Conclusion
Politiques territoriales et contraintes du développement
p. 247-252
Résumé
In examining the war that prevails in Central Africa, the article asks two questions: can war be subject to geographical analysis, and is geography an explanatory factor of war? The so-called «Great Lakes» region – the highlands of the Congo-Nile crest (Rwanda, Burundi, Kivu) – has been the epicentre of extreme violence, with the Tutsi genocide of 1994 being its worst manifestation. What explanation can be provided for this situation? Demographic pressure and the political manipulations of ethnie identity may be partly responsible, but it is the global geopolitical environment that accounts for the extension of the conflict beyond Rwanda to the larger Central African «subcontinent».
Texte intégral
1Au terme de cet ouvrage consacré aux pays dits du « Sud », une question se pose qui n’a nulle part été de manière explicite au centre des communications : celle du devenir des territoires dans un contexte de « sous-développement » ou de « mal-développement ». Elle apparaît cependant toujours en filigrane, qu’il s’agisse de mobiliser des ressources, d’offrir des possibilités nouvelles de mise en valeur, de mettre en chantier une réorganisation territoriale, ou que la misère et les contradictions sociales se traduisent par la guerre et l’essor d’une économie parallèle. En guise de conclusion, et pour ouvrir la réflexion sur une problématique qui se situe au cœur du développement, on s’interrogera donc sur quelques-unes des contraintes majeures pesant sur les politiques. Leur rappel permet en effet de replacer ces dernières, à la lumière des études de cas, dans un cadre plus vaste, et de mieux cerner les marges de manoeuvre des acteurs impliqués.
2Si les hommes politiques jouent parfois sur les ambivalences, les ambiguïtés et les non-dits, ils ne peuvent esquiver les réalités qui souvent limitent leur champ d’action. Ce sont moins les contraintes naturelles, pourtant souvent évoquées comme responsables des maux affectant les pays du Sud, que les dynamiques sociales dans leur imbrication avec les pouvoirs d’État qui exercent une influence prépondérante sur la configuration et le résultat des actions entreprises. Enfin, dans un ensemble de plus en plus gagné par la « mondialisation », la question se pose du degré d’autonomie que peuvent encore avoir des politiques qui s’inscrivent, sauf exception, à l’intérieur de territoires nationaux.
3Les espaces dont il est question – les espaces tropicaux – ont été historiquement perçus, tantôt comme un monde paradisiaque à la nature féconde, tantôt comme un milieu répulsif ne laissant le choix qu’entre les calamités de sécheresses cycliques et l’« enfer vert » de la forêt équatoriale. La réalité est beaucoup plus nuancée. Les paradis tropicaux n’existent que dans les dépliants touristiques. Quant aux contraintes qu’exercent les conditions écologiques sur la vie des hommes, elles sont rarement insurmontables, sauf dans quelques situations extrêmes. La maîtrise technologique autorise aujourd’hui des aménagements de toutes sortes. L’inadéquation aux environnements intertropicaux des méthodes de mise en valeur autrefois brutalement surimposées à partir de modèles élaborés dans les pays tempérés est désormais résorbée, au moins partiellement. Les progrès de la recherche agronomique, l’utilisation de moyens sans cesse plus sophistiqués permettent aux aménageurs de bâtir les projets les plus audacieux en adaptant outils et techniques au milieu local.
4La forêt n’est plus vierge que dans les bandes dessinées, il n’y a plus d’enfer vert qu’au cinéma. La nature a été revue et corrigée. La mise en valeur des forêts indonésiennes (l’Amazonie et les forêts africaines, chacune à leur façon, montreraient des processus comparables) le prouve abondamment. Les contraintes se sont déplacées, et c’est désormais la puissance des moyens mis en œuvre qui inquiète : la rapidité des défrichements remet en cause des équilibres écologiques qu’on avait pu croire immuables, sans qu’on sache quelles en seront les conséquences à terme.
5Les dernières décennies ont montré que les milieux naturels, tout en restant fragiles, n’opposaient plus de contraintes insurmontables aux aménagements de l’espace. Les difficultés se situent ailleurs, dans le champ social et politique lui-même, c’est-à-dire – pour lui rendre un hommage posthume – dans ce que Pierre Gourou appelait les « encadrements ». L’exemple du Congo-Zaïre, faussement riche du « scandale géologique » qu’on ne cesse d’alléguer depuis maintenant un siècle, est là pour rappeler que la richesse potentielle d’un État n’est qu’un leurre si les hommes n’en maîtrisent pas l’usage. Dans ce cas précis, mais qui n’est pas unique, la « richesse » ne s’est pas traduite par une amélioration du niveau de vie des populations. Elle les a au contraire enfoncées dans la pauvreté, en même temps qu'elle attisait parmi les compétiteurs politiques des convoitises rivales qui ont fini par dégénérer en conflits armés dévastateurs.
6Les logiques qui sous-tendent les politiques de développement n’ont guère changé depuis des lustres. Les contraintes que les discours officiels mettent en avant ne sont souvent que des alibis destinés à absoudre les pouvoirs en place de leurs responsabilités. Il n’est pas difficile de se défausser sur le compte de la nature ou de la dette pour masquer les buts réellement poursuivis. Dans la plupart des cas en effet les objectifs des politiques sont à rechercher ailleurs que dans les discours. Ils obéissent à des mobiles stratégiques visant à maintenir ou à mettre en place des situations de pouvoir, éventuellement à capter ou détourner des aides extérieures à la faveur d’opérations de développement.
7Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que les politiques conduites par les détenteurs du pouvoir se heurtent fréquemment à l’opposition des populations dont les intérêts ne coïncident pas toujours avec les leurs. Les réactions des sociétés locales varient évidemment selon les circonstances. Bien que souvent passives, elles se révèlent aussi capables d’interpréter les décisions, de mener leur jeu de façon autonome, en fonction de considérations qui leurs sont propres. Elles ne manquent pas, le cas échéant, d’infléchir telle ou telle opération dans le sens de leur intérêt, comme dans les îles Galápagos ou au Niger. Les projets effectués sous la contrainte se soldent d’ailleurs généralement par des échecs et, à terme, par un retour en arrière lorsque celle-ci disparaît. C’est ainsi qu’en Éthiopie, les villages de regroupement ont été abandonnés après la chute du régime marxiste. Dans les cas conflictuels extrêmes, la marginalisation de certains groupes sociaux peut déclencher une rébellion comme au Niger où la solution du problème touareg reste en suspens.
8Quelles s’opposent ou non aux populations locales, les politiques « du haut » agissent comme révélatrices des tensions latentes des sociétés, et des contradictions qui les traversent. Le blocage des systèmes agraires au Rwanda face à la croissance démographique excessivement rapide des campagnes, conduisait inéluctablement à une situation explosive. Au Congo-Brazzaville, la guerre a mis en évidence les tensions sociales, en particulier au sein d’une jeunesse désemparée. Son déroulement a par ailleurs exploité la dichotomie des structures ethno-spatiales de la capitale congolaise : la forte conscience identitaire du quartier Bacongo a contribué à l’embrasement du pays tout entier après la défaite de ses milices. Dans un contexte moins troublé et plus pacifique, les politiques de redécoupage administratif du Niger font resurgir d’anciennes structures spatiales et rejaillir de vieilles rivalités qu’expriment les luttes pour l’obtention d’un chef-lieu ou pour la modification des limites de circonscriptions.
9Le contrôle du politique par les populations, et la nature du cadre institutionnel dans lequel s’exerce l’action des pouvoirs en place sont aujourd’hui des questions primordiales. Or la démocratie est souvent absente dans les pays qui ont été étudiés : régimes nés de coups d’État, élections-paravents destinées à cacher une pratique dictatoriale du pouvoir. L’absence de contrôle des hommes aux commandes n’est sans doute pas étrangère à la dérive économique et politique du Congo-Zaïre, pays longtemps tenu par un dictateur sans scrupules, aujourd’hui déchiré entre un pouvoir issu des armes et une rébellion qui occupe une bonne partie du territoire. Proclamer le multipartisme ne suffit certes pas à établir la démocratie : le Congo-Brazzaville est là pour le rappeler. Pour gagner les élections et asseoir leur pouvoir, des hommes politiques n’hésitent pas à attiser des rivalités ethniques ou régionales, au risque d’une dérive vers la guerre civile, voire le génocide comme ce fut le cas du Rwanda. Dans un contexte radicalement différent, la politique alimentaire et agricole de l’Inde est largement guidée par des considérations électoralistes : les autorités ont dû tenir compte du poids de l’énorme masse d’électeurs ruraux du pays. La démocratie formelle n’empêche pas, en tout état de cause, ni les dérives politiciennes ni la corruption.
10Les décisions politiques, même quand elles ne concernent que des portions d’espace ou des micro-régions, se prennent en général au niveau national, c’est-àdire en référence à des cadres territoriaux bornés par des frontières : ainsi, le programme des Cent Villes au Mexique ne prend tout son sens que replacé dans son contexte national. La transmigration indonésienne, le découpage administratif du Niger ou la reconquête éthiopienne renvoient clairement à une représentation globale du territoire national. Mais les politiques élaborées à cette échelle sont de plus en plus aux prises avec des contraintes extérieures qui les dépassent, auxquelles elles ne peuvent guère échapper, et qui ont des conséquences importantes sur la société et l’organisation territoriale des États.
11L’intervention la plus directe de l’étranger sur les politiques intérieures des États se manifeste à l’occasion des guerres, civiles ou non. Les conflits en Afrique centrale en fournissent un exemple significatif. Une profonde réévaluation géopolitique du bassin congolais est en cours avec le désengagement des pays du Nord, Belgique, France, États-Unis. Il laisse le champ libre aux puissances moyennes locales, parties prenantes de la « première guerre mondiale » d’Afrique. La situation reste confuse et indécise en ce début de troisième millénaire, mais ce conflit inédit par sa dimension spatiale et l’africanisation de ses acteurs aura à n’en pas douter des conséquences lourdes sur l’évolution des sociétés, des pouvoirs, et il pourrait déboucher sur de nouvelles configurations territoriales.
12Les institutions financières internationales-et par leur intermédiaire les grandes puissances, en premier lieu les États-Unis – pèsent d’un poids croissant sur les politiques économiques des pays en développement. Elles poussent à l’adoption de mesures de libéralisation qui, localement, contribuent à remodeler les territoires. Les politiques néolibérales, particulièrement prégnantes en Amérique latine, soumettent les États à l’emprise de sociétés étrangères et à de multiples contraintes politico-économiques auxquelles ils peuvent difficilement échapper. La domination du Nord, sous l’habillage des lois du marché et de la neutralité des grandes organisations internationales, est omniprésente. L’Ouganda, pour prendre un autre segment du Sud, ne bénéficie des aides internationales qu’en se pliant à une politique libérale, ce qui a pour effet une montée des inégalités sociales, particulièrement visibles à Kampala dans la recomposition des paysages urbains.
13La multiplication de réseaux de toutes sortes, plus ou moins illégaux, s’ancre certes dans les territoires locaux ; ils y bénéficient d’utiles complicités au sein des pouvoirs en place. Mais ces réseaux s’inscrivent dans des aires transnationales que les États ne sont guère en mesure de contrôler. Les accords entre le Niger et les États voisins pèsent de peu de poids face aux stratégies des grands commerçants qui jouent des différences frontalières et se jouent des frontières pour mener leurs lucratives activités. L’internationale de la drogue apparaît dans ce contexte comme le double produit de la mondialisation. Au niveau local, elle s’alimente de la déstructuration des sociétés paysannes qui ne peuvent produire des denrées commerciales dans des conditions acceptables de rentabilité : soit, en effet, elles sont soumises à la concurrence des produits des pays riches, issus d’une agriculture mécanisée hautement productive et largement subventionnée ; soit elles fournissent des matières premières tropicales mal rémunérées à cause de la faiblesse des cours mondiaux et d’abusifs prélèvements gouvernementaux. La tentation est forte, pour des agriculteurs condamnés dans leurs activités agricoles légales, de se tourner, en dépit du risque, vers les productions aujourd’hui les plus rémunératrices : les cultures de drogue. À l’échelon supérieur, les réseaux s’appuient sur des organisations transnationales qui mêlent ou associent à des banques internationales ayant pignon sur rue, maffias occultes et circuits de blanchiment des capitaux dans des paradis fiscaux connus de tous – les investissements dans des activités légales réparties dans le monde entier bouclant le circuit.
14Mesurer les entraves au développement ne doit pas pour autant conduire à en exagérer l’importance ; la marge reste ouverte entre réalisme et pessimisme. Certes, beaucoup d’initiatives se sont soldées par des échecs. Cela ne suffit pourtant pas à réfuter le bien-fondé des politiques volontaristes qui ne sont pas à incriminer pour elles-mêmes, mais pour le mauvais usage qui en est fait et pour les déviances multiples que les acteurs leur font subir. C’est le manque de clarté dans les projets politiques, souvent dû à l’effacement du rôle de l’État, quand ce n’est pas sa démission totale, qui constitue un des principaux freins à la réussite des programmes entrepris. Si la guerre, la famine sont présentées comme des plaies endémiques dans les pays du Sud – mais n’oublions ni les Balkans, ni le Caucase, ni la Corée du Nord ! – il est aussi des succès qui réquilibrent le tableau. L’état du Sud ne se réduit heureusement pas à sa seule représentation négative.
15Certains bilans sont plutôt positifs : en Indonésie, la politique de transmigration peut être considérée comme une réussite relative, eu égard aux objectifs visés. Ses conséquences en termes d’aménagement sont loin d’être négligeables. Le programme des Cent Villes au Mexique a connu d’indéniables succès, même si ceux-ci restent en-deça des attentes. Plus fondamentalement, la révolution verte en Inde, au-delà des difficultés qui subsistent et de ses résultats contrastés, montre qu’on peut enrayer des famines chroniques, et que les opérations de développement ne se réduisent pas à une succession d’échecs. Si des politiques peuvent détruire, d’autres peuvent reconstruire : le rétablissement rapide de l’Ouganda, après deux décennies d’une terrible guerre civile, confirme que le pire n’est pas toujours sûr, même dans les États ravagés par des combats meurtriers. Les dynamiques locales telles qu’elles se manifestent au Niger, la transformation du cadre de vie par les habitants des villes mexicaines, sont des exemples soulignant les capacités d’initiative ou de contre-proposition des populations locales.
16Il n’existe naturellement pas de réponses simples aux problèmes soulevés dans un champ d’investigation aussi vaste et complexe que celui que les textes ont abordé. La collection d’exemples analysés, pour variée qu'elle soit, n’a bien sûr aucune prétention à l’exhaustivité. L’objectif résidait surtout dans l’interrogation sur les multiples échelles d’intervention du politique, sur les cadres territoriaux dans lesquels il s’exerce, et sur ses implications tant spatiales que sociales. Les mutations du monde actuel ne peuvent qu’alimenter la réflexion relative aux nouvelles configurations territoriales issues de la mise en oeuvre de politiques locales, nationales et internationales de plus en plus interdépendantes. Dans le nouvel ordre, ou désordre, du monde, l’étude du développement et des contraintes qui le brident ne peut plus faire l’économie d’analyses entrecroisées et multiscalaires des territoires.
Auteurs
Jean-Louis Chaléard est géographe, spécialiste de l’Afrique, professeur émérite à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Equateur – prodig. Ancien élève de l'École Normale Supérieure de Saint-Cloud, il est connu pour son travail de recherche mené en Afrique de l'Ouest et en Afrique Centrale. Il a publié et dirigé de nombreux ouvrages, dont Métropoles aux Suds. Le défi des périphéries ? en 2014.
Roland Pourtier est professeur émérite à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Equateur - prodig. Il est spécialiste de géographie tropicale et du développement, de géopolitique de l’Afrique (Afrique centrale). Ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, agrégé de géographie, docteur de 3e cycle, docteur d’État, il a été président de l’Association des géographes français (2001-2015) et est membre de l’Académie des sciences d’outre-mer.
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La discontinuité critique
Essai sur les principes a priori de la géographie humaine
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1993
Tsunarisque
Le tsunami du 26 décembre 2004 à Aceh, Indonésie
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La nature a-t-elle encore une place dans les milieux géographiques ?
Paul Arnould et Éric Glon (dir.)
2005
Forêts et sociétés
Logiques d’action des propriétaires privés et production de l’espace forestier. L’exemple du Rouergue
Pascal Marty
2004
Politiques et dynamiques territoriales dans les pays du Sud
Jean-Louis Chaléard et Roland Pourtier (dir.)
2000