi que l'étroitesse de la fourchette des valeurs de remontée de la limite des neiges qui le caractérisent, justifient d'en faire un stade distinct du précédent. Soucieux de garder une certaine cohérence avec la numérotation de P.-R. Federici (1979), nous choisissons la dénomination de stade apenninique IIb (tableau no 2).
62Lors du stade apenninique III reconnu par P.-R. Federici (1979) et dont nous reconnaissons la validité pour le Gran Sasso, la limite des neiges permanentes était remontée d'environ 550-600 m par rapport à sa position lors de l'expansion maximale würmienne ; la limite topographique des neiges permanentes en exposition nord était alors à une altitude d'environ 2300 m, intermédiaire entre celle de l'expansion maximale würmienne (1750 m) et celle d'aujourd'hui (2900 m). A ce stade ne peuvent être attribuées que quelques moraines, toutes situées au creux des cirques les plus élevés du versant septentrional du Gran Sasso : le cirque de la Cresta delle Malecoste (2444 m), les deux cirques du Pizzo Cefalone (2533 m), celui du M. Portella (2385 m) et celui du M. Prena (2561 m) (pl. h.-t. no l). Dans ce dernier cas, la moraine du stade apenninique III est l'unique moraine conservée de la vallée glaciaire de la Fossaceca, orientée plein nord : son attribution au stade apenninique III est fondée sur la valeur de la remontée de la limite des neiges permanentes par rapport à l'expansion maximale qui est suggérée par son altitude.
63Nous ne comprenons pas la reconnaissance par P.-R. Federici (1979) d'un stade apenninique IV. L'auteur affirme avoir distingué ce stade supplémentaire en s'appuyant sur la position des moraines des cirques de la Scindarella (2233 m), sises à 2000 m. Or la limite des neiges induite par ces moraines étant de l'ordre de 2100 m, il n'y a évidemment pas un écart de 800 m entre cette valeur et la valeur de la limite des neiges permanentes correspondant à l'expansion maximale würmienne ! Il n'existe selon nous aucune moraine identifiable dans le Gran Sasso qui soit dans une position intermédiaire entre celles du stade apenninique III et la moraine frontale du glacier du Calderone, attribuée au Petit Age de Glace. "L'arc morainique posté à 2500 m d'altitude" dans la Valle delle Cornacchie et "contre lequel s'arrête une couverture détritique" (P.-R. Federici, 1979, p. 200) n'est en fait qu'un protalus rampart ourlant la base d'un cône d'éboulis (voir chapitre 1).
64Notre étude des moraines de retrait du Gran Sasso s'est fondée sur l'utilisation d'une méthode classique de datation relative à partir des valeurs de remontée de la limite des neiges permanentes depuis l'expansion maximale würmienne. Nous distinguons quatre stades apenniniques de retrait dans le Gran Sasso, dont le premier et le dernier correspondent respectivement aux stades classiques I et III. Entre les deux, il nous apparaît nécessaire de dédoubler le stade fondamental II. L'individualisation des stades apenniniques peut être exploitée dans l'optique d'une reconstitution des fluctuations de l'englacement du Gran Sasso depuis la fin du Würm.
Répartition et fluctuation de l'englacement depuis la dernière expansion maximale
65Nous avons tenté d'intégrer les moraines frontales du Gran Sasso dans un cadre chronologique aussi cohérent que possible. Il existe ainsi une distinction tripartite essentielle entre les accumulations morainiques du Pléniglaciaire du Würm récent, celles des stades de retrait fini-würmiens, et la moraine externe du Prato del Bove attribuée à une expansion glaciaire maximale pré-würmienne. Faute de témoignages géomorphologiques en nombre suffisant, l'extension de l'englacement pré-würmien ne peut être reconstituée précisément : il est cependant acquis que cette période d'englacement a correspondu avec l'extension glaciaire la plus considérable que nous puissions repérer dans le Gran Sasso. C'est d'ailleurs pour cette raison que le vallum du Prato del Bove, resté à la périphérie du domaine englacé au Wünn, a pu être partiellement conservé. L'englacement de la dernière expansion maximale (Wünn récent) et des stades de retrait successifs peut en revanche être reconstitué de façon relativement fiable, selon une méthode cartographique adaptée.
Limites des neiges permanentes et méthode de reconstitution cartographique du paléoenglacement du Gran Sasso
66Les chercheurs qui se sont intéressés aux héritages glaciaires du Gran Sasso n'ont généralement pas tenté de reconstitution cartographique de l'englacement pléistocène. Une telle remarque vaut pratiquement pour l'ensemble de l'Apennin. A part la carte à très petite échelle "L'Italia nell'età quaternaria" élaborée par B. Castiglioni pour l'Atlas de G. Dainelli (1940), on ne dispose que de rares cartes très partielles (M. Paci, 1935 et E. Tongiorgi et L. Trevisan, 1935 pour quelques secteurs des Alpes Apuanes ; A.-C. Blanc et A.-G. Segre pour le Velino ; N. Bertolini et L. Trevisan, 1984 pour un sommet de l'Apennin septentrional ; A.-V. Damiani et L. Pannuzi, 1985-1986, 1990 et 1991 pour quelques montagnes du Sud des Abruzzes). Le seul travail cartographique établi à l'échelle la plus fine et concernant un massif étendu est celui de S. Braschi, P. Del Freo et L. Trevisan (1986) sur l'englacement des Alpes Apuanes : les auteurs ont proposé une méthode générale de reconstitution cartographique de l'englacement que nous pouvons appliquer avec profit au massif du Gran Sasso.
67Un préalable à la reconstitution cartographique de l'englacement de la dernière expansion maximale est une évaluation de l'altitude de l'ancienne limite des neiges permanentes. Nous avons choisi la méthode de calcul de H. Höfer (1922) en raison de sa simplicité d'utilisation et de son adéquation à des appareils glaciaires élémentaires La moyenne arithmétique entre l'altitude des moraines frontales de l'expansion maximale würmienne et l'altitude moyenne des sommets encadrant le bassin collecteur d'amont nous a donné une valeur de la limite topographique des neiges permanentes d'environ 1756 m en exposition nord et de 1964 m en exposition sud-est dans le Gran Sasso. Ces estimations ont permis d'orienter les recherches sur le terrain vers les tranches d'altitude où l'on pouvait s'attendre à trouver la trace d'anciens glaciers. En effet, on considère comme possible l'existence de glaciers dans toutes les vallées ayant leur tête au-dessus de ces valeurs d'altitude (diverses selon leur orientation). En théorie, toutes les aires situées au-dessus de l'altitude de la limite des neiges permanentes étaient des zones d'alimentation glaciaire (persistance de la couverture neigeuse d'une année sur l'autre autorisant sa transformation en névé puis en glace). En réalité, toutes ces aires n'étaient pas couvertes de glaciers : il suffit d'observer le massif du Mont-Blanc pour se rendre compte que des surfaces rocheuses d'altitude supérieure à 3000 m ne sont pas englacées (face ouest de l'Aiguille du Midi ou face est du Mont Blanc du Tacul). En fait, au-dessus d'une certaine valeur de pente (de l'ordre de 45-50° en exposition nord), les surfaces rocheuses sont régulièrement nettoyées de leur manteau neigeux et restent donc nues : c'est aussi le cas de la face nord du Corno Piccolo (2655 m). Et il existe actuellement des glaciers situés à des altitudes inférieures à celle de la limite des neiges permanentes, bénéficiant de conditions topo-climatiques spéciales (cas du glacier du Calderone).
68La reconstitution de l'englacement doit donc évidemment tenir compte de l'existence des indices géomorphologiques classiques repérables tant sur le terrain que sur les photographies aériennes. Il convient cependant d'ajouter que l'absence de modelé glaciaire reconnaissable au-dessus de l'altitude de la limite des neiges permanentes n'est pas une preuve de l'absence d'anciens glaciers. La délimitation des contours de l'englacement passé revêt inéluctablement une certaine part d'indétermination. Dans certains cas les indices géomorphologiques sûrs manquent, et il est parfois impossible d'apprécier précisément les décalages de valeur de la limite topographique des neiges permanentes entre deux vallées glaciaires voisines. Des différences de valeur de l'ordre d'une centaine de mètres existent couramment sur les glaciers alpins actuels d'un même massif et d'orientation identique, car la position du front glaciaire dépend en partie des conditions topographiques particulières de chaque bassin glaciaire (profils longitudinaux et transversaux de la vallée, existence de confluences ou de diffluences...). Par défaut, nous pouvons seulement nous fier à la valeur moyenne de la limite des neiges déduite des vallées principales du massif.
69Cette méthode cartographique générale, dont nous ne sous-estimons pas le caractère approximatif, peut permettre une reconstitution de l'englacement lors de la dernière expansion maximale (S. Braschi, P. Del Freo et L. Trevisan, 1986, pour les Alpes Apuanes) comme lors de la déglaciation : il suffit pour cela d'évaluer l'altitude de la limite des neiges permanentes correspondant à chaque stade apenninique de retrait. Dans tous les cas, la cartographie des anciennes surfaces englacées doit se faire avec l'appui de la vision stéréoscopique.
Lors du Pléniglaciaire würmien, un englacement de type alpin marqué par de fortes dissymétries
70Notre carte du remplissage glaciaire du Gran Sasso lors de l'expansion maximale du Würm récent montre que le massif le plus élevé de l'Apennin avait alors une physionomie "alpine" marquée (fig.29).
Un englacement würmien comparable à l'englacement actuel de la haute montagne alpine
71L'englacement du Gran Sasso était dominé par l'existence de quatre glaciers principaux de type alpin de 5 à 10 kilomètres de longueur : les glaciers du Campo Imperatore et des vallées de l'Arno, du Venacquaro et Solagne. A eux seuls, ces glaciers couvraient 45 km2, soit près de 65 % du total des surfaces englacées, estimé à 70 km2. Il s'agissait d'authentiques glaciers composés, alimentés depuis de larges bassins collecteurs où se réunissaient les glaciers de cirque, et pourvus d'une langue évacuatrice : celle-ci emplissait les vallées sur une épaisseur maximale de l'ordre de 300 m pour le glacier de l'Arno, de l'ordre d'une centaine de mètres pour le glacier du Campo Imperatore, beaucoup plus large. Des glaciers affluents renforçaient le cas échéant le courant glaciaire principal, spécialement pour le glacier de l'Amo, qui bénéficiait des apports en glace du Nord-Ouest du Corno Grande et du Nord du Pizzo d'Intermesoli. Entre les secteurs d'amont de ces quatre glaciers existaient de larges transfluences : d'Ouest en Est, l'englacement était continu sur 20 kilomètres.
72Le glacier du Campo Imperatore avait une longueur de 10 km, valeur record pour tout l'Apennin, et il couvrait une surface de 21,5 km2. Ces valeurs sont celles de l'actuel glacier d'Argentière, situé dans le massif du Mont-Blanc. A sa terminaison, le glacier du Campo Imperatore avait une largeur de près de 3 km, dessinant un lobe prononcé vers l'Ouest : l'étalement du glacier dans un secteur de pente faible évoque le dispositif typique des glaciers de piémont des bassins intérieurs d'Asie centrale. La limite extrême du glacier peut être fixée à l'altitude de 1590 m, ce qui est élevé par rapport aux autres grands glaciers du massif.
73En effet, les glaciers de l'Amo, du Venacquaro et de Solagne, longs respectivement d'environ 9, 6 et 5 kilomètres, fondaient à des altitudes inférieures de plusieurs centaines de mètres à celle du front glaciaire du Campo Imperatore. Seule la Valle Venacquaro a conservé le vallum de l'expansion maximale, situé à 1165 m. Dans la Valle Solagne, aucun indice géomorphologique ne permet la reconnaissance de la terminaison du glacier, mais la taille et l'altitude moyenne médiocres du bassin collecteur, l'exposition à l'WNW n'ont pas dû permettre un cheminement de la glace au-delà de 1300 m. Dans la vallée de l'Amo, le profil en auge se maintient clairement jusqu'au droit de Pietracamela, vers 1000 m : cette valeur peut être retenue comme l'altitude minimale atteinte par un glacier dans le massif du Gran Sasso. Le fond du cirque de glacier régénéré qui fait suite à la Valle delle Cornacchie se situe aux alentours de 1200 m : le glacier a dû s'avancer un peu en aval, mais sans que l'on puisse savoir jusqu'où.
74Outre ces 4 glaciers principaux, il existait une dizaine d'autres glaciers de vallée de 1 à 3 km de longueur. Enfin, les glaciers de longueur inférieure étaient les plus nombreux, comme dans les Alpes aujourd'hui : il s'agissait de simples glaciers de cirque, situés sous des sommets qui dépassaient faiblement la limite des neiges permanentes, ou de glaciers sommitaux installés sur des pentes faiblement inclinées et dépourvues de concavité, comme au lieu-dit Campiglione, à l'Ouest du M. Corvo.
75Fortement hiérarchisé, l'englacement würmien du Gran Sasso se caractérisait également par une répartition très contrastée.
Les contrastes du paléoenglacement au sein du massif du Gran Sasso : quatre domaines glaciaires distincts
76Au sein du massif du Gran Sasso, il nous est possible de distinguer quatre domaines glaciaires fort différents selon le type dominant d'appareils glaciaires, leur longueur et l'altitude moyenne de leur front, ainsi que leur orientation.
77Le versant nord-occidental du Gran Sasso, à l'Ouest du Corno Grande (Valle delle Cornacchie exclue) a essentiellement abrité des glaciers de vallée orientés au Nord. Les deux glaciers les plus longs étaient des glaciers composés qui se sont avancés jusque dans les vallées de l'avant-pays du flysch (Arno et Venacquaro), à des altitudes records pour l'ensemble du massif (1000-1200 m). La taille et la complexité des appareils glaciaires diminuaient d'Est en Ouest, suivant l'abaissement général des altitudes du massif : les M. Ienca (2208 m) et S. Franco (2132 m) abritaient de petits glaciers de vallée isolés du reste du domaine glaciaire.
78Le versant nord-oriental du Grau Sasso, au Nord et à l'Est du Corno Grande (Valle delle Cornacchie comprise) offrait une gamme plus large de types de glaciers, toujours en exposition nord dominante : il existait de simples glaciers de cirque, quelques glaciers de vallée de 3 km de longueur maximale (Valle dell'Inferno), et au moins 3 glaciers régénérés : ceux-ci étaient alimentés à partir des chutes de séracs d'un glacier de vallée suspendu (Valle delle Cornacchie) ou de plusieurs glaciers de cirque (Fondo della Salsa, Nord du M. Tremoggia), ainsi que par des avalanches, fréquentes aujourd'hui encore. Ces glaciers régénérés ont pu se constituer à des altitudes de l'ordre de 1100-1200 m.
79Le Campo Imperatore abritait des glaciers fort différents par leur type, leur taille et leur orientation. Une place particulière doit être faite au glacier principal du Campo Imperatore, alimenté depuis les cirques de la Scindarella et du M. Aquila, puis s'étalant à la manière d'un glacier de piémont en un secteur non protégé des rayons solaires (exposition sud-est) ; la taille et la longueur exceptionnelles de ce glacier à l'échelle de l'Apennin ont été signalées. Le versant d'adret du Campo Imperatore n'a vu se développer que quelques glaciers de cirque ou de courts glaciers de vallée, logés sous les plus hauts sommets dans des expositions sud-est ou sud-ouest plutôt que plein sud. Le glacier de vallée de l'Ouest du M. Facto, dont l'existence est attestée par une moraine latérale de rive gauche, a dû confluer avec le grand glacier du Campo Imperatore ; tous les autres glaciers de l'adret du Campo Imperatore fondaient très au-dessus du fond du bassin.
80Le versant sud-occidental du Gran Sasso, dominant les plateaux aquilaniens, n'offrait qu'un englacement extrêmement limité. Tout au plus peut-on reconstituer quatre petits glaciers de cirques suspendus au-dessus d'Assergi, orientés au SSW et nichés sous les plus hauts sommets de la ligne de crête méridionale du Gran Sasso (Cresta delle Malecoste 2448 m, Pizzo Cefalone 2534 m, M. Portella 2388 m). Ce quatrième domaine se singularise par rapport aux trois autres par l'indigence extrême de son englacement.
Les facteurs explicatifs d'une répartition contrastée du paléoenglacement
81Les contrastes dans la répartition de l'englacement würmien du Gran Sasso montrent l'avantage de l'exposition en ubac, ce qui est classique. 11 s'y ajoute le rôle essentiel de l'orographie pré-glaciaire.
82L'exposition par rapport au rayonnement solaire a joué en effet un rôle de premier ordre dans la répartition du paléoenglacement du Gran Sasso : la Montagna della Scindarella (2233 m) par exemple, possède un ubac entièrement sculpté de cirques alors que son adret en est totalement dépourvu. Les premiers cirques exposés plein Sud n'apparaissent que là où les lignes de crête dépassent 2300 m contre 2000-2100 m en exposition nord. Il existait sans doute un décalage de l'ordre de 300 m entre l'altitude de la limite topographique des neiges permanentes selon l'exposition au Nord ou au Sud. L'exposition plein sud est d'autant plus défavorable qu'avec les fortes valeurs des pentes qui caractérisent le Gran Sasso (notamment l'escarpement de faille méridional, au-dessus d'Assergi), l'angle d'incidence du rayonnement solaire est très important : il en résulte une forte élévation des températures au niveau du sol au cours d'une journée ensoleillée, même en hiver, ce qui accélère la fusion du tapis neigeux. Le volume considérable des matériaux de la moraine des Coppe, étalée sur 5 km2, oblige forcément à admettre l'existence en amont de versants qui n'étaient pas englacés. L'adret du Campo Imperatore, spécialement à l'Ouest du M. Brancastello où les altitudes s'abaissent fortement, devait voir fondre sa couverture neigeuse chaque été : gélifraction et ruissellement de fonte des neiges devaient s'associer pour livrer au glacier du Campo Imperatore d'abondants débris de dolomies et de calcaires dolomitiques.
83Le rôle de l'orientation plein nord des glaciers de vallée et des glaciers régénérés du versant septentrional du Gran Sasso est manifeste pour y expliquer la basse altitude des fronts glaciaires. Pourtant, J. Demangeot (1965) estime qu'au Würm, et à la différence d'aujourd'hui, le versant septentrional du Gran Sasso était le moins humide et le moins enneigé du fait de l'assèchement partiel de la mer Adriatique. En effet, au Würm, le fond du golfe adriatique était situé juste au Nord que les Abruzzes, au-delà de l'embouchure du Tronto et le Gran Sasso était plus éloigné du littoral qu'aujourd'hui. Est-ce à dire que les chutes de neige y étaient moins abondantes que sur le versant méridional ? Il est difficile de le savoir, mais il est en tout cas manifeste que le versant septentrional du Gran Sasso a bénéficié de conditions d'ablation glaciaire moins défavorables que sur l'autre versant.
84A l'échelle des lignes de crête, l'exposition au Nord-Est devait être également favorisée par un vraisemblable phénomène de suralimentation neigeuse, bien connu dans les Vosges ou les Pyrénées en exposition est. Aujourd'hui, à la station météorologique du Campo Imperatore, la fréquence des vents du quadrant sud-ouest est de 60 % : il s'agit pour l'essentiel de vents cycloniques porteurs de pluie ou de neige de redoux. Or il paraît acquis que la direction des vents dominants au-dessus de la Méditerranée au Würm n'était guère différente de la direction actuelle (H.-H. Lamb et A. Woodroffe, 1970). On observe ainsi dans la Sierra Nevada une exposition préférentielle des cirques glaciaires à l'Est et au Sud-Est conforme à la direction actuelle des vents associés aux perturbations atlantiques (A. Gomez Ortiz, 1987). Une permanence de la direction des vents dominants au-dessus du Gran Sasso expliquerait partiellement l'important développement des cirques et des niches de nivation exposées au Nord-Est, en contrebas de la ligne de crête méridionale du Gran Sasso. Par exemple, les hautes surfaces modérément inclinées de la Scindarella et du M. San Gregorio di Paganica ont dû voir une bonne partie de leur couverture neigeuse soufflée sur le versant tourné vers le Nord-Est ; le phénomène se produit aujourd'hui, expliquant la persistance de taches de neige au creux des cirques de la Scindarella jusqu'au mois de juin (photo no 4). Quelle qu'ait été son importance, ce phénomène a contribué à renforcer l'avantage des expositions au Nord et au Nord-Est au regard de l'accumulation et de la conservation du manteau neigeux.
85Divers aspects du relief pré glaciaire ont également commandé l’inégale répartition du paléoenglacement du Gran Sasso. Pour l'alimentation glaciaire, compte l'importance relative des zones situées au-dessus de l'altitude de la limite des neiges permanentes. De ce point de vue, les hautes vallées divergentes depuis le noeud orographique principal du massif ont été favorisées : de la haute Valle Solagne à l'Ouest du Campo Imperatore s'étendait un ensemble de cuvettes entièrement situées à plus de 1800 m, et qui ont donc été transformées en bassins collecteurs de glace au Würm. L'alimentation a également été avantagée dans ces sites concaves, par opposition aux sommets convexes suivis de pentes très abruptes des grands escarpements de faille ou de chevauchement des bordures du massif. Pour la fusion retardée des langues glaciaires compte le profil longitudinal de la vallée qui canalise leur écoulement. De fait, l'inégale longueur des glaciers de vallée du versant septentrional du Gran Sasso de part et d'autre du Corno Grande s'explique par le profil inégalement tendu des vallées. L'avant-pays du Gran Sasso à l'Ouest de la dorsale anticlinale de la Cima Alta montre un creusement modéré par opposition au secteur d'Isola del Gran Sasso, beaucoup plus déprimé (J.-J. Dufaure, M. Rasse et D. Bossuyt, 1988). A l'Ouest, les glaciers alimentés depuis le coeur du massif se sont avancés dans les vallées de l'avant-pays perchées à plus de 1000 m ; à l'Est, la dénivellation impressionnante de l'escarpement de chevauchement liée au creusement effréné de l'avant-pays du flysch (412 m d'altitude à Isola), a fait que les glaciers sont restés pratiquement cantonnés à l'intérieur du massif calcaire, sauf exception du glacier régénéré du cirque de S. Nicola. De même, la longueur record et l'étalement du glacier du Campo Imperatore s'expliquent par l'altitude élevée du fond du bassin, qui a pu compenser une exposition très défavorable de la zone d'ablation.
86Le paléoenglacement du Gran Sasso apparaît fondamentalement diversifié, avec d'importants contrastes dans les positions des fronts glaciaires, en altitude absolue comme en distance par rapport à la zone des cirques, ainsi qu'entre des versants englacés et des versants opposés d'altitude équivalente, qui ont évolué dans une ambiance périglaciaire. L'influence déterminante de facteurs locaux de l'englacement comme l'exposition ou l'orographie pré glaciaire est un trait typique des montagnes méditerranéennes, qui ne dépassaient que partiellement et faiblement la limite des neiges permanentes.
Etapes et modalités de la déglaciation fini-würmienne
87Les nombreuses moraines de retrait du Gran Sasso, que nous avons attribuées à quatre stades apenniniques distincts (I, IIa, IIb et III), permettent de préciser les grandes étapes de la déglaciation fini-würmienne (tableau no 3 et fig.30).
Une déglaciation saccadée, pratiquement achevée à la fin du stade apenninique III
88L'englacement de type alpin qui caractérisait le Gran Sasso lors de l'expansion maximale du Würm récent s'est défait par étapes : les deux principales césures de l'évolution de l'englacement ont suivi les stades apenniniques I et IIb.
89Lors du stade apenninique I, la très faible remontée de la limite des neiges permanentes par rapport à l'expansion maximale du Würm récent (moins de 100 m) n'a conduit qu'à une légère diminution des surfaces englacées. Les fronts des quatre grands glaciers composés ont simplement reculé de 1 à 2 km. La réduction de surface a été plus importante pour le glacier du Campo Imperatore (de l'ordre de la moitié) en raison de sa très faible pente à sa terminaison : avec la fin de l'étalement en lobes de piémont, l'extrémité de la langue glaciaire est passée d’une largeur de 2,5 km à moins d'un kilomètre.
90La transition du stade apenninique I au stade apenninique IIa a été marquée par une réduction très sensible de l'importance de l'englacement. Les grandes confluences glaciaires ont cessé et le plus grand glacier (celui de l'Arno) a vu sa longueur réduite à 3 km : comme le glacier du Venacquaro, il s'est réfugié dans sa haute vallée, à l'intérieur du massif calcaire. Le seul glacier subsistant dans l'avant-pays adriatique était le glacier régénéré de S. Nicola, sans doute maintenu au creux d'un cirque désormais sur-dimensionné. Le glacier du Campo Imperatore s'est scindé en deux glaciers en forte pente de 1 à 2 km de longueur, réfugiés sur l'ubac de la Scindarella (2233 m) et dans le secteur du M. Aquila (2495 m) : dans ce second cas, l'exposition peu favorable au Sud-Est était compensée par de plus fortes altitudes. Sous bien d'autres sommets de l'adret du Campo Imperatore, ou au-dessus d'Assergi, la plupart des glaciers de cirque exposés au Sud devaient avoir fondu. Le stade apenninique IIb a vu s'accentuer les tendances caractéristiques du stade précédent. Les glaciers de vallée ont vu leur longueur encore réduite (1,5 km au maximum), et n'ont plus subsisté qu'en exposition nord. Dans le Campo Imperatore, l'englacement s'est limité à 8 glaciers de cirque isolés, dont un seul en adret (M. Aquila). La haute vallée du Chiarino (Solagne) était complètement libre de glace.
91Lors du stade apenninique III, l'englacement du Gran Sasso est devenu extrêmement marginal et ponctuel, ne couvrant plus qu'un peu moins de 3 km2. Dans le Campo Imperatore, tout englacement a disparu. Il ne restait plus dans l'ensemble du massif que des glaciers exposés au Nord sous les sommets approchant ou dépassant 2400 m : il s'agissait seulement de glaciers de cirque (Cresta delle Malecoste, Pizzo Cefalone, M. Portella, M. Prena...), à l'exception du glacier de la Valle delle Cornacchie dont la longueur s'était réduite à un peu plus d'1 km. Aucun jalon morainique ne permet d'apprécier l'évolution précise de l'englacement entre le stade apenninique III et le Petit Age de Glace. Il est cependant vraisemblable qu'à la suite du stade apenninique III, tous les glaciers de cirque ont disparu. Dans la Valle delle Cornacchie, le glacier a dû se maintenir plus longtemps ; peut-être a-t-il fondu complètement avant que ne se réinstalle un glacier de cirque à la faveur du refroidissement du Petit Age de Glace ?
Le relais d'une nouvelle morphogenèse
92Au fur et à mesure du recul des fronts glaciaires qui a marqué la fin du Würm, de nouveaux processus d'érosion ont pris le relais de la morphogenèse glaciaire. Le cas spécifique des processus proprement péri glaciaires, donc également commandés par le froid, sera examiné à la suite des autres processus.
93L'érosion des modelés glaciaires de la dernière période froide résulte de l'intervention de processus variés. On a déjà souligné l'oblitération des constructions morainiques par le travail des torrents, responsables de leur démantèlement ou de leur recouvrement sous des alluvions. Au fond des dépressions du vallum des Coppe agit la dissolution d'origine nivale. Des accumulations grossières encombrant le fond des vallées glaciaires de Solagne, de l'Arno ou des Cornacchie ont été attribuées à des mouvements de masse récents, peut-être favorisés par le phénomène de décompression post-glaciaire des v ersants.
94Des modelés d'origine périglaciaire se sont développés dans l'ancienne aire d'extension des glaciers (pl. h.-t. no l) il est même possible d'en distinguer trois générations principales.
95Les protalus ramparts visibles au creux des cirques de la haute Valle Solagne apparaissent en arrière des moraines du stade apenninique IIa : il est vraisemblable que lors de la pulsation froide ultérieure (stade apenninique IIb) la position de la limite des neiges permanentes n'a permis que l'installation de névés à la surface desquels ont transité les éboulis provenant du haut de la muraille des cirques. Plus original et unique dans l'ensemble du massif apparaît le petit glacier rocheux hérité de Fontari (photo no 10) : il possède sans conteste le "caractère distinctif le plus net des glaciers rocheux", à savoir une organisation superficielle fluidale en bourrelets transversaux à convexité tournée vers l'aval (M. Jorda, 1983, p. 16 et M. Julian, 1978). D'une longueur de 300 m, il se développe en exposition sud-est entre 1980 et 1940 m d'altitude, à quelques dizaines de mètres en arrière d'un cordon morainique frontal que nous avons corrélé au stade apenninique IIa. Une telle disposition morphologique n'implique pas forcément que ce glacier rocheux soit une forme de décrépitude glaciaire, selon l'interprétation classique (J. Tricart et A. Cailleux, 1962 ; V. Guiter, 1972 ; W.-B. Whalley et H.-E. Martin, 1992 ; J. Tricart, 1992). Sa situation au pied d'un grand tablier d'éboulis pourrait être compatible avec une alimentation en glace interstitielle par le regel des eaux de fusion nivale originaires de l'amont. L'activité du glacier rocheux a ainsi pu coïncider avec la pulsation froide du stade apenninique IIb, marqué par une moraine frontale au creux du cirque du M. Aquila (2495 m). Quelle que soit l'origine exacte de ce glacier rocheux, qu'il est hors de notre propos de trancher, on soulignera son caractère unique dans le Gran Sasso. Sa localisation au creux du Campo Imperatore occidental, en un site d'adret abrité par le Corno Grande pourrait renvoyer à des conditions topoclimatiques spécialement favorables, à savoir une relative sécheresse, un ensoleillement prononcé et de fortes amplitudes thermiques diurnes.
96Des formes de nivation postérieures peuvent également être identifiées. Les protalus ramparts établis en exposition WNW au pied des murailles des cirques dominés par le Refuge du Duc des Abruzzes (2388 m) sont situés en arrière d'une moraine frontale du stade IIb. A proximité immédiate mais bénéficiant d'une exposition plein nord, le cirque du M. Portella (2385 m) a encore été englacé lors du stade apenninique III : il se pourrait donc que lors de ce stade, l'exposition moins favorable des cirques du Refuge du Duc des Abruzzes ait empêché la constitution de vrais glaciers de cirque et n'ait autorisé que la constitution de névés.
97Enfin, on relève au creux des cirques de la Cresta delle Malecoste (2444 m) et du Pizzo Cefalone (2533 m) des protalus ramparts situés en amont des moraines frontales du stade apenninique III Ils pourraient témoigner d'une pulsation froide postérieure à ce stade apenninique : la limite des neiges permanentes devait alors se tenir à des altitudes proches de celles des sommets cités plus haut, ce qui impliquerait une élévation de l'ordre de 700-750 m depuis l'expansion maximale du Wiinn récent. On aurait peut-être là la marque de l'équivalent du stade apenninique IV de P.-R. Federici (1979) : mais nous nous refusons à retenir cette dénomination en l'absence de moraine frontale corrélable à cette pulsation froide : il n'est pas possible d'assimiler celle-ci avec un authentique stade de retrait glaciaire.
98Avec le relèvement progressif de la limite des neiges permanentes à la fin du Wiinn, l'étage glaciaire du Gran Sasso a occupé une tranche d'altitude et une superficie de plus en plus réduites. L'englacement, déjà très réduit lors du stade apenninique III, a dû presque complètement disparaître aussitôt ce stade achevé, à la possible exception près de l'amont de la Valle delle Cornacchie. Des névés se sont développés contre les parois septentrionales des cirques les plus élevés lors d'une pulsation froide ultérieure, et au Petit Age de Glace le cirque de l'ubac du Corno Grande était empli par le glacier du Calderone. Aujourd'hui, l'étage périglaciaire a fini par réoccuper l'étage glaciaire würmien (J. Demangeot, 1975).
99Les modelés d'accumulation glaciaire du massif du Gran Sasso se révèlent riches en enseignements pour rétablissement d'une chronologie relative du fait glaciaire dans la chaîne apennine. On soulignera l'intérêt fondamental du Campo Imperatore : ce bassin d'origine tectonique dont le fond est situé à plus de 1500 m a abrité le plus long glacier de tout l'Apennin. Les traces géomorphologiques des deux dernières glaciations ont pu être distinguées, sous la forme de deux complexes morainiques et fluvioglaciaires : ceux-ci ont été attribués à l'englacetnenl du Würm récent (20.000-18.000 B.P.), par référence aux informations paléoclimatiques tirées de l'étude des séquences polliniques du Latium, et à un englacement pré-würmien. Les séries de moraines stadiaires fini-würmiennes du Campo Imperatore ont permis la reconnaissance des stades apenniniques classiques I et II, ce dernier devant être dédoublé. Les moraines des vallées du versant septentrional du Gran Sasso montrent un échelonnement corrélable avec celui observé dans le Campo Imperatore. Elles permettent en outre l'identification d'un seul stade supplémentaire (III), témoignant d'une déglaciation un peu plus tardive que sur le versant aquilanien.
100La reconstitution chronologique de l'englacement du Gran Sasso met en évidence certaines analogies avec les Alpes. Il apparaît acquis que c'est avant le Würm que l'englacement a connu sa plus grande extension, comme en témoigne la moraine externe disséquée et aux matériaux altérés du Prato del Bove. Au Würm, l'englacement s'est donc maintenu en-deçà des limites de l'englacement précédent. La plus grande abondance des constructions morainiques a permis de proposer une image du remplissage glaciaire du massif lors du maximum du Würm récent. Le Gran Sasso avait alors un aspect proche de celui de la haute montagne alpine actuelle. Nous pouvons rappeler l'existence de plusieurs glaciers composés dont les plus grands peuvent être comparés aux actuels glaciers du Mont-Blanc, et la variété des dynamiques glaciaires observées (confluences, transfluences, chutes de séracs alimentant des glaciers régénérés, étalement en lobes de piémont du front glaciaire du Campo Imperatore). Certaines étapes de la déglaciation fini-würmienne du Gran Sasso pourraient être rapprochées de celles reconnues dans les Alpes Maritimes : lors des stades apenniniques IIa et III, le relèvement de la limite des neiges permanentes par rapport à son altitude au Würm récent était identique à celui calculé pour les stades de Molières et de Chastillon (Al. Julian, 1980).
101L'évident contraste d'échelle spatiale entre l'englacement pléistocène des Alpes et celui du Gran Sasso était lié à l'altitude modeste encore plus qu'à la latitude méridionale de ce dernier. Deux glaciers seulement se sont avancés jusque dans les vallées de l'avant-pays adriatique à la faveur des maximums glaciaires, et pas en-dessous de 1000 m d'altitude ; les plus grands glaciers würmiens du Gran Sasso avaient une longueur et une épaisseur bien moindres que celles du plus grand glacier alpin actuel, celui d'Aletsch. La forte dissymétrie de l'englacement entre les adrets et les ubacs illustre le mieux le poids des conditions locales, dans un massif montagneux dont seul le point culminant dépassait la limite topographique des neiges permanentes de plus de 1000 m au Würm.
Notes de bas de page
1 E. Jaurand, "L'activité récente des failles du Gran Sasso, d'après le témoignage des moraines de retrait fini-würmiennes". Géomorphologie : Relief, Processus, Environnement 1996 (4), pp. 3-20.
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Les glaciers disparus de l’Apennin
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Les glaciers disparus de l’Apennin
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