Au-delà du forcing : la notion de vérité essentielle en théorie des ensembles
p. 147-169
Résumé
Résumé. Ce texte présente des développements récents de la théorie des ensembles, et en particulier des résultats de H. Woodin sur l’hypothèse du continu. On y introduit la notion de vérité essentielle d’une propriété, qui apparaît comme une des possibilités les plus prometteuses pour dépasser les limitations induites par la méthode du forcing de Cohen. Par ailleurs, on discute brièvement le caractère de vérité d’un axiome tel que l’axiome de détermination projective.
Texte intégral
1Alors que certains résultats de la théorie des ensembles remontant au début du xxe siècle continuent de susciter un intérêt soutenu, les progrès récents de cette théorie sont souvent moins bien connus, alors qu’ils sont considérables et comportent en particulier des aspects novateurs sur le plan de la philosophie des mathématiques. Il en va ainsi spécialement des travaux de Hugh Woodin sur l’hypothèse du continu, dont les textes originaux [11, 14] et même les textes de présentation [12] restent d’un abord difficile. Il est encore trop tôt pour reconnaître si ces travaux constituent une solution définitive du problème du continu de Cantor, mais ils constituent certainement une avancée majeure, et il semble important qu’ils parviennent rapidement à la connaissance d’une vaste communauté et qu’une réflexion sur leur portée et leur signification puisse s’engager sans délai.
2Le but de ce texte est de présenter de façon non technique les travaux de Woodin sur le problème du continu et le contexte où ils s’insèrent, en insistant sur quelques points spécifiques, en particulier sur la notion appelée ici vérité essentielle. Celle-ci est au cœur de l’approche de Woodin et de son résultat principal affirmant que, pour autant qu’une nouvelle logique qu’il introduit sous le nom de Ω-logique soit pertinente, l’hypothèse du continu est essentiellement fausse.
3Au delà d’une technicité difficile à éviter complètement, la présentation de ces avancées devrait à tout le moins permettre au lecteur de sentir la saveur des recherches actuelles en théorie des ensembles et, en particulier, de se forger une idée précise des critères pouvant orienter la recherche de nouveaux axiomes et la reconnaissance de leur éventuelle vérité.
1. Le problème du continu après l’indécidabilité
4Cantor a fondé la théorie des ensembles à la fin du xixe siècle en montrant qu’il existe plus de nombres réels que d’entiers, et donc des infinis de tailles différentes. Le problème du continu est la question : toute partie infinie de l’ensemble ℝ des nombres réels est-elle nécessairement en correspondance bijective soit avec l’ensemble ℕ des nombres entiers, soit avec l’ensemble ℝ lui-même ? Autrement dit : la taille (ou cardinalité) de ℝ vient-elle immédiatement après celle de ℕ dans l’échelle des infinis successifs ? Formulée vers 1890 par Cantor, qui lui consacra en vain la fin de sa vie scientifique, l’hypothèse du continu, souvent notée HC, conjecture que la question de Cantor admet une réponse positive, c’est-à-dire qu’il n’existe pas de cardinalité intermédiaire entre celles des entiers et celle des réels.
5Premier de la célèbre liste de Hilbert en 1900, le problème du continu a suscité de multiples recherches. Une fois réuni un consensus sur le système de Zermelo-Fraenkel ZF, ou ZFC lorsque l’axiome du choix est inclus, comme base axiomatique à partir de laquelle construire une théorie des ensembles et, de là, fonder les mathématiques, la première question est de savoir si l’hypothèse du continu ou sa négation est prouvable à partir du système de Zermelo- Fraenkel. Comme on sait, les réponses à cette question tiennent en deux résultats majeurs qui ont marqué la théorie des ensembles au xxe siècle, à savoir le théorème, démontré par Gödel en 1938, affirmant que la négation de l’hypothèse du continu n’est pas prouvable à partir de ZFC sauf si ce système est lui-même contradictoire, et le théorème, démontré par Paul Cohen en 1963, affirmant que l’hypothèse du continu n’est pas davantage prouvable à partir de ZFC, si ce système n’est pas contradictoire.
6Il serait erroné de retenir que le problème du continu ne peut être résolu. Ce que montrent les théorèmes de Gödel et de Cohen n’est pas que l’hypothèse du continu n’est ni vraie, ni fausse, ou qu’elle est indécidable en quelque sens mystérieux, mais, simplement, que le système de Zermelo-Fraenkel n’épuise pas les propriétés des ensembles, et qu’il s’agit de le compléter. S’il y a un consensus pour déclarer que les axiomes du système ZFC expriment des propriétés des ensembles que l’intuition ou l’expérience recommandent de considérer comme vraies, nul ne déclare que ce système épuise lesdites propriétés, et, même si l’intuition apparaît incertaine sur les axiomes qu’il pourrait être nécessaire ou opportun d’ajouter à ZFC, il n’y a guère d’opposition au principe que de tels axiomes puissent exister.
7Un parallèle peut être établi entre les ensembles et, par exemple, les nombres complexes : cherchant à dégager les propriétés de ces derniers, on pourra rapidement tomber d’accord sur le fait que les nombres complexes forment un corps, autrement dit on pourra proposer les axiomes des corps comme base axiomatique du calcul avec les nombres complexes. Pour autant, on sait bien que les axiomes des corps, qui certes expriment des propriétés valides des nombres complexes, n’épuisent pas ces propriétés : il existe des propriétés des nombres complexes qui ne peuvent pas être démontrées à partir des seuls axiomes des corps. Par exemple, le fait que le nombre -1 ait une racine carrée, qui est vrai dans le corps des nombres complexes, ne saurait être démontré à partir des seuls axiomes des corps puisqu’il existe des exemples de corps tels celui des nombres réels où −1 ne possède pas de racine carrée.
8La situation est analogue avec le système de Zermelo-Fraenkel et les propriétés des ensembles : le système ZFC permet d’établir certaines de ces propriétés mais pas toutes, et, par exemple, de même que les axiomes des corps échouent à décider de l’existence d’une racine carrée pour −1, les axiomes de Zermelo-Fraenkel échouent à décider de l’hypothèse du continu. Mais, de même que l’absence d’une preuve ou d’une réfutation à partir des axiomes des corps n’empêche pas que, dans chaque corps spécifique, −1 ait ou n’ait pas une racine carrée, de même rien n’empêche d’espérer décider un jour si, dans l’univers des ensembles, l’hypothèse du continu est vraie ou fausse, autrement dit, d’obtenir un consensus sur de nouveaux axiomes qui, ajoutés au système ZFC, permettraient de prouver, ou de réfuter, l’hypothèse du continu.
9Évidemment, la question se pose du choix de tels axiomes, et, avant même cela, des critères pouvant orienter un tel choix : quels axiomes considérer, et, surtout, quels axiomes reconnaître comme devant être acceptés ou, au contraire, rejetés ? On comprend bien que, par exemple, ajouter purement et simplement l’hypothèse du continu à la liste des axiomes permet certes d’obtenir une preuve (triviale !) de celle-ci, mais on se doute que ce type de solution n’est pas ce vers quoi on souhaite tendre. Notre but dans ce texte sera précisément d’expliquer le type de critères considérés dans les développements récents de la théorie des ensembles, en particulier dans les travaux de Hugh Woodin.
2. Axiomes de grands cardinaux
10Avant d’aborder directement l’approche développée par Woodin, il est nécessaire de mentionner ce qu’on appelle les axiomes de grands cardinaux. Il s’agit d’une famille d’axiomes susceptibles d’être ajoutés au système de Zermelo- Fraenkel, et cette famille joue un rôle particulier important dans la mesure où même si des axiomes autres que des axiomes de grands cardinaux sont considérés − on verra plus loin que l’introduction de tels axiomes est même inévitable dans le cas du problème du continu − néanmoins on exige toujours, pour considérer un axiome comme plausible, que celui-ci soit compatible en un certain sens avec les axiomes de grands cardinaux.
11On sait que la théorie des ensembles postule l’existence d’ensembles infinis. Ce point est essentiel, l’existence d’objets infinis constituant même la distinction principale entre la théorie des ensembles (infini actuel) et l’arithmétique (infini potentiel) : aussi longtemps qu’on n’inclut pas l’axiome de l’infini, la théorie des ensembles est un cadre formel équivalent à l’arithmétique des nombres entiers ; en revanche, dès que l’axiome de l’infini est ajouté, le système obtenu est strictement plus fort, et il permet de démontrer des résultats inaccessibles à l’arithmétique, comme la convergence des suites de Goodstein.
12Depuis la première moitié du xxe siècle, de nombreuses formes fortes de l’axiome de l’infini ont été considérées. De façon très naturelle, il s’agit de postuler l’existence d’ensembles infinis de type supérieur dépassant les ensembles infinis plus petits à la façon dont ces derniers dépassent les ensembles finis. Comme l’infini dépasse le fini par de multiples aspects, on peut imaginer une grande variété de tels axiomes d’infini fort, et, de fait, plusieurs dizaines d’entre eux ont été introduits et étudiés au cours des décennies passées. Il n’est pas utile ici d’entrer dans les détails de tels axiomes, qu’on désigne sous le nom général d’axiomes de grands cardinaux, mais il est bon de savoir que leur étude a constitué l’une des branches majeures de la théorie des ensembles depuis les années 1970.
13Pour notre propos, le point important est qu’un consensus s’est dégagé dans la communauté des théoriciens des ensembles pour considérer les axiomes de grands cardinaux comme vrais. Ce choix ne va pas de soi, et il mérite réflexion. Le point de vue adopté signifie qu’on considère que l’univers des vrais ensembles n’admet aucune limitation autre que celle de n’être pas contradictoire, et, de là, que tout axiome affirmant l’existence d’infini de quelque taille que ce soit doit y être satisfait.
14Un parallèle avec l’algèbre peut éclairer un tel choix. Supposons qu’on cherche un cadre axiomatique général pour le calcul algébrique. On peut parvenir assez naturellement aux axiomes des corps. Ensuite, on sait bien qu’il existe des corps de types très différents les uns des autres, et il n’est pas évident d’en choisir un particulier. L’idée retenue par les théoriciens des ensembles consiste, lorsqu’on la transpose dans le langage des corps, à considérer les corps les plus généraux, en particulier qui soient autant que faire se peut dépourvus de contraintes spécifiques, afin d’obtenir le calcul algébrique le plus général (ou générique), au sens où tout cadre de calcul particulier pourrait y être plongé. Dans le cas des corps, il est alors naturel de considérer le cadre d’un corps algébriquement clos, c’est-à-dire un corps où toute équation algébrique a des solutions. Prendre une telle option ne signifie nullement supposer que tous les corps sont algébriquement clos : on sait bien que ni le corps des nombres rationnels, ni le corps des nombres réels ne le sont et qu’il y existe néanmoins un excellent calcul algébrique. Mais on sait aussi que tout corps se plonge dans un corps algébriquement clos, et ceux-ci constituent donc une sorte de cadre universel incluant tous les autres corps.
15De même, le point de vue des théoriciens des ensembles est de chercher des axiomes décrivant le cadre le plus général pour le calcul ensembliste, à la façon dont les corps algébriquement clos constituent le cadre le plus général pour le calcul algébrique. Le problème n’apparaît donc pas exactement de décrire un hypothétique monde spécifique des vrais ensembles, mais plutôt de décrire, ou même, si on veut, de construire, le cadre d’un calcul ensembliste général. C’est en ce sens que, de même qu’il serait artificiel d’imposer des limitations a priori aux possibilités du calcul algébrique en ne se supposant pas placé dans un corps algébriquement clos, il serait artificiel d’imposer des limitations au calcul ensembliste en excluant a priori l’existence de certains grands cardinaux, c’est-à-dire en restreignant la portée du principe de base de la théorie des ensembles qui est de postuler l’existence d’infinis.
16Dans les décennies 1970-90, à cause de leur caractère intuitif et de leur efficacité pour décider certaines des questions laissées ouvertes par le système de Zermelo-Fraenkel, les axiomes de grands cardinaux ont souvent été considérés comme les candidats les plus naturels pour compléter le système ZFC. Les avancées récentes, en particulier les travaux sur l’hypothèse du continu dont on va parler plus bas, remettent ce principe en cause, ou plutôt en soulignent les limites. En effet, on savait dès les années 1960 que les axiomes de grands cardinaux ne pourraient permettre aucune avancée directe sur le problème du continu, et il est donc clair que des progrès sur le problème du continu nécessiteront de considérer des axiomes autres que les axiomes de grand cardinaux.
17Pour autant, ces derniers gardent une place privilégiée, et ce qu’on a dit plus haut sur le caractère vrai de ces axiomes conduit à ne considérer comme compléments plausibles du système de Zermelo-Fraenkel que des axiomes ne contredisant pas l’existence de grands cardinaux. Un tel point de vue, dont on verra qu’il entraîne des contraintes techniques souvent redoutables, ne signifie en rien rejeter l’étude d’axiomes contredisant l’existence de grands cardinaux − comme par exemple l’axiome V = L de Gödel et ses analogues supérieurs qui ont mené Jensen et ses successeurs à ce qu’on appelle la structure fine des ensembles, ou encore l’axiome de détermination qui joue un rôle fondamental dans les travaux de Woodin : il s’agit seulement de ne pas considérer que de tels axiomes puissent constituer le cadre général du calcul ensembliste envisagé ci-dessus, à la façon dont, même si le corps Q [ √ 2] est excellent, on ne saurait considérer que l’axiome « le corps est obtenu en ajoutant une racine carrée de 2 à son sous-corps premier » puisse constituer un cadre général raisonnable pour le calcul algébrique.
3. Modèles du système de Zermelo-Fraenkel et forcing
18Pour présenter la problématique actuellement développée en théorie des ensembles, il est indispensable de repartir de la démonstration par Cohen de l’indémontrabilité de l’hypothèse du continu à partir des axiomes de Zermelo- Fraenkel.
19L’analogie avec l’algèbre sera à nouveau utile. Supposons que nous nous demandions si une certaine propriété, par exemple la commutativité de la multiplication, est prouvable à partir des axiomes des corps (en supposant cette commutativité non incluse dans la liste des axiomes). La démarche est naturelle : pour montrer que la commutativité n’est pas réfutée par les axiomes des corps, il suffit d’exhiber un exemple d’une structure satisfaisant aux axiomes des corps, c’est-à-dire un corps, qui soit commutatif : si les axiomes des corps contredisaient la commutativité, tous les corps seraient non commutatifs, et l’existence d’un seul corps commutatif suffit à écarter l’hypothèse. De même, pour montrer que la commutativité n’est pas prouvée par les axiomes des corps, il suffit d’exhiber au moins un exemple de corps non commutatif. Gödel et Cohen procèdent de façon analogue. Le point est d’introduire le concept général de modèle abstrait de ZFC : comme le système de Zermelo-Fraenkel se trouve être une liste de propriétés mettant en jeu une unique relation binaire, à savoir la relation d’appartenance, on appelle modèle de ZFC toute structure (M, E) où E est une relation binaire sur M et où les axiomes de ZFC sont satisfaits lorsqu’on interprète par E la relation d’appartenance. Dire que les axiomes de Zermelo-Fraenkel sont vrais, c’est simplement dire que la structure, traditionnellement notée (V, ∈), constituée des vrais ensembles munis de la vraie relation d’appartenance est un modèle de ZFC − parmi de nombreux autres modèles possibles plus ou moins exotiques.
20On sait qu’en présence des axiomes de Zermelo-Fraenkel la théorie des ensembles permet de construire à partir de la seule relation d’appartenance une copie de la plupart des objets mathématiques : entiers naturels, réels, fonctions, etc. Comme, par définition, chaque modèle de ZFC satisfait à ces axiomes, on peut y mimer la construction précédente, et chaque modèle de ZFC contient donc sa propre version des entiers naturels, des réels, des fonctions. De même, chaque modèle a sa propre notion de cardinalité − qui n’a aucune raison en général de coïncider avec la vraie cardinalité − et, par conséquent, chaque modèle a sa propre opinion sur le problème du continu, c’est-à-dire sur l’existence ou non d’ensembles de taille intermédiaire entre celle des entiers et celle des réels. Ainsi, on obtient une notion non ambiguë de modèle satisfaisant l’hypothèse du continu, et, à l’opposé, de modèle ne la satisfaisant pas.
21La démarche pour démontrer que l’hypothèse du continu n’est ni réfutable, ni prouvable à partir des axiomes de Zermelo-Fraenkel est désormais aussi naturelle que pour l’exemple de la commutativité des corps : pour montrer que HC n’est pas réfutable à partir de ZFC, il suffit d’exhiber un exemple de modèle de ZFC satisfaisant HC, et, pour montrer que HC n’est pas prouvable, il suffit d’exhiber un modèle de ZFC ne satisfaisant pas HC.
22Un modèle de ZFC est nécessairement un objet compliqué, puisqu’il inclut une version de l’intégralité du monde mathématique, et on peut s’attendre à ce qu’il soit difficile d’en construire explicitement. En fait, le second théorème d’incomplétude de Gödel interdit jusqu’à la possibilité théorique d’une telle construction, car celle-ci entraînerait la non-contradiction du système ZFC, ce que le théorème affirme être impossible de montrer à partir de ZFC, c’est-à-dire dans le cadre de la théorie des ensembles. La solution s’impose à nouveau en revenant à l’exemple des corps et de la commutativité : à supposer qu’on ne sache pas construire un corps commutatif ex nihilo, il est suffisant, pour en obtenir un, de partir d’un corps quelconque supposé exister, et de remarquer qu’on obtient un corps commutatif en considérant le sous-corps formé par les éléments du corps initial qui commutent avec tous les autres éléments de celui-ci. C’est ce que fait Gödel : partant d’un modèle de ZFC quelconque supposé exister − c’est ici que la condition « sauf si ZFC est contradictoire » de l’énoncé du théorème intervient − il montre qu’on peut toujours en construire un sous modèle satisfaisant à l’hypothèse du continu, et il en résulte que le système de Zermelo-Fraenkel ne réfute pas celle-ci.
23Pour montrer que le système ZFC ne prouve pas l’hypothèse du continu, le principe est le même, mais il s’agit de partir d’un modèle et d’en déduire un nouveau modèle ne satisfaisant pas HC. Le problème est plus délicat que dans le cas précédent, car un phénomène analogue à la commutativité des corps apparaît : si nous partons d’un corps quelconque, nous pouvons toujours en construire un sous-corps commutatif ; par contre, pour construire à partir de ce corps un corps non commutatif et déduire que les axiomes des corps ne prouvent pas la commutativité de la multiplication, il ne peut suffire de faire appel aux sous-corps, puisque tout sous-corps d’un corps commutatif est lui-même commutatif. Il est donc nécessaire de recourir à des outils algébriques permettant de sortir du corps initial, typiquement une notion convenable d’extension algébrique.
24La situation est la même avec les modèles de ZFC et l’hypothèse du continu. Il n’est pas vrai que tout sous-modèle d’un modèle satisfaisant l’hypothèse du continu doive automatiquement satisfaire celle-ci, mais il existe des modèles, comme le modèle de Gödel, dont tout sous-modèle satisfait HC. Dès lors, la seule façon d’être certain d’obtenir un modèle ne satisfaisant pas HC est de pouvoir sortir du modèle initial, et c’est ce que permet la méthode du forcing inventée par Cohen. Pour notre propos, il sera suffisant d’imaginer les extensions par forcing en théorie des ensembles comme analogues aux extensions algébriques en théorie des corps : dans les deux cas, il s’agit de construire une extension de la structure de départ dont les propriétés soient contrôlées de l’intérieur de celle-ci. Dans les extensions algébriques, les éléments de l’extension sont décrits par des polynômes à coefficients dans le corps de base ; de même, dans une extension par forcing − aussi appelée extension générique − les éléments dont décrits par des termes dont les paramètres appartiennent au modèle de base.
25Le forcing est un outil très puissant, et il est possible, en partant d’un modèle quelconque d’en construire, à l’aide d’un forcing convenable, une extension dans laquelle l’hypothèse du continu soit fausse, d’où il résulte que le système de Zermelo-Fraenkel ne saurait prouver l’hypothèse du continu. En considérant d’autres notions de forcing, on montre de même que de nombreuses autres propriétés, telle l’axiome du choix ou l’hypothèse de Souslin, ne sont pas décidées par le système de Zermelo-Fraenkel.
26La multiplicité des possibilités de forcing (il en existe autant que d’ensembles ordonnés) entraîne une grande souplesse dans son utilisation, et on peut tout aussi bien définir un forcing permettant, à partir d’un modèle quelconque, d’en construire une extension dans laquelle l’hypothèse du continu soit satisfaite. On obtient ainsi une symétrie − ou, si on préfère, une indiscernabilité − complète entre l’hypothèse du continu et sa négation, puisque, partant d’un modèle quelconque, on peut toujours construire par forcing deux extensions de celui-ci dont l’une satisfait l’hypothèse du continu et l’autre pas. Cette situation est très fréquente : pour de nombreuses propriétés non décidées par le système de Zermelo-Fraenkel, il se trouve que, partant d’un modèle quelconque de ZFC, on peut, à l’aide d’un premier forcing, construire une extension dans laquelle la propriété considérée est vraie, et, à l’aide d’un second forcing, construire une autre extension dans laquelle la propriété est fausse.
27Qu’il s’agisse de l’hypothèse du continu ou de n’importe laquelle des autres propriétés donnant lieu au même phénomène de symétrie, il apparaît à ce stade extrêmement difficile de distinguer la propriété de sa négation et de briser la symétrie en privilégiant l’une par rapport à l’autre. C’est là le revers de la puissance de la méthode du forcing, et c’est de ce point qu’il faudra partir pour aller au-delà des résultats d’indécidabilité des années 1960 : comment briser la symétrie, l’indistinguabilité entre l’hypothèse du continu et sa négation introduites par le forcing ?
4. La notion de propriété essentiellement vraie
28L’approche de H. Woodin consiste à privilégier la brisure des symétries induites par le forcing comme critère de sélection d’axiomes nouveaux. Son analyse part de l’observation suivante : il est bien connu que le forcing ne peut intervenir au niveau de l’arithmétique, au sens où les propriétés des entiers ne peuvent être modifiées par forcing. De façon précise, si un modèle est une extension par forcing d’un autre modèle, alors ces modèles ont la même vision des entiers et toute propriété d’arithmétique, c’est-à-dire ne mettant en jeu que les entiers, leur addition et leur multiplication, vraie dans l’un est aussi vraie dans l’autre.
29Comme le note Woodin, cette invariance des propriétés des entiers par forcing est liée à la complétude empirique du système de Zermelo-Fraenkel vis-à-vis de l’arithmétique. On sait bien que les théorèmes de Gödel et la possibilité de coder à l’intérieur de l’arithmétique la notion de prouvabilité entraînent l’existence de propriétés d’arithmétique vraies mais non démontrables dans le système ZFC, notamment l’énoncé codant le caractère non contradictoire de ZFC. Il n’empêche que la pratique mathématique suggère que, mis à part pour des énoncés ad hoc directement issus de la logique, le système ZFC est suffisant d’un point de vue pratique et que son incomplétude théorique n’est pas vraiment un facteur limitant pour les possibilités de démonstration. C’est du reste cette constatation empirique qui explique et légitime l’indifférence où les questions de fondement laissent de nombreux mathématiciens, convaincus à juste titre que l’étude de telles questions a peu de chances de les aider dans les problèmes qu’ils abordent.
30Il est alors naturel de se demander si on peut retrouver la situation de ZFC et de l’arithmétique, jugée optimale ou tout au moins satisfaisante en pratique, pour des fragments plus importants de l’univers des ensembles. Il n’est pas évident que cela soit possible, mais, pour le moment, nous l’envisagerons comme une possibilité abstraite, et nous nous bornerons à introduire un vocabulaire adapté. Dans toute la suite, on dira qu’un système axiomatique obtenu en ajoutant au système de Zermelo-Fraenkel un (ou plusieurs) axiome additionnel est une solution pour un certain fragment H de l’univers des ensembles si ce système rend les propriétés de H invariantes par forcing, c’est-à-dire s’il neutralise l’action du forcing sur H, au sens où, si H a une certaine propriété dans un modèle de ZFC, il garde nécessairement cette propriété dans toute extension par forcing du modèle considéré. Les remarques de la section 2. conduisent de plus à requérir que les axiomes intervenant dans une solution ne contredisent pas l’existence de grands cardinaux. Naturellement, une solution sera considérée d’autant meilleure qu’elle fournira une description du fragment considéré plus complète et conforme à l’intuition − mais il s’agit là d’une appréciation heuristique informelle. Avec une telle terminologie, on peut résumer la situation en disant que le système de Zermelo-Fraenkel est une bonne solution pour l’arithmétique, et la question posée ci-dessus est celle de l’existence de (bonnes) solutions pour des fragments plus grands de l’univers des ensembles.
31C’est dans ce contexte qu’apparaît une notion que nous appellerons la vérité essentielle d’une propriété. L’idée est la suivante : supposons que φ soit une propriété mettant en jeu un certain fragment H, et que le forcing induise une symétrie entre φ et sa négation au sens où, partant d’un modèle de ZFC, on puisse toujours en construire une extension satisfaisant φ et une autre ne la satisfaisant pas. Supposons alors qu’il existe au moins une solution pour H, et que, d’autre part, toute solution pour H entraîne φ : dans ce cas, Woodin propose de considérer φ comme établie, ou, tout au moins, de considérer qu’existe une sorte d’évidence en faveur de φ et en défaveur de sa négation. Nous dirons ici qu’une propriété φ satisfaisant aux conditions précédentes est essentiellement vraie. Autrement dit, nous déclarons φ, supposée porter sur un fragment H de l’univers des ensembles, essentiellement vraie s’il existe au moins une façon de neutraliser le forcing au niveau de H, et si, quelle que soit la façon de le faire, on aboutit toujours à φ.
32Il n’y a aucune nécessité pour qu’une propriété φ soit essentiellement vraie ou essentiellement fausse : il se peut très bien qu’il n’existe pas de solution pour le fragment mis en jeu par φ (c’est certainement le cas lorsqu’un tel fragment est trop grand), ou bien qu’il existe des solutions mais qui n’impliquent rien quant à φ (auquel cas, si φ est une propriété naturelle, les solutions ne sont pas très bonnes au sens indiqué plus haut), ou bien encore encore que certaines solutions entraînent φ tandis que d’autres entraînent sa négation. Dans tous ces cas-là, on ne conclut rien. Si en revanche il se trouve que toutes les solutions entraînent φ, alors il y a là le signe d’une dissymétrie entre φ et sa négation, et c’est cette dissymétrie qu’on appelle la vérité essentielle de φ.
33On peut illustrer la notion de vérité essentielle par une analogie physique. Pour cela, il convient d’imaginer le forcing comme une sorte d’agitation thermique faisant vibrer les modèles du système ZFC et induisant des transitions entre plusieurs états excités qui masquent les propriétés au repos. Dans une telle optique, neutraliser le forcing reviendrait à abaisser la température, et dire qu’une propriété φ est essentiellement vraie à affirmer que, toutes les fois que la température est suffisamment abaissée pour que les propriétés soient gelées, on se retrouve dans l’état « φ », et jamais dans l’état « non φ ». Autrement dit, la symétrie entre φ et sa négation est toujours brisée dans le sens de φ, et il paraît naturel de considérer que φ comme vraie au repos, d’où l’image d’une vérité essentielle1.
34Grâce aux définitions précédentes, il est maintenant facile de résumer d’un mot l’approche de Woodin, qui est d’aborder le problème du continu sous la forme de la question : l’hypothèse du continu est-elle essentiellement vraie, ou essentiellement fausse, ou ni l’un ni l’autre ?
35Avant d’envisager des éléments de réponse, il est opportun de reconnaître dès à présent le caractère discutable de certains points. Le choix de Woodin est d’orienter la recherche d’axiomes additionnels pour la théorie des ensembles vers des axiomes neutralisant l’action du forcing sur un fragment plus ou moins grand. Cette option n’est pas la seule possible − voir par exemple [3] pour un choix alternatif fondé sur la notion d’axiome de grand cardinal générique − et elle ne fait pas l’unanimité parmi les chercheurs en théorie des ensembles. Plus exactement, si chacun reconnaît l’intérêt des résultats obtenus par Woodin, certains n’estiment pas qu’établir ce qu’on appelle ici l’éventuelle vérité essentielle d’une propriété constitue une solution définitive quant au statut de cette propriété. Si le forcing introduit une sorte de flou dans notre perception des ensembles, privilégier le critère de vérité essentielle revient à restreindre l’observation aux zones qui échappent à ce flou, au risque de biaiser les résultats. L’objection serait à approcher de l’histoire d’un ivrogne ayant perdu ses clés dans un coin sombre mais préférant les chercher au pied d’un réverbère car, au moins, là, il y a de la lumière. Le débat n’est pas tranché, et son issue dépendra certainement des théorèmes qui seront ou ne seront pas démontrés dans les années futures.
5. La détermination projective
36Le cadre précédent, et en particulier l’idée de briser la symétrie introduite par le forcing en cherchant des axiomes qui en neutralisent partiellement l’action, n’ont pas été proposés a priori, mais se sont plutôt dégagés au fil de développements successifs. On a souligné qu’il n’est absolument pas évident qu’il existe des solutions au-delà de l’arithmétique, et qu’il est même certain qu’il ne peut en exister pour l’intégralité de l’univers des ensembles, ni même pour certains fragments trop grands, typiquement pour des fragments incluant toutes les parties de l’ensemble des nombres réels. L’approche de Woodin ne prend donc son sens que dans la mesure où plusieurs résultats importants sont venus en établir le bien-fondé.
37La cardinalité des ensembles, c’est-à-dire leur taille, fournit une hiérarchie naturelle de complexité. Pour chaque entier k, on notera Hk la famille des ensembles dont le cardinal est strictement plus petit que le k-ième cardinal infini de Cantor ℵk et dont les éléments, les éléments des éléments, etc. ont la même propriété. Ainsi, les éléments de H0 sont les ensembles finis dont tous les éléments, les éléments des éléments, etc. sont des ensembles finis. L’idée est que H0 est le monde du fini, H1 celui du dénombrable, H2 celui de la cardinalité au plus ℵ1, et ainsi de suite.
38L’intérêt de mentionner ici ces objets techniques tient à ce que, en un sens précis, H0 équivaut à l’arithmétique, de sorte que l’affirmation ci-dessus suivant laquelle le système ZFC fournit une bonne solution pour l’arithmétique implique automatiquement qu’il fournisse une bonne solution pour le fragment H0. En revanche, il est facile de voir qu’il existe des propriétés simples et naturelles de H1 relevant du forcing et, de là, ne sont ni prouvables, ni réfutables à partir des axiomes de Zermelo-Fraenkel. Par conséquent, le système ZFC n’est pas une solution pour le fragment H1, et il est naturel dans l’approche décrite ici d’orienter la recherche vers celle de solutions pour les fragments croissants H1, H2, etc.
39Même pour le fragment H1 qui est, en un sens, la plus simple des structures au-delà de l’arithmétique, la recherche de solutions est une tâche ardue. Au même sens que l’arithmétique équivaut à l’étude du fragment H0, l’étude du fragment H1 équivaut à celle des sous-ensembles dits projectifs de la droite réelle, une hiérarchie naturelle de sous-ensembles introduite par Luzin dans les années 1920 en partant des boréliens. On peut dire sans distordre l’histoire que l’étude des ensembles projectifs, et en particulier la recherche de solutions pour le fragment H1, a été la tâche principale de la théorie des ensembles entre 1970 et 1985. L’aboutissement de cette recherche est l’existence d’une bonne solution pour H1 pouvant être qualifiée de canonique, à savoir le système obtenu en ajoutant au système de Zermelo-Fraenkel l’axiome de détermination projective, qui affirme l’existence de stratégies pour certains jeux infinis associés aux sous-ensembles projectifs.
40Le fait que l’axiome de détermination projective donne une théorie empiriquement complète et satisfaisante pour les ensembles au niveau du fragment H1, c’est-à-dire au niveau de l’infini dénombrable, résulte d’une accumulation de résultats convergents établis depuis les années 1970 par de nombreux mathématiciens, dont Mycielski, Moschovakis, Kechris entre autres. Le fait que cet axiome constitue (lorsqu’ajouté à ZFC) une solution pour H1, c’est-à-dire neutralise l’action du forcing sur H1, a été établi par Woodin en 1984. Enfin, la compatibilité de l’axiome avec l’existence de grands cardinaux a été établie en 1985 : c’est le théorème de Martin-Steel, qui montre que l’axiome de détermination projective est en fait lui-même un axiome de grand cardinal, puisqu’il équivaut essentiellement à l’existence d’une infinité de cardinaux de Woodin.
6. La Ω-logique
41Le succès de la recherche d’une solution pour le fragment H1 conduit naturellement au fragment H2, c’est-à-dire aux cardinalités allant jusqu’à ℵ1. Il se trouve que l’hypothèse du continu peut toujours être codée à ce niveau, et, par conséquent, c’est l’existence de solutions pour H2 qui est susceptible d’éclairer le problème du continu : c’est en particulier à ce niveau que se pose la question de l’éventuelle vérité ou fausseté essentielle de l’hypothèse du continu. Les difficultés techniques sont redoutables, et le problème, quoique considéré dès le début des années 1980, reste en partie ouvert aujourd’hui malgré de nombreuses recherches motivées notamment par l’espoir d’applications au problème du continu. La principale différence entre le cas de H1 et celui de H2 tient à ce que les sous-ensembles du cardinal ℵ1 ont une structure beaucoup plus compliquée que les sous-ensembles de ℵ0, car la topologie de ℵ1, contrairement à celle de ℵ0, c’est-à-dire des entiers naturels, n’est pas triviale.
42A la différence du cas de H1 où on a vu que l’axiome de détermination projective, qui est un axiome de grand cardinal, fournit une solution, les axiomes de grand cardinaux ne peuvent pas constituer des solutions pour H2. Il est donc nécessaire de considérer d’autres familles d’axiomes. Plusieurs candidats ont été isolés dans la famille des axiomes de forcing, qui sont des extensions du théorème de Baire affirmant qu’une intersection dénombrable d’ouverts denses de la droite réelle n’est jamais vide. Introduit à la fin des années 1960, l’axiome de Martin est un tel axiome, et l’axiome dit de Martin maximum en est une forme forte. Shelah a montré que cet axiome donne une description assez complète du fragment H2, et Foreman, Magidor et Shelah ont montré en 1988 qu’il est compatible avec l’existence de grands cardinaux. Pour autant, on ne sait pas si cet axiome entraîne l’invariance des propriétés de H2 par forcing. D’un autre côté, Woodin a introduit vers 1995 et à partir de bases différentes un nouvel axiome qui apparaît aujourd’hui comme une variante de l’axiome de Martin maximum, et qu’on notera ici MMW comme« Martin maximum de Woodin ». Cet axiome garantit l’invariance des propriétés de H2 par forcing et il en fournit une description très complète. En revanche, la compatibilité entre l’axiome de Woodin et l’existence de grands cardinaux reste un problème ouvert, de sorte qu’il est pour le moment impossible d’affirmer que le système obtenu en ajoutant aux axiomes de Zermelo-Fraenkel l’axiome MMW est une solution pour H2.
43C’est ici qu’intervient l’introduction de la Ω-logique, qui est la seconde des contributions de Woodin sur laquelle on souhaite insister. Il s’agit d’un cadre conceptuel nouveau qui, en lui-même, ne résout aucun des problèmes posés, mais en revanche renouvelle notre vision de ces problèmes et en dégage une signification intuitive très simple. Le but de cette nouvelle logique introduite en 1999 par Woodin est d’intégrer directement dans sa construction l’invariance par forcing et la compatibilité avec l’existence de grands cardinaux, permettant ainsi, en quelque sorte, de voir net malgré le flou introduit par le forcing.
44De façon traditionnelle, on décrit une logique formelle en termes d’une notion (syntaxique) de prouvabilité et d’une notion (sémantique) de validité. En Ω-logique, les preuves sont des sous-ensembles particuliers de la droite réelle, dits universellement Baire, et non, comme en logique usuelle, des suites d’énoncés obéissant à des règles syntaxiques. Comme en logique usuelle, une preuve en Ω-logique est un certificat garantissant qu’un énoncé a une certaine propriété. Ici, on dit qu’un ensemble universellement Baire A est une Ω-preuve pour une formule φ si φ est vraie dans tous les modèles dénombrables de ZFC tels que A reste universellement Baire dans toute extension par forcing du modèle. Toute formule prouvable en logique usuelle est aussi prouvable en Ω- logique, mais la réciproque est fausse : si φ est prouvable en logique usuelle, tout borélien constitue une Ω-preuve pour φ, mais, inversement, il existe des ensembles universellement Baire beaucoup plus compliqués que les boréliens, et la Ω-prouvabilité ne garantit pas la prouvabilité au sens usuel. La validité en Ω-logique est définie en référence au modèle canonique formé par les vrais ensembles munis de la vraie relation d’appartenance : un énoncé est dit Ω- valide s’il est vrai dans toute extension par forcing de ce modèle.
45Woodin montre que la Ω-logique est cohérente, au sens où tout énoncé Ω-prouvable est Ω-valide. Plusieurs arguments suggèrent que l’implication réciproque est elle aussi vérifiée, c’est-à-dire que la Ω-logique est complète, au sens où tout énoncé Ω-valide serait Ω-prouvable, mais, pour le moment, cette complétude reste une conjecture, appelée Ω-conjecture par Woodin. De nombreuses formes équivalentes de la Ω-conjecture sont connues, et celle-ci apparaît aujourd’hui comme un énoncé central de la théorie des ensembles. En particulier, Woodin a montré que la Ω-conjecture équivaut à la possibilité de construire pour chaque grand cardinal un modèle canonique fondé sur la méthode dite de comparaison, c’est-à-dire analogue aux modèles de Mitchell- Steel. A ce jour, de tels modèles existent pour de nombreux grands cardinaux, et aucun contre-exemple n’est connu − ce qu’on peut exprimer en affirmant que la Ω-conjecture est établie pour une portion importante de la hiérarchie des grands cardinaux.
46D’une façon générale, il semble raisonnable d’escompter que le statut de la Ω-conjecture soit éclairci dans un avenir assez proche, et, quelle que soit la décision, elle constituera une avancée décisive. Si la Ω-conjecture est établie, alors c’est l’ensemble des résultats de Woodin qu’on va décrire plus loin qui sera validé − ce qui sera très intéressant. Mais, une des formes de la Ω- conjecture étant qu’il ne peut exister d’autre type d’axiomes de grand cardinal que ceux considérés à ce jour, si, à l’opposé, elle venait à être réfutée, certes les résultats de Woodin verraient leur portée limitée mais la réfutation elle-même indiquerait l’existence d’un type de grand cardinal complètement nouveau et dévoilerait un monde totalement inconnu − ce qui serait également très intéressant.
47Pour le moment, le grand bénéfice de la Ω-logique est la limpidité du cadre conceptuel qu’elle fournit. Par exemple, il serait naturel d’appeler axiome complet pour une structure H un axiome qui permettrait de décrire complètement H, c’est-à-dire de prouver ou de réfuter chaque formule mettant H en jeu. Le théorème d’incomplétude de Gödel et le forcing vident cette notion de tout intérêt puisqu’on sait qu’il ne peut exister d’axiome complet même pour l’arithmétique.
48En revanche, on peut introduire sur le même modèle la notion d’axiome Ω-complet : un axiome sera dit Ω-complet pour une certaine structure, s’il en fournit une description complète en Ω-logique au sens où, pour chaque énoncé φ portant sur la structure considérée, il existe soit une Ω-preuve de φ, soit une Ω-preuve de la négation de φ. Comme la notion de Ω-preuve étend celle de preuve et anticipe l’action du forcing, l’existence d’axiomes Ω-complets n’est pas a priori impossible, et, de fait, Woodin montre que, sous réserve que la Ω-conjecture soit vraie, le système obtenu en ajoutant à ZFC un axiome A est une solution pour un fragment H si et seulement si A est un axiome Ω-complet pour H. Autrement dit − et sous réserve que la Ω-conjecture soit vraie, c’est-à- dire sous réserve que la Ω-logique soit le bon cadre pour faire de la théorie des ensembles − l’approche de l’invariance par forcing et la recherche des solutions est simplement la recherche d’une axiomatisation en Ω-logique.
49De même, la Ω-logique permet d’éclairer le statut de l’axiome MMW considéré plus haut et son sens. En effet, Woodin montre d’abord que l’axiome MMW est un axiome Ω-complet pour le fragment H2. Si la Ω-conjecture est vraie, on en déduit que cet axiome fournit une solution pour H2, ce qui est naturel puisque le point signalé comme manquant, à savoir la compatibilité de MMW avec l’existence de grands cardinaux, équivaut à la non Ω-validité de sa négation, tandis que le point acquis est la non Ω-prouvabilité de celle-ci : la complétude permettrait de passer directement de non-prouvabilité à non-validité.
50Par ailleurs, Woodin montre que l’axiome MMW, dont l’énoncé initial est technique et compliqué, est en fait naturel puisqu’il affirme simplement que H2 est une structure algébriquement close en Ω-logique, au sens où y est satisfaite toute propriété exprimée par un énoncé commençant par un quantificateur universel suivi d’un quantificateur existentiel dont la négation n’est pas Ω-prouvable − exactement de la même façon qu’un corps est algébriquement clos quand y est satisfaite toute propriété exprimée par un énoncé commençant par un quantificateur universel suivi d’un quantificateur existentiel dont la négation n’est pas prouvable, c’est-à-dire si tout système d’équations et d’inéquations non contradictoire a une solution. L’axiome MMW ainsi envisagé devient spécialement naturel, et la situation globale retrouve une excellente intelligibilité.
7. Le théorème sur l’hypothèse du continu
51Vient alors le troisième point sur lequel on veut insister, à savoir le théorème, démontré par Hugh Woodin en 2000, et affirmant que tout axiome Ω-complet pour H2 implique la fausseté de l’hypothèse du continu [14].
52Ce résultat, dont la démonstration est un tour de force extraordinaire, est remarquable, car il ne s’agit pas seulement d’affirmer que tel ou tel axiome contredit l’hypothèse du continu − par exemple, Foreman, Magidor et Shelah ont montré dans [4] que l’axiome de Martin maximum contredit l’hypothèse du continu, et Woodin a montré dans [11] qu’il en est de même de l’axiome MMW− mais il s’agit d’un résultat général et uniforme mettant en jeu n’importe quel axiome existant ou encore à introduire. En un mot, le théorème de Woodin affirme que tout axiome donnant une bonne description du fragment H2 en Ω-logique doit contredire l’hypothèse du continu. Quelle est la portée d’un tel résultat ?
53Si la Ω-conjecture est fausse, ou si on rejette la pertinence de l’approche basée sur la neutralisation du forcing, alors le théorème de Woodin n’a qu’un intérêt technique. Par contre, si on pense que la Ω-conjecture est vraie, et si on adhère à l’approche de Woodin, alors le résultat énoncé ci-dessus exprime que tout axiome constituant ce qu’on appelé une solution pour H2 contredit l’hypothèse du continu. Ceci, conjugué au résultat que MMW est une solution pour H2, nous place vis-à-vis de l’hypothèse du continu exactement dans la situation envisagée dans la section 4, et on peut donc énoncer :
Théorème (H. Woodin, 2000) Sauf si la Ω-conjecture est fausse, l’hypothèse du continu est essentiellement fausse.
54Autrement dit : sauf peut-être s’il existe des grands cardinaux d’un type complètement différent de ceux qui ont été considérés à ce jour, tout axiome neutralisant le forcing jusqu’au niveau de la cardinalité ℵ1 entraîne que l’hypothèse du continu soit fausse.
55Telle est la situation à la date où ce texte est écrit. Il doit apparaître clairement que le problème du continu ne peut pas être considéré comme définitivement résolu, et personne, en particulier Hugh Woodin qui est d’une prudence extrême, ne prétend qu’il le soit. En revanche, à défaut de constituer la solution du problème du continu, les résultats de Woodin constituent certainement une solution à ce problème, au sens où ils constituent une théorie complète et cohérente aboutissant à partir d’un choix défendable (celui du critère d’invariance par forcing et de sa traduction technique par le biais de la Ω-logique) et d’une hypothèse technique plausible (la Ω-conjecture) à une décision, en l’occurrence négative, de l’hypothèse du continu.
56Il est clair que la portée de ces résultats sera élargie si la Ω-conjecture est vérifiée − et qu’elle sera rétrécie si celle-ci est réfutée. Dans tous les cas, il est parfaitement envisageable que d’autres approches, basées sur d’autres prémisses que l’invariance par forcing, aboutissent à une conclusion opposée quant à l’hypothèse du continu. Ce qu’on peut constater, c’est que, pour le moment, aucune telle approche alternative n’existe, et donc la solution proposée par Woodin reste la seule à ce jour.
57Par ailleurs, et cet argument paraît extrêmement convaincant, on peut penser qu’à tout le moins l’existence d’une théorie aussi sophistiquée et cohérente que celle élaborée par Woodin (à partir de et en s’appuyant sur des travaux de nombreux autres chercheurs en théorie des ensembles) est un argument en faveur du fait que le problème du continu a du sens. Certains mathématiciens, en général non spécialistes de la théorie des ensembles, ont émis des doutes sur la signification des résultats mettant en jeu l’infini, particulièrement l’infini non dénombrable et l’intuition qu’on peut en avoir, et suggéré que les développements de la théorie des ensembles pourraient n’être qu’une sorte d’exercice scolastique [7]. Ce questionnement ne doit pas être rejeté a priori, mais on peut lui objecter que, si la théorie des ensembles se réduisait à l’exploration purement formelle et nécessairement superficielle d’axiomes plus ou moins arbitraires, il serait bien improbable qu’y apparaissent des constructions aussi sophistiquées que la théorie de Woodin. Peut-être peut-on douter de l’existence de ℵ1 ou de ℵ2, mais, aussi loin qu’on pousse le scepticisme, il semble difficile de nier que la compréhension développée par Woodin et les théories qu’il élabore portent sur quelque chose, quand bien même cette chose ne serait pas l’infini non dénombrable en termes duquel les résultats sont aujourd’hui énoncés.
8. Qu’est-ce qu’un axiome vrai ?
58Maintenant que des développements substantiels ont été évoqués, il devient possible de revenir pour conclure à la question initiale du choix d’axiomes pouvant compléter le système de Zermelo-Fraenkel, et, plus généralement, à celle de la reconnaissance de l’éventuelle vérité d’un axiome.
59L’idée naïve que la découverte de nouveaux axiomes puisse provenir d’une démarche purement introspective d’exploration de notre intuition semble très limitée, et les expériences de pensée parfois invoquées tournent court. Le premier point à souligner est que ce n’est donc pas d’une intuition a priori que peut venir la découverte de nouveaux axiomes vrais, mais seulement d’une reconnaissance a posteriori. L’idée, fondamentale, est qu’un bon axiome n’est pas un axiome qui s’impose à nous par une évidence immédiate, mais plutôt un axiome dont les conséquences se révèlent suffisamment riches, cohérentes et satisfaisantes pour s’imposer progressivement.
60On a rencontré dans ce texte successivement deux axiomes à qui le critère précédent pourrait s’appliquer, à savoir l’axiome de détermination projective lors de l’étude au niveau de l’infini dénombrable, puis l’axiome de Woodin MMW lors de l’étude au niveau de la cardinalité ℵ1 (il se trouve que l’axiome MMW entraîne l’axiome de détermination projective, ce qui est cohérent puisque le fragment H1 de l’univers des ensembles est inclus dans le fragment H2). S’il est certainement encore prématuré d’affirmer que l’axiome MMW doive être ajouté au système de Zermelo-Fraenkel, tout indique que l’axiome de détermination projective s’impose comme un axiome naturel qu’il est raisonnable d’ajouter à ZFC dès qu’on dépasse le contexte de l’arithmétique.
61Pourquoi tenir pour vrai l’axiome de détermination projective ? D’abord, rappelons que cet axiome est et restera un axiome par rapport au système de Zermelo-Fraenkel, c’est-à-dire qu’il n’y a aucun espoir de le démontrer à partir de ZFC en quelque sens que ce soit ; en particulier, il existe d’excellents modèles de ZFC dans lesquels l’axiome de détermination projective est faux, à commencer par le modèle de Gödel. Pour autant, il semble se dégager dans la communauté des spécialistes un consensus pour considérer l’axiome de détermination projective comme vrai, c’est-à-dire satisfait dans le modèle des vrais ensembles et de la vraie appartenance. Comme indiqué plus haut, ce consensus ne repose sur aucune évidence intuitive a priori, mais sur la constatation, a posteriori, que cet axiome est, parmi tous les axiomes considérés à ce jour, le seul qui permette de donner une description du fragment H1 de l’univers des ensemble qui soit aussi satisfaisante, à savoir aussi complète et compatible avec toutes les propriétés jugées intuitivement raisonnables.
62On pourra objecter que ce qui précède signifie que l’axiome de détermination projective est spécialement efficace, mais qu’il est étrange de confondre efficacité et vérité. En fait, dès lors qu’aucune évidence intuitive immédiate ne peut être espérée, il est difficile d’imaginer d’autre critère de vérité que l’évidence empirique a posteriori née de l’efficacité. Que le lecteur réfléchisse à l’axiome affirmant l’existence d’ensembles infinis : son efficacité opératoire est telle que nul ne songe à le remettre en cause et à renoncer, par exemple, aux nombres réels. Pourtant, cet axiome ne possède aucune justification théorique intrinsèque, non plus qu’aucune évidence intuitive, sinon l’intériorisation d’une longue familiarité. La situation avec l’axiome de détermination projective est similaire, et la familiarité acquise par les théoriciens des ensembles donne aujourd’hui à cette notion d’infini forte la même évidence intuitive qu’une familiarité semblable a donnée jadis à la notion d’infini dans les mathématiques occidentales.
63On peut rappeler la prophétie de Gödel [5]: « There might exist axioms so abundant in their verifiable consequences, shedding so much light upon a whole discipline, and furnishing such powerful methods for solving given problems (and even solving them, as far as possible, in a constructivistic way) that quite irrespective of their intrinsic necessity they would have to be assumed at least in the same sense as any established physical theory ». C’est en ce sens que l’axiome de l’infini peut apparaître comme vrai, et il est alors raisonnable de tenir pour non moins vrai l’axiome de détermination projective dont le statut n’est pas différent, au moins aux yeux des théoriciens des ensembles contemporains.
64Il est permis de penser qu’il pourrait en aller de même avec l’axiome MMW de Woodin dans quelques années, si un corpus comparable de résultats convergents confère à cet axiome le même caractère d’évidence a posteriori. Dans tous les cas, et au delà des contenus techniques, c’est la nature des critères retenus pour reconnaître la vérité d’un axiome qu’il est intéressant d’analyser.
Bibliographie
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Références
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[2] M. Feng, M. Magidor, & H. Woodin, « Universally Baire sets of reals », in H. Judah, W. Just and H. Woodin (Eds), Set Theory of the Continuum, MSRI Publ. 26, 203-242, Springer, 1992.
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10.1007/978-3-662-12831-2 :[9] S. Shelah, « Proper and improper forcing », in Perspectives in Math. Logic, 2nd ed., Springer, Berlin, 1998.
[10] J. Steel, « Mathematics need new axioms », in Bull. Symb. Logic, 6-4, 2000, 422-433.
[11] W. Hugh Woodin, The Axiom of Determinacy, forcing axioms, and the nonstationary ideal, Walter de Gruyter & co., Berlin, 1999.
[12] W. Hugh Woodin, « The Continuum Hypothesis, I & II », in Notices Amer. Math. Soc., 48-6, 2001, 567-576, & 8-7 (2001) 681-690.
10.1090/pspum/104 :[13] W. Hugh Woodin, « The Continuum Hypothesis », in Proceedings of Logic Colloquium 2000, Paris; à paraître.
[14] W. Hugh Woodin, « The Continuum Hypothesis and the Ω-Conjecture », Coxeter Lectures, Fields Institute, Toronto, Canada, nov. 2002. Notes disponibles sur : http://av.fields.utoronto.ca/slides/02-03/coxeter_lectures/woodin/
Notes de bas de page
1 Une autre analogie serait de considérer une superposition d’états quantiques, et de voir une solution comme forçant la décohérence.
Auteur
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Agir et penser
Essais sur la philosophie d’Elizabeth Anscombe
Valérie Aucouturier et Marc Pavlopoulos (dir.)
2015