Des usines en Île-de-France regards géographiques
p. 43-59
Texte intégral
1Choisir « l’usine en Île-de-France » comme objet de convergence de réflexions dans le cadre d’une recherche pluridisciplinaire sur l’environnement francilien semble aller de soi dans ce qui fut longtemps et reste actuellement la première région industrielle du pays.
2L’usine1, unité technique élémentaire par laquelle se concrétise l’activité industrielle à la fois centre de production et centre d’emploi, espace de fabrication et espace de travail —, a été pendant plus d’un siècle un élément fort du paysage parisien ; influençant, par sa présence et par son fonctionnement, les structures économiques et sociales, culturelles et spatiales, les conditions et les modes de vie, les mentalités et les comportements de la ville capitale, de ses faubourgs et de ses couronnes de banlieue.
3Pourtant, à la veille de l'An 2000, l’usine disparaît, dans la forme et dans le fond, dans sa présence physique ou dans ses contenus techniques, économiques et humains. L’usine semble de plus en plus relever de « l’extraordinaire ». Souvent délaissée, mutilée, rasée ; parfois maintenue, exceptionnellement renouvelée, elle sort de l’ordre commun. L’abandon progressif du mot lui-même, dans le langage courant ou les langages spécialisés, le confirme à l’évidence. Dans les séries statistiques l’usine fait place aux établissements. Dans les zones d’activités, les parcs scientifiques et techniques, les technopoles, qui se substituent aux zones industrielles déchues, l’usine fait place aux locaux d’activités de plus en plus polyvalents, accueillant souvent sous le même toit bureaux, laboratoires, ateliers, entrepôts...nouveaux éléments d’un système productif transformé.
4Pour appréhender, pour comprendre et pour signifier les multiples aspects que peuvent revêtir actuellement les usines dans la région métropolitaine, il importe, avant de les décrire et de tenter de les classer, de caractériser, même succinctement, le contexte de « désindustrialisation absolue » qui caractérise le temps présent.
DE LA DESINDUSTRIALISATION
Une « désindustrialisation absolue »
5Analyser géographiquement l’usine en Île-de-France à la fin du XXe siècle nécessite de situer l’étude dans le contexte d’une désindustrialisation déjà ancienne, continue et progressivement aggravée. En 1995, selon la définition adoptée et selon les sources choisies, l’industrie comptait dans la région métropolitaine, entre 650 000 et 700 000 emplois. Entre 1975 et 1995, ces effectifs s’étaient réduits d’autant : selon les références, la perte s’est établie entre 45 et 50 % !
6L’industrie francilienne reste la plus puissante de France, mais son importance décroît, à la fois à Féchelle nationale — les effectifs industriels franciliens représentent en 1995 : 18 % des effectifs industriels nationaux contre 19 % en 1992 et 20,5 % en 1982 — et à l’échelle régionale — les effectifs industriels franciliens représentent en 1995 : 13,2 % des emplois totaux contre 19,3 % en 1990. Cette contraction s’est maintenue, depuis, à un rythme moyen de 2 500 emplois par an. Elle a concerné prioritairement les emplois de fabrication, fondamentalement les emplois d’ouvriers. Entre 1975 et 1990, la part des ouvriers qualifiés dans la population active francilienne est passée de 13,8 à 11,6 % ; celle des ouvriers non qualifiés de 15,2 à 9,6 %2. Malgré la diminution de leurs effectifs, les ouvriers sont affectés par un taux de chômage particulièrement élevé : 15,7 % contre 10,7 % pour l’ensemble de la population active régionale au début de19983.
7Ce repli n’est pas seulement social, il est aussi économique. La valeur ajoutée industrielle francilienne représentait 23,6 % de la valeur ajoutée industrielle nationale contre 24,6 % en 1982 ; l’affaiblissement continue depuis 1990 et devrait encore s’accentuer tant la diminution des investissements industriels se confirme : en 1989 l’Île-de-France recevait 19 % des investissements industriels français, en 1994 : 14,7 %. Toutes les composantes évoluent dans le même sens : la « désindustrialisation est absolue »4.
8« Absolue, la désindustrialisation » Test aussi parce qu’elle concerne la quasi totalité des branches, qu’il s’agisse des industries de biens de consommation (32,6 %)5, des industries de biens d’équipement (26,4 %), des industries de biens intermédiaires (23,4 %) et de la construction automobile (9 %). Rares sont les domaines qui se sont maintenus ou mieux qui ont légèrement augmenté comme l’impression-reproduction, la pharmacie-parfumerie ou les industries agro-alimentaires (8,6 %). La plupart des catégories ont été affectées, y compris celles qui s’étaient jusqu’alors le mieux maintenues comme l’industrie automobile, les constructions mécaniques, le travail des métaux et même l’aéronautique et les industries de l’armement. Le recul est d’autant plus accentué qu’il se diffuse à travers les réseaux de sous-traitance et de partenariat des industries les plus entraînantes. La construction automobile voit ses effectifs passer de 169 000 en 1975 à 67 000 en 1995 ; l’industrie de l’armement voit les siens passer de 91 900 en 1990 à 67 400 en 1995 ; l’industrie aéronautique de 127 800 en 1983 à 105 500 en 1993.
9« Absolue la désindustrialisation » l’est aussi parce qu’elle s’applique à la totalité de l’espace francilien. De 1978 à 1990, les effectifs salariés de l’industrie régressent de -39,2 % à Paris, de -26,4 % en petite couronne, de -6,0 % en grande couronne6. De 1989 à 1994, l’évolution est comparable : -27,9 % à Paris, -21,3 % en petite couronne, -10,2 % en grande couronne7
Les principales explications
10La nature, l’ampleur, les modalités de la désindustrialisation s’expliquent par la convergence des influences exercées par les transformations de l’activité industrielle et par l’évolution du milieu métropolitain. Le progrès technologique et la recherche permanente de l’amélioration de la productivité, la réorganisation incessante des entreprises et des groupes, la révolution des transports et des communications, l’émergence d’une nouvelle économie, la globalisation ont accéléré la redistribution spatiale des activités, des branches et des fonctions. Comme toutes les aires métropolitaines des pays industrialisés, la région Île-de-France concentre, dans le secteur industriel, comme dans les autres domaines des activités humaines, les branches et les fonctions les plus progressives aux dépens des plus traditionnelles qui se trouvent expulsées. Ce mouvement a été systématiquement accentué par la mise en œuvre d’une politique d’aménagement du territoire, longtemps marquée par une volonté forte de décentralisation industrielle. La pénalisation de l’implantation en Île-de-France (agrément, redevance, taxes, versement transport...), l’encouragement au transfert (fonds d’aide à la décentralisation) ont profondément altéré les avantages comparatifs qu’offrait la région capitale.
11La répulsivité a été renforcée par les exigences de protection de l’environnement et de prévention des risques, par l’aggravation des problèmes de desserte et d’accessibilité, par les effets pervers des poussées spéculatives sur les marchés foncier et immobilier. Les collectivités locales ont adopté la même attitude en matière de développement économique favorable à l’implantation des bureaux et des centres d’affaires que le renforcement de la métropolisation imposait, heureuses pour les unes d’accentuer la rupture avec un passé industriel et ouvrier ou contraintes pour les autres de l’accepter.
La disparition des usines
12Cette « désindustrialisation absolue » se traduit par la disparition accélérée des usines en Île-de-France, que les statistiques établies en termes d’entreprises et d’établissements ne permettent pas d’apprécier quantitativement. L’établissement industriel désigne une unité technique dépendant d’une entreprise industrielle : il peut s’agir tout aussi bien d’un vaste ensemble complexe que d’une unité spécialisée : siège social, atelier de fabrication, entrepôt, bureau commercial... quartier général dans un immeuble luxueux de l’avenue Montaigne ou atelier d’arrière-cour du quartier du Sentier. Quelques statistiques sont en certaines circonstances proposées, prenant en compte les unités de fabrication, mais aucune ne concerne l’usine telle que nous l’avons définie, en se référant au modèle prévalant jusqu’à la reconstruction d’après-guerre, comme unité technique de production où s’exercent les fonctions nécessaires à la fabrication d’un bien matériel comme espace et bâti spécifiques où s’opère la combinaison d’un ensemble de flux variés de matières, de produits, d’hommes, de capitaux et d’informations, susceptible par sa présence et son fonctionnement de marquer la personnalité et l’organisation de son milieu d’insertion.
13L’usine disparaît pour deux raisons principales. D’une part les usines existantes, du fait de leur vieillissement progressif, sont condamnées, pour une grande partie d’entre elles, soit à la destruction, soit au transfert, soit à une telle transformation de leur contenu technique, économique et social qu’elles devront perdre leur dénomination, sauf en termes historiques voire archéologiques, en ne se référant plus qu’à leur architecture et à leur décoration. Les disparitions sont innombrables et toujours actuelles... et l’usine n’entre le plus souvent dans l’actualité régionale que lorsque sa fermeture est annoncée. Pourtant les révoltes et les oppositions elles-mêmes s’atténuent alors que la litanie des sites abandonnés se poursuit. Aux luttes des salariés licenciés d’idéal Standard à Aulnay ou de SKF à Ivry ne répond plus qu’un écho assourdi lors des départs d’Alsthom du Bourget, de Chausson ou de General Motors de Gennevilliers, de Thomson de Malakoff, de l’Aérospatiale de Châtillon, de Renault de Boulogne-Billancourt... D’autre part les usines nouvelles relèvent de l’exception, soit parce que les conditions régionales ne favorisent leur implantation que dans des conditions extrêmes, soit parce que l’industrie dans ses données les plus récentes s’exprime dans un nouvel immobilier d’entreprise qui ne répond plus à la dénomination d’usine.
DES USINES
14En se référant à la dynamique de l’évolution récente, plusieurs catégories d’usines peuvent être distinguées qui, en dépit de toutes les nuances apportées, ne couvrent cependant pas la totalité des situations offertes.
Des usines abandonnées
15Les usines abandonnées constituent un type important par le nombre et la diversité. La « désindustrialisation absolue » a multiplié les abandons d’usines avec une telle intensité que la dynamique urbaine s’est révélée incapable de les assumer et de les assimiler. Après un temps de vacance plus ou moins long, certaines ont été réutilisées sous des aspects divers, d’autres sont devenues des friches industrielles. Comme toutes les régions d’ancienne industrialisation, la région Île-de-France a vu s’accroître le nombre et la taille des locaux et terrains précédemment voués à l’activité industrielle, inoccupés depuis plus d’un an, présentant un aspect dégradé les excluant des marchés foncier et immobilier et provoquant un processus de rapide dévalorisation, responsable du renforcement de la déstabilisation économique et de la destructuration sociale de leur environnement. Selon l’inventaire de l’IAURIF8, la région comptait, en 1984, 179 sites abandonnés, étendus sur 544 ha de friches réelles, 93 sites étendus sur 486 ha de friches potentielles, soit au total 272 sites sur 1 030 hectares, représentant environ 10 % de la superficie totale occupée par l’industrie à l’échelle régionale. Facteur très perturbant, en soi-même et par ses effets directs et indirects, la friche industrielle est aussi apparue comme offrant une exceptionnelle opportunité d’intervention des Collectivités Locales en matière de développement économique et d’aménagement urbanistique. De nombreuses opérations de traitement des friches industrielles ont été engagées : de 1984 à 1988 par exemple, la réaffectation a concerné 314,5 ha de friches. De 1985 à 1993, le nombre de sites affectés est passé de 272 à 149, les superficies concernées de 1 030 à 485 ha. Les résultats de la dernière enquête de l’IAURIF (1999) n’ont pas encore été rendus publics mais il semble que les récentes difficultés économiques et la crise de l’immobilier d’entreprise ait fait remonter les superficies concernées à plus de 1 000 ha : plus de 70 ha dans les 5 communes de la Plaine de France active (Dugny, Le Blanc-Mesnil, Le Bourget, La Courneuve) qui compte 326 ha de zones industrielles.
16Peu représentées à Paris où la régénération urbaine s’effectue rapidement, les friches industrielles se sont surtout manifestées en première couronne, principalement dans les espaces de forte concentration des industries traditionnelles de biens d’équipement et de biens intermédiaires, la Plaine Saint-Denis et ses marges, la boucle de Gennevilliers et Seine-Amont, ainsi que dans la seconde couronne, dans les vallées de la Seine, de la Marne et de l’Oise, le long des principaux axes ferroviaires. À la fin des années 80, durant la période faste de rebond économique et de gonflement de la bulle spéculative, les réaffectations ont été particulièrement nombreuses, surtout dans les banlieues ouest et sud ; elles se sont considérablement ralenties depuis. Nombreuses sont les usines abandonnées en attente de traitement dans les lieux de concentration traditionnelle et surtout à la périphérie de la petite couronne dans les sites enclavés, à l’écart des grands axes autoroutiers et de leurs échangeurs, de communes aux capacités financières affaiblies. L’abandon revêt des formes variées, créant des situations contrastées.
17L’usine disparue et oubliée : la faible valeur esthétique et patrimoniale d’unités de production, — à la différence de certaines situations provinciales — souvent construites ou reconstruites, étendues et modifiées, pour suivre à la hâte les évolutions de l’économie métropolitaine, a conduit à la destruction pure et simple d’un très grand nombre d’usines qui ont été rasées pour faire place à des aménagements divers : centres d’activité, immobilier résidentiel, équipements variés. Le Stade de France dans la Plaine Saint-Denis a fait oublier les usines à gaz du Cornillon qui l’avaient précédé.
18L’usine remémorée : dans certains cas, le plus souvent de façon modeste, l’usine est rappelée par un signe évoquant le passé. La dénomination des lieux constitue un minimum : le quai et le parc André Citroën, le quai de Javel, remémorent par leurs noms l’immense usine intégrée dont le rôle fut considérable dans l’histoire économique et sociale de la capitale, dans son histoire artistique également, à travers les décors qu’elle a révélés dans de nombreux films du cinéma « réaliste » des années 30 et 40. L’usine Thomson, sur l’Axe Pleyel à Saint-Denis, rasée pour permettre la construction d’un centre d’activités moderne, a conservé, en décor urbain, son mur de façade et les supports métalliques des poutres de la première des halles qui la constituaient. L’usine Menier dont il ne reste actuellement au nord de la Plaine Saint-Denis que quelques bâtiments après son abandon de 1997, se signale par sa superbe cheminée de briques décorées.
19L’usine morte offre un aspect plus pathétique. Rasée, elle n’existe plus que par le vide qu’elle a créé : trop dégradée, trop répulsive par les effets engendrés, elle a été détruite dans l’attente de la réalisation d’hypothétiques projets. Vaste espace arasé, quelque fois entouré de palissades, l'usine effacée crée les mêmes perturbations dans les banlieues concernées que la remise à zéro dans les zones minières et sidérurgiques des vieilles régions industrielles du Nord et de l’Est du pays. L’espace perd la logique de son organisation et la population ses repères. Maintenue, l’usine morte interpelle par l’interrogation qu’elle pose et la réflexion qu’elle suscite. Ayant une réelle valeur architecturale, esthétique ou historique, elle attend les mesures de conservation ou de réhabilitation qui assureront sa pérennité : l’usine d’air comprimé de la SUDAC, les Grands Moulins de Paris, les Entrepôts frigorifiques, en bordure de la ZAC — Seine-Rive Gauche, tout comme la Centrale Thermique de Saint-Denis 11 sont des exemples d’un devenir en question. Il en va de même de la plus « symbolique des usines » de l’agglomération parisienne : l’usine Renault, Boulogne-Billancourt. Après des années de tergiversation et d’affrontement pendant lesquelles des acteurs multiples ont proposé des aménagements d’une extrême diversité pour ces emprises exceptionnelles par leur situation, leur extension, leur composition et surtout leur valeur symbolique, les travaux de destruction ont commencé sur le Trapèze (31 ha sur l’ensemble des 70 ha anciennement occupés par Renault dont 11,5 ha pour l’île Seguin). Les choix définitifs ne sont pas encore arrêtés, particulièrement pour l’île Seguin, mais sur la base des esquisses proposées par les architectes retenus, la déception guette ceux qui espéraient un traitement spectaculaire à la hauteur de l’histoire industrielle et ouvrière du site.
20Banale, vide de toute occupation, l’usine morte est condamnée à la destruction dans un délai incertain mais de façon irrémédiable.
Des usines réaffectées
21Les usines réaffectées constituent également une catégorie significative, même si les caractéristiques qu’elles présentent sont d’une grande variété. Nombreuses sont encore les usines ayant été abandonnées, dégradées, le plus souvent dans les espaces de grande concentration industrielle ou dans les tissus urbains mixtes des communes de la première couronne qui accueillent des formes industrielles dépassées ou des fonctions dévalorisées. Des entreprises de récupération de déchets, des salles de vente d’objets divers, des dépôts de tous ordres, des solderies trouvent dans ces locaux d’un autre âge des conditions limites de fonctionnement qui bafouent le passé. L’autre extrême est celui des usines magnifiées dont l’exemple le plus célèbre est illustré par la Chocolaterie Menier à Noisiel que la firme Nestlé a fait réhabiliter pour y implanter un siège social remarquable d’élégance, de taille (60 000 m2), plus rayonnant que les plus belles tours de La Défense.
22Entre ces limites, de façon plus courante, les usines réutilisées en tout ou partie font florès, rarement pour des fonctions de fabrication, le plus souvent pour des fonctions de services : bureaux prestigieux des agences de publicité soucieuses de leur image dans les constructions les plus originales, entrepôts d’entreprises de transport développant leurs fonctions logistiques dans les espaces banals. La revalorisation s’effectue aussi dans le cadre de réalisations complexes, associant réhabilitation et rénovation pour des usages variés. Il en va ainsi par exemple de la création du pôle d’activités Kléber à Colombes qui regroupe sur les espaces abandonnés par l’ancienne usine de pneumatiques : un bâtiment luxueusement retraité accueillant principalement des bureaux, une nouvelle usine sophistiquée par son apparence et ses activités (Thomson, ex-Cimsa Cintra) et un ensemble recherché de bâtiments polyvalents de plus en plus évolués. Plus exceptionnelle dans sa conception et sa réalisation, la ZAC Chanteloup aménagée à Aulnay-sous-Bois en lieu et place de l’usine Idéal Standard, abandonnée dramatiquement en 1975. Plus de douze ans furent nécessaires pour passer d’une usine délaissée et refermée sur elle-même à un quartier ouvert regroupant sur plus de 14 ha, dans des locaux anciens rénovés et réhabilités, des surfaces industrielles, des bureaux et des laboratoires, des surfaces commerciales et artisanales, des équipements publics ainsi que 371 logements dans des locaux neufs, à l’ombre du château d’eau et des armatures des ponts roulants soigneusement conservés.
Des usines pérennes
23Les usines jusqu’alors maintenues peuvent être qualifiées de pérennes, même si l’avenir de certaines d’entre elles ne devrait pas s’établir dans la longue durée.
24Certaines, les mutantes, ont abandonné la fabrication et se sont transformées, de façon profonde ou peu apparente, afin de capter les fonctions péri-productives de la nouvelle économie francilienne. Le bâti a été peu touché dans le but d’accueillir des laboratoires dans l’ancienne usine Saint-Gobain de la Plaine Saint-Denis ; l’espace a été retraité par de grands architectes et paysagistes pour recevoir les bureaux de la Compagnie des Compteurs Schlumberger à Montrouge. Dans tous les cas, le contenu social a été transformé et l’impact local demeure d’une autre nature et possède une autre signification.
25D’autres, les fabricantes, ont conservé leurs fonctions productives. Il peut s’agir de très anciennes usines comme celle de l’entreprise Christophe à Saint-Denis ou de plus récentes, issues de la reconstruction d’après-guerre comme l’usine Renault d’Aubergenville. Au même titre que les autres usines, il reste très difficile de pouvoir les saisir statistiquement dans leur spécificité et de les individualiser parmi les 62778 établissements industriels que recense le fichier SIRENE, parmi les 7239 établissements appartenant à des entreprises industrielles employant plus de 20 salariés, parmi les 4587 grands établissements que l’INSEE décomptait dans ses différents fichiers. Pour tenter de les approcher, nous avons consulté la base de données de la revue « l’Usine Nouvelle » qui recense les « Premières usines françaises » dans le but d’établir régulièrement son « Atlas de l’Industrie ».
26En 1999, 148 usines fabricantes de plus de 200 salariés, peuvent être, selon cette source, dénombrées en Île-de-France : 36 (24,3 %) relèvent de la construction aéronautique et de l’armement, 28 (18,9 %) de la construction électrique et électronique, 23 (15,5 %) de la construction automobile, 16 (10,8 %) de la construction mécanique, 12 (8,1 %) de la chimie-parachimie-pharmacie, 11 (7,4 %) de l’énergie, etc. Parmi elles, 27 comptent plus de 1000 salariés dont 10 entre 2000 et 5000 et 3 entre 5000 et 10000. Les autres catégories comptent respectivement 44 usines de 500 à 1000 salariés, 77 de 200 à 500. Les dix plus grandes usines fabricantes en 1999 sont par ordre d’effectifs décroissants (le nombre d’ingénieurs et de cadres étant indiqués entre parenthèses) :
1-Peugeot | Poissy | 8057 (214) | C. automobile |
2-Renault | Aubergenville | 7200 (283) | C. automobile |
3-Citroën | Aulnay-ss-Bois | 5225 (236) | C. automobile |
4-SNECMA | Evry | 3759 (454) | Aéronautique |
5-SNECMA | Moissy-Cramayel | 3480 (805) | Aéronautique |
6-IBM | Corbeil-Essonnes | 2798 (620) | Informat.-bur. |
7-Alcatel CIT | Vélizy-Villacoublay | 2707 (1928) | équip.électron. |
8-Dassault Elec. | Trappes | 2589 (2047) | équip.électron. |
9-Aérospatiale | Les Mureaux | 2429 (1319) | aéron.-armem. |
10-SFIM | Massy | 20317 (703) | aéron.-armem. |
27Ces 148 usines fabricantes constituent le coeur de l’industrie francilienne dont le rôle est essentiel pour affirmer la cohérence d’un tissu industriel qui s’est fortement fragilisé. La plupart de ces établissements, en particulier parmi les plus grands, ont vu durant ces dix dernières années, leurs effectifs se contracter et leur qualification augmenter. Par exemple, entre 1987 et 1997, l’usine Renault d’Aubergenville est passée de 12000 à 7745, l’usine de la SNECMA à Moissy-Cramayel de 4514 à 3887, l’usine IBM de Corbeil-Essonnes de 4600 à 3494, etc. Dans toutes ces usines, les contenus techniques et sociaux se sont modifiés. Sur les 121413 personnes qu’elles emploient, 30942, soit 25,5 %, ont le statut d’ingénieurs et de cadres. Le tiers des usines (33,1 %) ont un taux supérieur à cette moyenne., 21 ont un taux dépassant 50 %, 8 un taux dépassant 70 %. Les revenus, les mentalités et les comportements se sont transformés. Les modalités d’insertion spatiale ont fondamentalement changé. Les cas sont devenus extrêmement rares d’un espace fortement déterminé sur le plan local par la présence d’une de ces usines. Du fait de l’entreprise et des salariés eux-mêmes, l’aire de résidence est très étendue et la répartition diffuse. A l’échelle régionale, les usines fabricantes, à l’exception d’une seule implantée à Paris, se répartissent pour 52 d’entre elles dans la petite couronne et 95 dans la grande couronne. A l’échelle départementale, dans la petite couronne la répartition est la suivante : les Hauts-de-Seine : 27 ; la Seine-Saint-Denis : 17 ; le Val-de-Marne : 8. Dans la grande couronne, les Yvelines : 34 ; la Seine-et-Marne : 27 ; le Val-d’Oise : 18 ; l’Essonne : 16. L’ouest parisien est devenu de très loin la partie la plus usinière de l’Île-de-France !! Au niveau communal, le classement s’établit respectivement ainsi, en se référant d’abord au nombre de grandes usines qu’elles rassemblent et ensuite à l’effectif qu’elles emploient :
• Par le nombre d’usines : | • Par les effectifs employés dans les usines : | ||
1-Vélizy-Villacoublay | 12 | 1-Vélizy-Villacoublay | 10005 |
2-Gennevilliers | 7 | 2-Poissy | 8306 |
3-Moissy-Cramayel | 4 | 3-Aubergenville | 7200 |
4-Evry | 4 | 4-Aulay-sous-Bois | 5564 |
5-Asnières/Seine | 4 | 5-Gennevilliers | 5389 |
6-Saint-Ouen | 4 | 6-Evry | 4860 |
7-Argenteuil | 4 | 7-Moissy-Cramayel | 4676 |
8-Massy | 3 | 8-Massy | 3536 |
9-Colombes | 3 | 9-Corbeil-Essonnes | 3205 |
10-Montrouge | 3 | 10-Colombes | 3080 |
11-La Courneuve | 3 | 11 – Trappes | 2980 |
12-Cergy-Pontoise | 3 | 12-Argenteuil | 2882. |
28Ces différentes communes expriment, chacune dans leur individualité, les principales phases et les principaux mouvements, à la fois structurels et spatiaux, qui ont marqué l’évolution industrielle de la région parisienne.
Des usines nouvelles
29Les usines nouvelles, dont certaines appartiennent également à la catégorie précédente, paraissent exceptionnelles à des titres divers : par la nature de leur activité, par les conditions de leur implantation et surtout par leur caractère dérogatoire, de jure ou de facto, vis-à-vis de l’esprit ou de la lettre des lois de décentralisation industrielle. Elles sont de ce fait peu nombreuses mais souvent spectaculaires, se distinguant ainsi des formes contemporaines que revêt la nouvelle économie, son secteur industriel en particulier, sous les aspects du nouvel immobilier d’entreprise. Plusieurs types principaux peuvent être distingués :
30- Les usines de services urbains : les usines d’incinération d’ordures ménagères, les usines de traitement des eaux usées, les ateliers de maintenance des TGV ou d’entretien des avions apparaissent comme autant de constructions importantes par leur masse ou par leur extension, marquant leur environnement non seulement par les flux qu’elles entraînent mais aussi par une recherche architecturale qui peut être remarquable. La nouvelle usine d’incinération de Saint-Ouen II, inaugurée en 1990, l’usine d’Ivry restructurée en 1991, illustrent bon nombre de revues d’architecture et d’urbanisme et impressionnent le passant tout autant par leur masse, leur forme, leur décor que par leurs puissantes fumées blanches qui sont parmi les rares à animer le ciel parisien de façon permanente.
31- Les usines de regroupement ont bénéficié d’une autorisation spéciale du Comité de Décentralisation pour pouvoir s’installer en banlieue, parce que leur création résultait de la volonté des entreprises concernées de rassembler sur un seul site des activités précédemment réalisées dans différents petits établissements dispersés dans la proche banlieue qui seraient immédiatement fermés. L’usine Thomson de Colombes (ex. : usine de la filiale Cimsa-Cintra) fut créée en 1986 par le regroupement de plus de 20 unités diffuses dans le nord-ouest, l’ouest et le sud de l’agglomération parisienne. L’entreprise pouvait affirmer sa compétence, en rationalisant ses méthodes et en conservant une main-d'œuvre hautement qualifiée, dans la conception, la réalisation de maquettes, de prototypes, de fabrications unitaires d’appareillages complexes. L’usine, élégante, constitue la composante majeure du pôle d’activités dynamique qui s’est fondé sur et autour de l’ancienne usine Kléber-Colombes, déjà évoquée.
32L’usine Citroën d’Aulnay-sous-Bois est tout aussi exemplaire. Sa construction ne fut autorisée, contre l’avis du Comité de Décentralisation, que par l’intervention décisive de la plus haute autorité de l’Etat pour satisfaire l’entreprise qui soumettait la poursuite de sa déconcentration et de sa décentralisation à l’implantation d’une unité de production dans l’agglomération parisienne. Présentée comme la condensation modernisée des usines arrêtées : usine Panhard du XIIIe arrondissement, usine de Grenelle, ensemble Beaugrenelle, usines du Quai de Javel, d’Aubervilliers, de Puteaux, d’Issy-les-Moulineaux, de Choisy, de Nanterre, de Levallois, de Saint-Denis - Fabien... l’usine d’Aulnay, conçue comme la dernière usine tayloriste-fordiste, fut présentée comme l’« usine verte », la première usine écologique de la construction automobile ! Jamais complétée par rapport au projet initial, mais profondément modernisée par la robotisation, elle continue de s’imposer dans le paysage du nord de l’agglomération, dans les noeuds autoroutiers qui desservent le pôle de Roissy. Egalement remarquable, mais pour des raisons esthétiques, la superbe usine de l’Oréal construite en 1990, également à Aulnay-sous-Bois, sur la base du regroupement de trois unités anciennes. Les architectes du Cabinet Valode et Pistre ont créé là une référence de l’architecture industrielle contemporaine.
33- Les usines des Villes Nouvelles, libres d’implantation au regard de la loi, apparaissent exceptionnelles, particulièrement les plus récentes, par leur spécialisation renforcée dans les branches d’activité et les fonctions les plus progressives, requérant une main d’oeuvre très qualifiée. Saint-Quentinen-Yvelines s’est montrée la plus attractive pour l’accueil de ces grands établissements, à l’image du Technocentre Renault de Guyancourt, des usines Dassault de Trappes, de Thomson à Elancourt et à Guyancourt. Cergy-Pontoise, Marne-la-Vallée, Evry, Melun-Sénart ont elles aussi accueilli des unités de firmes puissantes et dynamiques comme Thomson, Sagem, Snecma... dont la stratégie spatiale actuelle est de plus en plus tournée vers la décentralisation.
34La création d’usines est devenue de plus en plus rare, même dans les conditions exceptionnelles évoquées. Le nouvel immobilier d’entreprise répond mieux aux exigences résultant de la transformation du système productif. Par son adaptabilité et sa souplesse d’utilisation, par les caractéristiques de son apparence, par la sophistication de son équipement, il se montre plus à même de satisfaire la demande variée des entreprises dynamiques à la recherche de localisations différenciées dans les centres et parcs d’activités, les centres et les parcs d’affaires, les parcs scientifiques et techniques. Il en va de même des hôtels industriels parisiens, réalisés à partir de 1978 à l’initiative de la municipalité, soucieuse de prouver sa volonté de retenir les activités de fabrication dans la capitale. Vingt ensembles ont été réalisés accueillant près de 500 petites entreprises, pour l’essentiel dans l’est parisien, les XIe, XIIe, XIIIe, XVIIIe, XIXe et XXe arrondissements, dans les immeubles à l’architecture quelquefois très recherchée. (Ex. de l’Hôtel industriel de la Rue d’Aubervilliers : architectes Renzo et Piano ou de l’Hôtel industriel J.B. Berlier : architecte Dominique Perrault). Des activités diverses s’y trouvent localisées alors qu’en banlieue, les petites unités techniques spécialisées s’implantent sur les lieux communicants, respectant dans l’ensemble les grandes spécialisations fonctionnelles à l’ouest dans la gestion, au sud dans la recherche, au nord la fabrication, à l’est la logistique, de préférence à proximité des pôles majeurs que sont La Défense, La Plaine Saint-Denis et Seine-Amont, les villes nouvelles, le plateau de Saclay et Roissy - Charles-de-Gaulle.
35Par la multiplicité de ses formes, par la diversité de ses contenus techniques, économiques et sociaux, l’usine, telle qu’elle subsiste, exprime dans l’espace géographique l’ampleur des transformations qu’a connue l’activité industrielle au cours des dernières décennies dans la région métropolitaine. Sa disparition progressive et l’estompe de ses influences, jusque sur le plan symbolique, sont significatives du passage accéléré dans la région Île-de-France d’une économie de production à une économie de communication.
36(*) Cette étude a été effectuée avec l’aide de Fabrice CUSSAC qui outre la réalisation technique a assuré l’exploitation des principales sources d’informations statistiques.
Notes de bas de page
1 Usine : au sens large, synonyme d’établissement industriel : unité technique élémentaire de la production industrielle, c’est-à-dire lieu, surface généralement enclose, où est effectuée la totalité ou une partie limitée d'un processus de fabrication industrielle. Au sens restreint, l’usine est une unité technique où la fonction de production est prioritaire sinon exclusive. (J.Malézieux, Lexique de géographie humaine et économique. Dalloz. Paris. 1984).
Usine : local de production industrielle destinée à la transformation, à l’aide de machines, de matières premières ou de produits semi-ouvrés, en produits élaborés. (Fr. Choay & P. Merlin, Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement. PUF, Paris. 1988).
2 INSEE - RGP sur lieu de travail.
3 INSEE - Enquête sur l’emploi, mars 1998.
4 DRIRE - Direction régionale de l’industrie, de la recherche et de l’environnement d’Île-de-France.
5 Poids dans l’industrie francilienne.
6 IAURIF - Géographie de l’Emploi en 1990. Juin 1994.
7 INSEE - INSEE, Résultats. 1996.
8 IAURIF - Institut d’Aménagement et d’Urbanisme de la Région Île-de-France.
Auteur
UFR de géographie, Institut de géographie, 191 rue Saint-Jacques, 75005 Paris
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