Les récréations dans l’usine
p. 75-80
Texte intégral
1L’usine a son image d’Epinal. Elle est synonyme d’enfermement, de bruit, d’ordre. Mais les hommes et les femmes qui y ont passé leur vie ont appris à s’extraire de cet univers, à la manière des élèves qui s’offrent des récréations « dans » et « hors » la classe.
2Nombreux sont ceux qui présentent les usines comme des lieux clos, où l’on venait gagner son pain à la sueur de son front.
3Le labeur, selon Matéo Alaluf1, était alors d’abord considéré comme pénible : on se donnait de la peine, on travaillait dur dans certaines régions dans le Nord et dans l’Est notamment, dans la sidérurgie ou dans les mines, on allait au « chagrin ». Mais en même temps on faisait carrière dans l’entreprise, sa vie et celle de la famille y étaient assurées de la naissance à la mort. L’usine devenait le point central de la vie et rares sont ceux qui viendront détruire l’édifice entrelacé, constitué par les institutions que sont le travail, l’école et l’église. Pourtant l’usine est d’abord une fabrique où dans le cas de la sidérurgie on martèle le fer pour lui donner forme en utilisant de multiples machines. Ces machines sont mues par l’eau, le vent puis l’électricité, qui donnent à l’ensemble de cette vaste machinerie une force qu’il faut dompter, conduire, dominer comme les éruptions d’un volcan, métaphore de Turgan, reprise par François Vatin2. Il faut donc dominer la force d’une puissance et s’organiser en conséquence.
4Plus les usines vont se développer, plus les ingénieurs vont mettre en place des principes de régulation automatisés, et moins le travailleur va utiliser la force musculaire. Les fonctions principales qui vont lui être demandées seront de l’ordre de la surveillance et du contrôle de la machinerie. Le travail de l’opérateur ne sera plus déterminé par les rythmes d’une machine particulière mais par la surveillance d’un processus autonome ou d’un segment d’un processus automatisé.
5Les formes de fabrication, les modalités de la production dépendent des enchaînements dont la fiabilité devrait être totale et surtout aux yeux des ingénieurs. La combinaison fort complexe multiplie les risques de pannes3 de sorte que la prévention et la correction sont devenues les tâches principales des travailleurs.
6Les fonctions essentielles demeurent celles de surveillance-contrôle mais se vident de toute action, c’est la disponibilité qui devient l’élément prépondérant demandé au travailleur. Les industries de flux ou de processus dont le type idéal est la chimie et la pétrochimie, se trouvent de plus en plus généralisées dans la cimenterie, la sidérurgie, le nucléaire, c’est-à-dire dans toutes les industries où la production résulte de la circulation de la matière et de l’information. Au cours de nos études, aussi bien dans les postes d’opérateurs de contrôle et de surveillance dans la sidérurgie que dans les dispatchings des mouvements d’énergie électrique, nous avons pu observer le travail réel des opérateurs face à des événements rares et incertains dans le temps4. La première constatation qu’il nous a été donné de faire est que même si ces événements sont peu nombreux, ils n’en demeurent pas moins aliénants, car les opérateurs souffrent d’une forte culpabilité devant leur inutilité productive. Il y a là une conséquence de la méconnaissance sociale de leur fonction, de l’absence de référent culturel permettant de rendre compte d’une nouvelle forme d’aliénation que subissent les opérateurs.
7Dans les industries que nous pouvons qualifier « à principe chimique », les progrès techniques furent consacrés à la recherche de la continuité du processus aboutissant à la fluidité, c’est-à-dire à un processus de production entièrement fondu dans le mouvement de circulation du produit. Les informations qui servent à la commande à distance sont prisent directement sur l’ensemble du processus. De ce fait, le travail n’est plus visible, seules les conséquences le sont : elles ne vont se révéler que lors d’un dysfonctionnement d’autant plus visible que la chaîne de production n’aura pas été maîtrisée.
8Pierre Naville5 faisait remarquer que l’arrêt de la chaîne immobilise surtout des hommes alors que l’arrêt de la ligne de production automatisée en mobilise. En effet, une fois les « unités de production » mises en route, la production s’effectue toute seule. En revanche, les incidents, les arrêts exigent des présences humaines, mais ces procédures collectives ne permettent plus d’identifier les salariés directement impliqués dans la production. De ce fait les places de chacun se trouvent profondément modifiées. L’automatisation induit, sur les lieux de travail, des charges spécifiques liées à des facteurs non seulement de nature technologique mais aussi organisationnelle : d’une part, d’exécuter le travail qui reste déterminé par l’Organisation du travail, et d’autre part, faire face aux charges organisationnelles qui découlent du fonctionnement collectif des installations, du maintien de la continuité de la production dans une situation où la finalité de la production n’est plus jamais totalement lisible.
9Pendant longtemps la parcellisation des tâches a pu entraîner une segmentation rigide des locaux. La nécessité d’intervention dans l' urgence va entraîner un partage plus souple des espaces de travail entre les différentes catégories de travailleurs. Pourtant alors qu’apparaissent des noyaux de surveillance-contrôle centralisés, demeurent des prises d’information dans des lieux de fabrication dispersés. Ainsi voit-on à côté de lieux de commande, munis de tableaux synoptiques où se tiennent des opérateurs, des cheminements plus ou moins aléatoires que mènent les rondiers tout au long des installations. Les informations abstraites recueillies sur les panneaux muraux peuvent ainsi être comparées aux observations concrètes effectuées de visu par les rondiers. Pourtant ces deux types d’information demandent confrontation. La pièce du dispatching devient alors un lieux de discussion, d’élaboration de programme, d’un nouveau partage plus souple et mieux adapté à la situation qui se présente.
10Rappelons que ce qui fait l’essentiel d’un dispositif automatisé est la présence humaine, une disponibilité de tous les instants. Or, c’est justement dans cet endroit — que tout le monde appelle le dispatching — que l’on va retrouver la plus grande quantité de capacité de travail mobilisable. Ainsi vont se mêler les opérateurs définis par une qualification plus élevée que les ouvriers spécialisés, les uns et les autres étant là pour faire face à l’incident, à l’accident, à l’imprévu. Leur faculté essentielle est d’attendre. Yves Clot6 parle de l’importance des parties de Scrabble, la nuit, tant la concentration exige le silence, permet de détecter non pas l’alarme sonore mais la variation lente d’un signal annonciateur. Nous avons pu également remarquer que le jeu de tarot favorise une veille active durant les heures nocturnes où les signaux sont rares, si ce n’est inexistants. Toutefois, il faut noter que la stabilité du fonctionnement de l’installation — certes toujours précaire — n’est obtenue que grâce à de nombreux réglages qui s’effectuent en début de soirée afin de réguler le processus7. Ceci n’est pas sans créer de malaises : les opérateurs disent avoir peur d’oublier de contrôler le dispositif au point de faire trois fois les mêmes vérifications.
11La situation est sur ce point très caractéristique au sein d’un dispatching régional d’EDF où collaborent des ingénieurs fraîchement promus d’une école spécialisée en électricité et des anciens électriciens montés en grade par la voie hiérarchique. Les premiers, soumis à l’angoisse de l’oubli, usent du post-it collé sur le moniteur de l’ordinateur, pratique d’autant plus courante que les jeunes ingénieurs ne restent guère longtemps au même poste. Pourtant cela n’est pas sans amener des dysfonctionnements car l’accumulation de post-it sature les informations sur l’écran et empêche de raisonner. Les seconds utilisent plus fréquemment le téléphone, le réseau des anciens collègues pour acquérir les informations heuristiques nécessaires à leur prise de décisions. Celles-ci sont parfois redondantes mais permettent à l’aide de l’expérience d’avoir une vision opératoire, bref une meilleure configuration de l’état des lieux. L’une et l’autre stratégies opératoires permettent de réguler le processus productif afin qu’il n’existe guère de variation nocturne.
12L’observation des travailleurs sur leur lieu de travail rend compte de leur présence constante. On a beau vouloir éliminer l’homme du travail productif, il existe toujours un résidu de travail à opérer et la fonction du noyau qui est de plus en plus restreint devient de plus en plus importante. Ce maintien des hommes se manifeste dans l’accroissement des coopérations entre les travailleurs car la disparition constatée des anciens métiers sous leur forme étroite8 va laisser place à une plus grande libéralité. Il ne s’agit plus de se cacher pour explorer un territoire plus vaste que celui du poste de travail, au contraire ce territoire va être vécu comme l’espace du possible, de l’imprévu, de l’indétermination9.
13Gustave Fischer avait vu ces territoires comme des « nidifications »10, lieux où l’on pourrait s’enraciner, se sentir bien, se mettre à l’écart, trouver ses marques, bâtir des points d’appropriation dans l’espace. Il posait simultanément la question du temps de travail et de son appropriation. Pourtant le temps de travail n’est jamais totalement investi dans la tâche de travail. Nombreuses sont les recherches qui ont montré que les travailleurs s’adonnent à des pratiques ludiques durant le temps de travail11. Amusement diront certains, mais que d’autres interprètent comme des compensations nécessaires à l’intensité de la charge de travail12 ou à la nécessité de faire face à une souffrance insupportable13. Le travailleur rechercherait au cours de sa journée de travail des formes de jouissance qui lui permettraient d’assumer sa tâche. Pourtant à voir les choses ainsi on ne fait qu’affirmer la dureté du travail et la nécessité d’une contrepartie à un travail jugé exténuant. Or le point essentiel se trouve certainement dans la créativité que demande l’état physiologique du « sujet ». Les paroles, les types de communications, les échanges verbaux varient très fortement selon les différentes heures de la journée. Nous avons été nombreux à montrer ces variabilités qui apparaissent aussi bien chez les opérateurs surveillant une cimenterie que chez les conducteurs d’une aciérie.
14L’attention des psychologues du travail est de plus en plus attirée par ces modes de régulations de moins en moins clandestins et ces comportements de plus en plus différenciés. Certains ont emprunté aux linguistes le terme de catachrèse14 qui désigne une opération de l’activité langagière : elle est utilisée lorsque l’on manque de vocabulaire pour cerner certaines notions. Pour les psychologues du travail, la catachrèse désigne un outil servant à un autre usage que le sien ou encore une machine travaillant en dehors de son fonctionnement normal. L’intérêt de l’utilisation de cette notion est de faire référence à/ 'ingéniosité et à la créativité des travailleurs à l’occasion de ces détournements de la règle établie. Mais ce détournement a pour fonction principale d’agir sur soi-même et de maintenir un niveau suffisant de « mobilisation cognitive donc de servir d’appel à de nouveaux objets de pensée ». La nouveauté est de rapporter des faits, compris d’habitude comme des transgressions ou des écarts de conduite à l’activité, à une ouverture sur des possibles qu’il faut chercher à inventorier. La catachrèse est réalisée et regardée comme « une trappe d’accès » au développement des travailleurs dans leur milieu de travail.
15Cette notion nous amène à celle de recréation-récréation, à une production d’instruments logiques et symboliques qui donnent corps à une action de modification de la tâche. La situation de travail n’est jamais définie une fois pour toutes, les activités que les travailleurs manifestent en son sein, ne peuvent jamais être déterminées par l’organisation officielle du travail. Certains15 pensent que les opérateurs procèdent à une « reconception » afin d’arranger « tout le monde », de faire en quelque sorte que le monde de l’usine reste vivable. Cette « reconception » révèle aux travailleurs des possibilités inattendues, libérant de l’enfermement de l’usine — même si c’est parfois au prix de certaines souffrances psychologiques mettant en valeur la « plasticité » qu’ils ont pu tirer des épreuves passées.
16La récréation est du même domaine de l’imaginaire : pouvoir inventer des pratiques qui font des espaces de travail des lieux moins contraignants où les modes d’opposition aux règles établies peuvent alterner avec des moments de prises d’initiatives autonomes. En ce sens, rationaliser le travail s’oppose à toute démarche de création : d’un côté une décomposition d’un problème en segments complémentaires nécessitant la référence à des solutions éprouvées et de l’autre l’émergence d’une activité particulière qui est de l’ordre de la composition artistique et d’une démarche qui vise la créativité.

Jacques Guérin (photo : F. Labrouche)
Notes de bas de page
1 Alaluf Matéo, Le temps du labeur, Bruxelles, Université Libre de Bruxelles, 1986.
2 Vatin François, Le travail, Sciences et société. Bruxelles, Ed. de L’Université de Bruxelles, 1999. La fluidité industrielle, essai sur la production et le devenir du travail, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1987.
3 Danielou François, L’opérateur, la vanne et l'écran. L’ergonomie des salles de contrôle, Paris, Ed. de l’ANACT, 1986.
4 Guérin Jacques & Noulin Monique, De la régulation interindividuelle des tâches à la gestion collective des situations de travail, in APTLF, (Ed) : Psychologie du travail et société post-industrielle, E.A.P., 1984.
5 Naville Pierre, Vers l’automatisme social ?, Paris, Gallimard, 1963.
6 Clot Yves, Rochex Jean-Yves, Schwartz Yves, Les caprices du flux, Paris, Ed. Matrice, Col. Points d’appui, 1990.
7 Terssac (Gilbert de), Autonomie dans le travail.Paris, PUF, 1992.
8 Rolle Pierre, Où va le salariat ?, Lausanne, Cahiers libres, Ed. Page deux, 1996.
9 Guérin Jacques, Les lieux interdits dans l'usine. Territoires et Architectures d’Entreprises, Paris, Plan Construction et Architecture, 1992.
10 Fischer Gustave-Nicolas, Espace industriel et liberté. L'autogestion clandestine, Paris, PUF, 1980.
11 Linhart Danielle, L’appel de la Sirène, Paris, Ed. Sycomore, 1981.
12 Chenu Alain (avec Bleitrack Danielle), L’usine et la vie, Paris, Maspéro, 1978.
13 Dejours Christophe, Plaisir et Souffrance dans le travail, Tomes 1 et 2, Paris, Ed. l’AOCIP, 1988.
14 Clot Yves, Le problème des catachrèses en psychologie du travail : un cadre d’analyse. Le travail humain, volume 60. n° 2, 1997.
15 Clot Yves, Le travail sans l’homme ?, Paris, La Découverte, 1995.
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