Chapitre 2. L'empreinte glaciaire à la fois spectaculaire et ambiguë du Gran Sasso
p. 53-86
Texte intégral
1L'évidence des traces glaciaires du Gran Sasso a été précocement reconnue : "dans l'Apennin, le paysage glaciaire formé par les moraines et les cirques apparaît le plus grandiose dans le Gran Sasso" (K. Hassert, 1900, p. 621). Lorsque l'on aborde pour la première fois le coeur du massif, l'on ne peut manquer d'être saisi par la physionomie quasi-alpine du relief. L'achèvement des cirques de la Scindarella, le calibrage impressionnant de l'auge de l'Arno aux flancs tapissés d'éboulis vifs, les bossellements à perte de vue du vallum morainique terminal du Campo Imperatore : telles sont les images les plus marquantes d'une retouche glaciaire qui s'impose à l'oeil du géomorphologue. Le simple touriste retire de ces paysages minéraux et dénudés l'impression certaine qu'il vient de pénétrer dans un milieu étrange, tellement différent des collines arborées de la côte adriatique ou de la conque de L'Aquila.
2Malgré son caractère imposant, l'empreinte glaciaire du Gran Sasso est restée longtemps mal connue. Dans les aimées quatre-vingt, les géographes et géologues italiens avaient conscience du caractère lacunaire des connaissances géomorphologiques sur le Gran Sasso, spécialement en matière de modelé glaciaire. En effet, les travaux menés jusqu'alors paraissaient partiels et pour beaucoup, fort vieillis1. Seule la thèse de J. Demangeot (1965) offrait une vue générale des modelés glaciaires du massif, à une échelle trop petite cependant ; il convient de relever que le cadre d'une recherche non thématique sur un territoire beaucoup plus vaste que le Gran Sasso ne pouvait évidemment pas être propice à un relev é de terrain très précis. Et toutes ces recherches passées avaient pâti de l'absence de réseau routier à l'intérieur du massif, partiellement comblée depuis trois décennies.
3En outre, bien des observations faites sur les modelés glaciaires du Gran Sasso suscitaient des interrogations. M. Follieri (comm. orale) nous a rapporté l'embarras de plusieurs étudiants de sciences naturelles partis à la recherche de telle moraine décrite dans la littérature. Et sans pour autant publier le résultat de leurs observations, faites parfois au hasard de randonnées, certains chercheurs reconnaissaient la nécessité de revoir bien des observations passées. Ainsi, notre première tâche a consisté en un levé systématique du terrain à dessein de démêler les modelés glaciaires des héritages géomorphologiques liés à d'autres agents de transport que les glaciers : notre carte permet d'obtenir une vision d'ensemble des héritages glaciaires du Gran Sasso (pl-h.-t. no 1).
Les traces glaciaires les plus évidentes de tout l'Apennin
4L'empreinte glaciaire frappante du Gran Sasso évoque celle des Préalpes calcaires, particulièrement celle du Dévoluy : comme le massif dauphinois, le Gran Sasso montre une interférence entre l'influence glaciaire et la karstification.
Les formes d'érosion glaciaire
5Fait caractéristique des montagnes méditerranéennes, la marque la plus commune de l'englacement du Gran Sasso réside dans ses cirques : K. Hassert (1900, p. 620) les appelait les "fossiles caractéristiques des anciens glaciers". De fait, les autres formes d'érosion glaciaire demeurent fort discrètes ou d'interprétation plus délicate.
Des cirques nombreux et diversifiés
6Les cirques constituent en effet une retouche généralisée au relief du Gran Sasso. Nous sommes parvenus à identifier 81 cirques glaciaires "sûrs" et 28 formes mal conservées ou plus douteuses. Tous ces cirques apparaissent groupés ou accolés les uns aux autres, ourlant le sommet des escarpements de faille ou de chevauchement, ou cernant les têtes des vallées principales (Venacquaro, Arno). Leur densité atteint son maximum au droit du noeud orographique principal du massif, c'est-à-dire entre le Corno Grande et l'hotel du Campo Imperatore.
7A l'instar de J. Demangeot (1965), il est possible de distinguer trois types principaux de cirques dans le Gran Sasso.
- Le type le plus courant correspond au classique cirque en fauteuil, bien représenté à la Scindarella (2233 m) (photo no 4). Il possède une muraille raide tapissée d'éboulis vifs dans sa partie inférieure, et un fond concave encombré de débris grossiers (cônes d'éboulis, blocs écroulés, amas morainiques...). Le plancher de cirque ne montre qu'exceptionnellement la roche à nu, comme dans le cas du cirque ouvert au Nord-Ouest du Monte Portella, révélant une dissymétrie d'origine monoclinale : le côté conforme au pendage des couches, vers l'Ouest, laisse voir une surface raclée par la glace. Les cirques sont, le cas échéant, limités vers l'aval par une contre-pente dûe à une moraine frontale ou à une "moraine de névé". Un seuil rocheux ne ferme que rarement les cirques : il peut être lié à l'approfondissement du cirque en liaison avec la fonte définitive du glacier, a moins que la dépression ne pré-existe à l'englacement (cuvettes glacio-karstiques des cirques du Pizzo Cefalone).
- Les cirques en entonnoir, dépourvus de plancher nettement individualisé par rapport aux parois, apparaissent dans les secteurs en pente très raide et sont inscrits dans des roches peu cohérentes comme les dolomies broyées et pulvérulentes (à l'Ouest du Vado di Corno) ou les marnes feuilletées (entre M. Prena et M. Camicia). Les conditions morpho-structurales y avivent l’érosion torrentielle, responsable d'une défiguration des cirques (photo no 3).
- Les cirques de glaciers régénérés se signalent par leurs altitudes anormalement basses (de 1650 m à seulement 1150 m) (fig.14). On les retrouve principalement du Corno Grande au M. Camicia, au droit du front de chevauchement adriatique (Coste di S. Nicola, Valle dell’Inferno et Fondo della Salsa). Ces cirques ont recueilli les chutes de séracs provenant du front des glaciers d'amont, suspendus au-dessus de pentes vertigineuses : l'ombre des versants encadrants a permis la reconstitution de glaciers, tout comme elle y favorise actuellement le maintien de culots d'avalanche jusqu'à la fin de l'été.
8En dehors des cirques de glaciers régénérés, tous les autres ont un fond qui se tient à des altitudes supérieures à 1700 m : sur ces 77 cirques sûrs, 60 se trouvent dans la tranche d'altitude 1900-2200 m, 5 au-dessous et 12 au-dessus (fig.14). Comme l'avait démontré J. Demangeot (1965) sur la base d'analyses morphométriques, les cirques les plus bas apparaissent aussi les plus larges : le record de 650 m de diamètre est détenu par le cirque évasé de la Valle del Paradiso, à l'extrémité occidentale du massif. Ce cas est intéressant car il s'agit là de la plus basse ligne de crête présentant un modelé de cirque : elle se tient au-dessus de 2000 m et culmine à 2132 m (M. S. Franco).
Une répartition des cirques dissymétrique
9Un intérêt majeur des cirques en vue d'une reconstitution des paléoenvironnements glaciaires tient à leur orientation. Un bref aperçu de la carte des héritages glaciaires du Gran Sasso (pl. h.-t. no 1) montre que les cirques accompagnent systématiquement les ubacs des deux lignes de crête principales, avec quelques interruptions liées à des abaissements locaux (Vado di Como). Fréquemment, le versant sud de la ligne de crête ne porte aucune trace de cirque (M. Corvo, Scindarella).
10Notre diagramme statistique illustre la répartition fortement dissymétrique des cirques (fig.14). Sur 77 cirques d'identification sûre, seulement 6 sont orientés selon les deux quadrants Sud-Ouest et Sud-Est ; 30 sont tournés vers l'Ouest et le Nord-Ouest, et 41 vers le Nord-Est. L'énorme avantage de l'exposition d'ubac est une caractéristique essentielle des cirques dans les montagnes méditerranéennes (B. Messerli, 1967). Elle répond à l'influence déterminante des facteurs locaux dans le développement d'un englacement marginal compte tenu des conditions de latitude et d'altitude. L’effet d’ombre des versants d’ubac joue à plein en faveur d'un retard dans la fusion de la neige, condition du maintien d'une partie du manteau neigeux d'une année sur l'autre et donc, de sa transformation en névé puis en glace. Globalement, deux cirques sur trois montrent une orientation selon le quadrant Nord-Nord-Ouest à Est-Nord-Est. Un facteur explicatif du léger avantage de l'orientation Nord-Est réside dans la direction générale des lignes de crête WNW-ESE plutôt que Ouest-Est.
11Reste qu'il existe au moins six cirques glaciaires sûrs exposés en adret. On relèvera que leur orientation n'est pas plein sud, et surtout, que les planchers de ces cirques ont une altitude minimale de 2000 m (fig. 14). Tous se rencontrent dans le secteur du Como Grande et du Monte Aquila (2495 m), c'est-à-dire autour du noeud orographique principal du massif. Les lignes de crête montrant un modelé de cirque sûr en adret se situent à une altitude minimale de 2350-2400 m, soit 450 m plus haut que la plus basse ligne de crête présentant un cirque en ubac. On voit donc que pour le développement d'un cirque glaciaire, un net avantage altitudinal était nécessaire pour compenser l'inconvénient d'une exposition au soleil. Il convient toutefois de préciser que le nombre réel de cirques glaciaires exposés en adret est supérieur à 6 : nous avons également recensé 9 cirques d'identification probable, ou défigurés par l'érosion post-glaciaire. Il s'agit tout d'abord des cirques esquissés autour du Pizzo Cefalone, accrochés au sommet de l'escarpement de faille méridional du Gran Sasso : les amphithéâtres dessinés sous les plus hauts sommets paraissent plus creux que les entonnoirs torrentiels, ce qui permet d'envisager leur occupation par de la glace, au moins lors de l’apogée glaciaire. En second lieu, on relève sur le versant d'adret du Campo Imperatore, entre le M. Brancastello (2385 m) et le M. Prena (2561 m), deux amphithéâtres irréguliers ouverts au Sud-Ouest et au Sud-Est évoquant de probables cirques. L'englacement passé est au moins certain pour le premier puisque l'on trouve au débouché du cirque une crête morainique latérale de rive gauche. Mais le ravinement dans les dolomies broyées a attaqué les parois du cirque, pratiquement méconnaissables : comme sur tout le versant d'adret du Campo Imperatore, la morphologie torrentielle l'emporte au creux de cet ancien cirque, favorisée par la forte pente, la lithologie peu résistante, et la fusion fréquente et brutale de la neige en exposition sud.
12La forte dissymétrie dans la répartition des cirques fait que très peu de lignes de crête sont assimilables à des crêtes de recoupement de cirques : une exception se relève vers le Monte Aquila (2495 m). Aucun sommet ne correspond à un horn : même le Corno Grande, dépourvu de cirque du côté du Sud-Ouest, ne ressemble qu'à une lourde pyramide. On est bien loin des aiguilles du massif du Mont-Blanc.
Moindre développement des autres formes d'érosion glaciaire
13En dehors des cirques, les formes d'érosion glaciaire typiques sont relativement peu développées dans le Gran Sasso.
14Peu de vallées présentent le profil classique en auge. Dans le Campo Imperatore, le profil transversal en U est simplement dû au dispositif structural en graben. Seules les vallées du Venacquaro et de l'Arno présentent sur 1 à 2,5 km une belle forme d'auge déjà notée par R. von Klebelsberg (1932) (photo no 6). Les dépressions tectoniques de Campo Venacquaro et Campo Pericoli, cernées de hautes crêtes modelées en cirques ont constitué deux importants bassins collecteurs de glace : celle-ci s'est écoulée vers le Nord, par des cluses recoupant l'anticlinal chevauchant correspondant à l'alignement orographique septentrional. La canalisation de l'écoulement glaciaire y a permis la création des auges glaciaires les plus impressionnantes de l'Apennin. Celle de l'Arno montre sur 2,5 km un calibrage exceptionnel : les hautes parois de l'auge, distantes l'une de l'autre de 500 à 700 m s'élèvent jusqu'à 300 m au-dessus du fond et présentent de belles traces du polissage glaciaire ; elles se poursuivent vers le haut par un versant plus doux (profil pré-glaciaire), au-delà d'une rupture de pente marquant la limite supérieure du rabotage glaciaire (fig. 15). Au droit du front de chevauchement des unités calcaires sur le flysch de la Laga, le prolil en long des deux vallées montre une accélération brutale de la pente assimilable à un verrou-gradin, ayant toutefois une explication fondamentalement structurale.
15Les vallées glaciaires ont connu des modifications morphologiques consécutives à la déglaciation. Le travail des eaux superficielles a été limité dans la montagne calcaire, plus important dans l'avant-pays du flysch où l'incision torrentielle a lacéré le fond parabolique de la vallée de l'Arno juste en amont de Pietracamela. L'essentiel de la dégradation post-glaciaire a consisté en la fourniture d'une masse de débris par les versants, en liaison avec la disparition des langues glaciaires. Des amas de blocs plurimétriques encombrant le fond de l'auge de l'Arno ont été engendrés lors d’éboulements de pans rocheux entiers, peut-être liés au phénomène de décompression post-glaciaire. Et le relais d'une morphogénèse périglaciaire se substituant à la morphogénèse glaciaire s'est traduit par la création de multiples cônes d'éboulis et protalus ramparts modifiant le profil des vallées glaciaires. L'intense diaclasage d'origine tectonique des assises calcaréo-dolomitiques, surtout à l'approche du front de chevauchement, est évidemment un facteur favorable à une production abondante de débris grossiers.
16Quelques modelés d'érosion de détail liés à la glace méritent d'être notés. Des cas de roches polies s'observent au fond de cirques (La Portella), sur les flancs des auges (Arno) ou à la surface de verrous-gradins (Valle Solagne). Les fonds bosselés des cuvettes de Campo Venacquaro et Campo Pericoli correspondent à des ensembles de roches moutonnées. A Campo Venacquaro, elles offrent une dissymétrie généralisée influencée par le pendage des couches (photo no 5) : le "nez" raide montre la tranche des calcaires à intercalations marneuses, tandis que le long "dos" émoussé accompagne la surface d'un banc rocheux. Il est fort probable que ce modelé moutonné ait en partie une origine pré-glaciaire : la glace a dû râcler des surfaces karstiques accidentées de creux et de bosses arrondies.
17Dans l'ensemble, les modelés d'érosion glaciaire inscrits dans les roches calcaires massives sont assez bien conservés : la nature poreuse de la roche les a préservés du ravinement, ce qui n'est pas le cas des formes inscrites dans le flysch, les marnes ou les dolomies broyées. La puissante éboulisation qui a affecté les murailles des cirques et les parois des auges depuis la dernière déglaciation a certes opéré une retouche non négligeable : elle témoigne d'une occupation de l'ancien étage glaciaire par les processus d'érosion périglaciaire. Quant à la karstification, elle concourt également à la dégradation des modelés d'érosion glaciaire par la dissolution superficielle en grande partie d'origine nivale.
Les formes d'accumulation glaciaire
18Dans le Gran Sasso, les moraines constituent, avec les cirques, le legs le plus commun et le plus évident de l'englacement passé. Modelés typiques, tant par leur morphologie que leur constitution sédimentologique, ces moraines se répartissent de façon nettement dissymétrique entre les versants de Teramo et de L'Aquila.
Des constructions morainiques diversifiées et inégalement réparties
19Les moraines ayant conservé leur forme originelle se disposent en bourrelets allongés, nettement distincts des pentes voisines. On soulignera le demi-cercle complet esquissé par certains arcs (Vallée Venacquaro, Campo Pericoli) ou la continuité de cordons morainiques médians ou latéraux du Campo Imperatore, allongés sur plus de 2 km, tels des "remblais de chemin de fer" (K. Hassert, 1900). Des bourrelets morainiques frontaux ou latéraux offrent le moulage parfait des anciens appareils glaciaires, avec une raideur plus accentuée du côté où se trouvait la glace. Le vallum morainique des Coppe di San Stelano, dans le Campo Imperatore, présente une morphologie nettement plus originale. Sur 5 km2 s'étalent uniformément des monticules morainiques d'une vingtaine de mètres de hauteur (photo no 9). Ce "champ pierreux criblé de trous d'obus" (J. Demangeot, 1965) porte un nom évocateur ("le Coppe", ce qui signifie "les récipients"). Le fond des cuvettes est directement inscrit dans les matériaux morainiques, et est encombré par de la neige ou de l'eau stagnante à chaque printemps. Lors de sa fonte sur place, le glacier du Campo Imperatore a dû dégénérer en une multitude de culots de glace morte : leur emplacement est resté marqué par des dépressions fermées aménagées aux dépens de la moraine d'ablation (kettles). Une topographie aussi particulière ne doit pas masquer le fait que le paysage morainique le plus commun dans le Gran Sasso consiste en une nappe caillouteuse de moraine de fond, sans morphologie singulière, et dominée par les bourrelets latéraux ou frontaux.
20Notre carte des héritages glaciaires du Gran Sasso (pl. h.-t. no l) fait apparaître une dissymétrie dans la répartition des moraines entre les deux versants du massif. Sur le versant de L'Aquila, le Campo Imperatore recèle des moraines étendues, nombreuses et bien conservées : outre le vallum des Coppe, le plus grand de tout l'Apennin, on compte d'autres arcs morainiques, notamment de belles moraines frontales au tracé ondulé, nichées au creux des cirques de la Scindarella ou du Monte Aquila (photo n 4). En amont du Lago Pietranzoni, un dépôt morainique de fond masque presque complètement le substrat pré-glaciaire du Campo Imperatore occidental, constitué d'un matériel bréchique visible le long du talweg, vers 1800 m d'altitude.
21Sur le versant de Teramo, les formations morainiques s'observent jusqu'à des altitudes plus basses (au minimum 1140 m contre 1580 m pour le Campo Imperatore), mais il s'agit, au moins pour ceux situés à moins de 1700 m d'altitude, de restes morainiques extrêmement réduits, épars, à la morphologie peu typique. Dans la Valle Venacquaro, vers 1150-1200 m, des collines isolées d'une dizaine de mètres de hauteur et jonchées de blocs s'organisent en un arc de cercle discontinu de 500 m de long, découvertes par J. Partsch (1889), ces collines constituent les lambeaux d'un vallum disséqué par l'érosion torrentielle. Il n'existe même aucune moraine terminale dans la vallée adjacente de l'Arno : en rive droite, vers 1140-1150 m, R. von Klebelsberg (1930) a découvert une petite moraine latérale recourbée à son extrémité aval et lonnant un palier au-dessus du pont de l'Arno. En rive gauche et jusqu'à une altitude de plus de 1270 m, nous avons trouvé de nombreux blocs à faciès morainique constituant un nappage discontinu du versant : la nature calcaire des blocs, reposant sur un substrat de flysch, permet de les assimiler à des blocs erratiques. Il s'agit vraisemblablement du reste du dépôt morainique de l'expansion glaciaire maximale, dominant nettement la moraine de retrait située au fond de l'auge (fig. 21). Le cas de la Valle Solagne est encore moins favorable puisque nous n'avons pu identifier aucune construction morainique à moins de 1700 m d'altitude.
22Une telle dissymétrie dans la répartition des moraines ne peut être mise sur le compte de l'inégale extension glaciaire passée. L'altitude de la moraine stadiaire du pont de l’Arno (1140-1150 m) montre que l'englacement s'est développé jusqu'à des altitudes nettement plus basses sur le versant septentrional que sur le Campo Imperatore, ouvert vers le Sud-Est. L'explication est en fait d'ordre morpho-structural. Sur le versant septentrional, le flysch qui constitue l'unité chevauchée est une roche sensible à l'incision torrentielle et aux mouvements de masse. Les vallées relativement étroites et à profil longitudinal tendu qui découpent le front de chevauchement adriatique sont un heu privilégié de concentration des eaux qui sourdent de la montagne calcaire : une bonne partie des matériaux morainiques a dû être remaniée par des transports en masse et exportée par les eaux courantes. En revanche, dans le Campo Imperatore, le dispositif de fossé tectonique à fond large et doucement incliné a favorisé la conservation des moraines ; l'absence d'importante construction fluvioglaciaire montre que lors du retrait glaciaire, l'écoulement de surface a dû rester limité, aidant également à la préservation des modelés.
Des matériaux morainiques typiques des montagnes calcaires
23Pour décrire les matériaux morainiques du Gran Sasso, nous avons sélectionné une coupe naturelle ménagée dans le grand vallum des Coppe di San Stefano (photo n 8). Les caractéristiques des matériaux pourront, le cas échéant, être comparées à celles d'autres dépôts morainiques, situés plus en amont.
24La coupe choisie se situe à 600 m de l'extrémité-aval du vallum, en rive gauche de la brèche torrentielle qui incise celui-ci (pl. h.-t. no l). Il s'agit d'une coupe offerte par le sapement torrentiel, dans une rive concave de méandre ; la base de la coupe se situe exactement à 1597 m d'altitude (point coté de la carte topographique au 1/25.000 de San Stéfano di Sessanio). L'épaisseur totale de l'accumulation morainique peut être estimée à une vingtaine de mètres, mais celle-ci n'est directement visible que sur une hauteur de 9 à 13 m pour une longueur d'une quarantaine de mètres. Au-dessus des matériaux morainiques, il existe par endroits des poches de cendres volcaniques qui supportent un andosol dont on retrouve l'équivalent en d'autres secteurs de l'Apennin central (M. Frezzoti et B. Narcisi, 1989) ; là où ces cendres font défaut, on observe un sol de type rendzine d'une vingtaine de centimètres d'épaisseur maximale (fig. 16).
25Les matériaux morainiques apparaissent clairement chaotiques et hétérométriques : ils comprennent des galets et des blocs emballés dans une abondante matrice fine de couleur blanche (10YR 8/1). Une analyse micro-granulométrique montre que celle-ci a la texture d'un limon fin argileux, selon la classification américaine (P. Duchaufour, 1965) ; la fraction limoneuse représente à elle-seule les deux tiers de la matrice (fig.24). Les éléments grossiers relèvent d'un cortège pétrographique varié, reflétant la diversité des affleurements du Campo Imperatore occidental ; si les dolomies du Trias ou les calcarénites rougeâtres du Paléogène se reconnaissent aisément, il est le plus souvent impossible de faire correspondre à tel galet un étage stratigraphique précis en raison de la répétition des mêmes faciès à différents niveaux de la colonne sédimentaire. Les blocs sont présents dans de modestes proportions : un relevé de cent éléments de plus de 2 cm de longueur le long d'un fil n'a autorisé le recensement que de deux éléments de plus de 20 cm de longueur. Au total, sur l'ensemble de la coupe, on ne relève que deux blocs métriques, le plus gros, partiellement enfoui, devant mesurer environ 3 m. Il n'existe aucun sens privilégié d'inclinaison des éléments grossiers par rapport à l'horizontale puisqu'un relevé a donné 48 % d'éléments inclinés vers l'aval, 8 % d'éléments subhorizontaux et 44 % d'éléments inclinés vers l'amont : parmi ces derniers, les éléments les plus inclinés font un angle de l'ordre de 40-45° avec l'horizontale.
26La morphométrie et l'aspect de surface des éléments grossiers traduisent clairement l'usure d'origine glaciaire. La valeur médiane de l'indice d'émoussé des cailloux de 60 mm environ équivaut à 3 lois et demi celle correspondante pour le dépôt morainique de retrait de Fontari : on mesure là la différence d'usure des matériaux morainiques sur des trajets maximums respectifs de 9 et de 1,5 km (fig. 17). Sans doute la nature calcaire des éléments et l'intervention des eaux de fusion glaciaires expliquent-elles l'émoussé significatif des matériaux morainiques des Coppe. Certes, à la différence des galets torrentiels, les éléments grossiers transportés par le glacier ont un émoussé limité à leurs angles, nettement abattus. On retiendra en tout cas la rapidité de l'usure des débris en l'espace de quelques kilomètres. Les formes de galets les plus répandues sont les formes tabulaires, trapézoïdales et irrégulières.
27On trouve des galets et des blocs à faces polies et striées : nous insistons sur l'alliance de ces deux caractéristiques, marque spécifique de l’abrasion glaciaire. Les stries, orientées dans de multiples directions et se recoupant les unes les autres, mesurent couramment de quelques millimètres à environ 10 cm de longueur et se caractérisent également par leur faibles profondeur et largeur (quelques dizièmes de millimètre au maximum). Pourtant, A.-V. Damiani et L. Pannuzi (1985-1986) ont relevé le caractère rarissime des galets morainiques striés dans l'Apennin central et estime que dans les coupes offertes au bord des routes, la striation peut être attribuée aux dents des décapeuses ou à des coups de pioche. Tout en retenant une telle possibilité, nous relevons que dans notre coupe des Coppe, où toute intervention anthropique est exclue, les galets striés représentent entre 1 et 5 % des divers échantillons.
28Les matériaux morainiques des Coppe montrent des caractéristiques remarquables : une farine glaciaire limoneuse et de couleur très claire, l'acquisition rapide d'un certain émoussé par les éléments grossiers et une belle expression de la striation sur les calcaires compacts. Ces traits sont communs aux dépôts morainiques des montagnes calcaires : les coupes du matériel morainique du massif préalpin du Dévoluy ressemblent à s'y méprendre à celles du Gran Sasso d'Italia2.
29Avec le vallum des Coppe, le Campo Imperatore abrite le paysage morainique le plus typique du Gran Sasso et même, de l'Apennin. Les caractères sédimentologiques des matériaux morainiques sont intéressants dans la perspective d'une comparaison avec les formations glaciaires d'autres massifs, ou avec des formations d'identitication malaisée du Gran Sasso. Notre recensement systématique des moraines du Gran Sasso nous a en effet conduit à réviser certaines observations passées : plusieurs auteurs avaient considéré comme morainiques des dépôts associés à d'autres processus d'érosion que les processus proprement glaciaires. Outre des conditions d'investigation demeurées longtemps défavorables, il faut ajouter que jusqu'à ces dernières décennies les divers processus d'érosion du domaine montagnard restaient mal connus, spécialement des géologues, à l'origine de la plupart des recherches sur les héritages glaciaires du Gran Sasso. Nous distinguerons les multiples fausses moraines du Gran Sasso lui-même et celles de l'avant-pays adriatique.
Diversité des fausses moraines dans la haute montagne
30Les fausses moraines les plus nombreuses se relèvent à l'intérieur du massif du Gran Sasso lui-même, à des altitudes supérieures à 1500 m : c'est dire que fréquemment, ces dépôts non glaciaires coexistent à proximité immédiate de vraies accumulations morainiques. Il nous a fallu un travail patient d'identification des formations quaternaires du domaine montagnard pour y opérer un tri. Au total, les fausses moraines relèvent de dynamiques de trois types : les mouvements de masse, l'écoulement torrentiel et les processus cryo-nivaux.
Les dépôts associés à des mouvements de masse
31La confusion entre dépôts associés à des mouvements de masse et dépôts morainiques est courante dans les montagnes apennine et alpine. Ainsi, dans la haute vallée de la Bléone (Alpes de Haute-Provence), M. Jorda (1980) a mis en évidence l'erreur de R. Blanchard (1945) qui avait pris pour des moraines latérales de rive gauche l'ensemble des grands éboulis glissés situés en aval de Prads. L'analyse des deux cas relevés dans le Gran Sasso nous permettra de dégager les principales raisons de ces confusions.
La coulée argileuse à blocs de Valle Solagne
32A l'Ouest du Gran Sasso, la haute vallée Solagne présente un modelé généralisé de cirques développés exclusivement en ubac (Pizzo di Camarda 2332 m). A moins de 1700 m, le Rio Chiarino est dominé en rive droite par un replat allongé sur environ 100 m et d'une dizaine de mètres de hauteur : il est constitué d'un dépôt grossier qui apparaît clairement plaqué contre le versant. Sur l'autre rive, le fond de la vallée est obstrué par une lourde bosse portant le stazzo Solagne (bergerie) (fig. 18). Sans hésitation, K. Suter (1939) a considéré ces modelés comme inorainiques ; une telle interprétation a été reprise par la carte géologique de Teramo (1963). Pourtant, les caractéristiques morphologiques et sédimentologiques de ces accumulations nous suggèrent une autre explication.
33L'accumulation principale, située en rive gauche du torrent, montre une topographie ondulée, avec deux bourrelets légèrement arqués allongés parallèlement à l'axe de la vallée ; s'il s'agissait d'une moraine, celle-ci ne serait donc pas une moraine frontale ou latérale du glacier principal de la vallée, mais la moraine frontale d'un petit glacier affluent exposé au Nord, ce que K. Suter (1934 et 1939) n'a pas précisé. Or le versant situé immédiatement en amont de l'accumulation ne montre pas de modelé de cirque, alors que de vrais cirques existent le long de la même ligne de crête plus à l'Ouest ou plus à l'Est.
34La route menant au stazzo Solagne tranche longitudinalement le bourrelet externe de l'accumulation principale. La coupe montre des cailloux et des blocs calcaires parfaitement anguleux noyés dans une matrice essentiellement argileuse de couleur très foncée ; de telles caractéristiques tranchent avec celles de la farine glaciaire du dépôt morainique des Coppe, à dominante limoneuse et de couleur blanche. Il nous semble que le dépôt du stazzo Solagne s'apparente plutôt à un dépôt de coulée : imbibées d'eau, les marnes en place ont pu solifluer et véhiculer des éléments calcaires grossiers. La pente externe relativement raide du bourrelet est typique de la terminaison des coulées, et la distingue des bourrelets morainiques.
35Comme la coulée occupe le fond de la vallée, elle a dû se produire une fois que celle-ci a été libérée par le glacier principal. La coulée a constitué un barrage à l'écoulement hydrographique, ce qui explique le remblaiement torrentiel bien plat qui s'épanouit en arrière de la coulée. Puis le petit lac s'est vidé du fait de l'incision du matériel de coulée par le torrent émissaire. Déporté contre le versant d'adret selon la pente longitudinale de la coulée, celui-ci a isolé en rive droite un replat allongé correspondant à l'extrémité de la coulée. On soulignera l'inclinaison du replat en direction du versant contre lequel il s'appuie, explicable par la provenance de la coulée depuis le versant opposé (fig. 18) ; un cône d'éboulis vifs vient s'appuyer sur ce replat.
36Notre interprétation permet ainsi d'intégrer différents éléments du site morphologique en proposant un scénario évolutif intervenu à la suite de la déglaciation.
L'éboulement du rifugio Franchetti (Valle delle Cornacchie)
37La Valle delle Cornacchie fait suite au cirque du glacier du Calderone. Il s'agit d'une auge en forte pente (50 % en moyenne), dont les flancs s'élèvent par endroits presque à la verticale : la face orientale du Corno Piccolo est considérée par les alpinistes comme la paroi la plus "difficile" du Gran Sasso. Au pied de ce versant d'auge existe une accumulation de blocs anguleux dessinant une tramée longue de près de 200 m : fait remarquable, de nombreux blocs mesurent plusieurs dizaines de mètres cubes. L'extrémité-amont de l'accumulation forme une contre-pente d'une douzaine de mètres de hauteur barrant perpendiculairement la vallée au droit du rifugio Franchetti (2433 m). Cette accumulation du rifugio Franchetti serait d'origine glaciaire (P.-R. Federici, 1979). Pourtant, en accord avec C. Giraudi (comm. orale), nous considérons l'accumulation du rifugio Franchetti comme une banale formation d'éboulement.
38Notre hypothèse est fondée sur les caractéristiques de l'accumulation et un examen du site morphologique. Nous soulignons tout d'abord que le dépôt du rifugio Franchetti est dépourvu de matrice fine : les blocs présentent une disposition open-work et reposent en équilibre les uns contre les autres. Une telle caractéristique sédimentologique ne se retrouve aucunement dans la moraine du glacier du Calderone, située 600 m plus en amont : les éléments grossiers de ce dépôt morainique y sont emballés dans une matrice à dominante limoneuse et sableuse, ce qui les distingue nettement du matériel d’éboulis qui recouvre l'extrémité orientale du bourrelet. Précisément, l'accumulation du rifugio Franchetti passe latéralement à un cône d'éboulis de constitution grossière, montrant un net classement granulométrique d'amont en aval : à la base du cône d'éboulis se relèvent des blocs de plusieurs dizaines de mètres cubes. 11 nous apparaît donc que les énormes blocs de l'accumulation du rifugio Franchetti résultent d'apports latéraux : mais le profil longitudinal subhorizontal de l'accumulation interdit de l'assimiler au simple prolongement du cône d'éboulis.
39La contre-pente formée par l'accumulation du rifugio Franchetti à son extrémité amont nous paraît indépendante du processus de transport qui a présidé à la mise en place des matériaux. En effet, celui-ci repose sur une saillie rocheuse à la surface polie et d'orientation perpendiculaire à la vallée : il s'agit vraisemblablement d'un petit verrou. Et si l'on examine la paroi orientale du Corno Piccolo, qui a fourni le matériel de l'accumulation du rifugio Franchetti, on distingue de nombreuses niches dominées par des surplombs ; dans les cas favorables, on retrouve au pied de ces niches des amas de débris rocheux fragmentés : certains blocs plurimétriques montrent une face nettement polie, correspondant à un fragment de la paroi de l'auge qui s'est détaché. L'extrême densité du réseau de diaclases est évidemment un facteur favorable au départ de pans entiers de versants. Nous voyons donc dans l'accumulation du rifugio Franchetti un amas chaotique de blocs et de quartiers de roche calcaire éboulés depuis le versant de l'auge. L'extrémité-amont de l'accumulation grossière jonche entièrement un verrou-barre, ce qui explique sa conservation et la contre-pente longitudinale ; plus en aval, l'essentiel de l'accumulation a été évacué par gravité suivant l'axe de la vallée, A la suite de l'éboulement qui a donné naissance à ce puissant amas de blocs, s'est opérée une régularisation partielle du versant d'amont (formation du cône d'éboulis qui vient s'appuyer contre l'accumulation).
40La Valle Solagne et la Valle delle Cornacchie montrent donc des mouvements de masse pseudo-glaciaires de types variés : une coulée argileuse à blocs et un éboulement en roche calcaire diaclasée. Dans les deux cas, l'hétérométrie et la grossièreté du matériel, la création d'un barrage perpendiculaire à l'axe de la vallée ont expliqué la confusion avec des accumulations d'origine glaciaire. Mais la prise en compte du site morphologique tout comme la comparaison des caractéristiques sédimentologiques du matériel avec celles des vrais dépôts morainiques ont permis de lever l'équivoque. Ces mouvements de masse se sont déclenchés depuis la fonte des derniers glaciers, avec peut-être un rapport de cause à effet entre les deux phénomènes. La disparition des contraintes liées à la présence des glaciers de vallée a pu engendrer une décompression des versants.
Les formations torrentielles du Campo Imperatore oriental
41La moitié occidentale du Campo Imperatore renferme un alignement de cirques en fauteuil typiques et les dépôts morainiques les plus étendus de l'Apennin. Dans la moitié orientale, l'abaissement de la ligne de crête fermant le bassin vers le Sud n'y a pas permis le développement de cirques ; sur l'adret de la ligne de crête joignant le M. Prena (2561 m) au M. Tremoggia (2350 m) se dessinent de très rares cirques le plus souvent défigurés par l'érosion torrentielle (pl. h.-t. no l). Deux publications signalent cependant des dépôts morainiques à plusieurs kilomètres de distance de ces cirques médiocres exposés au Sud, dans le fond du Campo Imperatore oriental.
42Sur une carte du Grau Sasso incluse dans un ouvrage de géographie consacré à l'Italie, R. Almagia (1959) a figuré des dépôts morainiques à environ 4 km au Sud-Est du M. Camicia (2564 m). Certes, ce sommet présente bien un modelé de cirque en exposition est, ouvert à la tête d'une auge de moins d'un kilomètre de longueur. Mais J. Demangeot (1965) a déjà relevé que les dépôts morainiques en question n'étaient en fait que les accumulations de grands cônes de déjection : ces derniers étaient alimentés en débris par la cryoclastie qui s'exerçait en plein sud sur des versants dolomitiques non englacés.
43Beaucoup plus récemment, F. Carraro et M. Giardino (1992) ont cartographié des "dépôts glaciaires" à 4 km au Sud-Sud-Ouest du M. Camicia, à environ 20 m au-dessus du canyon de Valle Cortina. Il s'agirait d'un dépôt peu étendu (moins d'un hectare), bien visible en coupe le long de la route du Campo Imperatore. F. Carraro et M. Giardino (1992, p. 199) écrivent que ces matériaux ont été déposés par une "masse de glace beaucoup plus étendue (que celle responsable du vallum des Coppe) et qui occupait tout le fond du bassin (Campo Imperatore)". La coupe montre effectivement une formation chaotique et hétérométrique. Mais le dépôt en question se situe à l'extrémité d'un cône de déjection hérité puisque entaillé par un niveau torrentiel plus récent. On comprend l'analogie des matériaux avec ceux de la moraine des Coppe : l'émoussé est médiocre pour une formation torrentielle compte tenu de la faible distance de transport (4 km au maximum) et l'absence de tri granulométrique et de litage correspond à un écoulement de crue à compétence élevée.
44La confusion de F. Carraro et M. Giardino (1992) nous semble en tout cas révélatrice de la nécessité absolue de prendre en compte le site morphologique pour identifier des formations superficielles, ce que les géologues n'opèrent pas systématiquement. Le danger d'une interprétation glaciaire erronée est grand dans la mesure où elle débouche sur une reconstitution abusive de l’englacement.
Les modelés d'accumulation à la base des névés
45La distinction entre les vraies moraines et les protalus ramparts et croissants de névé n'a guère été opérée dans le Gran Sasso. La carte géologique de Teramo (1963) a multiplié à tort les arcs morainiques, ce qui se comprend dans la mesure où les premières accumulations d'origine nivale n'ont été signalées que postérieurement, par J. Demangeot (1965) et M.-L. Gentileschi (1967). Encore ces auteurs n'ont-ils mentionné que les formes les plus évidentes, à savoir les croissants de névé en demi-lune du Campo Imperatore (photo no 47 de la thèse de J. Demangeot). En fait, bien des accumulations de pied de névé du Gran Sasso sont restées jusqu'à présent insoupçonnées en raison de leur site morphologique et de leur topographie ambigus.
Protalus ramparts et croissants de névé : des modelés fondamentalement ambigus
46Une première source de confusion vient de ce que la plupart des protalus ramparts et croissants de névé ont le même site morphologique que les vrais bourrelets morainiques stadiaires de retrait (pl. h.-t. no l). On trouve en effet les premiers dans une tranche d'altitude allant de 1650 m (Lago Pietranzoni, Campo Imperatore occidental) à 2500 m (Valle delle Cornacchie) : les accumulations de pied de névé se situent donc en plein dans l'ancien étage glaciaire. De surcroît, bon nombre d'entre elles se logent au pied de la muraille des cirques glaciaires : le cas est général sur l'ubac de la ligne de crête allant du Pizzo di Camarda (2332 m) jusqu'au-delà du M. Portella (2385 m). Protalus ramparts et croissants de névé coexistent donc avec les vraies moraines dans une tranche d'altitude considérable et ils occupent le plancher de nombreux cirques, à l'endroit même où l'on pourrait trouver d'authentiques moraines.
47Une difficulté supplémentaire réside dans une ressemblance entre les accumulations de pied de névé et les vraies moraines. Les protalus ramparts forment des rides grossières allongées au tracé rectiligne ou légèrement sinueux, disposées parallèlement à la base du versant et de quelques mètres à une dizaine de mètres de hauteur au maximum. Les croissants de névé s'en distinguent par une allure nettement arquée et une distance plus grande par rapport à la paroi d'amont (B. Valadas, 1984). De telles caractéristiques topographiques peuvent également s'appliquer à des constructions morainiques. C'est ainsi que des protalus ramparts installées au creux des cirques du Pizzo Cefalone ou du M. Portella ont été représentés comme des bourrelets morainiques frontaux sur la carte géologique de Téramo ; de même, le protalus rampart qui longe le flanc gauche de l'auge de Venacquaro a été figuré en moraine : nous nous sommes d'ailleurs laissés prendre au piège au début de nos recherches en faisant de ce même protalus rampart une moraine latérale (E. Jaurand, 1992).
48L'ambiguïté fondamentale des modelés d'accumulation situés à la base d'anciens névés immobiles peut cependant être levée dans la majorité des cas grâce à la prise en compte de quelques critères d'ordre morphologique ou sédimentologique.
Des critères de distinction entre les accumulations d'origine nivale ou glaciaire
49Les divers critères de distinction entre les formes d'accumulation d'origine nivale ou glaciaire peuvent être appréhendés à partir d'un exemple démonstratif pris dans le Campo Imperatore occidental, au droit du Lago Pietranzoni. La base du versant dominant le lac et qui descend d'un sommet coté 2076 m (M. San Gregorio di Paganica) présente une exposition au Nord-Est ; elle montre des bourrelets d'une quinzaine de mètres de hauteur maximale orientés NW-SE (fig.19). La première hypothèse envisageable est qu'il s'agisse de bourrelets morainiques latéraux formés sur le flanc droit du glacier du Campo Imperatore occidental. Deux paramètres relatifs aux matériaux constituant le bourrelet permettent de formuler une autre hypothèse.
50Les débris consistent en galets et blocs anguleux et assez aplatis. La comparaison des indices d'émoussé et d'aplatissement de la formation avec ceux du dépôt morainique des Coppe est sans appel. La valeur de l'émoussé médian des matériaux grossiers est 3,5 fois inférieure à celle correspondante pour le dépôt morainique des Coppe ; l'usure est même moins forte que pour les matériaux de la moraine stadiaire de Fontari, pourtant transporté sur moins d'1,5 km (fig.17). L'indice d'aplatissement moyen des galets est de 2,53 contre 1,81 pour ceux de la moraine des Coppe. Les débris constituant le bourrelet présentent en fait les caractéristiques des gélifracts. On peut également noter la pétrographie uniforme des matériaux, entièrement constitués des calcaires affleurant sur le versant d'amont. Le contraste avec la pétrographie variée et l'émoussé notable des débris de la moraine voisine se voit en surface sur la marge du bourrelet méridional, à son contact avec les bossellements morainiques du Piano di Pietranzoni. Les matériaux constituant le bourrelet sont en fait assimilables à des débris d'éboulis : à cet endroit du Campo Imperatore, éloigné de plusieurs kilomètres de la zone des cirques, la distinction est claire entre les matériaux d'origine latérale (éboulis) et les apports longitudinaux en débris (dépôt morainique).
51Les bourrelets assimilables à un protalus rampart ou à un croissant de névé présentent en outre une caractéristique morphologique particulière qui permet généralement de les distinguer des bourrelets morainiques. Du côté interne, leur pente est de l'ordre de quelques degrés, tandis que leur côté externe montre une pente raide faisant un angle d'environ 30° avec l'horizontale : il s'agit simplement de la pente d'équilibre de l'éboulis. La dissymétrie topographique d'un protalus rampart ou d'un croissant de névé est donc inverse de celle d'un bourrelet morainique. Ce dernier montre en effet sa plus grande raideur du côté interne, qui était au contact avec la glace ; en revanche, les eaux filtrant au travers de la masse des débris ont entraîné une partie de ceux-ci, contribuant à adoucir le talus externe du bourrelet morainique.
52Enfin, les protalus rampart du Lago Pietranzoni se situent à la base de versants dépourvus de cirque glaciaire. Les versants présentent seulement des légers creux en forme de selles assimilables à des niches de nivation à "bord amont raide" (B. Valadas, 1984, p. 197) ou à des "cirques de névé" (B. Etlicher, 1986, p. 142) : le fond de ces niches est encaissé d'une dizaine de mètres au maximum par rapport à la surface moyenne du versant. Ceci témoigne de l'ancienne persistance d'un névé immobile et passif, sur lequel transitaient les débris libérés par la gélifraction depuis la corniche d'amont ; ceux-ci venaient s'accumuler au pied du névé en un bourrelet qui s'appuyait localement contre les moraines latérales du glacier du Campo Imperatore (fig. 19).
53L'analyse des protalus ramparts du Lago Pietranzoni permet donc de retenir quelques critères qui les distinguent des accumulations morainiques. Leurs matériaux, anguleux et de pétrographie peu différenciée, sont d'origine purement locale ; leur profil transversal est nettement dissymétrique, avec un talus raide tourné vers l'extérieur. Parmi ces critères, seul le dernier est utilisable dans le cas de protalus ramparts ou de croissants de névé situés sur le plancher de cirques glaciaires. Mais il peut rester le cas de formes de transition pour lesquelles il est vain de vouloir trancher.
54A l'intérieur du massif du Gran Sasso se relèvent donc des fausses moraines nombreuses et variées. Le cas de la Valle delle Cornacchie mérite d'être souligné dans la mesure où immédiatement en aval de la moraine du Petit Age de Glace, nous avons identifié deux fausses moraines de types différents : outre l'éboulement du rifugio Franchetti déjà décrit, il existe un protalus rampart vers 2500 m pris pour une moraine frontale par C. Smiraglia et O. Veggeti (1992). Certes, dans ce cas, les fausses moraines se situent dans l'aire d'extension de l'englacement passé et ont donc simplement conduit à une multiplication abusive des stades de retrait glaciaire. Il en va autrement des fausses moraines situées au-delà des vrais vallums, comme par exemple sur le Campo Imperatore : des chercheurs ont ainsi donné une image exagérée de l'englacement passé. Plus délicat encore est le cas d'une formation pseudo-glaciaire située dans l'avant-pays adriatique du Gran Sasso : une reconstitution des variations glaciaires quaternaires s'est malencontreusement appuyée sur le conglomérat de Pietracamela.
Le conglomérat de Pietracamela, dans l'avant-pays adriatique : formation glaciaire ou associée à des laves torrentielles ?
55Le conglomérat de Pietracamela est à l'origine d'une énigme irritante qui s'est posée à plusieurs chercheurs depuis près d'un siècle ; selon les derniers travaux de J. Demangeot (1963a et 1965), ce conglomérat pourrait correspondre à une formation morainique pré-würmienne. Nous pensons cependant être en mesure de démentir l'origine glaciaire du conglomérat de Pietracamela : la longueur de notre démonstration sera à la mesure de la complexité et de l’importance épistémologique de cette formation.
Un point fondamental de la controverse sur le glaciaire apennin
Une série d'hypothèses contradictoires
56P. Moderni (1895, p. 452) a été le premier à signaler l'existence de cette formation, en évoquant en une phrase la vraisemblable origine glaciaire des dépôts de Pietracamela et Fano Adriano. Une décennie plus tard, dans un mémoire sur la géologie du Gran Sasso, F. Sacco (1907a) a cartographié la formation de Pietracamela comme un calcaire de l'Eocène.
57Dans un article consacré à la formation de Pietracamela, C. Crema (1919a) a fourni des arguments en faveur de l'hypothèse glaciaire. Selon lui, le dépôt, sans signe de stratification et constitué de débris calcaires pour la plupart anguleux, avait tous les caractères d'un dépôt morainique. Il considérait en outre comme "résidu morainique" la formation de Fano Adriano située plus en aval, ce qui l’amenait à conclure au "grand développement de l'ancien glacier qui devait sans doute pénétrer dans la vallée du Vomano". Ce même auteur avait signalé des moraines jusqu'à des altitudes de 500 à 900 m en dehors des bastions montagneux de l'Apennin central comme dans les bassins d'Avezzano et de l'Aquila, sur le piémont adriatique des Monts Sibillini, ou au fond du fossé de l'Orta entre le Morrone et la Maiella (C. Crema, 1919b, 1919c, 1924 et 1927). De telles confusions avec des dépôts non glaciaires, mises en évidence par M. Gortani (1930a) et R. von Klebelsberg (1930a et 1933-1934a), ont conduit ce dernier chercheur à douter également de l'origine glaciaire de la formation de Pietracamela, qui serait plutôt constituée de débris de versant.
58Une analyse détaillée de la formation de Pietracamela a été conduite par J. Demangeot (1950a, 1950b, 1957, 1963a et 1965). L'auteur a signalé la présence d'un niveau chaotique à blocs géants et peu émoussés au sein de la formation, sur l'origine duquel il a émis successivement deux hypothèses différentes. En 1950, J. Demangeot estimait que ces blocs, provenant d'éboulements depuis le front montagneux du Grau Sasso dans une ambiance tectonique active, avaient été étalés par l'intervention d'une coulée boueuse. Etant retourné sur le terrain plusieurs années plus tard, J. Demangeot optait finalement pour l'hypothèse morainique. Le site morphologique et le degré d'altération de la formation conduisaient l'auteur à attribuer un âge mindélien puis rissien à cette moraine de Pietracamela (J. Demangeot, 1957, 1963a et 1965). Le changement d'interprétation de l'auteur, qui s'est rendu sur place à quatre reprises, suffit à dénoter l'ambiguïté fondamentale de la formation de Pietracamela.
Importance épistémologique de l'hypothèse morainique rissienne avancée par J. Demangeot (1963a et 1965)
59Les conclusions de J. Demangeot ont eu d'importantes conséquences sur les recherches italiennes relatives au glaciaire apennin.
60Il convient tout d'abord de souligner que la thèse de J. Demangeot (1965), résultat d'une vingtaine d'années de recherches sur une région jusqu'alors fort peu connue des géologues et géographes italiens, a constitué une synthèse pionnière sur le relief de l'Apennin abruzzais. Concernant la formation de Pietracamela, l'hypothèse morainique rissienne avancée par l'auteur s'accordait parfaitement avec sa découverte d'autres traces morphologiques de froid pré-würmien dans les Abruzzes. Dans le Campo Imperatore, J. Demangeot (1965 et 1992) a identifié une groize plus ancienne que les moraines de la dernière glaciation. Et l'important gisement quaternaire de Valle Giumentina, situé au Nord-Ouest de la Maiella vers 700 m d'altitude, recèle un complexe de couches lacustres riches en grains de quartz éolisés et en éclats de silex, parfaitement caractérisées par de l'industrie clactonienne en place.
61De fait, cette première mention de traces glaciaires pré-würmiennes dans les Abruzzes, appuyée par des reconstitutions paléoclimatiques concordantes, a suscité chez les géologues italiens un regain d'intérêt pour le glaciaire apemiin, thème pratiquement oublié de leurs recherches depuis l'entre-deux-guerres. Plusieurs massifs de l'Apennin ont ainsi été "revisités", dans l'espoir de trouver d'autres témoignages d'un éventuel englacement pré-würmien, ce qui a conduit dans bien des cas à d'évidentes méprises. Ne disposant souvent que de fragiles indices sur leur propre terrain, des auteurs invoquaient la désonnais fameuse "moraine rissienne" de Pietracamela pour étayer leur argumentation à l'autre bout de l'Apennin...
62Ces nouvelles recherches étaient d'autant plus stimulées que le dépôt morainique rissien de Pietracamela permettait de reconstituer un englacement plus important que celui de la période würmienne. P.-R. Federici (1980) a ainsi adopté l'hypothèse maximale pour l'extension glaciaire pré-würmienne en se fondant sur la littérature scientifique. Reprenant à son compte l'assimilation faite par C. Crema (1919a) entre les conglomérats de Fano Adriano et ceux de Pietracamela (ce que J. Demangeot défendait dans son article de 1963, mais ne faisait plus que suggérer dans la légende de la photographie no 9 de sa thèse, avec un point d'interrogation), P.-R. Federici a utilisé l'altitude plus basse des conglomérats de Fano Adriano pour fixer la terminaison du glacier rissien de Pietracamela ; cela l'a conduit à évaluer par la méthode des surfaces la valeur de la limite des neiges permanentes au Riss à 1450 m seulement, soit 200 m plus bas que sa valeur au Würm (estimée par le même auteur). P.-R. Federici en a déduit qu'il devait être très probable de trouver d'autres traces de cet englacement rissien dans l'Apennin, puisqu'elles n'auraient pas été oblitérées par l'englacement würmien, plus réduit.
63Ainsi, l'attribution par J. Demangeot de la formation de Pietracamela à un englacement rissien a relancé les recherches sur les héritages glaciaires de l'Apennin. Mais force est de constater que ce dépôt n'a pas fait l'objet de nouvelles études par les spécialistes du glaciaire apennin. Cela surprend d'autant plus que la carte géologique au 1/100.000 de Teramo, parue en 1963 alors que la thèse de J. Demangeot était déjà sous presse, représente la formation de Pietracamela comme une "brèche stratifiée synorogénique". La seule réserve à l'hypothèse de J. Demangeot que nous ayons trouvée dans la littérature scientifique a été formulée par J.-J. Dufaure, D. Bossuyt et M. Rasse (1988) : sans en apporter la démonstration, ce qui n'était pas l'objet de leur article, ces auteurs assimilent la formation de Pietracamela à une brèche monumentale de piémont et estiment sa datation rissienne "trop jeune".
64En fait, un réexamen complet de cette formation, enrichi par l'existence de nouvelles coupes, s'avérait indispensable ; son site morphologique et ses caractères sédimentologiques nous ont permis de trancher entre les diverses hypothèses émises depuis un siècle.
Description du conglomérat de Pietracamela
Site morphologique et disposition générale
65La formation de Pietracamela supporte le sommet d'une petite lanière de plateau allongée dans le sens Sud-Nord sur un peu plus de 3 km sur le versant septentrional du Gran Sasso, en contrebas du Corno Piccolo (2655 m). Cette lanière de plateau débute vers 1550 m à l'amont, où elle se raccorde à un versant réglé tronquant les assises calcaires chevauchantes, et s'incline en direction du Nord jusqu'à un peu moins de 1200 m juste au-dessus du village de Pietracamela3 (fig.20 et 21). Le sommet de la lonnation s'élève de quelques dizaines de mètres au-dessus du plateau des Prati di Tivo à l'Est, vallonné du fait de l'incision du Rio de la Porta.
66Vers l'Ouest, la formation de Pietracamela donne naissance à une longue corniche dominant le talweg du Rio Arao de 200 à 250 m. Or cette partie de la vallée du Rio Arno, bien que creusée dans le flysch, a conservé des traces évidentes de son occupation par un des plus longs glaciers würmiens de l'Apennin. On relève le net profil transversal en auge de la vallée interrompu par le trait de scie du torrent juste en amont de Pietracamela, l'existence d'un bourrelet morainique stadiaire au droit du pont sur l'Arno à la côte 1144 ; en rive droite, ce dernier est partiellement recouvert de blocs remaniés de la formation de Pietracamela. En outre, l'altitude maximale de nombreux blocs erratiques calcaires non altérés nappant le versant de rive gauche permet d'évaluer l'épaisseur du glacier würmien à environ 100 m à 1,5 km en amont de Pietracamela. Cet élément clef du site morphologique de la formation de Pietracamela, dominant sur plusieurs kilomètres l'auge würmienne du Rio Arno, constitue une première source de confusion possible. En tout cas, si la formation de Pietracamela se trouve en position d'interfluve au-dessus du Rio Arno, elle occupe à plus petite échelle un creux entre les reliefs taillés dans les roches du Miocène.
67Posée en discordance sur les couches de flysch du Miocène supérieur renversées vers le Sud, la formation doit avoir une épaisseur d'une centaine de mètres au maximum, réduite à une soixantaine de mètres à son extrémité aval. Le contact avec le substratum de flysch, jalonné de sources, masqué par les débris de la formation étalés en colluvions et recouvert par la hêtraie, n'est pas visible directement et interdit plus de précision sur l'épaisseur de la formation.
68La formation de Pietracamela peut être principalement observée à son extrémité aval, au-dessus du. village de Pietracamela et en rive gauche du Rio de la Porta, où la coupe classique décrite par J. Demangeot a été partiellement conquise par la végétation.
Réexamen de la coupe classique, à l'extrémité aval de la formation
69La coupe visible aujourd'hui montre deux niveaux principaux d'importance inégale (fig.22). Sur une cinquantaine de mètres d'épaisseur, depuis la base de la formation, existe un niveau chaotique incluant des blocs énormes ; au-dessus, sur moins de 8 m de hauteur s'observe une brèche moins grossière et partiellement stratifiée, fortement altérée à son sommet4.
70Le niveau inférieur frappe par son extrême hétérométrie. Il contient des blocs véritablement gigantesques : plusieurs atteignent 8-12 mètres de longueur et le plus imposant, détaché de la masse même de la formation, a un volume supérieur à 400 m3. Galets et blocs de toutes tailles, parmi lesquels les éléments centimétriques et décimétriques dominent, sont emballés pêle-mêle dans une matrice incohérente essentiellement sableuse, ce qui favorise l'éboulement de la formation ; aucune stratification n'apparaît dans ce niveau parfaitement anarchique. Les éléments grossiers montrent des angles tantôt vifs tantôt abattus, voire assez nettement émoussés. De fait, l'histogramme d'émoussé de la fraction grossière montre une dispersion significative des valeurs d'émoussé (fig.23) : la valeur basse du premier quartile (66,5) indique la fréquence des éléments parfaitement anguleux, tandis que plus d'l/10e des éléments ont un émoussé supérieur à 200, ce qui traduit une usure notable ; toutefois, les éléments arrondis sont absents. D'un point de vue pétrographique, les éléments sont pour leur quasi-totalité calcaires ou calcaréo-marneux, auxquels s'ajoutent de rares représentants du flysch de la Laga.
71Le niveau supérieur se distingue du précédent par sa nature authentiquement conglomératique, liée à l'existence d'un ciment vacuolaire mais très dur, légèrement rubéfié. A la base de ce niveau conglomératique se note une nette stratification du dépôt. Sur un peu plus d'un mètre, on observe des bancs de quelques décimètres d'épaisseur formant une petite corniche ; ils se remarquent par leur hétérométrie beaucoup moins poussée que dans tout le reste de la formation de Pietracamela. Les blocs y sont rares et les galets de quelques centimètres, anguleux ou émoussés, dominent. Ce niveau stratifié apparaît curieusement incliné vers l'amont de 3 à 5°, ce qui s'explique par l'intervention d'un vaste glissement rotationnel à l'extrémité-aval de la formation de Pietracamela, suscité par l'appel au vide lié au creusement du Rio de la Porta dans le flysch. Le sommet de ce niveau supérieur montre une altération importante marquée par le taraudage karstique des blocs, la présence de poches de limonite et un encroûtement généra] de la formation : au-dessus de la vallée du Rio Arno, la cimentation a recouvert le conglomérat d'une draperie uniforme.
72C'est le niveau inférieur, qui constitue la masse principale de la formation de Pietracamela, auquel J. Demangeot (1963a et 1965) a finalement attribué une origine glaciaire.
Les enseignements d'une nouvelle coupe, à l'extrémité amont de la formation
73L'ouverture récente d'une route forestière menant de la station touristique des Prati di Tivo à la source du Rio Amo a fourni une coupe à l'extrémité amont de la formation de Pietracamela.
74Le premier intérêt de cette coupe nouvelle a trait aux rapports stratigraphiques qui apparaissent entre le faciès chaotique et le faciès stratifié de la formation de Pietracamela. Sur une trentaine de mètres, l'entaille longitudinale de la route dans la formation montre un niveau stratifié en bancs pluri-décimétriques d'une dizaine de mètres d'épaisseur au total et incliné vers l'aval d'en moyenne 20°. Celui-ci s'intercale entre deux niveaux chaotiques offrant des caractéristiques sédimentologiques identiques : absence d'organisation du dépôt, présence de nombreux galets et blocs anguleux ou légèrement émoussés dont les plus gros atteignent le mètre, noyés au sein d'une matrice à dominante sableuse.
75En second lieu, le prolongement de la coupe vers l'amont montre que le niveau chaotique inférieur est limité vers le bas par un nouveau niveau stratifié aux aspects variés (fig.22). Celui-ci peut se présenter, comme à Pietracamela, sous la forme de bancs incluant des blocs et des galets de tailles et d'émoussés assez variables. Il offre également deux aspects nouveaux par rapport à la coupe classique :
- sur un peu moins d'un mètre d'épaisseur apparaissent des bancs faiblement hétérométriques, essentiellement constitués de cailloux de quelques centimètres tous anguleux et aplatis, présentant une inclinaison unilatérale vers l'aval de l'ordre d'une dizaine de degrés.
- plus bas, le niveau stratifié montre un net classement granulométrique, avec la présence de bancs peu épais de petits galets et graviers bien émoussés, ou de grains de sable, intercalés entre les bancs hétérométriques incluant des blocs.
76En fait, cette coupe apporte d'intéressantes données complémentaires de celles fournies par la coupe classique et qui s'avèrent utiles pour l'interprétation d'ensemble de la formation de Pietracamela. On retiendra la pluralité des niveaux stratifiés séparés par la brèche à faciès chaotique, ainsi que l'intervention certaine des eaux courantes dans le transport d'une partie des éléments (niveaux à cailloux roulés).
Discussion sur l'origine du conglomérat de Pietracamela
Les indices avancés en faveur de l'hypothèse morainique
77Le premier indice mis en avant par C. Crema (1919a) et J. Demangeot (1963a et 1965) tient à la configuration générale du niveau chaotique de la formation de Pietracamela, ne présentant aucun signe de stratification, ce qui est habituel dans les coupes de dépôt morainique non remanié par les eaux courantes. Le volume impressionnant de certains blocs déplacés sur une pente relativement faible (5°) à 4 km du front de chevauchement calcaire du Grau Sasso, militerait en faveur d'une prise en charge par un glacier. D.-E. Sugden et B.-S. John (1976, p. 161) ont photographié un bloc erratique de l'Est du Groenland qui a approximativement la même taille que les plus gros blocs de Pietracamela, et les auteurs évoquent le cas de blocs erratiques de plusieurs kilomètres de long retrouvés en Allemagne ; même si dans ce cas il s'agit d'un transport par l'inlandsis fenno-scandien, on retiendra qu'un glacier constitue un agent de transport de compétence extrêmement élevée, pratiquement illimitée.
78En outre, il y aurait dans la coupe classique de la formation de Pietracamela, au-dessus du sentier menant aux Prati di Tivo, des "galets authentiquement glaciaires” (J. Demangeot, 1963a) : ceux-ci en auraient tous les signes classiques ("forme polyédrique, émoussé moyen, troncatures, poli très doux et stries profondes disposées selon un réseau losangique"). J. Demangeot précise que "seuls les galets récoltés dans la masse même de la matrice calcaréo-sableuse ont conservé ces caractéristiques", en ajoutant toutefois que des gros blocs qui ressemblent à des blocs erratiques parsèment la surface du dépôt.
Réfutation des indices établissant l'origine glaciaire de la formation
79En fait, il est possible d'interpréter les indices cités ci-dessus sans recourir à l'hypothèse glaciaire.
80La structure anarchique et la présence d'énormes blocs peuvent s'expliquer par l'intervention de tout autre agent de transport à compétence élevée, susceptible de prendre en charge une masse de débris hétérométriques et de les déposer en vrac. Les laves torrentielles peuvent répondre à ces divers critères, et la présence de blocs plurimétriques en saillie au-dessus de la surface moyenne des cônes de laves torrentielles est un fait que nous avons communément observé dans les Alpes Françaises : à la fin de la crue, un phénomène de succion provoqué par l'écoulement d'eaux plus claires lave le sommet de l'accumulation et y opère un triage terminal (départ des éléments fins et respect des gros éléments mimant des blocs erratiques).
81L'origine glaciaire des deux galets striés décrits par J. Demangeot (1963a et 1965) nous semble quelque peu douteuse. Ils ont été retrouvés juste en rive gauche du Rio de la Porta qui à l'amont draine les Prati di Tivo (fig.20). Le premier galet strié que J. Demangeot a schématisé dans son article de 1963 possède un émoussé de 377, ce qui indique un façonnement ou un remaniement par les eaux courantes. Plus délicate est l'interprétation d'un galet strié peu émoussé, dont J. Demangeot a reproduit la photographie dans sa thèse. Dans ce dernier cas, la largeur et la profondeur des stries, que l'on observe sur une face irrégulière, nous fait douter de leur origine glaciaire. Dans le cas des galets morainiques du Campo Imperatore, la striation apparaît superficielle, sous forme de rayures fines et courtes, et se relève toujours sur des faces bien polies, lisses au toucher. De fait, la présence de ces stries fort singulières par comparaison aux vraies stries glaciaires nous laisse perplexe ; nous n'en avons jamais vu de semblables sur les galets extraits des vrais dépôts morainiques et nous relevons l'unicité de ce cas évoqué par J. Demangeot (1965). Peut-être faut-il faire appel à la striation d'origine tectonique le long de plans de faille actifs, dont J. Raffy (1983) a souligné la fréquence dans l'Apennin calcaire ?
La formation a un faciès assez différent de celui d'un dépôt morainique
82Plusieurs caractéristiques sédimentologiques de la formation de Pietracamela la différencient des vrais dépôts morainiques du Gran Sasso. Tel est le résultat d'une comparaison entre le niveau chaotique de la coupe classique de Pietracamela et le dépôt de la moraine terminale du Campo Imperatore, analysé dans le chapitre 2. Il est intéressant de noter que dans les deux cas le transport glaciaire s'est (ou se serait) opéré sur une même distance (8-9 km).
83Une particularité énigmatique de la formation de Pietracamela est son extrême hétérométrie liée à la présence de blocs cyclopéens. Si les matériaux du vallum des Coppe se caractérisent également par une dispersion des calibres des débris, nous avons noté que sur une coupe franche d'une cinquantaine de mètres de longueur et de 10 m de hauteur en moyenne, il n'y avait que 2 blocs dépassant le mètre ; et le plus gros de ces derniers ne dépasse pas un volume de 2 m3, plus de 200 fois inférieur au plus gros bloc de Pietracamela. Nous devons insister sur le fait que dans toutes les coupes de vraies moraines que nous avons observées dans tout l'Apennin, les blocs supérieurs au mètre cube sont exceptionnels, et le plus souvent absents. Certains chercheurs ont commis l’erreur d'attribuer systématiquement une origine glaciaire aux formations détritiques apennines incluant des blocs géants, alors que celles-ci peuvent résulter du broyage tectonique le long de plans de faille ou de chevauchement, ou de l'activité d'écroulements, de glissements, de laves torrentielles...
84Nous avons également comparé l'émoussé des matériaux du vallum des Coppe avec celui des galets de la formation de Pietracamela (fig.23). La différence entre les valeurs moyennes de l'émoussé, sans être spectaculaire, nous apparaît suffisamment significative. La valeur moyenne d'émoussé de la moraine est du tiers supérieure à celle de la formation de Pietracamela. En outre, l'écart entre les valeurs des premiers déciles (59 contre 33) montre la fréquence plus importante des éléments non usés dans la formation de Pietracamela. Corrélativement, la valeur médiocre du neuvième décile de la formation de Pietracamela (210 contre 270 y traduit la rareté des éléments émoussés, davantage fréquents dans la moraine. L'écart entre les valeurs maximales de l'émoussé nous paraît sans réelle signification puisque en dehors de notre échantillon statistique, nous avons trouvé un galet d'indice d'émoussé 537 dans la formation de Pietracamela. Quoi qu'il en soit, celle-ci a été mise en place par un agent de transport usant peu les débris, encore plus faiblement que dans le cas d'un glacier de vallée.
85Surtout, les matrices fines du matériel morainique des Coppe et de la formation de Pietracamela ont une composition granulométrique nettement différente (fig.24). Cela se manifeste à l'oeil nu dans le profil du talus de chaque coupe : régulièrement incliné de 35 à 30° et de bonne tenue dans le cas de la moraine, irrégulièr dans le cas de la formation de Pietracamela, avec de fréquents éboulements des gros blocs. En fait, d'après la classification américaine des textures (P. Duchaufour, 1965), la matrice fine de la formation de Pietracamela a la texture d'un limon sableux, alors que celle du dépôt morainique des Coppe a la texture d'un limon fin argileux. La forte proportion des limons (2/3) caractérise de façon classique la matrice fine du dépôt morainique des Coppe, alors que la matrice fine de la formation de Pietracamela est à plus de 60 % composée de sables.
86Nous déduisons de ce qui précède qu'il n'existe aucune preuve indiscutable de l'origine glaciaire de la formation de Pietracamela, et en fait, que celle-ci se révèle assez différente des vrais dépôts morainiques du Gran Sasso. Il nous reste à tenter d'en élucider l'origine, ce qui demande de tenir compte de l'ensemble du dispositil morphologique de l'avant-pays adriatique du Gran Sasso.
Une mégabrèche apparentée aux multiples brèches de piémont du front de chevauchement du Gran Sasso, et associée à des laves torrentielles
87Pour identifier l'agent de transport responsable de la mise en place de la formation de Pietracamela (niveau chaotique), nous pouvons nous appuyer sur les points suivants :
- L'agent de transport avait une compétence suffisamment élevée pour déplacer des blocs de plusieurs centaines de mètres cubes ; il usait le matériel moins fortement qu'un glacier, et les débris de tous calibres étaient pris en charge et déposés en vrac.
- En alternance avec l'activité de cet agent de transport de forte compétence s'opérait un écoulement torrentiel assurant le cas échéant un tri granulométrique des débris. Nous rappelons ici qu'à l'extrémité-amont de la formation de Pietracamela apparaît au moins un niveau stratifié intercalé au sein du niveau chaotique ; et dans le niveau stratifié inférieur se relèvent des marques évidentes d'un transport torrentiel. En outre, l'apex de la lanière de Pietracamela est pointé en direction de la haute vallée de l'Arno, à son débouché dans l'avant-pays adriatique du Gran Sasso. L'analyse stéréoscopique suggère d'interpréter la lanière de Pietracamela comme le résidu d'un cône disséqué.
88En fait, la formation de Pietracamela peut être rapprochée de toutes les brèches qui scellent les lanières de piémont étagées au droit du front de chevauchement adriatique du Gran Sasso (voir chapitre 1). Ces brèches montrent tantôt un faciès chaotique (Santa Maria a Pagliara, Pretara), tantôt un faciès stratifié (San Pietro), tantôt la superposition du second sur le premier (Arapietra). Or le contexte morphologique, voire l'altitude de toutes ces brèches de l'avant-pays du Gran Sasso, dépourvues de galets à la fois polis et striés, excluent toute possibilité d'origine glaciaire. C'est le site morphologique particulier de la mégabrèche de Pietracamela, au-dessus de l'auge würmienne du Rio Arno, qui fonde son ambiguïté (fig.21). Le cas de la formation bréchique de Pretara mérite une mention particulière. Il s'agit d'une brèche développée de 750 à 550 m d'altitude le long du Fiume Ruzzo, essentiellement en rive gauche, au sein de laquelle se remarquent des blocs anguleux aussi gigantesques que ceux de Pietracamela ; son "injection spectaculaire dans une basse terrasse" (J.-J. Dufaure, M. Rasse et D. Bossuyt, 1988) témoigne de la mise en place de cette formation dans un talweg, en alternance avec des écoulements de moindre compétence. Les auteurs pré-cités estiment que même si cette formation de Pretara peut être contemporaine du refroidissement würmien, et comporte "d'énormes panneaux venant des plus hautes corniches, alors à l'étage nivo-glaciaire", il serait hasarder d'extrapoler à toutes les autres mégabrèches de l’avant-pays du Gran Sasso. Notons tout de même que le niveau de gélifracts retrouvé à l'amont de la formation de Pietracamela et son raccord à un versant réglé militent en faveur d'une mise en place dans une ambiance climatique de nuance froide.
89La mobilisation des énormes blocs présents dans les brèches de piémont de Pretara et de Pietracamela nous semble s'expliquer par des processus catastrophiques de transport des débris, du type laves torrentielles, déclenchées par des événements pluvieux exceptionnels à l'échelle du bassin-versant d'amont. Ce mode de transport en niasse permet de rendre compte des caractères sédimentologiques du dépôt (hétérométrie poussée, présence de blocs cyclopéens, composition limono-sableuse de la matrice par lavage et exportation des éléments plus fins, émoussé limité avec une certaine dispersion), et s'accorde avec son site morphologique initial en fond de vallée au débouché des gorges de l'Arno. Ce dernier point est d'ailleurs corroboré par la présence d'un niveau pélitique d'origine fluvio-lacustre visible en coupe à la base du conglomérat de Fano Adriano, prolongement de celui de Pietracamela (fig. 20) (E. Jaurand, 1994c). La production de débris grossiers sur les versants d'amont s'explique sans difficulté par la gélifraction ou des mouvements de masse opérant facilement sur des matériaux rocheux triturés par le broyage tectonique et des versants raidis par le soulèvement quaternaire continu. Notre hypothèse sur l'origine de la formation de Pietracamela s'avère donc relativement proche de celle défendue initialement par J. Demangeot (1950), qui évoquait une "coulée boueuse" remaniant des formations éboulées dans un contexte tectonique actif.
90Un dernier point concerne la datation de la brèche de Pietracamela. Son âge est encadré par deux limites chronologiques : il est pré-würmien puisque l'auge würmienne du Rio Arno s'emboîte dans la lanière bréchique de Pietracamela et il est évidemment plio-quaternaire puisque la roche la plus récente qu'elle recouvre date du Miocène supérieur. L'âge maximal peut être réduit grâce à la méthode téphrochronologique : sur la base du témoignage des minéraux lourds d'origine volcanique présents dans la matrice sableuse, J. Demangeot et M. Ters (1962) ont établi l'âge post-villafranchien de la formation de Pietracamela. Elle est également plus récente que la formation bréchique scellant le niveau de piémont primitif d'Arapietra (âge pliocène supérieur ou quaternaire ancien) qui domine le niveau de Pietracamela de 400 mètres. Nous retenons donc une datation approximative de la formation de Pietracamela autour de la charnière Quaternaire supérieur-Quaternaire moyen : celle-ci s'accorde avec l'âge supposé des "piémonts bréchiques" observés par J. Raffy (1983) au Sud du Velino et dans les Simbruini. Après sa mise en place dans le fond de la paléo-vallée de l'Arno, la formation de Pietracamela a en tout cas été entaillée par le réseau hydrographique : la dissection, commandée par le soulèvement tectonique continu de l'avant-pays du Gran Sasso a fini par ne la laisser subsister qu'en position d'interfluve. Selon J.-J. Dufaure, D. Bossuyt et M. Rasse (1988), "l'aspect filiforme" des lanières de piémont bréchiques du piémont adriatique du Gran Sasso pourrait même correspondre à un phénomène de "mise en valeur différentielle de leurs faciès les plus monumentaux".
91Les incertitudes relatives à l'âge exact de la formation de Pietracamela ne sont guère dommageables dans la perspective de nos seules recherches. Notre conclusion essentielle tient à la négation de la nature morainique de la formation chaotique de Pietracamela, pour laquelle les caractéristiques sédimentologiques et le site morphologique nous permettent de retenir l'hypothèse de l'activité de laves torrentielles. La formation de Pietracamela relève du groupe des mégabrèches de piémont, étalées au débouché des gorges qui entaillent le puissant escarpement de chevauchement du Gran Sasso : à l'occasion d'événements pluvieux exceptionnels, les versants ont été nettoyés des débris livrés par divers processus en rapport avec le climat, la gravité ou la néotectonique ; ces masses de débris ont été prises en charge sur quelques kilomètres par des écoulements chenalisés et déposées en vrac sur le piémont. Notons que le faible émoussé des débris grossiers est plus facilement compréhensible dans le cas du conglomérat de Pietracamela, particulièrement hétérométrique et riche en blocs cyclopéens, que dans celui d'autres formations bréchiques de l'Apennin abruzzais, dont les débris moins grossiers sont restés anguleux après un transport de 3 à 7 km sur des pentes faibles (exemple du cône haut-perché de Monna Rossa, dans les Monts Simbruini, in J. Raffy, 1983, p. 345-347). Il y aurait là matière à des recherches qui nous feraient sortir du cadre de cette thèse.
92Dans la perspective d'une approche des limites altitudinales inférieures du paléoenglacement du Gran Sasso, nous avons porté une attention particulière aux dépôts morainiques ou pseudo-morainiques. Les formes d'érosion glaciaire, pour la plupart situées dans les bassins collecteurs de la glace, avaient été déjà correctement identifiées par les chercheurs.
93Concernant les formes d'accumulation glaciaire, force est de constater que beaucoup de confusions existent dans la littérature. Pour des raisons de situation et d'altitude, les dépôts pseudo-morainiques de l'avant-pays adriatique ont suscité les plus graves exagérations sur l'extension et les fluctuations de l'englacement. Le conglomérat de Pietracamela, analogue à d'autres formations du piémont septentrional du Gran Sasso, et que nous pensons avoir été mis en place par des laves torrentielles, ne doit donc aucunement servir à fixer un quelconque front glaciaire et ne peut plus être cité à l'appui de l'hypothèse polyglacialiste.
94Nos révisions nous conduisent à restreindre le nombre et l'extension des moraines reconnues jusqu'alors, au profit d'accumulations liées à des processus périglaciaires, et à des transports en masse. Evidemment, le domaine de haute montagne du Gran Sasso abrite d'incontestables modelés liés au froid, d'origine glaciaire ou périglaciaire. Mais ceux-ci s'étendent moins bas en altitude que certains auteurs ne l'admettaient ; le modelé d'accumulation glaciaire le plus bas du Gran Sasso n'est donc pas la lanière conglomératique de Pietracamela, mais le bourrelet morainique stadiaire du pont de l'Arno (1140 m).
Notes de bas de page
1 Les travaux suivants abordent le thème des héritages glaciaires du Gran Sasso : G. Berruti et F. di Saint-Robert (1871) ; C.-J. Forsyth Major (1879) ; L. Baldacci et M. Canavari (1884) ; E. Abbate (1888) ; J. Partsch (1889) ; P. Moderni (1895) ; K. Hassert (1900) ; F. Sacco (1907 et 1941) ; R. Almagia (1912 et 1959) ; O. Marinelli et L Ricci (1916) ; C. Crema (1919a) ; R.von Klebelsberg (1930a) ; K. Suter (1934 et 1939) ; S. Catalisano (1938) ; W. Heybrock (1940) ; M. Ortolani (1942) ; M. Ortolani et A. Moretti (1950) ; J Demangeot (1950a et b, 1957, 1963a et 1965) ; L. Alberti Marchese (1960) ; P.-R. Fedcrici (1979 et 1980) ; C. Giraudi (1988b et 1989a) ; E. Jaurand (1992).
2 Nous faisons notamment allusion aux coupes de la moraine médiane des Cypières visibles le long de la route menant de Saint-Etienne-en-Dévoluy à la station de Superdévoluy (départementale 17b).
3 Cette formation détritique a directement inspiré la toponymie. Si l'on en croit E. Abbate (1888), le village s'appelait anciennement Pietra Cimmeria ; cette dénomination a été changée en Pietracamela (littéralement "chameau de pierre") car la masse rocheuse allongée qui domine le village aurait une forme rappelant les bosses d'un chameau (cammèlo).
4 J. Demangeot (1950b, 1963a et 1965) avait noté l'existence à la base de la formation de Pietracamela, soit en contact avec le Miocène en place, d'une brèche calcaire blanche à petits éléments (un décimètre au maximum) qu'il interprétait comme une brèche cataclastique (origine par broyage) ; l'auteur avait noté en 1950 que ce niveau faisait parfois défaut. L'état actuel de la coupe classique de Pietracamela ne nous a pas permis de le retrouver.
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La discontinuité critique
Essai sur les principes a priori de la géographie humaine
Jean-Paul Hubert
1993
Tsunarisque
Le tsunami du 26 décembre 2004 à Aceh, Indonésie
Franck Lavigne et Raphaël Paris (dir.)
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La nature a-t-elle encore une place dans les milieux géographiques ?
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Logiques d’action des propriétaires privés et production de l’espace forestier. L’exemple du Rouergue
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