Ontologie phénoménale et connecteurs linéaires
p. 193-211
Texte intégral
1. L’ontologie est-elle superflue
1Pourquoi faire de l’ontologie ? Les productions des métaphysiciens ou des « ontologues « contemporains se heurtent toujours à deux objections. Selon la première, appliquée par Benvéniste à Aristote, l’ontologie dépend du langage utilisé. Aristote n’aurait pas distingué entre « action », « passion »et « situation », si la langue grecque n’avait pas disposé des trois formes :actif, passif et moyen. Selon la seconde, que l’on rencontre chez Kant mais aussi chez Quine, l’ontologie dépend bien davantage de notre perception naïve des choses, que des recherches scientifiques. La distinction entre des objets et des propriétés est une distinction que nous empruntons directement à notre perception, qui identifie des objets, et à nos actions, qui disposent de ces objets en fonction de leurs propriétés. Et ces objections se renforcent si l’on considère les relations fondamentales proposées par Aristote, celle d’inhérence (être dans un sujet, en prenant sujet au sens de support, de substance, etc.) et celle de prédication (être dit d’un sujet). La première semble une métaphore empruntée à l’inclusion des parties dans un tout, notion de notre usage bricoleur ordinaire, et la seconde est clairement empruntée à l’opération discursive : dire quelque chose de quelque chose.
2Que répondre à ces deux objections ? D’abord que s’appuyer sur la perception n’est nullement une tare, puisqu’il semble bien y avoir des points communs entre la perception et la recherche scientifique. Dans les deux cas, nous détectons des invariants en utilisant des variations, voire des corrélations entre variations. Ensuite que la recherche ontologique utilise bien aussi comme mode d’interrogation et de mise à l’épreuve de ses catégories la méthode des corrélations entre variations et des recherches d’invariants. Ainsi, la différence entre la notion de substance et celle d’accident ou de moment tient à ce que l’on peut faire passer un moment de l’existence à la non existence sans que pour autant la substance fasse de même. L’ontologie tente aussi d’établir le graphe des fonctions qu’elle définit. Ainsi, entre une propriété générale et une propriété similaire mais particulière, il y a une relation d’instanciation ; entre une propriété générale et un objet, une relation d’exemplification ; entre un objet, d’une part, qui exemplifie la propriété d’un autre objet, et, d’autre part, cet objet et sa propriété, il y a une relation d’échantillon, si l’on suit Goodman ; etc. Mais on peut répondre que c’est là faire proliférer les concepts sur une base faussée, puisque ces distinctions présupposent que la différence entre objet et propriété est bien fondée, alors qu’elle semble tenir à un mélange douteux entre les objets de la perception et les propriétés qui sont dites des objets dans une prédication. Or rien n’assure qu’il y ait une quelconque homogénéité entre perception et discours.
3Pour répondre à ces critiques, il faudrait donc d’abord partir de la perception et de ce qui, en elle, est similaire à la recherche scientifique (la détection d’invariants par variations systématiques), et arriver à construire des catégories sur lesquelles puisse s’appuyer le discours. Nous nommons cela, pour des raisons que nous expliciterons plus loin, la tâche de constitution d’une ontologie phénoménale. Ensuite, il faudrait repérer les catégories par lesquelles le discours s’articule sur ces catégories perceptives (car le discours vise aussi des buts de communication). Enfin, nous pourrions réfléchir sur le meilleur système de relations possibles entre notre langage et nos catégories perceptives. Ce serait là notre ontologie. Très probablement, il n’existe pas un meilleur système, mais différents systèmes selon les buts que nous poursuivons. Par exemple, le but d’économiser des catégories ontologiques n’est pas forcément compatible avec le but de rendre compte de différences fines entre les catégories perceptives.
4On voit que les catégories ontologiques ne sont pas simplement conçues ici comme des sortes de pont soude transformateurs entre les catégories du discours et les catégories perceptives. En effet, elles permettent aussi de tester la stabilité et la généralisabilité de ces transformations, quand on passe d’une utilisation des catégories à une autre. Le rasoir d’Ockham ou le principe de parcimonie ontologique propose une telle épreuve, mais il en est d’autres, qui portent davantage sur les capacités d’un discours ontologique à rendre compte de relations fines entre catégories du discours et catégories perceptives. Or l’ontologie est située par sa construction de telle manière que les catégories et les problèmes ontologiques sont tout à la fois des ponts et des mises à l’épreuve, et que la seule manière de mettre à l’épreuve ces catégories, c’est de tenter de construire des catégories ontologiques. Cela permet de justifier l’apparente autarcie de l’ontologie par rapport à la linguistique et aux enquêtes scientifiques, mais cette autarcie relative n’en est plus une quand il s’agit de confronter l’ontologie à la logique. En effet, nous pouvons assurément tenir la logique pour une mise à l’épreuve du discours (par le développement de l’analyse de preuves). L’ontologie semble donc vouée à se confronter à deux repères : celui du cognitif, si l’on entend par là l’analyse des catégories à l’œuvre dans toute perception et action, et celui de la logique, qui est mise à l’épreuve du fonctionnement des catégories du discours, une fois formalisé, ce qui veut dire : une fois construit de manière à pouvoir être mis à l’épreuve.
5Dans ce qui suit, nous allons d’abord donner une esquisse de ce que pourrait être une telle conception du cognitif, de son rapport avec le discours en langue naturelle, et de son impact sur les questions d’ontologie. Ensuite, nous étudierons comment la double mise à l’épreuve dont nous parlons est envisageable, à l’aide des relations proposées par la « méréo-topologie ». Puis nous rappellerons que la logique linéaire se veut, explicitement depuis Locus Solum, mais évidemment déjà auparavant, centrée sur cet objectif de « mise à l’épreuve ». Nous nous demanderons donc dans quelle mesure nous pourrions utiliser certains connecteurs de la logique linéaire, de manière à offrir de plus riches perspectives d’articulation entre catégories du discours et catégories perceptives. L’horizon de cette tâche nous est indiqué par ce que Girard appelle le tournant cognitif et géométrique de la logique.
2. Esquisse d’ontologie phénoménale
6Pouvons-nous détecter les catégories d’une ontologie perceptive simplement en procédant à des variations phénoménales ? Il faut assurément que ce soit possible, car nous n’avons pas d’autre moyen à notre disposition. Le problème est de savoir dans quelle mesure ces catégories sont stables, et surtout si elles peuvent donner un support à des catégories discursives. Ce que nous percevons comme « proto objet »peut semble t il se constituer de la manière suivante : les objets sont détectés par le fait que les variations qu’ils subissent perceptivement présentent une homogénéité. Soit nous nous déplaçons par rapport aux objets, ce qui implique des transformations du flux optique, et ce sont toujours les mêmes transformations qui accompagnent le même mouvement (il nous faut donc savoir corréler ces deux variations, celle du mouvement et celle des perspectives, et y trouver des invariances). Soit ce sont les objets qui se déplacent par rapport à nous, mais heureusement la plupart du temps ces objets sont relativement rigides, si bien qu’au moins certaines parties de leur forme sont soumises à des transformations qui sont homogènes entre elles (par exemple des translations). Quand des parties des objets sont des mouvements hétérogènes, notre perception se cale sur le niveau ou l’échelle à laquelle on peut considérer comme négligeables ces hétérogénéités parce que l’on peut considérer simplement le mouvement ou la transformation d’une enveloppe globale. Il est est ainsi quand nous percevons le vent agiter les aiguilles d’un pin : nous globalisons le mouvement d’une ramure entière, ou quand nous percevons le mouvement des vagues nous ne nous focalisons pas sur les mouvements divers des tourbillons et vaguelettes. Or ce sont bien à ces échelles que nous catégorisons les objets.
7Dans ces dispositifs, il est donc crucial d’identifier des couples entre ce qui est transformé et ce qui est conservé (en fait il s’agit de triplets entre les transformations hétérogènes, les transformations homogènes et une situation relative qui est conservée). Par exemple dans la marche d’un bipède, la transformation homogène est la translation, et l’équilibre vertical est conservé. Et cet équilibre est une condition de fonctionnement pour la marche. Or le verbe « marcher » dénote justement, en général, et dans ses divers usages y compris métaphoriques, cette conservation d’un fonctionnement au travers d’une transformation.
8Mais plus généralement, certains objets, en particulier les artefacts, sont catégorisés par le maintien d’une corrélation entre certaines articulations structurelles et la préservation d’une ou de plusieurs relations fonctionnelles. Par exemple, une table articule un plateau et un piètement (qui peut être unique ou multiple) et elle préserve une relation fonctionnelle entre deux fonctionnalités au moins, la fonctionnalité de s’asseoir avec les coudes au niveau de la table et celle de pouvoir poser des objets sur la table sans qu’ils en tombent ou y glissent, et de pouvoir les y déplacer. Nous pouvons ainsi catégoriser un objet d’après le maintien de ces relations fonctionnelles, et nous pouvons aussi utiliser des verbes qui dénotent ces relations entre relations fonctionnelles, ou encore des changements de régime de relations fonctionnelles (rompre, couper, mais aussi, terminer, commencer, poursuivre, etc.).
9Nous voilà donc nantis de catégories perceptives qui peuvent servir de support à des objets, désignés par des noms ou syntagmes nominaux, et à des verbes. Mais qu’en est-il des propriétés ou qualités ? Soit nous les obtenons aussi à partir de ces relations entre structures et relations fonctionnelles, lorsque nous considérons les structures comme dotées de dispositions au maintien de ces relations fonctionnelles. A cet égard, les propriétés ou qualités seront exprimées par des syntagmes verbaux. Mais nous pouvons aussi les obtenir à partir des procédés de « remplissage »des objets par des textures. Nous percevons une texture pour tout ce qui concerne l’intérieur de l’enveloppe d’approximation dont nous avons parlé plus haut. Nous avions dit qu’en dessous de l’échelle de cette enveloppe, il n’y avait plus de transformation homogène, mais des transformations variées. C’est exact, mais nous pouvons cependant conférer une homogénéité propre à ces transformations variées, qui est justement celle de la texture. Par exemple, nous donnons aux pentes de la vague une texture d’eau agitée, nous donnons aux ondes du vent sur une étendue d’herbe la forme de ces ondes, mais la texture interne à ces ondes est celle des herbes, etc. Les couleurs perçues d’un objet se comportent de la même manière, puis que nous homogénéisons la couleur d’une surface partagée entre ombre et soleil, tout en étant sensibles aux indices de volume que nous donnent ces ombres. Ce que nous appelons les qualités (couleurs, saveurs, odeurs, aspects tactiles, aspects moteurs, résistance, pression et inertie, la plupart des bruits, mais non des sons) sont perçues comme textures (l’homogénéisation de l’hétérogène), qui sont la plupart du temps - mais pas toujours - les indices d’objets ou de propriétés fonctionnelles. Nous pouvons donc associer aux textures comme remplissements de formes et comme indices les qualificatifs dont dispose un langage. Il est aussi toujours possible, puisque ces textures sont des indices de relations fonctionnelles, de les comprendre sur le mode des verbes, et donc de réduire notre langage à l’articulation entre les objets (dont les arguments tiennent lieu) et les prédicats (qui dénotent des fonctions). Nous laisserons ici de côté le problème de savoir si la triplicité perceptive objets, relations fonctionnelles, textures est bien rendue par une dualité entre argument et fonctions.
10Supposons cette esquisse confirmée. La réflexion ontologique va partir de cette ontologie phénoménale et elle vase demander si elle ne peut pas définir des catégories plus génériques, qui permettraient à la fois de rendre compte des distinctions entre catégories phénoménales, des distinctions entre catégories langagières, et des corrélations entre les deux types de catégories. Si l’on se réfère au vieux carré ontologique qui comprend des substances individuelles, des propriétés particulières, des propriétés universelles et, éventuellement, des substances universelles (les espèces, les genres), on voit immédiatement que les substances individuelles correspondent aux objets, et les propriétés universelles aux relations de fonctionnalité – qui sont satisfaites par bien des objets différents. On peut alors se demander quel support ont les propriétés particulières (singulières). Sans doute celui des textures, qui peuvent être propres à chaque situation perceptive, parce que l’hétérogénéité qu’elles homogénéisent est à chaque fois différente. En revanche, on voit mal, initialement, ce que pourraient être des substances universelles. Il faudrait que l’on puisse découvrir des relations fonctionnelles qui présentent une stabilité très poussée. C’est peut être le cas des objets mathématiques, comme les nombres.
11Notre esquisse d’ontologie phénoménale semble donc pouvoir donner une certaine consistance au projet ontologique. Mais qu’en est-il maintenant de la mise à l’épreuve de ce projet ? Elle semble double. D’une part, l’analyse des mécanismes de la perception et de ceux de l’usage des formes linguistiques du langage naturel en situation de perception et d’action constitue une première mise à l’épreuve, celle que nous avons nommée cognitive. D’autre part, il nous faut esquisser la mise à l’épreuve logique.
3. Les problèmes de la méréo-topologie
12Si nous prenons comme supports les catégorisations perceptives, nous voyons qu’elles mettent en saillance certaines relations, comme celle qui relie des parties à un tout. Un formalisme, la méréologie, est censé rendre compte de ces relations. Mais en fait le souci principal de Lesniewski, son inventeur, était de trouver une notion de collectivité qui puisse être plus riche et plus contraignante que celle d’ensemble. Pour avoir un ensemble, il suffit de rassembler par la pensée ses éléments. La notion de somme méréologique est plus exigeante. Si on la note a, elle est de plus qualifiée par un prédicat Ø, et s’écrit donc σx(Øx). La définition en est la suivante :
13« l’unique z tel que : ∀x (C(y, z)) ⇔ ∃x tel que (Øx ∧ C (y, x)) »
14La relation C’est celle de chevauchement ou de connexion (une relation symétrique, réflexive, mais non transitive). Imaginons d’abord y comme une sorte de pont qui relie tout x porteur du prédicat 0 à un z. Autrement dit y chevauche d’un côté z et de l’autre x. Maintenant, si notre z était en partie extérieur à z et à x, cela voudrait dire qu’il serait possible d’avoir plusieurs z de ce genre. Il suffirait de construire des ponts différents. Pour assurer l’unicité de z, il faut donc en fait réduire les ponts, et finalement les réduire à rien, si bien que z devient simplement ce qui chevauche chaque x. Or le plus simple alors c’est que z consiste en l’ensemble, aussi éparpillé soit-il, des x qui portent le prédicat (f). Ce dispositif revient donc à construire de manière extensionnelle (via les extensions des chevauchements) le correspondant d’une sélection intensionnelle par un prédicat.
15Par rapport à notre ontologie phénoménale, cependant, untel dispositif n’est pas suffisant. En effet, alors que la notion de chevauchement semble tout à fait compatible avec la perception, le résultat final de la somme méréologique ne l’est pas forcément. Par exemple, ma somme peut consister en l’ensemble de tous les livres verts. Or cet ensemble n’offre pas de forme perceptive correcte. Pour introduire des contraintes plus proches de la perception, mais qui soient toujours assez générales pour s’adapter à des usages linguistiques non perceptifs, on est tenté d’introduire des notions empruntées à la topologie, essentiellement celles d’intérieur, d’extérieur, et de bord. On pourra alors reconnaître que l’ensemble des livres verts n’offre pas de bord et d’intérieur. Pour intégrer méréologie et topologie, il va falloir reconstruire une topologie très sommaire en utilisant une notion de base qui puisse être commune à la méréologie et àcette topologie grossière. Des travaux comme ceux de Varzi ont porté sur ce point. Il utilise comme notion de base celle de connexion, qui est d’abord simplement définie comme une relation symétrique, réflexive et non transitive. Cependant, ce mélange pose quelques problèmes.
16En fait, on peut définir différentes notions de connexions, chacune présentant des difficultés spécifiques. Ainsi une première définition de la connexion pose simplement que l’intersection entre x et y est non vide :
17C1 (x, y) =déf x ∩ y ≠ Ø
18Mais cela ne convient pas pour la notion de bord. Un bord, par définition, n’a pas de point commun avec son intérieur (puisqu’il en constitue la fermeture). Il ne lui serait donc pas connecté, selon cette définition.
19Cohn et Varzi1 envisagent une deuxième notion de connexion :
20C2 : C2(x, y) = déf x ∩ cl(y) ≠ Ø
21où cl est la clôture : x ⊆ cl(x) ; cl(cl(x) ⊆ cl(x) ; cl(x) U cl(y) = cl(x U y). La clôture est le complément de l’extérieur, c’est un fermé. Cette définition évite le problème précédent. Mais alors, supposons que nous construisions la notion méréologique de base, celle de partie, sur une telle conception de la connexion.
22P(x, y) =déf ∀z(C2(z, x) → (C2(z, y))
23Si tout ce qui est connecté à x est aussi connecté à y, alors x est une partie de y. Mais si nous utilisons la définition 2 de la connexion, nous avons des problèmes avec le bord, qui est le complément de l’intérieur par rapport à la clôture (le fermé). Il est donc connecté à la clôture, d’après la définition de C 2. Mais l’intérieur est aussi connecté à la clôture. Donc d’après la définition de la partie, tout élément du bord est connecté à l’intérieur, si bien que le bord devient une partie de l’intérieur, ce qu’on voudrait éviter. Varzi résout ce problème en utilisant tantôt une notion de connexion tantôt une autre, ce qui crée une hétérogénéité.
24Un autre problème tient à ce que la méréologie ne s’oppose pas à l’utilisation d’une notion de contiguïté, qui suppose qu’un contact soit un contact entre deux fermés, deux bords. Or la topologie ne connaît qu’une relation de continuité, qui est une relation entre un fermé (son bord) et un ouvert. Varzia proposé une notion de frontière qui présente deux côtés, si bien qu’elle assure une relation de contiguïté. Mais alors, cela veut dire que si, en coupant un ouvert par une coupure, on crée deux bords, alors on devra, quand on « recolle » les morceaux, supprimer deux coupures, une en venant d’un côté, et l’autre en venant de l’autre. Or tracer une frontière ne suppose pas que l’on coupe un terrain comme l’on fait quand on divise en deux une goutte d’huile (dans ce cas, l’enveloppe de la goutte d’huile se referme, et on aune autre enveloppe avec des tensions superficielles similaires sur la deuxième goutte ; pour reconstituer une seule goutte, il faut supprimer ces deux frontières).
25On voit sur ces exemples que construire des opérateurs qui permettent à la fois de traiter l’ontologie phénoménale et les dispositifs discursifs qui permettent d’en parler n’est pas chose simple.
4. Les connecteurs linéaires
26Il semblerait donc utile de pouvoir disposer de notions plus fines et plus variées que celles proposées par la méréologie. Si nous avions des notions logiques qui soient plus cohérentes avec la topologie, et qui nous permettent d’être plus raffinés que ce que permet la méréologie, elles seraient les bienvenues, ou tout au moins il faudrait tenter de les utiliser. Or la méréo-topologie repose sur les connecteurs classiques, combinés à une notion de connexion. Mais à la base, cette notion de connexion n’est qu’une relation symétrique, réflexive et non transitive. Or la relation de « cohérence », qui sert de base à la sémantique des espaces cohérents, sémantique proposée par Girard pour sa logique linéaire, est précisément définie de la même manière. En revanche, les connecteurs de la logique linéaire sont plus fins que ceux de la logique classique. Il serait donc intéressant d’utiliser les connecteurs linéaires, dans un double but : pouvoir raffiner notre ontologie phénoménale ; disposer de méthodes de mise à l’épreuve de la relation entre catégories langagières et catégories perceptives.
27En effet, Girard a pu développer un mode spécifique de mise à l’épreuve qui se trouve sous-tendre les dispositifs permis par les connecteurs de la logique linéaire, dans le système développé dans Locus solum. Il s’agit de partir d’une formule dont on veut trouver la preuve, et d’obtenir un test de ce que la preuve que l’on va construire en développant la formule –en remontant par élimination des connecteurs - est bien une preuve. Autrement dit, on met la preuve à l’épreuve. Les épreuves en question sont multiples, ce sont des développements de formules antisymétriques, transposant à gauche de la relation de conséquence les formules qui sont à droite et inversement. Comme la négation est ici involutive et est donc le signe d’un passage d’un côté à l’autre de la relation de conséquence, passage qui peut se lire dans les deux sens, il s’agit donc de développement d’une anti-formule. Ces développements peuvent être multiples, mais les règles du système assurent que l’on s’arrêtera dans le développement, par l’introduction d’un non-axiome qui signale une sorte de négation par échec. La symétrie des développements entre la preuve et ses anti-preuves et les règles qui en alternent les développements nous assurent que toute preuve se révélera ainsi face à ses anti-preuves.
28Avec les connecteurs linéaires, nous disposons donc d’un système de mise à l’épreuve conçu comme tel, comme test d’une preuve, et non pas simplement comme réflexion méta-langagière sur les propriétés d’une démonstration. Autrement dit, ce système n’a pas besoin pour que se révèlent ses propriétés de parler de lui-même. Il suffit de « voir » la symétrie des preuves et anti-preuves au lieu d’en parler. Si l’on ne tient pas à une métaphore visuelle, il est possible de revenir à ce qui constitue la vision, à savoir la détection d’invariants par homogénéité des variations. Ici aussi, nous avons la mise en saillance d’une symétrie entre deux développements, donc d’une homogénéité dans une variation. Le dispositif associé à la mise à l’épreuve de la logique linéaire est donc homogène au dispositif cognitif perceptif. Par ailleurs, les connecteurs linéaires nous offrent des possibilités intéressantes. Ils peuvent se relier aisément à ces recherches méréo-topologiques, puisque ce qui leur est donné comme sémantique, la sémantique des espaces cohérents, part d’une notion qui présente les mêmes propriétés de base que celle de connexion : une relation réflexive, symétrique et non transitive. Une interprétation évidente en logique est de considérer comme cohérentes deux formules qui ont la même valeur de vérité.
29Rappelons l’interprétation des quatre connecteurs de base de la logique linéaire en sémantique des espaces cohérents. Le connecteur Fois (⊗), qui est une conjonction multiplicative, est défini sur le produit cartésien de deux espaces cohérents, qui sont eux-mêmes des ensembles munis d’une relation de cohérence. Si dans l’espace A on a une cohérence entre x et x’, et si dans l’espace B on a une cohérence entre y et y’, alors on a une cohérence entre les premiers éléments (x, y) et les seconds éléments (x’, y’). Autrement dit, « Fois »révèle une cohérence à la fois double et de second degré, qui met en cohérence à la fois les premiers éléments (un pour chaque espace) des deux cohérences initiales, et leurs seconds éléments. Mais les cohérences en question ne sont pas strictes : on n’exige pas que x soit différent de x’.
30Si l’on considère le comportement de « Fois »dans une recherche de preuve, la règle d’élimination du connecteur qui permet d’analyser l’expression A ⊗ B exige que l’on développe conjointement la formule A et la formule B à l’étape qui succède immédiatement à l’élimination du connecteur « Fois »suggère donc une sorte de jumelage logique entre les deux formules, la valeur de l’ un donnant la valeur de l’autre, les deux devant être traitées ensemble Si nous pensons à des interprétations spatiales, « Fois »exige que ce qui est connecté ne soit jamais transformé de manière disjointe-par exemple dans des déplacements, des torsions, des étirements Mais inversement,« Fois »exige aussi que quand on transforme A, il faille une transformation couplée sur B pour le modifier. Il est exclu qu’une modification sur A produise par là même une modification complémentaire sur B. Autrement dit, A et B sont des espaces indépendants, mais jumelés par « Fois » Leur indépendance est assurée par le fait que dans chacun des espaces, la cohérence en question existe déjà.
31Le connecteur ⅋ (Par), qui est une disjonction multiplicative, est aussi défini sur le produit cartésien. Il réalise la même opération, mais à des conditions plus faibles : il suffit qu’il y ait une cohérence dans l’un ou l’autre des espaces, mais cette cohérence doit être stricte (le premier élément doit différer du second). Nous pouvons donc relier par « Par » une cohérence dans un espace (par exemple, deux formules qui ont la même valeur) et une incohérence dans un autre espace, à condition que, dans les deux cas, nos termes soient différents.
32Dans les développements de preuve, et plus précisément quand il s’agit de construire un réseau de preuve (qui établit des liens entre les formules, en particulier en reliant deux formules qui sont la négation l’une de l’autre), il est possible, quand on élimine le connecteur« Par », de développer d’abord la formule d’un des côtés du Par, et d’attendre la fin du développement pour développer l’autre formule. « Par » nous indique donc un sens de « ensemble » que la conjonction de la logique classique ne permet pas d’identifier, puisqu’elle ne distingue pas entre le sens d’ « ensemble »comme « liés par un lien », et le sens d’ « ensemble »comme « à traiter en même temps ». Grâce à« Par », nous pouvons donc penser des liens qui exigent que les deux traitements soient dépendants l’un de l’autre, mais sans qu’ils soient concomitants. Si l’on transpose cela dans le domaine spatial, cela veut dire que nous pouvons considérer des liens entre des régions non directement connectées, ou encore entre une région « pleine » et une lacune ou une déchirure. Ou encore que nous pouvons éloigner autant que nous voulons deux éléments, mai qu’ils resteront toujours reliés. Dans le domaine des actions, ce seraient de coordination qui se déroulent dans des temps et des lieux séparés, etc. L’interprétation en physique quantique peut soulever des questions intéressantes. Des particules « jumelles »semblent reliées par un« Fois »quelle que soit leur distance, mais il faudrait sans doute plutôt y voir un« Par », puisque« Fois »implique une gestion jumelée de deux entités indépendantes, alors que« Par » implique que ce qu’on fera sur l’un dépend de ce que l’on a déjà fait sur l’autre, éventuellement à plusieurs étapes de distance.
33« Avec »(&) est une conjonction additive. Il se définit non plus sur le produit cartésien des deux espaces, mais sur leur somme disjointe. Il relie par une cohérence : a) deux éléments qui appartiennent au même ensemble – et dès lors ils peuvent ne pas différer ; b) deux éléments, quand l’un est dans l’ensemble A, l’autre dans l’ensemble B - et ces deux éléments doivent différer. Dans un développement de preuve, si l’on part de A & B, il est possible de développer toute la preuve en ne se souciant que de A. Mais on aurait aussi pu la développer en n’utilisant que B. « Avec » indique que l’autre élément est à notre disposition, mais nous n’avons pas à l’utiliser en même temps que le premier. Dans le domaine spatial, on peut penser à deux objets disjoints, mais accessibles l’un à partir de l’autre. On peut modifier la forme de l’un sans modifier la forme de l’autre, mais l’autre aussi reste modifiable. Dans le domaine des actions, ce sont des actions indépendantes, et qui ne s’entre-empêchent pas. Faire l’une, nous permet encore de faire l’autre ; faire l’une n’implique pas une action complémentaire négative sur l’autre. Dans le domaine social, ce sont des individus qui n’interagissent pas, ni positivement ni négativement. Par exemple, élever la qualité de vie de l’un ne provoque pas d’envie chez l’autre, et une fois cela fait, on peut encore élever la qualité de vie de l’autre.
34Le dernier de nos quatre connecteurs est « Plus », une disjonction additive. Il établit une cohérence uniquement entre des éléments pris dans un seul de nos deux espaces de départ (cohérence qui n’est pas stricte). En revanche, entre un élément d’un espace A et un élément d’un espace B, éléments différents, il introduit une incohérence stricte (autrement dit, il les disjoint). Dans un développement de preuve à partir de A ⊕ B, il faut choisir. Si on développe sur A, on ne peut plus développer B, et inversement. D’un ensemble restreint de planches, vous pouvez faire ou une boîte aux lettres ou un nichoir — les deux actions sont initialement possibles — mais une fois que vous faites le nichoir, vous ne pouvez plus faire la boîte aux lettres (et si un oiseau utilise votre boîte aux lettres comme nichoir, il a fait le choix pour vous). Spatialement, deux formes contiguës ou continues sont telles que si l’on repousse plus loin la frontière de l’une avec l’autre, on ne peut pas aussi repousser vers la première la surface frontière de l’autre. Socialement, on peut penser à des actions différentes qui s’appliquent à deux individus, et telles que si l’une d’elles est développée pour l’un, elle ne peut plus l’être pour l’autre, et de même pour l’autre action, ce qui fait qu’elles disjoignent les statuts des deux personnes. Vous pouvez mener de front une carrière de politicien et d’historien, mais si vous devenez important comme politicien, vous ne l’êtes plus comme historien, et réciproquement.
35On aura noté que ces connecteurs linéaires s’interprètent assez aisément quand on considère un monde en évolution, avec des actions et des dynamiques, alors que les connecteurs classiques conviennent mieux à un monde statique. Mais cette dynamique est plus évidente dans la recherche de preuve que dans la sémantique des espaces cohérents (où cependant sont introduites des notions de stabilité).
5. Connecteurs linéaires et méréo-topologie
36Si nous revenons aux problèmes de la méréo-topologie, nous notons que la relation de chevauchement qui sert à la somme méréologique (appelée aussi « fusion ») pouvait aussi se définir en utilisant l’inclusion et l’intersection (une partie est incluse dans son tout, et deux domaines se chevauchent s’ils ont une partie en commun, donc s’ils s’intersectent). On passe aisément de l’intersection à la conjonction classique. Le lien fondamental qui assure la somme méréologique est donc appuyé sur des liens de conjonction partielle, et l’on est finalement ramené à une intersection complète du z qui assure la somme avec la somme elle même. Mais l’intérêt est que les parties de cette somme portent toutes une certaine qualification Ø.
37Il semble donc possible de construire des « fusions »linéaires, en utilisant comme liant non plus des conjonctions classiques, mais ce qui en logique linéaire gravite autour de ces conjonctions sans s’y ramener : la conjonction multiplicative « Fois », la disjonction multiplicative« Par », et la conjonction additive« Avec » Puisque les cohérences « multiplicatives » consistent à établir des cohérences entre les éléments de paires cohérentes prises dans chaque espace initial, elles peuvent nous tenir aisément lieu de chevauchement (ce sont des relations plus fortes, en fait)
38Une fusion « Fois »serait donc une fusion qui exige que toutes les cohérences que l’on retient dans tous les éléments de la fusion soient bien des cohérences qualifiées par la propriété (f). On peut se demander s’il faut que la cohérence de second ordre introduite par le multiplicatif soit aussi qualifiée par Ø. Cela ne semble pas poser de problème pour« Fois », mais pourrait en poser pour« Par », qui relie éventuellement une cohérence sous (f) et une incohérence (qui implique donc non (/>). Mais on peut considérer que cette incohérence est définie uniquement en référence à (f), et non pas à une autre propriété. Ce qui fait que l’ensemble des livres verts n’est pas une fusion « Fois », cependant, ce n’est pas que la liaison par la « verdeur » n’est pas assurée, mais bien que la cohérence de chaque objet n’est pas vraiment assurée par la verdeur. Pour un livre donné, il se peut que seule la couverture soit verte, si bien que si l’on considère le livre comme un espace cohérent, sa cohérence par la « verdeur » n’est pas une cohérence surtout l’espace. Or « Fois » accomplit sa liaison pour n’importe laquelle des cohérences de l’espace considéré. Il nous faudrait nous restreindre à l’ensemble des couvertures vertes (recto et verso). Ce serait déjà un ensemble bien plus homogène que celui proposé par la somme méréologique classique.
39Une fusion « Par » admet que la cohérence qualifiée « (f) » dans un espace puisse être reliée à une incohérence par rapport à « 0 »dans un autre espace (donc par exemple à un« non 0 »). Mais cette incohérence ne prend sens (n’est reliée par la cohérence de second degré « Par ») que si elle est rattachée à ou est « ancrée »dans cette cohérence « (f) ». « Par » nous permet ainsi, à la limite, de corréler des propriétés duales (<fi et non 0, par exemple). Une fusion « Par » relierait ainsi des éléments complémentaires sous l’aspect « 0 ». On pense évidemment à des dépendances physiques comme les vases communiquants. Mais on peut aussi penser, ce qui nous ramènerait à notre topologie grossière, à la relation entre un fermé et son complémentaire ouvert (un intérieur plus son bord, et son extérieur).
40Ces deux fusions sont plus exigeantes que la somme méréologique classique, puisque cette somme consiste éventuellement en un ensemble éparpillé, dont les éléments n’ont pas d’autre unité que de porter par un aspect le prédicat « (f) ». La fusion « Fois » ne relie que des éléments qui sont eux-mêmes déjà unifiés par la cohérence (f), et qui sont indépendants les uns des autres pour ce qui regarde (f). La fusion « Par » relie des éléments qui dépendent les uns des autres, et dont la dépendance est définie par rapport au prédicat 0 (une dépendance possible étant la dualité avec nonØ).
41Si nous passons aux additifs, il est aussi possible d’imaginer une fusion qui soit construite sur un« Avec ». Elle relierait des éléments qui sont indépendamment disponibles, leur utilisation tenant à leur qualification par Ø. Il suffit d’en choisir un pour avoir tout ce qu’il nous faut en fait de Ø. Cette fusion là semble très proche de la somme méréologique elle-même. Mais elle est cependant moins « éparpillée », ou du moins son éparpillement n’est pas une gêne, puisque nous considérons l’ensemble ainsi éparpillé comme un stock, un réservoir de Ø’s disponibles, alors que dans la somme méréologique nous voulons nous représenter comme un tout l’ensemble des Ø’s, ce qui est, s’il est éparpillé, quelque peu absurde. Cette bizarrerie disparaît avec la fusion « Avec », puisque le fait que les éléments Ø ne soient pas connexes est conforme au fait qu’ils sont disponibles indépendamment les uns des autres. Il faut noter que les cohérences introduites par les additifs ne sont pas des cohérences de second ordre (entre des couples cohérents). La question posée pour les multiplicatifs, à savoir si ce sont seulement les éléments ainsi rassemblés qui doivent porter le prédicat Ø, ou si la cohérence introduite doit elle aussi se référer à la propriété Ø, est donc quelque peu triviale, puisqu’évidemment, cette cohérence se réfère ici à la propriété Ø, ce qui n’était pas une évidence pour la cohérence de second ordre des multiplicatifs.
42Manifestement, on ne peut avoir de fusion « Plus », mais on pourrait avoir des « scissions » « Plus ». Ce seraient des disjonctions eu égard à une certaine propriété Ø : si on utilise cette propriété pour certains éléments, de manière à les relier, on impose la propriété non Ø pour d’autres qui ne sont, par là même, pas inclus dans le réseau ainsi constitué.
43Nous avons évoqué au passage la possibilité de raccorder cet usage méréologique linéaire à la topologie grossière (qui repose sur la relation de connexion, et définit un intérieur, un bord, un extérieur). Nous pouvons ici utiliser ce que nous savons des comportements des connecteurs à la fois pour eux-mêmes et dans une utilisation pour des « fusions ». « Fois »relie des éléments qui sont indépendants. Il peut donc permettre de traiter conjointement un fermé et un autre fermé, un intérieur et un autre intérieur, un extérieur et un autre extérieur. Mais un bord et un autre bord sont bien indépendants l’un de l’autre, mais pas défini chacun par une cohérence indépendante. On peut le vérifier en proposant des fusions « Fois »par le prédicat « fermé », etc. On voit qu’on ne pourra pas proposer de fusion « Fois » qui relie par exemple un intérieur et un extérieur. « Par », en revanche, relie des espaces dépendants. Il permet de traiter un fermé et son extérieur, un bord et son intérieur, un bord et son extérieur. Même vérification, en proposant comme propriété Ø une propriété et, pour le dual, son complémentaire. « Avec » relie des éléments indépendants, mais qui peuvent présenter le même type de cohérence, si on les considère en eux-mêmes : un intérieur, vu comme ouvert, et son extérieur, aussi vu comme ouvert. Si nous voulons des Ø, des ouverts, nous pouvons nous fournir de l’un ou l’autre côté. « Plus »dissocie des éléments en ce que, une fois que l’un est classé comme Ø, l’autre n’est plus utilisable en tant que Ø. On peut penser que cela convient pour la relation entre fermé et bord. Une fois la frontière du fermé classée comme fermé, je ne peux plus l’utiliser encore comme bord (dans une addition, je ne compte pas les mêmes éléments deux fois). Une fois que cette frontière est utilisée comme bord, le fermé est dissocié en bord et en intérieur (un ouvert). Il en serait de même pour la relation entre fermé et intérieur. La relation entre deux bords exigerait donc des combinaisons entre connecteurs.
44Girard suggère un lien plus profond entre les connecteurs linéaires et la topologie, et en particulier avec la distinction entre un intérieur, un bord et un extérieur. Quand on développe une preuve, et que l’on rencontre un« Par », il faut choisir quel côté développer. Évidemment, un autre développement de preuve permet de développer l’autre côté, et de toute manière, puisque c’est un « Par » et non un« Avec », il faudra le faire. Une preuve correspond donc à un ensemble de partitions, de choix de développements de telle ou telle formule (dans une preuve normalisée, avec élimination des coupures, cela revient à faire correspondre à la preuve l’ensemble de ces partitions, chacune étant indicée sur une des formules qui composent la conclusion dont on recherche la preuve). Or on peut évidemment obtenir aussi untel développement pour la recherche de preuve de « A orthogonal » (de la négation linéaire de A, que nous allons ici noter simplement ~A). Or il y a des éléments communs à ces deux développements (en vertu de la relation de négation entre les deux conclusions). On peut alors construire le graphe d’incidence bipartite qui relie les éléments communs entre l’ensemble des développements possibles de A et l’ensemble de ceux de ~A. S’il y a une preuve de A, alors ce graphe est connexe et acyclique, c’est un arbre. A partir de ce fait, on peut obtenir un théorème, qui nous dit que l’orthogonal ~E de l’ensemble des partitions du développement de preuve de A est égal non pas directement à l’ensemble E des partitions du développement de preuve de ~A, mais au bi-orthogonal de cet ensemble (~~E (~A)). On pourrait donc développer une analogie entre cette relation et la relation qui existe entre la négation de l’extérieur (ouvert), et l’intérieur (ouvert), relation qui n’est pas une relation d’égalité, mais qu’on peut ramener à l’égalité en la transformant en la relation entre la négation de l’extérieur et le fermé construit en ajoutant à l’intérieur son bord. Si on pousse l’analogie, la négation linéaire indique le passage d’un côté à l’autre de la relation de conséquence. Une double négation implique donc d’être passé par exemple de gauche à droite, puis d’avoir fait le basculement inverse. Pour définir un bord, il a fallu, dirait Kant, envisager l’autre côté de l’intérieur (son extérieur), puis être revenu en connexion avec l’intérieur.
45Quoi qu’il en soit de la pertinence de cette analogie, il reste que les connecteurs linéaires semblent plus adaptés pour tenir compte de relations fines de ce genre que les connecteurs classiques. Ils seraient donc plus pertinents que les connecteurs classiques pour une ontologie qui veut à la fois tenir compte des propriétés topologiques de notre ontologie phénoménale, propriétés qu’elle tient de son rapport avec notre perception, et des opérations du langage, que la logique tente de reprendre d’une manière plus satisfaisant formellement.
6. Connecteurs linéaires et notions de totalité
46Terminons cette esquisse en reprenant un vieux problème d’ontologie, qui tient à la combinaison des notions de tout, de partie, et, éventuellement, de nécessité ou de contingence. Il nous vient de Geach2, et il a été reformulé par Wiggins (in Sameness and Substance renewed, 2001, p.175 sqq., repris de l’ouvrage Sameness and Substance de 1980), puis par Simons (in Parts, 1987, p.115 et suivantes). Considérons le chat Tibble, qui possède une queue. Appelons Tib cette partie de Tibble qui consiste en Tibble sans sa queue. Cependant, la somme qui juxtapose Tibet sa queue, « Tib + tail »3 , ne peut être identifiée avec Tibble. Cette somme ne peut continuer à exister si la queue disparaît, alors que si, par accident, Tibble perd sa queue, il continue à rester Tibble. Supposons maintenant que Tibble ne perde pas sa queue. Nous avons alors deux objets qui ont les mêmes parties propres, Tibble et Tib+tail, et cependant d’après l’argument précédent, ils ne sont pas identiques. Faut-il alors introduire des modalités et distinguer des parties essentielles que Tibble ne peut pas perdre sans cesser d’exister et des parties non essentielles, comme sa queue ? Le problème est donc que « queue » est une partie nécessaire de « Tib +tail », et pas de Tibble, alors que, matériellement, Tib +tail et Tibble sont faits des mêmes parties.
47On peut se demander alors quel connecteur linéaire relierait Tibble et sa queue, et lequel relierait Tib et la queue (de Tibble). Ici nous pouvons utiliser nos fusions linéaires, c’est-à-dire nos cohérences gagées sur un prédicat Ø. Si la cohérence consiste en une connexité matérielle, alors les éléments de la queue de Tibble sont connexes matériellement entre eux, ceux de Tib aussi ; leurs connexités sont indépendantes Nous pouvons donc les relier dans une fusion « Fois », mais seulement en tant que ces ont tous des ensembles rendus cohérents par une connexité matérielle Nous pourrions aussi prendre une cohérence définie par « être une possession de Tibble », et nous pourrions aussi l’ utiliser pour produire une fusion « Fois » entre Tibet la queue de Tibble Mais une fois que la queue est détachée, nous ne pouvons pas établir une fusion « Fois » qui reposerait sur la propriété « être un élément connexe de Tibble » En revanche, nous pouvons établir cette fusion « Fois », sous ce prédicat, entre la queue non détachée de Tibble et Tib, ou entre Tibet Tibble (avec ou sans queue).
48Une fois que la queue du chat est détachée, nous pouvons en revanche toujours établir une fusion « Par » qui repose sur la propriété « être un élément connexe de Tibble », puisque cette queue n’est pas un élément connexe de Tibble, mais que cette non cohérence est toujours liée au prédicat en question. Comme « Par » implique une dépendance (éventuellement à distance), « être une connexité matérielle », en revanche, ne relève pas du « Par », mais du« Fois », puisque cette propriété est reconnue indépendamment à Tib et à la queue de Tibble. Mais nous pouvons aller plus loin, et retenir comme propriété « être un élément connexe de Tib ». Assurément nous pouvons construire sur cette propriété une fusion « Par » qui relie Tibet la queue détachée (comme élément non connexe de Tib). Si nous distinguons dans cette fusion ce qui est compatible avec un« Fois » (la queue non détachée) et ce qui n’est compatible qu’avec un « Par » (la queue détachée), nous pouvons alors noter que la propriété « être un élément connexe de Tibble » (et non de Tib) se réduit à cette partie de la fusion « Par » construite sur « être un élément connexe de Tib » qui peut rester une fusion « Fois »sans être étendue en fusion « Par ».
49« Avec », maintenant, nous permet de considérer Tibet sa queue comme des éléments indépendants, tous les deux disponibles, et qui peuvent servir de même. Contrairement à la fusion « Fois », nous pouvons toujours établir, même une fois la queue détachée, une fusion « Avec » qui reposerait sur la propriété « être un élément matériel de Tibble », puisque les cohérences que nous considérons sont simplement des propriétés présentes en chaque élément, et ensuite mises ensemble, si bien que la cohérence introduite n’a pas besoin d’être elle-même une cohérence du type « être un élément matériel de Tibble », mais seulement de rassembler des éléments qui ont cette propriété. Dans la fusion « Fois », au contraire, nous exigeons que la mise ensemble corresponde elle-même au type de cohérence que nous avons retenue pour sélectionner les éléments, de même que les cohérences originelles. Or la cohérence entre la queue et Tib, quand la queue est détachée, n’est pas une cohérence du type « être un élément matériel de Tibble ». Évidemment, une fusion « Avec » qui reposerait sur « être un élément connexe de Tibble » n’est plus possible pour une queue détachée.
50Enfin, nous pouvons considérer le connecteur« Plus ». Si nous construisons une scission « Plus » qui additionne Tib+tail, elle doit reposer sur une propriété telle que si nous nous focalisons sur Tib, nous avons la négation de cette propriété pour tail, et réciproquement. Ce n’est pas le cas pour « être une possession de Tibble », « être un élément matériel de Tibble ». C’est le cas, seulement quand la queue est détachée, pour « être un élément connexe de Tib+tail » : si nous nous focalisons sur Tib, la queue n’est pas un élément connexe de l’ensemble Tib+tail (mais seulement d’une de ses parties), et réciproquement, si nous nous focalisons sur « tail ». Nous pouvons là encore faire la différence avec la fusion « Avec » qui reposerait sur « être un élément connexe de Tibble ». Les deux fusions sont antisymétriques, par rapport au fait que la queue soit détachée ou non.
51Dans ces analyses, nous n’avons à aucun moment utilisé de modalité, ni utilisé un recours à une distinction entre propriétés essentielles et propriétés contingentes. Il nous a suffi de dessiner le contraste entre des fusions « Fois » et des fusions « Par », ou entre les fusions « Avec » et les fusions « Fois ». Il semble donc que les possibilités d’analyse que nous offrent les connecteurs linéaires, et leur plus grande richesse par rapport aux connecteurs classiques, nous permettraient d’éviter bien souvent un recours aux modalités, et donc un recours à une métaphysique essentialiste. Nous pourrions nous contenter d’une ontologie descriptive au lieu d’avoir à recourir à une ontologie qui introduit en quelque sorte des notions quasi normatives, des degrés d’être parmi des êtres pourtant tous bien constitués perceptivement. Nous pourrions échapper à un biais du rapport entre langage et logique, qui consiste à imposer une normativité aux objets perceptifs pour les faire rentrer dans des catégories, et à rejeter comme non essentiels ceux qui ont du mal à y entrer. Nous pourrions être plus fidèles à notre ontologie de base, l’ontologie phénoménale, sans renoncer, au contraire, à l’idée d’une rigueur plus grande concernant les opérateurs du langage.
Notes de bas de page
1 In A. Cohn et A Varzi, Mereotopological Connection, Journal of Philosophical Logic.
2 Geach pose le problème : enlevons à Tibble ses poils un par un. Une partie du chat sans l’un de ses poils est toujours un chat. Mais nous pourrions avoir enlevé un autre poil, et nous aurions alors un autre chat. Tibble est donc constitué d’autant de chats qui se chevauchent partiellement qu’il a de poils. La solution que propose Geach est de dire que « être le même chat que » n’est pas une relation absolue d’identité, mais une relation d’équivalence. Pour Simons, Tib et Tibbles sont distincts puisque les propriétés qu’ils ont au départ diffèrent, puisqu’ils n’occupent pas exactement le même lieu au départ. Wiggins, de plus, considère la partie de chat à laquelle on a enlevé 900 poils sur 1 000 – ou à laquelle on a enlevé la queue. Si on la considère comme un chat, alors ce chat est Tibble, et non un autre chat. Si on la considère comme une partie (Tib), alors elle diffère de Tibble. Aucun chat défini par son manque de poils ou de queue n’est par là venu à l’existence (p. 175). Mais cette position exige de définir ce qu’est une identité « à la Tibble », et cela n’est pas clair.
3 Nous conservons le terme anglais pour l’allitération.
Auteur
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Agir et penser
Essais sur la philosophie d’Elizabeth Anscombe
Valérie Aucouturier et Marc Pavlopoulos (dir.)
2015